Alfred Mame & fils (p. 29-114).

CHAPITRE II

L’HISTOIRE DE LA FAMILLE-SOUCHE


§ 8

L’ORGANISATION DE LA FAMILLE-SOUCHE

Comme je l’ai indiqué au chapitre précédent, la famille-souche se recommande par le système d’établissement de ses rejetons. Elle l’emporte sur les deux autres types par le mode adopté pour la transmission du foyer où la famille se réunit, de l’atelier où elle travaille, et des biens mobiliers qu’elle crée par l’épargne. Sous ce rapport, la famille-souche offre un excellent terme moyen entre la famille instable qui établit hors du foyer tous ses enfants, et la famille patriarcale qui retient dans ce foyer tous ses fils, même après leur mariage (§ 2). Les parents associent à leur autorité celui de leurs enfants adultes qu’ils jugent le plus apte à pratiquer de concert avec eux, puis à continuer après leur mort l’œuvre de la famille. Pour le retenir près d’eux, et pour lui faire accepter une vie de dépendance et de devoir, ils l’instituent, à l’époque de son mariage, héritier[1] du foyer et de l’atelier. Ils placent d’ailleurs au premier rang des devoirs imposés à leur associé l’obligation d’élever les plus jeunes enfants, de leur donner une éducation en rapport avec la condition de la famille, enfin de les doter et de les établir selon leurs goûts, en les dispensant de tout devoir positif envers la maison-souche.

Dans le cas où l’héritier meurt sans enfants, la veuve, si elle ne se remarie pas, continue à jouir dans la maison du bien-être assuré à tous les membres célibataires de la famille. Sur le vœu exprimé par la communauté, les membres établis hors du foyer n’hésitent jamais, dans ce même cas, à quitter des situations plus avantageuses pour remplir les devoirs de l’héritier.

Le testament du père est la loi suprême de la famille pendant le cours de chaque génération. Il est habituellement dressé en même temps que le contrat de mariage de l’héritier. Il confère le gouvernement de la famille à la mère après la mort du testateur. Les formules testamentaires enseignées par la tradition, incessamment reproduites par la reconnaissance et l’amour des pères de famille, justifient cette transmission de l’autorité. Elles s’inspirent des préceptes donnés pour épigraphes aux Livres I et II, et elles constatent souvent que le dévouement de la mère de famille a créé la prospérité de la maison. Toutefois le testament subordonne cette délégation d’autorité à l’accomplissement de deux devoirs principaux : à la continuation des soins dus aux enfants et à la conservation de l’état de veuvage[2]. Enfin le testament fixe toujours la dot des frères et sœurs selon la coutume, en raison de l’épargne annuelle de la communauté.

La famille-souche est l’institution par excellence des peuples sédentaires. Elle atteint le plus haut degré de perfection chez les races fécondes, frugales, vouées à un travail assidu. Elle offre ce caractère dans les États scandinaves, le Holstein, le Hanovre, la Westphalie, la Bavière méridionale, le Salzbourg, la Carinthie, le Tyrol, les petits cantons suisses, le nord de l’Italie et de l’Espagne. Elle est encore représentée en France par d’admirables modèles. Partout, et particulièrement chez les races rurales, la naissance des enfants offre une complète continuité. Les premiers-nés de l’héritier suivent immédiatement les derniers nés de ses parents. Parfois même, dans les Pyrénées françaises et espagnoles, les naissances appartenant à deux générations successives ont lieu simultanément pendant quelques années.

Le testament et la coutume s’unissent, comme je l’ai dit ci-dessus, pour assurer la plus grande somme de dignité et de bien-être aux individus de chaque génération, et aux générations successives considérées dans leur ensemble. Ces influences règnent surtout chez les paysans[3]. Le loyer et le domaine qui l’entoure reste la propriété inaliénable du père de famille, des aïeux survivants et de l’héritier. Les produits annuels du domaine pourvoient à deux sortes de destinations aux intérêts généraux de la famille, aux besoins particuliers de ses membres. Les premiers comprennent l’entretien du tombeau des ancêtres, la célébration des anniversaires religieux perpétuant leur mémoire, la conservation de leurs images et des objets liés au souvenir de leurs bonnes actions, l’entretien du foyer et de ses dépendances, le payement des charges imposées à la famille envers l’État, le gouvernement local, la paroisse et les corporations de bien public[4]. Les seconds se rattachent à deux groupes principaux de dépenses à la subsistance journalière de la famille et à l’éducation des enfants, au mariage et à l’établissement des adultes hors du foyer paternel.

Les héritiers se succèdent moyennement à vingt-cinq années d’intervalle[5] La famille se retrouve dans la même situation et en présence des mêmes charges au moment où l’héritier se marie et prend l’obligation de se dévouer à la communauté. Certains progrès s’y font toujours remarquer aux époques de prospérité générale. Quant à la décadence qui s’y montre parfois, elle est le résultat de la corruption qui règne parmi les gouvernants ou des événements de force majeure qui frappent l’ensemble de la nation.

Lorsque des guerres prolongées et de grandes calamités publiques n’ont pas troublé l’existence des populations, le personnel de la famille conserve également une composition uniforme. Pour fixer à ce sujet les idées du lecteur, je crois utile de reproduire ici la moyenne que j’ai déduite du rapprochement d’une centaine de familles observées dans les contrées précédemment citées. Une famille-souche prospère, au milieu des variations que comporte un groupe aussi nombreux, s’écarte peu de la situation indiquée ci-après, lorsqu’on la considère au moment où l’héritier se marie.

La famille-souche comprend alors dix-huit personnes l’héritier et sa femme, âgés de vingt-cinq et de vingt ans ; le père et la mère, mariés depuis vingt-sept ans, âgés de cinquante-deux et de quarante-sept ans ; un aïeul âgé de quatre-vingts ans ; deux parents célibataires, frères ou sœurs du père de famille ; neuf enfants, dont l’aîné se rapproche par son âge de l’héritier, dont le plus jeune est en bas âge et parfois à la mamelle ; enfin deux domestiques placés dans la famille par des amis qui ne peuvent employer chez eux tous leurs bras, ou qui veulent assurer à leurs enfants un bon apprentissage[6]. Les mères, pendant une période de vingt-cinq ans, mettent quelquefois au monde jusqu’à vingt enfants ; mais, dans les conditions moyennes de fécondité et de mortalité, le nombre des survivants n’excède guère dix lors de l’avènement et du mariage d’un nouvel héritier.

Pendant le quart de siècle qui s’écoule entre deux institutions d’héritier, la famille comble les vides produits dans son sein par la mort et l’émigration. Elle établit au dehors dans les services publics, ou dans les entreprises privées de la métropole et des colonies, cinq jeunes gens dressés par la discipline domestique au respect et au travail. Tout en pourvoyant à ses intérêts permanents et à ses besoins journaliers, elle distribue sous forme de dots, selon les prescriptions du testament ou de la coutume, une somme à peu près égale à la moitié de la valeur vénale du domaine. Soutenue par ses habitudes traditionnelles de frugalité[7] et voulant satisfaire le besoin d’indépendance qui anime ses rejetons, elle consacre à ces derniers toute son épargne annuelle, équivalant à peu près à 2 p. 100 de la valeur du domaine et de ses dépendances[8].

La famille-souche s’est constituée spontanément avec ces caractères chez toutes les races stables. Fondée sur la nature même de l’homme et de l’atelier agricole, elle a été partout l’œuvre de la coutume, non de la loi écrite[9]. Ce régime communique à toutes les races les forces matérielles et morales qui sauvegardent l’indépendance du territoire et fondent au dehors des colonies prospères. Il est bienfaisant pour toutes les classes de la société : il préserve les plus riches de la corruption en leur imposant de sévères devoirs il fournit aux moins aisées le moyen d’épargner à leurs rejetons les dures épreuves de la pauvreté. Il distribue équitablement les avantages et les charges entre les membres d’une même génération à l’héritier, en balance de lourds devoirs, il confère la considération qui s’attache au foyer et à l’atelier des aïeux, aux membres qui se marient au dehors, il assure l’appui de la maison-souche avec les charmes de l’indépendance à ceux qui préfèrent rester au foyer paternel, il donne la quiétude du célibat avec les joies de la famille à tous enfin il ménage jusqu’à la plus extrême vieillesse le bonheur de retrouver au foyer paternel les souvenirs de la première enfance[10].

Cette organisation de la famille est plus apte que les deux autres à mettre en lumière les grands talents. Sous ce rapport, l’intérêt de la famille se lie étroitement à ceux de la commune, de la province et de l’État. Cette aptitude existe dans toutes les classes de la société. Elle se manifeste surtout à ces niveaux inférieurs de la hiérarchie sociale où la tendance au mal est plus qu’ailleurs conjurée par la nécessité d’une existence frugale et d’un travail opiniâtre. De nombreux exemples enseignent que la meilleure chance de fortune pour une famille de petits propriétaires est la culture des intelligences qui naissent dans son sein. Encouragés par les notables du lieu, les membres de ces modestes communautés s’efforcent toujours de pousser dans le monde un rejeton qui, dès le début de la vie, fait preuve de grandes facultés. C’est ainsi que tant d’hommes illustres de notre histoire sont sortis des domaines agglomérés de la Gascogne et de la Normandie, dans les temps où une foule de talents naturels, privés du même appui sous le régime de la famille instable, restaient ignorés dans les villages à banlieue morcelée de la Champagne (§ 6).

L’élévation des cadets issus des plus modestes familles de paysans, de bourgeois et de nobles, était encore fréquente, au XVIIIe siècle, dans l’armée et le clergé. Les succès de Lauzun, cadet de Gascogne, et de Saint-Évremond, cadet de Normandie, prouvent, parmi beaucoup d’autres cas, qu’il en était ainsi, même à la cour. La célébrité d’une foule de bâtards des grandes maisons, aux siècles précédents, est sans doute la preuve de la décadence morale qui avait envahi la France après le règne de saint Louis ; mais elle offre aussi un utile enseignement. Elle démontre la force des régimes sociaux sous lesquels les jeunes gens créent leur carrière en comptant, non sur un lambeau du foyer et de l’atelier paternel mais sur leurs propres efforts secondés par l’influence et les ressources d’une famille-souche stable et féconde. Cette organisation reste en vigueur chez toutes les nations prospères elle a été détruite en France par la révolution et le Code civil. La notion même de ce principe fondamental s’est perdue parmi nous. On pourrait donc redouter de dures épreuves pour notre nationalité si des esprits perspicaces, qu’on ne peut accuser d’un attachement aveugle pour le passé, ne commençaient à signaler le mal et à rétablir sur ce point la connaissance de la vérité[11].

Ces principes se retrouvent partout dans la pratique des familles et des autres communautés qui ont traversé une longue suite de siècles. En général, la fonction du chef consiste surtout à se sacrifier pour la prospérité commune. La coutume, fondée sur l’intérêt de tous, désigne toujours, dans chaque génération, celui sur lequel retombe cette charge, qui n’est guère compensée que par la considération publique. Dans la plupart des cas, trois motifs principaux ont fait porter ce choix sur le premier-né du chef précédent. L’aîné des enfants est le plus tôt prêt à donner à son père un concours impatiemment attendu de tous. Sous le régime de fécondité de ces anciennes institutions, il est également désigné par la nature pour veiller à l’éducation de frères et de sœurs dont les plus jeunes sont encore au berceau quand le père choisit son associé[12]. L’aîné, lorsqu’il est choisi par le père, subit d’ailleurs sans résistance l’obligation qui lui est en quelque sorte imposée par la volonté divine et il se prépare de bonne heure à l’accomplir[13].

§ 9

LA FAMILLE-SOUCHE CHEZ LES INDIGÈNES DE LA GAULE ET DE L’IBÉRIE

La famille-souche était, établie sur le sol de la Gaule aux époques les plus reculées que signale l’histoire. Lors de l’établissement des Romains, elle avait pour siège principal cette région du Sud-Ouest, qui était alors habitée par les Aquitains[14]. Ces peuples avaient dans les Pyrénées le principal centre de leur indépendance, Ils s’étendaient au nord jusqu’à la Garonne, au midi jusqu’à l’Ebre et au Duéro. Ils se nommaient eux-mêmes Euskes dans une langue dite Euskara, qui s’identifiait avec leur race depuis un temps immémorial et qui différait de toutes les autres langues de la Gaule. Depuis lors ces peuples ont été envahis dans les plaines et refoulés dans les montagnes, où ils conservent encore leur langue, leurs mœurs et surtout les coutumes de leurs familles. En France ils occupent encore, dans les départements des Hautes et des Basses-Pyrénées, les districts que les habitants du pays appellent, selon les traditions locales, le Lavedan, le Bigorre, le Béarn, la Soule, la Basse-Navarre et le Labourd. En Espagne, ils se sont conservés sans mélange dans la Haute-Navarre, l’Alava, le Guipuzcoa et la Biscaye. Ils sont nommés Basques par les Français et Vascos par les Espagnols. Dans les trois dernières provinces, ils ont résisté avec une indomptable énergie aux empiétements des monarques espagnols. Ils ont dû subir la suzeraineté de ces derniers ; mais ils ont conservé, en ce qui touche les institutions civiles et le gouvernement local, l’autonomie que la monarchie en décadence et la révolution de 1789 ont détruite pour toutes les races établies dans les limites actuelles de la France.

Cette stabilité, sans exemple chez les Européens, est l’œuvre de la famille-souche. Parmi les diverses nuances de cette organisation sociale, les Basques ont surtout pratiqué celle qui développe le plus la fécondité de la race et l’ascendant de la femme. Dans leurs dispositions testamentaires ils attribuent de préférence à l’aînée des filles l’héritage du foyer et du domaine ; et lorsque la coutume désignait, sans distinction de sexe, l’aîné des enfants, les jeunes époux considéraient la naissance d’une fille comme le premier signe de la faveur divine. Trois motifs principaux rattachaient l’opinion publique à l’institution des héritières. Lorsque les filles aînées de deux générations successives se mariaient vers l’âge de dix-huit à vingt ans, la famille s’accroissait sans aucune interruption, souvent même elle voyait naître simultanément, pendant plusieurs années, les enfants de la mère de famille et de sa fille héritière. On considérait cette organisation comme une garantie contre les déceptions naissant de l’adultère[15] et un moyen de conserver sûrement au foyer le sang des ancêtres. Enfin l’autorité propre à l’héritière était également une garantie d’ordre domestique chez une race où les hommes se livraient avec ardeur aux entreprises maritimes, quand ils n’avaient pas à repousser l’agression d’ambitieux voisins. J’ai pu, dès l’année 1833, puis à trois reprises dans le cours de mes voyages, étudier la famille basque dans ses moindres détails, en France et en Espagne. J’ai toujours admiré la haute influence que la femme exerce au foyer domestique par son autorité traditionnelle, sa vertu et sa grâce incomparable. Aucune autre étude ne m’a mieux révélé l’exactitude du jugement porté à cet égard par la Bible[16].

Cet ascendant des femmes basques et cette organisation de la famille sont formellement indiqués par Strabon, pour le dernier siècle de l’ère ancienne[17]. Mais cet état social remontait a une époque plus reculée, et l’on en trouve une preuve bien extraordinaire dans le récit de Plutarque[18] sur la grande expédition d’Annibal (219 av. J.-C.).

Ce grand homme de guerre se rendant du midi de l’Espagne en Italie à la tête d’une armée de cent mille soldats, ne put traverser la chaîne des Pyrénées qu’en se soumettant aux conditions qui lui furent imposées par les Euskes. À cette occasion, il fut stipulé que les dommages causés par les Carthaginois seraient réparés, et que les contestations qui pourraient naître seraient réglées, en chaque cas, selon les décisions d’un tribunal composé des femmes de la localité. Les mœurs qui autorisaient une telle stipulation se rattachaient, sans aucun doute, à la nuance de famille-souche que je viens de signaler dans la même contrée. Elles remontaient évidemment à une époque encore plus ancienne ; car les mœurs ne s’élèvent qu’à l’aide du temps à ce degré de perfection. Sous cette influence, les Euskes restèrent stables et indépendants, tandis que les Celtes de la Gaule, désorganisés par leur régime de familles instables (§6), subissaient le joug des Romains. Ceux-ci ne restaurèrent point la famille : ils inoculèrent leur propre corruption aux Gaulois, et ils préparèrent ainsi le succès de l’invasion des Franks.

§ 10

LA FAMILLE-SOUCHE, LE KIEF ET LES TENURES FÉODALES

Les Franks, malgré leurs qualités héroïques, furent d’abord impuissants à restaurer l’ordre social désorganisé par l’instabilité des Gaulois et par la corruption des Romains. Cette impuissance dérivait de deux causes principales. La race conquérante avait perdu peu à peu, au voisinage des Romains établis sur le Rhin, la chasteté, dont le rôle social a été justement apprécié, à deux époques de décadence, par Tacite[19] et par Montesquieu[20]. Elle avait souvent pris, au contact de cette corruption, les mœurs de la famille instable. Or l’organisation vicieuse de la famille entraîna souvent la désorganisation de l’État. En partageant leurs royaumes entre leurs fils, les premiers rois franks obéissaient aux mêmes sentiments qui portaient leurs auxiliaires à partager les domaines qu’ils avaient conquis.

Mais ces inconvénients eurent de larges compensations. Les Franks apportèrent des éléments de régénération qui manquaient depuis longtemps aux Gaulois et aux Romains. Ils méprisèrent le séjour des villes, où était née surtout et où se perpétuait la corruption des anciens gouvernants. Ils s’établirent dans les campagnes, et ils inculquèrent ainsi le goût des résidences rurales aux nouvelles classes dirigeantes formées par la lente fusion des diverses races[21]. Ils restaurèrent parmi ces mêmes classes les sentiments d’indépendance, de personnalité et d’initiative individuelle qui avaient fait la force des Gaulois et qui avaient été étouffés par l’envahissement des villes, puis par la centralisation de Rome. Ces sentiments produisirent aux deux époques, sur le même sol, des conséquences fort différentes. Chez les Gaulois, l’initiative des hommes éminents restait sans aliment sur le sol morcelé des bourgades, sous le régime communiste du clan. Elle n’aurait pu alors créer un vrai domaine rural, pas plus qu’un habile agriculteur ne pourrait le faire aujourd’hui dans les communes à vaine pâture de la Champagne (§ 6). L’activité des hommes entreprenants ne pouvait guère s’exercer qu’au détriment de la nationalité, dans des guerres intestines ou dans des expéditions lointaines. Au contraire, chez les Franks et leurs descendants, l’initiative du maître put se développer librement au profit de sa famille et de ses serviteurs sur le territoire où il exerçait les droits de souveraineté. Au fond, elles s’employèrent, dans l’intérêt des localités, à élever les fortes demeures seigneuriales, à défricher le sol et à constituer la plupart des unités rurales qui subsistent encore aujourd’hui. Le christianisme, sous l’impulsion féconde des clercs réguliers et séculiers[22], faisait en même temps son œuvre ; il épurait les mœurs des conquérants, développait chez eux la notion du devoir, et rétablissait l’union entre toutes les classes de la société.

Ce fut sous ces influences que se constitua peu à peu cette puissante organisation de la société qui eut pour fondement le fief, la tenure féodale et la famille-souche. Chaque seigneur trouva dans cette forme de propriété le moyen d’affermir l’indépendance qu’il dut d’abord à son courage et à son épée. Pour assurer la subsistance de sa maison, il cultiva avec le concours de ses domestiques une partie du sol[23], et il partagea les produits du surplus avec différentes classes de tenanciers. Au reste, en s’isolant ainsi au centre de leurs domaines, les nobles franks ne faisaient que se conformer à la coutume de leurs ancêtres[24].

À mesure qu’il s’organisait sur ses bases, le régime féodal conjurait de mieux en mieux les guerres intestines que le principe des petites souverainetés locales provoquait souvent aux époques qui précédèrent et suivirent la domination romaine. Les seigneurs groupés dans une région par les rapports de voisinage se concertèrent pour établir entre eux une hiérarchie analogue à celle qui régnait, dans chaque fief, entre le seigneur et les diverses classes de tenanciers. Aux degrés moyens de cette hiérarchie, le seigneur avait à la fois, comme vassal et comme suzerain, des droits et des devoirs en certains cas il devait, avec le concours des hommes de son fief, servir son suzerain ou protéger son vassal ; dans les cas inverses, il pouvait réclamer d’eux la même assistance.

Ce régime, comme toutes les formes régulières de société, imposait aux classes dirigeantes le devoir de conserver la paix publique. Son caractère spécial était de lier cette haute fonction à la propriété du sol ainsi qu’à l’organisation du fief et des tenures. Dans la province et dans ses subdivisions rurales, y compris la paroisse, la direction de ce service n’était pas plus divisible pour le duc, le comte, le baron ou le moindre seigneur, qu’elle ne l’est aujourd’hui pour les autorités préposées à ces mêmes circonscriptions. Il en était de même par conséquent pour le sol qui assurait l’existence du fonctionnaire et lui fournissait ses moyens d’action. La transmission intégrale du fief était donc, dans la société féodale, une condition essentielle à l’ordre public. Ce fut ainsi que la force des choses amena la féodalité à réagir contre les mœurs léguées par les Gaulois, les Romains de la décadence et les Franks. Elle transmit la propriété du fief et la fonction seigneuriale à celui des fils que le père était associé de son vivant. L’héritier prit en charge toutes les obligations de sa race : il dut conserver la mémoire des ancêtres, doter les frères et sœurs, assurer l’avenir des descendants, pratiquer, en un mot, tous les devoirs imposés par la tradition à une famille-souche agricole et guerrière. Chaque tenancier avait sur la jouissance de son domaine des droits analogues à ceux que le seigneur exerçait sur l’ensemble des domaines constituant le fief. Comme le seigneur, il transmettait ce droit à son héritier avec les devoirs qui y étaient attachés. Ce régime donna au travail agricole une stabilité que la corruption des classes dirigeantes n’a pas complètement détruite depuis cinq siècles, et que les institutions actuelles n’ont pas restaurée. Dans le Limousin et le Nivernais, beaucoup de métayers à famille-souche cultivent les mêmes domaines depuis plusieurs siècles. Dans la Champagne et le Soissonnais, au contraire, il est peu de cultivateurs à famille instable qui se soient maintenus sur les mêmes fermes depuis la révolution de 1789.

Cependant la liberté testamentaire ne resta point d’un usage général sous le régime féodal, surtout dans le nord de la France. Le suzerain, intéressé à l’établissement d’un ordre régulier dans le fief, employa souvent son influence à créer un régime de succession indépendant de la volonté de son vassal. C’est ainsi que le droit d’aînesse se substitua peu à peu au droit, de tester que les Franks avaient d’abord emprunté aux familles-souches rurales du Nord et du Midi (§ 9), lorsqu’ils eurent compris la nécessité des familles stables[25].

L’enchevêtrement des droits et des devoirs du régime féodal créa entre les familles rurales de tout rang, comme entre les membres de chacune d’elles, des liens qui n’ont encore été complètement brisés ni par les abus du droit d’aînesse, ni par les désordres de l’ancien régime, ni par les violences de la révolution. Malgré le contact des cours corrompues du XVIIIe siècle, plusieurs grandes maisons conservèrent jusqu’à la révolution les traditions intimes de la famille-souche. Les charmantes habitudes de leur foyer excitaient encore à cette époque l’admiration des novateurs qui, par leurs illusions et leur imprudence, allaient détruire, avec beaucoup d’abus, sans rien réédifier, les meilleures institutions de notre race[26].

§ 11

LA FAMILLE-SOUCHE, LES COMMUNAUTÉS RURALES ET LES COMMUNES URBAINES SOUS LE RÉGIME FÉODAL.

Les établissements agricoles du moyen âge ne se composaient pas seulement de tenures féodales dates, formées de terres agglomérées autour d’une résidence, cultivées par une famille-souche, offrant en quelque sorte l’image réduite du fief dont elles dépendaient. Le régime féodal enrobait en outre beaucoup d’agriculteurs de conditions très diverses. Parmi ceux-ci on distinguait surtout des groupes de familles liées entre elles ainsi qu’au seigneur par certains intérêts spéciaux. Par ce motif, on les distinguait, en général, sous le nom de communautés rurales.

Beaucoup de communautés s’étaient constituées par une lente transformation des bourgades gauloises. Tout en s’adaptant aux nouvelles mœurs, elles avaient conservé le trait principal qu’elles offraient dès l’origine : l’agglomération de familles instables au centre d’une banlieue morcelée (§ 6). Les bourgeois laboureurs de ces communautés avaient comme leurs ancêtres la propriété individuelle de leurs champs et la jouissance indivise de certains territoires occupés par des pâtures, des marais ou des bois. Ils réglaient en toute liberté les droits d’usage sur les communaux, la vaine pâture sur les champs, et les autres intérêts communs. Ils veillaient eux-mêmes a leur sécurité dans les temps ordinaires ; mais, pour conjurer autant que possible les maux des grandes luttes féodales, ils se mettaient spontanément sous la protection d’un suzerain, quand ils n’y étaient pas contraints par la force. En échange de cette protection, ils payaient chaque année un impôt modéré, et, en certains cas, ils fournissaient un contingent à l’armée du seigneur[27].

Le régime féodal créa aussi d’autres communautés qui se trouvèrent d’abord placées dans des conditions fort différentes de celles qui régnaient dans les anciens villages. Depuis l’arrivée des Franks jusqu’au Xe siècle, les seigneurs, voulant défricher les territoires incultes de leurs fiefs, y attirèrent des colons en leur offrant certains avantages. Ils concédèrent habituellement aux nouveaux venus la moitié du territoire avec une habitation et diverses dépendances. Les colons disposaient d’une moitié de leur temps pour leur exploitation personnelle, et ils étaient tenus d’employer l’autre moitié à la culture du sol que le seigneur s’était réservé. Ils jouissaient d’ailleurs, dans des conditions fixées par les usages locaux, des bois, des marais et des pâtures qui restaient en dehors de la région défrichée[28]. Peu à peu le seigneur et les colons modifièrent, d’un commun accord, ce contrat, en vue de conjurer les difficultés naissant de l’enchevêtrement des intérêts et du règlement des redevances livrées en journées de travail. À mesure qu’ils s’enrichissaient par le travail et l’épargne, les colons entreprenaient à leur propre compte la culture de tout le sol défriche, la charge de partager les produits avec le seigneur, ou de lui payer en argent chaque année une redevance équivalente[29]. Plus tard cette redevance fut rachetée par le payement d’un capital. Souvent aussi un partage fait à l’amiable libéra de tout droit d’usage une partie des bois, des marais et des pâtures qui formaient, à l’origine, la propriété exclusive du seigneur. Vers la fin du XIIIe siècle, plusieurs des communautés nouvelles avaient acquis la même indépendance que les anciennes ; elles ne payaient plus, à vrai dire, que des impôts, c’est-à-dire les frais des services de sécurité qui restaient à la charge du seigneur. Groupées d’abord en villages sous la protection du manoir seigneurial, certaines communautés conservèrent le type de la banlieue morcelée et de la famille instable, alors même que la sécurité était devenue complète. D’autres, au contraire, se livrant à des travaux opiniâtres dont on découvre aujourd’hui la trace, constituèrent la propriété libre et individuelle, sous le régime des domaines agglomérés et des familles-souches ; puis elles léguèrent à leurs descendants les bienfaits de cette organisation sociale, en s’inspirant des libres coutumes de transmission adoptées dès la plus haute antiquité dans les petits domaines du Lavedan, de la Normandie et des autres contrées à pâturages enclos (§ 9).

C’est ainsi que se formèrent les plus solides constitutions sociales de l’Occident. L’état de dépendance réciproque qui régnait au moyen âge entre le seigneur, le vassal et le tenancier, fut remplacé peu à peu par l’indépendance individuelle des propriétaires de tout rang. Partout cette transformation s’opéra par les mêmes moyens par le travail et l’épargne appliqués sans relâche au rachat des redevances féodales qui avaient été d’abord l’équivalent de la concession des usufruits du sot.

Quant aux cités commerçantes, qui dataient de la domination romaine ou qui se créèrent au moyen âge, elles se placèrent généralement sous la suzeraineté des membres supérieurs de la hiérarchie féodale, en s’obligeant à payer un impôt pour prix de la protection qui leur était accordée. Dans ces communes urbaines, les bourgeois avaient la libre possession de leurs foyers, de leurs biens mobiliers et de leur banlieue rurale. Ils n’avaient pas la stabilité des familles rurales proprement dites. Cependant ils parvenaient, en certaines villes, à l’aide du testament, à constituer des familles-souches qui se conservèrent, pendant des siècles, dans les mêmes foyers, tout en attribuant à leurs rejetons des établissements convenables[30]. Beaucoup de ces familles fondées au moyen âge formaient encore en 1789 la principale force de la nation !

Les hommes capables d’accomplir la réforme sociale de notre pays doivent se pénétrer des faits exposés dans ce paragraphe. Ils doivent surtout s’inspirer de la conclusion énoncée à la fin de la note 3. La France ne possède plus les terres incultes qui, au XIIIe siècle, offraient la solution naturelle des questions sociales. Elle est privée des moyens d’harmonie et de bien-être qui restent acquis aux Russes, aux Américains du Nord, comme à toutes les florissantes colonies des Anglo-Saxons, des Franco-Canadiens et des autres races fécondes. Le moment est donc venu, pour les classes dirigeantes, de suppléer au manque du sol disponible et aux faciles procédés du moyen âge par des institutions fondées sur l’expérience, la vertu et le dévouement !

§ 12

LA FAMILLE-SOUCHE, LE FRANC-ALLEU ET LE RÉGIME REPRÉSENTATIF

Le régime féodal, tel qu’il fut constitué sous le règne de saint Louis (1226-1270)[31], donna au peuple une prospérité qui n’avait point eu de précédents sur le territoire de la France. Il puisa cette fécondité dans le jugement sain, la vertu, la perspicacité et l’énergie du roi[32] ; mais il devint stérile et dangereux, à mesure que ces qualités s’amoindrirent dans la race des souverains. Ce régime ne fut point à l’épreuve de la corruption ou des attentats des gouvernants, et les efforts faits pour remédier au mal n’aboutirent en général qu’à troubler la paix publique. La résistance légitime des pouvoirs qui relevaient directement de la royauté dégénérait habituellement en désordre. Les grands vassaux et les princes apanagés, lorsqu’ils avaient le devoir de s’opposer au souverain, allaient presque toujours au delà du but : ils cherchaient à se rendre indépendants avec l’appui de l’étranger ; ils entraînaient dans la révolte leurs propres vassaux, et ils provoquaient ainsi dans le royaume des déchirements sans fin. Les communes et les communautés, paralysées pour la plupart par le régime de la famille instable, n’offraient pas, au milieu des dissensions civiles, un point d’appui sérieux à la cause de l’ordre. Celles mêmes qui se fondaient sur la famille-souche (§ 11), n’ayant pas comme les fiefs une constitution hiérarchique, étaient bientôt réduites à l’impuissance par les rivalités de la classe bourgeoise et par les passions déchaînées de la populace.

Cependant, au milieu des abus de la force et des autres désordres de la féodalité, plusieurs districts ruraux se montrèrent spécialement aptes à conserver le règne du droit et les bienfaits de la paix publique, Ils avaient pour caractère spécial le régime des francs-alleux, c’est-à-dire de la propriété libre et individuelle, et ils se distinguaient par leurs mœurs et leurs institutions des localités où régnaient les régimes du fief ou de la communauté.

Dans ces localités, la masse de la population s’adonnait spécialement à l’agriculture ; mais au lieu d’être groupée par bourgs ou villages, comme les communautés rurales (§ 11), elle était disséminée sur la surface entière du pays. Chaque famille était établie au centre de son domaine aggloméré : elle comprenait de 15 à 20 personnes ; elle possédait une quantité de terre telle qu’elle pouvait la cultiver sans recourir à l’emploi des salariés et sans être obligée de chercher elle-même des salaires au dehors ; elle transmettait le domaine aux générations successives, sous le régime de la famille-souche et du testament ; elle était placée, en un mot, dans les conditions spéciales au paysan français, dont la description est l’objet du Livre deuxième de cet ouvrage.

Certaines familles se livraient aux métiers ruraux et aux industries manufacturières qui ne figuraient pas comme travail accessoire au foyer des agriculteurs. Ces métiers avaient habituellement pour objet la construction des habitations, la fabrication et l’entretien des mobiliers, du matériel agricole/des diverses pièces de vêtement. En certaines régions ils se rattachaient à l’exploitation des mines et des forêts. Ces familles étaient ordinairement disséminées, parfois groupées en petits hameaux. Chaque chef de métier possédait au moins une chaumière et un jardin potager ; souvent il y joignait la quantité de terre qui pouvait être cultivée par les femmes, les enfants et les vieillards de la famille. Dans les provinces situées à proximité de la mer, par exemple en Flandre, en Picardie, en Normandie et en Bretagne, la population manufacturière s’accroissait au delà des limites fixées par les besoins locaux, sans perdre toutefois son caractère rural. Elle s’adonnait surtout au filage et au tissage des matières textiles. Une classe spéciale de négociants recueillait ces produits dans les campagnes et les exportait au dehors ; et elle créait ainsi les premiers éléments du grand commerce international.

Enfin ces régions de propriété libre et individuelle étaient, en outre, habitées par de grands propriétaires mêlés aux deux autres classes de la population. Ceux-ci s’étaient lentement élevés par le travail et l’épargne des générations successives. Ils possédaient, en général, outre les forêts, les mines et les usines, plus de terre qu’ils n’en pouvaient cultiver avec le concours de leurs domestiques ou de leurs bordiers[33] ; et ils concédaient le surplus à des tenanciers libres qui partageaient avec le propriétaire les produits du sol. Cette classe de la société vivait avec les autres dans les conditions d’une complète égalité ; mais elle avait plus de loisirs et de moyens d’action. Elle exerçait gratuitement, en vertu du libre choix des chefs de famille, la police rurale et urbaine, la justice correctionnelle, le commandement de la force armée et les autres fonctions du gouvernement local.

Ces francs-propriétaires de tout rang dataient d’une antiquité reculée (§ 9) ou s’étaient plus récemment constitués sous des influences favorables. Leur principal secret pour créer ou conserver leur indépendance fut leur fidélité au régime des domaines agglomérés, des testaments et des familles-souches. Le succès avec lequel ils résistèrent, en certains lieux, aux envahissements de la féodalité eut pour cause, outre l’organisation du foyer et de l’atelier, l’union spontanée des familles de tout rang, l’existence d’une hiérarchie sociale fondée à la fois sur la coutume et sur l’élection. Parfois aussi ce succès s’expliquait par la situation du district à la frontière de deux États puissants ou par la configuration montagneuse du sol, lorsqu’elle opposait des remparts naturels à l’invasion des conquérants[34].

Au milieu des luttes du moyen-âge, les districts de franc-alleu s’allièrent parfois aux barons du voisinage pour résister à l’oppression des suzerains. Mais, en général, ceux qui étaient enclavés dans les grands États recherchèrent avec prédilection la suzeraineté directe du roi[35]. Ils furent toujours enclins à lui conférer les droits de haute justice, la disposition de la force armée et les autres attributions qui assurent le maintien de la paix publique. Au fond, leur préoccupation constante fut de conserver leur indépendance ; et, pour atteindre ce but, ils furent toujours prodigues d’hommes ou d’argent, à la condition que ces sacrifices fussent librement consentis par les représentants de chaque district. Ils s’employèrent aussi à faire édicter par le roi les lois d’intérêt général, de concert avec les députés des fiefs. Ils furent toujours prêts d’ailleurs à faire respecter ces lois dans tout le royaume, alors même que certains seigneurs féodaux croyaient devoir refuser leur concours à la représentation nationale.

Les francs-propriétaires ne manquaient en France, au XIIIe siècle, ni dans le Nord ni dans le Midi. Ils avaient fondé de nombreux domaines qui restèrent florissants jusqu’à la révolution. Dans le Béarn, par exemple, ils étonnaient encore, à cette époque, par le spectacle de leur prospérité les voyageurs expérimentés[36]. Mais ils eurent rarement le pouvoir de s’interposer, comme arbitres modérateurs, entre le roi et les grands vassaux. Ils ne purent soustraire le royaume aux épreuves qui lui furent successivement infligées par la féodalité et la monarchie absolue. Cette entreprise fut souvent tentée sans succès par la petite propriété alliée aux communautés et à la petite noblesse mais elle fut toujours combattue par l’égoïsme inintelligent des grands vassaux et des rois ; et elle échoua définitivement, après la Fronde, par ces mêmes causes, auxquelles s’ajouta le déplorable concours des légistes et des fonctionnaires[37].

Les petits propriétaires furent plus heureux en d’autres régions de l’Occident. Sous leur influence se créèrent, dès le moyen âge, les premiers éléments du régime représentatif. Combattu habituellement par les grands vassaux et les rois aidés des légistes du droit romain, ce régime eut, selon les temps et les lieux, des fortunes très diverses. Mais, dans tous les États où il s’est maintenu, il a conservé le bienfait des libertés locales, sous les constitutions sociales les plus opposées en Suisse et en Biscaye, comme en Écosse et en Angleterre.

On ne saurait trop signaler l’influence que les organisations spéciales de la famille-souche exercèrent sur les destinées du gouvernement représentatif. Sous le régime de la propriété stable, les petits ont toujours été plus aptes que les grands à fonder de bons gouvernements sur l’équitable représentation de tous les intérêts. Or cette supériorité ne tient pas seulement à ce que les petits propriétaires, voués à un travail opiniâtre, échappent à la corruption qu’engendrent la richesse et l’oisiveté. Elle résulte surtout de ce que les pères, en choisissant librement leurs héritiers, ont le pouvoir de placer, sous la direction du plus digne, chaque génération de la famille. Si l’Angleterre unit de nos jours mieux que toute autre grande nation l’éclat à la solidité, c’est que, depuis le XVIe siècle, les grands propriétaires ont renoncé au droit d’aînesse[38] des fiefs pour adopter la coutume du franc-alleu, c’est-à-dire pour instituer, à l’aide du testament, l’héritier le plus capable de défendre les libertés de la famille et de la province.

§13

LA DESTRUCTION DE LA FAMILLE-SOUCHE PAR LA TERREUR ET LE CODE CIVIL

Les petits propriétaires qui, au moyen âge, gardaient les traditions du travail et de la liberté ; dans leurs familles-souches, à l’aide du testament, n’ont point conservé en France la situation prépondérante qui leur reste acquise dans beaucoup de régions de l’Europe. Ils n’ont point pesé sur notre constitution sociale aussi utilement que les mêmes classes ont pu le faire en Grande-Bretagne.

Dans les montagnes du Sud et du Sud-Est, comme dans les plaines qui y sont enclavées, les petits propriétaires libres fondèrent presque partout, de concert avec les grands propriétaires de la noblesse et du clergé, les premiers rudiments d’une représentation nationale. Mais un funeste concours de circonstances ne permit pas aux pays d’états ainsi créés de s’étendre et de s’affermir. Du XIIe siècle au règne de Henri III, les persécutions religieuses ravagèrent le midi de la France et divisèrent les populations. Du règne de Louis XIV à la révolution, la cour rouvrit l’ère de persécution interrompue par les deux premiers Bourbons, et elle acheva, sur la noblesse et le clergé, l’œuvre de corruption commencée par les derniers Valois. Les classes dirigeantes, à leur tour, propagèrent le mal par leur exemple jusque dans les familles des moindres autorités locales. La rupture des liens sociaux suivit de près la décadence des mœurs. L’antagonisme des classes remplaça l’ancien état d’harmonie, et la lutte des intérêts ruina peu à peu les libertés provinciales et communales. Au moment où éclata la révolution de 1789, les états de Provence, du Languedoc et des autres provinces du Midi n’offraient plus qu’une vaine apparence : en fait le gouvernement des localités était attribué depuis un siècle, comme il l’est encore aujourd’hui, aux légistes et aux fonctionnaires choisis par le roi[39].

La représentation nationale fut également faussée ou détruite dans les autres régions de la France par l’ambition des suzerains féodaux, la corruption de la cour, les usurpations des légistes, des fonctionnaires et des officiers à charges vénales. Elle eut également à souffrir de certaines circonstances spéciales. Dans les plaines du Centre, de l’Ouest et du Nord-Ouest, la petite propriété résista moins que dans le Midi et en Normandie aux envahissements des grands fiefs. Dans les plaines du Nord-Est, les communautés rurales à famille instable furent toujours impuissantes à créer de bonnes traditions et à seconder les réformes (§ 9). Partout, à l’époque décisive du XVIIe siècle, la haute noblesse méconnut sa vraie mission. Elle sacrifia la cause de la nation à celle de la monarchie absolue. Elle abandonna définitivement ses résidences rurales et renonça au patronage des localités pour habiter la cour et briguer des privilèges compromettants.

En 1789, les familles-souches de la petite propriété avaient échoué dans toutes les tentatives faites depuis neuf siècles pour constituer le gouvernement représentatif ; mais elles conservaient en certaines régions beaucoup de force et d’initiative. En Gascogne, en Languedoc, en Auvergne, en Dauphiné, en Franche-Comté, en Alsace, en Normandie, les paysans et les autres classes de petits propriétaires aisés étaient, à vrai dire, exclus de la vie publique ; mais ils offraient encore de beaux exemples à la vie privée. Les familles restaient laborieuses et fécondes elles peuplaient les deux mondes de leurs vigoureux rejetons ; et, malgré l’abandon des gouvernements corrompus de la métropole, ces héroïques émigrants luttèrent longtemps avec gloire contre les colons des races mieux gouvernées. Ce fut ainsi qu’au Canada les colons issus des familles-souches de la Normandie, abandonnés par le déplorable gouvernement de Louis XV, résistèrent jusqu’en 1763 aux armées britanniques[40].

Cette force et cet esprit d’initiative, que la petite propriété avait conservés malgré la décadence de la monarchie absolue, furent ébranlés dans leur principe même par les violences de la révolution. On vit alors une aveugle tyrannie attaquer, dans leurs plus chers intérêts, d’innombrables familles qui n’avaient jamais offert le moindre prétexte aux méfiances de l’opinion publique, et qui restaient sous le nouveau régime, comme elles l’avaient été dans tous les temps, les meilleurs représentants de l’intérêt général du pays. Cette œuvre de destruction, commencée par une loi édictée à la plus sinistre époque de la Terreur, se continue de nos jours en s’aggravant, sous l’action réitérée des contraintes légales organisées par le Code civil.

Le 7 mars 1793, six semaines après la condamnation du roi Louis XVI, la Convention interdit aux pères de famille la faculté de disposer de leurs biens par testament. Elle enleva ainsi aux familles-souches de la petite propriété leur liberté la plus précieuse, celle qui depuis un temps immémorial leur permettait de se maintenir. Selon les promoteurs de cette dure contrainte, la liberté testamentaire[41] était incompatible avec l’esprit de la révolution. Les pères usaient du droit de tester, pour perpétuer dans leur famille des sentiments hostiles au nouveau régime. À ce point de vue, il fallait donc, pour affermir la révolution, détruire l’autorité que les pères puisaient dans le testament. Les hommes de la Terreur crurent atteindre ce but en exagérant l’ancien privilège d’aînesse : ils attribuèrent à tous les enfants, sur l’héritage de leurs parents, les droits qui, sous le régime féodal, n’appartenaient qu’à l’aîné. Ce motif n’avait pas plus de précédents que la loi elle-même dans l’histoire des peuples civilisés. Cependant il n’en fut point allégué d’autres dans le compte rendu officiel de la séance du 7 mars 1793[42]. On s’explique d’ ailleurs cette monstrueuse innovation quand on se rapporte au système d’intimidation qui fut alors exercé, à l’aide de l’échafaud, sur la majorité de la Convention.

Le premier Consul voulut réagir contre cette loi, lorsqu’il s’occupa de restaurer l’ordre social désorganisé par la Terreur. Appréciant les conséquences fécondes de l’autorité paternelle, il se joignit d’abord à Portalis et aux autres légistes des pays à famille-souche qui désiraient la rétablir au moyen du nouveau Code. Mais peu à peu il se laissa détourner de son inspiration première par Boulay (de la Meurthe) et les autres légistes des pays à familles instables. Il en vint à se persuader qu’en présence des passions politiques issues de la révolution, il fallait continuer, sauf certains correctifs, le système de la Terreur. Sous le régime conçu pendant l’élaboration du Code civil et complété dès le début du premier Empire, la transmission des biens était soumise à un double système de contrainte[43]. Le partage forcé des héritages continuait à détruire les familles-souches de tout rang. Le droit d’aînesse, institué par l’Empereur, sous le nom de majorats, en faveur de certaines notabilités dévouées à son gouvernement devait improviser une classe riche de familles-souches et assurer au nouvel ordre social la stabilité et l’éclat. Ce système n’était pas seulement contraire à la raison et à l’équité il froissait à la fois les meilleures aspirations de 1789, les préjugés de la révolution et l’inclination naturelle du premier Consul. On serait tenté de croire que les gouvernants tombèrent par ignorance dans les erreurs du nouveau régime, si l’Empereur lui même n’en avait signalé les conséquences avec une précision et une énergie à laquelle on ne saurait rien ajouter[44].

Cette malsaine conception des légistes était d’avance condamnée par l’expérience des peuples libres et prospères. Elle vouait définitivement à la destruction les petits propriétaires, qui auraient dû rester, comme ils l’étaient précédemment, les meilleurs soutiens de l’ordre social. Elle confiait la restauration de la société à de nouveaux enrichis, c’est-à-dire à une classe d’où sortent habituellement des générations corrompues. Pour conférer à cette classe la stabilité, elle ne faisait point appel à la liberté testamentaire qui conservait depuis un temps immémorial les familles-souches de la petite propriété elle s’aidait du procédé de contrainte que la féodalité avait employé, et que les grands propriétaires anglais avaient abandonné depuis le XVIe siècle (§ 15), au grand avantage de leurs descendants.

L’événement n’a que trop justifié les prévisions des hommes d’État qui, dès l’origine, signalèrent les dangers du régime institué par la Terreur. Depuis 1793, la contrainte a continué sans relâche l’œuvre de destruction ; mais elle n’a rien réorganisé. La conservation forcée des riches héritages, instituée par l’Empire et maintenue par la Restauration, a d’ailleurs été abolie par les deux gouvernements postérieurs. Le second Empire a établi un majorat en faveur d’un homme de guerre illustre ; mais il s’est heureusement arrêté dans cette voie. Le partage forcé de la Terreur, à peine adouci par les palliatifs du Consulat, est redevenu l’unique loi des familles. Aggravé dans ses effets par les exigences du fisc et par l’intervention intéressée des officiers ministériels, il soumet notre race à une instabilité dont les conséquences affectent de plus en plus la vie privée et l’ordre politique[45].

Cependant ces conséquences ne pèsent pas également sur toutes les classes de la nation. En ce qui concerne la conservation des biens, les familles-souches de la grande propriété ont mieux résisté que celles de la petite à l’action destructive du partage forcé. Elles ont été soutenues pendant un quart de siècle par les majorats, puis, sous tous les régimes, par les prébendes de notre système administratif. Elles ont d’ailleurs trouvé dans leur influence, leur assiette large et leurs ressources financières, le moyen de supporter les charges imposées par le fisc et les agents du partage forcé. Au contraire, ces mêmes familles sont incessamment menacées de perdre les bonnes mœurs qui ont été la cause première de leurs succès. Les jeunes gens, se fondant sur leur droit de naissance, prétendent jouir, dès leur entrée dans la vie, de la richesse créée par les aïeux. Ils ne se croient pas obligés de s’en montrer dignes par le travail et la vertu. Rebelles à l’autorité des parents, ils s’abandonnent aux appétits sensuels et aux extravagances de la mode[46]. Ils se chargent ainsi de compléter l’œuvre de destruction que le Code seul n’aurait pu accomplira[47].

Il en est autrement pour la petite propriété : la jeunesse, ne pouvant attendre de son droit de naissance que des avantages insignifiants, reste soumise à la salutaire obligation du travail. Ici le bien de famille est dissipé, non par la prodigalité des héritiers, mais par intervention obligée des officiers publics. Nos familles-souches de paysans qui, pendant vingt-cinq siècles (§ 9), avaient résisté à d’innombrables causes de destruction, sous la bienfaisante influence de la liberté, ont été pour la plupart accablées par les maux dérivant d’une cruelle contrainte[48]. Ces maux résultent surtout de la mobilité des immeubles ruraux, des manœuvres frauduleuses et des procès organisés par les agents qui interviennent dans le commerce et le partage forcé de ces biens[49]. Puisse ce triste régime prendre fin avant l’accomplissement d’une complète destruction[50] avant que les derniers modèles de la régénération sociale aient disparu de notre sol[51] ! Puisse le modèle décrit dans le Livre II de cet ouvrage faire naître chez mes lecteurs les sentiments d’intérêt et de dévouement qu’il m’a inspirés ! Puissent aussi ces sentiments se propager avec le concours des gens de bien et ouvrir enfin pour notre pays l’ère des vraies réformes !

§ 14

LA RÉFORME SOCIALE PAR LA FAMILLE-SOUCHE ET LE TESTAMENT

Les paysans à domaines agglomérés et les autres catégories de petits propriétaires indépendants constituent encore des milliers de familles-souches dans chacun de nos départements du Sud et du Sud-Est. Pour continuer leurs vieilles traditions, ils luttent autant qu’il dépend d’eux contre les tendances du Code civil. Mais ils s’exposent alors à des procès ruineux[52], soit qu’ils éludent, par des dispositions occultes, le texte de la loi, soit qu’ils s’y conforment dans les prescriptions qui ont pour objet d’alléger les charges écrasantes imposées par la tradition à l’héritier du domaine. La plupart de ces familles épuisent ainsi leurs forces. Chaque année elles succombent par centaines, sous les influences signalées avec détail dans le Livre II et les Appendices de cet ouvrage. La nation entière est profondément affectée par ces désastres de la famille : les agents du partage forcé et le fisc en tirent seuls quelque profit.

La réforme qui nous rendrait la liberté testamentaire mettrait fin à ces lamentables épreuves. Elle serait considérée comme un immense bienfait par les populations les plus laborieuses et les plus morales, notamment par celles qui habitent nos provinces basques, les pays de Foix et de Comminges, le Roussillon, l’Armagnac, la Chalosse, la majeure partie de la Gascogne et du Languedoc, le Rouergue et le Quercy, la Haute-Auvergne, le Velay, le Vivarais, le Gévaudan, la Haute-Provence, le pays de Nice, la Savoie, le Dauphiné, les montagnes du Forez, de la Franche-Comté et du Morvan.

Cette réforme serait moins appréciée, parfois même elle serait jugée inutile en d’autres contrées. Tel serait le cas dans le pays de Caux, où le Code civil a détruit l’antique race des petits propriétaires de masure[53], et attribué leurs domaines à de riches commerçants qui les concèdent moyennant une rente fixe à des fermiers. Telle serait l’opinion dominante dans beaucoup de villes peuplées de rentiers qui vivent du produit de leurs fermages.

Il en serait ainsi surtout dans la région nord-est de la France, dans ces villages à banlieue morcelée où s’est perpétuée jusqu’à ce jour l’instabilité sociale avec l’agriculture arriérée des Gaulois (§ 9). Le partage incessant des héritages continuerait à s’y opérer après la mort des parents, alors même qu’il ne serait plus imposé par la loi. Mais, dans ces villages mêmes, la réforme serait fort opportune car elle ne causerait aucun dommage à ceux qui conserveraient le statu quo, et elle mettrait à leur disposition un puissant moyen de perfectionnement. Ainsi, par exemple, les communautés rurales de la Champagne, soumises depuis un temps immémorial au triste régime de la vaine pâture, pourrait imiter les fécondes initiatives de certaines communautés de la région du Rhin[54]. Elles se concerteraient pour remanier un territoire rebelle à toute culture méthodique, pour constituer des domaines agglomérés que la loi ne pourrait plus détruire, pour établir sur ces domaines de solides familles-souches à l’aide du testament, enfin pour assurer aux localités, comme à la province et à l’État, tous les avantages qui dérivent de la propriété libre et individuelle[55].

Les classes nombreuses qui vivent d’un salaire journalier sont intéressées à l’avènement du régime de liberté, encore plus que celles qui trouvent sur leur propre domaine tous leurs moyens de travail. Ceux qui, après cette reforme, acquerraient par l’épargne le foyer domestique et les autres biens situés aux premiers échelons de la propriété, ne seraient plus découragés, comme ils le sont aujourd’hui, par la perspective des liquidations qu’impose le partage forcé. L’ouvrier laborieux et économe serait assuré de lier à la possession de ces biens l’émancipation de sa postérité il serait donc plus ardent à les conquérir par le travail et la vertu. Sous les mêmes influences, les générations successives resteraient en général au niveau atteint par le fondateur du foyer, quand elles ne s’élèveraient pas plus haut en joignant à ce foyer quelques nouvelles dépendances.

Comme je l’ai expliqué (§ 13), la réforme est une nécessité moins impérieuse pour la grande propriété ; mais elle amènerait dans ce milieu social des améliorations non moins fécondes pour l’avenir de la nation. Les grands propriétaires pourraient habiter et exploiter leurs domaines, sans être obligés d’adopter les funestes coutumes de la stérilité ou des mariages consanguins. Leurs nombreux rejetons, dotés par l’épargne du père et de l’héritier, rendraient à la métropole et aux colonies l’ascendant qui résulte de la fécondité des races. La famille grandirait elle-même en devenant féconde car elle trouverait toujours parmi ses rejetons un héritier à la hauteur du rôle qui lui est réservé dans la province et l’État.

La restauration de la liberté testamentaire ne donnerait tous ces résultats qu’à l’aide du temps ; mais elle aurait immédiatement des conséquences essentielles au bon ordre de la société. Chez les pauvres, elle soustrairait les vieux parents aux sévices d’enfants dénaturés (§ 6). Chez les riches, elle opposerait un frein aux déréglements de la jeunesse (§ 13).

Toutes les classes, en résume, profiteraient également de la réforme ; et de là naît une objection dans l’esprit de ceux qui veulent mettre les riches au ban de la société. Si cette tendance injuste devait prévaloir, si l’ancien régime de privilège devait subsister en se renversant, on pourrait commencer la réforme selon le plan que proposait le premier Consul[56], quand il se préoccupait d’affermir l’autorité paternelle. Les petits propriétaires jouiraient immédiatement de la liberté testamentaire. Les grands propriétaires resteraient soumis aux inconvénients du partage forcé mais, sous ce rapport, ils n’auraient pas une situation pire que celle qui leur est faite aujourd’hui lis pourraient d’ailleurs espérer qu’un sort meilleur leur serait fait, à mesure que l’esprit de justice se rétablirait dans la nation.

Cette solution serait assurément incomplète mais elle profiterait à la majorité des citoyens sans nuire à la minorité. Elle écarterait la plupart des objections qu’on oppose aujourd’hui à la réforme. Tel serait le cas notamment pour celles qu’on élève au nom de l’esprit moderne, de la révolution, de l’égalité, de la démocratie et autres mots vagues qui ne signifient rien quand on ne les définit pas[57].

§ 15

LES MODÈLES DE LA FAMILLE-SOUCHE, À L’ÉPOQUE ACTUELLE

La meilleure organisation de la famille doit répondre à quatre convenances principales assurer, par un choix judicieux de l’héritier et par les habitudes présidant à la conclusion des mariages, la succession rapide et la fécondité des générations ; perpétuer au foyer paternel, par la cohabitation des parents et de l’héritier, les traditions de travail, d’honneur et de vertu, c’est-à-dire les vrais titres de la famille à la considération de ses concitoyens ; conférer les bienfaits de cette organisation sociale à toutes les classes utiles de la société, et, en conséquence, faire prospérer les paysans, les tenanciers et les ouvriers ruraux voués aux travaux usuels, comme les grands propriétaires adonnés aux plus hautes fonctions de l’agriculture et de l’industrie, de l’armée, de la magistrature et du gouvernement ; enfin fonder l’harmonie de ces classes extrêmes sur l’alliance des intérêts comme-sur les sentiments du respect et de l’affection.

Les Anglais ont offert depuis des siècles beaucoup de bons exemples à l’Europe ; mais ils ne lui fournissent point aujourd’hui les meilleurs modèles de la famille-souche.

Lorsqu’au XVIe siècle la haute noblesse territoriale de l’Angleterre se rapprocha des petits propriétaires pour résister aux empiètements de la monarchie absolue (§ 12), elle comprit que la coutume suivie par les paysans, touchant l’institution de l’héritier, était, pour toutes les classes, le principal élément de bien-être et de stabilité. Les grands propriétaires voulurent s’assurer les mêmes avantages ils renoncèrent donc au droit d’aînesse pour s’appuyer sur le testament. Malheureusement ils ne purent restaurer les habitudes de communauté et de cohabitation, compromises dans le passé par les droits trop absolus de l’héritier et par le caractère peu sociable de la race. Depuis lors, la séparation des parents et de l’héritier est entrée de plus en plus dans les mœurs : elle est même devenue un des traits dominants de la constitution britannique. Depuis 1836, pendant de longs séjours en Angleterre, j’ai en vain cherché, parmi les grands propriétaires, un seul cas de cohabitation. Souvent j’ai rencontré un père veuf, isolé dans une vaste résidence patrimoniale, tandis que l’héritier, étranger aux idées comme aux travaux de son père, occupait au loin avec sa femme et ses enfants une habitation prise à loyer. Parfois les rapports du père avec la jeune famille se réduisaient à une visite cérémonieuse, fixée aux fêtes de Noël ou à toute autre époque convenue. L’héritier, après la mort de son père, vient prendre possession du foyer, et, dans ce cas, la mère doit le quitter pour vivre ailleurs dans l’isolement.

Pendant les derniers siècles, les grands propriétaires ont également commis la faute d’acheter à tout prix les petits domaines voisins et de convertir en fermiers leurs anciens possesseurs. Cette transformation de la propriété a été en beaucoup de lieux très favorable à l’agriculture ; elle a donné au cultivateur du sol devenu fermier un degré de richesse qu’il ne pouvait atteindre en restant propriétaire ; mais elle a eu des conséquences fâcheuses pour les mœurs. Aux mauvaises époques, les fermiers résistent moins que les paysans à la corruption propagée par les grands propriétaires. Ainsi, quelques riches fermiers s’associent aujourd’hui au mouvement rétrograde qui se manifeste parmi les classes dirigeantes de l’Angleterre : leurs femmes et leurs fils imitent déjà les habitudes extravagantes, sinon les mœurs coupables des dames à la mode et des jeunes débauchés des grandes capitales.

À la vérité, la plupart des grands propriétaires anglais ont conservé les traditions de l’harmonie sociale. L’accord entre les générations successives du propriétaire et du fermier se manifeste, en effet, par un caractère éclatant par la permanence des engagements réciproques sous le régime des baux à volonté (at will) qui laisse aux deux parties le droit de rompre chaque année le contrat. Toutes les classes dirigeantes comprennent l’utilité de cet accord. Elles soulèvent l’opinion contre les propriétaires qui tendraient à le détruire. Elles se montrent, dans les questions d’impôt, très favorables aux cultivateurs du sol ; et, dans les discours parlementaires, on les nomme habituellement « nos amis les fermiers ». Mais l’harmonie se maintient moins aisément entre ces mêmes fermiers et leurs collaborateurs habituels. À mesure que ceux-là s’enrichissent, on aperçoit, dans leurs rapports avec les ouvriers ruraux, des symptômes fâcheux. La vie agricole offre d’ailleurs d’autres symptômes plus redoutables. Les types d’ouvriers dégradés et instables créés par les manufactures se retrouvent dans les bandes de moissonneurs nomades qu’appelle, en certaines régions, le règne trop exclusif de la grande culture. Cette désorganisation des agriculteurs nomades est un danger pour les familles-souches des agriculteurs sédentaires[58].

Les familles-souches de la petite propriété ont eu un sort tout autre sur le continent de l’Europe. Elles s’y sont maintenues, en présence des grands propriétaires, avec une ténacité inébranlable. Elles constituent, en beaucoup de lieux, la force principale de la population et elles offrent presque partout les quatre qualités caractéristiques rappelées au début de ce paragraphe.

Les populations slaves et hongroises se groupaient pour la plupart en familles patriarcales (§ 4) sous le régime d’engagements forcés qui a régné parmi elles jusqu’aux réformes commencées en 1848. Elles se rattachent peu à peu à la famille-souche, à mesure que le régime de liberté s’étend aux engagements du maître et de l’ouvrier ainsi qu’à la propriété du sol.

Toutes les races de propriétaires scandinaves offrent, dans leurs familles-souches, d’admirables modèles. En Norvège, les paysans montrent une rare aptitude à gouverner leurs affaires locales. En Suède, ils ont constitué pendant longtemps une branche spéciale de la législature. En Danemark, ils se distinguent par la simplicité et l’originalité de leurs habitudes. Dans ces derniers temps, tous les voyageurs ont exprimé leurs sympathies pour la conservation de trois nationalités qui offrent de si bons enseignements.

Les familles-souches qui parlent la langue allemande sont mêlées en beaucoup de lieux, près du Rhin surtout, à la famille instable. Elles ont été plus ou moins désorganisées par deux causes principales : au XVIIIe siècle, par la corruption des cours ; de notre temps, par la philosophie matérialiste. Cependant les propriétaires ruraux de tout rang y offrent encore de nombreux modèles. En tête des meilleurs types se placent les paysans du Lunebourg hanovrien, qui joignent les nouvelles aptitudes aux antiques vertus, qui perpétuent leur race sur leurs domaines du moyen âge, et qui fondent par leur seule initiative de florissantes colonies dans le midi de l’Afrique[59]. Après le Hanovre, on peut citer, parmi les régions où se conservent les races les plus recommandables, les duchés du Nord-Est, la Westphalie, le midi du grand-duché de Bade, du Wurtemberg et de la Bavière, la Carinthie, le Salzbourg, le Tyrol, le Vorarlberg et les petits cantons catholiques de la Suisse.

Les paysans à famille-souche ne conservent avec d’excellentes qualités dans les deux péninsules du Midi. En Italie, ils se rencontrent surtout dans le Lucquois, le nord de l’Apennin et les hautes vallées des Alpes. En Portugal ils résistent encore dans les montagnes du Nord-Est à l’envahissement des erreurs de l’époque actuelle. En Espagne, ils luttent avec plus de succès contre ces mêmes influences dans la Galice, le Léon, les Asturies, la Navarre, l’Aragon et la Catalogne. Enfin, dans les provinces basques, les familles-souches de tout rang offrent par leurs vertus, par leur union et surtout par les libertés locales dont elles jouissent ; des exemples qu’on ne saurait trop louer ; elles demeurent fermement attachées à la meilleure constitution sociale de l’Europe.

Les familles-souches de la France ont eu à souffrir successivement des maux émanant de la monarchie absolue, des erreurs du XVIIIe siècle, des révolutions déchaînées en 1789, du matérialisme et des mœurs déréglées de notre temps. Elles restent soumises en outre, depuis la Terreur et la promulgation du Code civil, à un système de destruction qui n’a guère d’autres précédents[60] que la loi (2, Anne, c.6) édictée en 1703 par le parlement anglais pour détruire les catholiques d’Irlande[61]. Cependant de nombreuses familles ont résisté, dans le Midi surtout (§14), à cette persécution. Elles offriront un jour sur notre sol d’

excellents modèles au législateur, si les vraies réformes s’accomplissent avant que l’œuvre de destruction soit achevée[62].

§ 16

LE PAYSAN FRANÇAIS À FAMILLE-SOUCHE, ENNOBLI PAR CENT QUARTIERS DE TRAVAIL ET DE VERTU

Les paysans du Lavedan, en gardant les mœurs des Basques (§ 14), ont résisté mieux que nos autres races de petits propriétaires aux contraintes exercées, sous l’influence du Code civil, par les agents du Partage forcé. Guidés par la coutume qui, depuis vingt-cinq siècles, conserve dans toute sa pureté la race héroïque des Euskes (§9), ils ont porté leurs familles-souches à un degré de perfection qui, à ma connaissance, n’a été atteint dans aucune autre région de l’Europe. Ces énergiques paysans ont maintenu jusqu’à ce jour, dans leurs sept petites vallées (§ 17), les traditions qui, sur l’autre versant des Pyrénées, restent intactes dans les pays basques, la Navarre et la Catalogne. Ils jouissent complètement des quatre avantages inhérents à la meilleure organisation de la famille (§ 15).

En effet, en conférant autant que possible l’héritage à leur fille aînée, les propriétaires du Lavedan prolongent pendant vingt-cinq ans au moins la période de fécondité de chaque génération. Ils se gardent de tuer la poule aux œufs d’or de la famille, c’est-à-dire d’abroger, en morcelant le foyer et le domaine, leurs habitudes de travail et de vertu pour doter leurs nombreux enfants, ils ne mettent point en lambeaux l’œuvre des ancêtres mais ils partagent équitablement, entre tous les rejetons de la vieille souche, tout le produit net du travail commun ; ils conservent ainsi à la France l’un de ces foyers d’émigration riche[63] qui se sont éteints dans les autres provinces, en Normandie notamment, sous la fatale influence du Partage forcé[64]. La communauté et la cohabitation sont fermement maintenues parmi les membres des générations successives. L’observation de ce grand principe est facilitée par l’institution des héritières, qui écarte tout naturellement les conflits des belles-mères et des brus[65]. Elle assure aux groupes naturels fondés sur les liens de parenté les avantages qu’on s’efforce en vain de créer à l’aide d’associations factices. Elle fait d’ailleurs participer autant que possible la petite propriété aux avantages de la grande culture. Enfin la coutume du Lavedan règle l’héritage dans les familles de tout rang : elle est considérée par toutes les classes de la société comme une institution d’intérêt commun ; elle conjure donc le développement des sentiments de haine et d’envie que soulève ailleurs un régime exceptionnel organisé comme sous le premier empire (§ 13), au profit d’une minorité privilégiée. Il est naturel que l’harmonie sociale se maintienne dans de telles conditions : les individus dressés au commandement ou à l’obéissance par la discipline du foyer, comme les familles étrangères aux passions naissant de l’antagonisme des classes, se concertent aisément pour tenir en paix la population et défendre au besoin leur territoire.

Les familles ébranlées par le Partage forcé trouveraient, dans la coutume du Lavedan, de solides points d’appui. Le grand propriétaire placé maintenant en présence des fils corrompus par la richesse et l’oisiveté, aurait, sous ce régime, le moyen d’assurer l’avenir de tous ses enfants. Il instituerait héritière une de ses filles, en la mariant à un homme moral et laborieux. Il serait dès lors en mesure jusqu’à la plus extrême vieillesse, grâce au concours de ses héritiers-associés, de pourvoir, avec les produits du domaine, à l’établissement de tous ses enfants. Il aurait également le pouvoir d’assister dans leur dénuement les membres de la famille que le régime antérieur aurait plongés dans une irrémédiable corruption. Les petits propriétaires recevraient de cette même coutume un secours encore plus précieux.

Les familles de journaliers ruraux, qui possèdent une chaumière avec quelques petites dépendances, sentiraient plus que les autres les bienfaits d’un meilleur régime. Elles trouveraient surtout dans la coutume du Lavedan d’indicibles satisfactions : car elles échapperaient à la dure oppression du Code civil et de ses agents. Rien ne contribuerait plus à guérir deux plaies dangereuses de notre société, l’antagonisme des classes et la haine de l’autorité. Ces familles, en effet, se comptent en France par millions ; mais elles peuvent rarement offrir des moyens d’existence à leurs enfants. Ceux-ci, obligés de chercher du travail loin du foyer, livrés prématurément aux périls de l’indépendance, ne sont guère en situation d’acquérir les vertus qui ont élevé leur père aux premiers échelons de la propriété. N’ayant pu s’aider des conseils du père, ils ne profitent pas mieux du partage de sa succession. Si les héritiers vendent le domaine paternel à un étranger, ils dissipent promptement le produit de cette vente et retombent dans la classe dénuée de toute propriété. S’ils font un partage en nature, ils concilient difficilement l’exploitation de leur parcelle avec le genre de travail qu’ils ont adopté. Si l’un d’eux se porte acquéreur du domaine, il est gêné toute sa vie par l’hypothèque qu’il doit contracter au profit de ses cohéritiers. Souvent le partage fait naître entre les intéressés des procès ruineux et des haines ardentes toujours il leur impose des pertes de temps fort onéreuses, et il attribue, à titre d’impôts ou de frais, la majeure partie de l’héritage au fisc et aux officiers ministériels. Enfin, s’il s’agit d’enfants mineurs, le Code de procédure, sous prétexte de les protéger, dévore jusqu’au dernier centime de l’héritage[66].

Les Codes de la révolution ont ainsi multiplié outre mesure, sur la majeure partie du territoire, les classes nécessiteuses qui n’existaient guère autrefois que dans les villages à banlieue morcelée (§ 6). Ces populations méritent, autant que les pauvres proprement dits, la sollicitude des hommes dévoués au soulagement de leurs semblables. Sous ce triste régime, les individus, attachés au sol par une po-session inutile à leur bien être, ne songent point à se créer ailleurs un meilleur sort. Les plus énergiques sont excités par cette possession même à consacrer improductivement leur épargne à l’acquisition d’autres parcelles ; et leurs efforts n’aboutissent en résumé qu’à enrichir les usuriers des campagnes, les agioteurs des biens ruraux, le fisc et les gens de loi[67]. Les individus placés aux degrés inférieurs de cette classe ne possèdent, à vrai dire, que les charges de la propriété ; et c’est avec raison qu’ils ont reçu en beaucoup de lieux le nom de propriétaires indigents[68].

On a donc donné le change à l’opinion en signalant le Partage forcé comme une institution favorable à la petite propriété. La vérité est dans l’assertion opposée. Le Partage forcé est un fléau pour l’échelle entière de la propriété ; mais c’est à l’échelon inférieur que le mal se fait surtout sentir.

Cette vérité est mise en évidence lorsque l’on compare les populations qui ont adopté l’un ou l’autre régime de la petite propriété. Les propriétaires indigents pullulent dans les régions soumises au Partage forcé et à la famille instable[69] : ils ne s’offrent qu’à l’état d’exception dans celles où règnent la famille-souche et l’usage du testament. Sous le régime du Lavedan, par exemple, l’ouvrier qui ne vit d’abord que du salaire, et qui réussit à se créer un petit domaine par une longue suite d’épargnes, est assuré que les bienfaits de cette création resteront acquis à ses descendants. En effet, ces petits domaines ne s’élèvent que dans les lieux où il y a des salaires assurés pour le père, l’héritier et leurs enfants. L’épargne qui continue à être réalisée sur le salaire, et qui se complète par les produits du domaine, est dès lors employée à doter les enfants qui s’établissent au dehors. La famille groupée au foyer peut à l’avenir compter sur les avantages matériels et moraux de la propriété. Elle peut s’élever encore par le talent et la vertu des générations futures ; mais, sous l’influence du travail opiniâtre que la nécessité lui impose, elle ne peut plus déchoir désormais. Cette stabilité grandit jusqu’à ce que la famille ait acquis tout le terrain qu’elle peut cultiver de ses propres mains ; elle diminue, pour les grands domaines, à mesure que le propriétaire, moins étroitement soumis à l’obligation du travail, est plus enclin à oublier la loi morale.

En résumé, la famille-souche la mieux organisée est celle qui se maintient depuis vingt-cinq siècles sur les deux versants des Pyrénées, au midi dans le pays basque, au nord dans le Lavedan et les districts contigus. Elle constitue, pour les propriétaires de tout rang, le régime qui perpétue le mieux la situation des ancêtres. Elle fournit aux ouvriers laborieux et économes le meilleur moyen de s’élever à la propriété.

Cette admirable organisation renferme, en ce qui touche les problème sociaux de notre temps, toutes les solutions qu’on demande en vain aux révolutions, aux lois agraires, à l’association des ouvriers, à la déchéance des patrons et aux autres systèmes, injustes ou chimériques qui sont l’objet de tant d’inventions éphémères. Elle conserve sous nos yeux le bien-être aux races les plus prospères : elle le rendra aux masses souffrantes qui ont été désorganisées par la corruption de la monarchie absolue et par les violences de la révolution.

Nos compatriotes n’arrivent guère spontanément à cette solution si simple et si naturelle. Ils continuent à s’enorgueillir de la supériorité que l’opinion des Européens a longtemps accordée à la France ; mais ils ne comprennent pas que cette opinion eut pour origine les hautes influences morales, militaires et intellectuelles qui, au milieu du XVIIe siècle, créèrent la grande époque de saint Vincent de Paul, de Condé et de Descartes[70]. Ils ne voient pas que la prééminence nous est aujourd’hui refusée, et que ce changement d’opinion a été provoqué par les aberrations de ces lettrés du XVIIIe siècle, qu’ils se plaisent encore à louer. Ils persistent à propager par leurs discours, leurs écrits et leurs lois, les erreurs que J.-J. Rousseau a coordonnées systématiquement, dans le Contrat social. Égarés par ce sophiste, ils repoussent, sur les points fondamentaux de la vie sociale, les plus constantes traditions du genre humain et la pratique des peuples les plus prospères. Ils voient l’idéal de la famille dans l’indépendance individuelle de certaines races instables et sauvages[71]. Érigeant en dogme la perfection originelle de l’humanité[72] et guidés par une logique inflexible, ils attribuent aux gouvernements établis la source du mal qui sort de la nature même de l’homme.

Les maux qui désolent la France depuis la propagation des écrits de J.-J. Rousseau dérivent pour la plupart de cette erreur fondamentale. Je me suis appliqué à la combattre, dès le début de mes travaux, en me fondant sur l’observation directe des mauvais instincts de l’enfance. J’ai résumé ces observations en constatant que les sociétés les plus parfaites restent incessamment soumises à une invasion intestine de petits barbares qui ramènent sans relâche tous les mauvais instincts de la nature humaine. J’ai ainsi expliqué comment la décadence devient imminente, dès que les sociétés négligent un moment d’opposer à ce fléau naturel la discipline de l’éducation[73].

Mes récentes lectures me permettent de donner une grande force à ces vérités essentielles en les plaçant sous l’autorité de saint Augustin. Selon les observations directes faites par ce grand homme, les petits enfants ressentent avec une énergie croissant en proportion des forces physiques, l’orgueil, l’envie, la haine, la colère et les autres vices de l’humanité ; en sorte que la corruption déborde dès que les hommes faits n’inculquent plus, avec vigilance, aux jeunes générations la dignité des manières et le respect de la loi morale. À ce point de vue, Notre-Seigneur Jésus-Christ, en louant l’innocence des petits enfants, aurait fait allusion à leur faiblesse et non à leur volonté[74].

Les Français sont rejetés, par les erreurs du Contrat social, en dehors des enseignements de l’expérience[75] ; et ils s’engagent sans relâche dans des nouveautés imprudentes ou dans des voies inconnues qui ne les mènent qu’aux révolutions et aux catastrophes. Mais ces vagues aspirations sont condamnées par nos échecs réitérés et par les succès des peuples qui s’inspirent des principes opposés. Pour revenir à la prospérité après un état momentané de souffrance, ces peuples ont toujours eu recours au même procédé : ils ont restauré les mœurs et les institutions qui, ayant assuré leur bien-être dans le passé continuaient à fleurir chez les nations modèles de leur époque[76].

La famille du Lavedan et ses équivalents de l’étranger offrent ce double caractère. Cependant l’opinion est tellement égarée par les erreurs des deux derniers siècles et par les fausses conceptions de notre temps, que les hommes les plus éclairés en sont venus à ne tenir aucun compte des beaux modèles qu’ils ont sous les yeux. Cette aberration a opposé jusqu’à présent un obstacle absolu à la réforme. J’espère que cet obstacle cédera au plus efficace des enseignements, à l’évidence des faits. Je me suis donc appliqué à décrire dans le l’ivre suivant, avec les particularités d’une photographie sociale, un modèle qui a déjà frappé beaucoup de bons esprits. Je l’ai pris en France pour conjurer les répugnances que mes concitoyens opposent habituellement à l’imitation des étrangers, et, pour faciliter les vérifications, je l’ai choisi aux portes d’une ville fréquentée par des milliers de voyageurs. Les personnes dévouées à la prospérité de la patrie et à la réforme de l’Occident peuvent donc aisément constater elles-mêmes l’exactitude de ma description et la justesse des conséquences que j’en déduis. Elles partageront alors les espérances et l’admiration que ce modèle m’a inspirées !

Je rappelle que cet exemple est loin d’être une exception. Malgré quatre-vingts ans de persécution, les familles-souches que nous devrions imiter se comptent encore, en France, par dizaines de mille. Dans le reste de l’Europe, elles constituent, comme dans le passé, des populations entières, et, partout où elles se conservent avec l’obligation du travail quotidien, elles font régner la paix et la liberté.

Je redis enfin que la famille-souche montre surtout sa fécondité dans la classe des paysans. Or ce milieu social ne laisse pas le moindre prétexte au reproche banal adressé chez nous à la pratique de la transmission intégrale des ateliers de travail. En instituant à chaque génération un héritier, la famille-souche agricole ne sacrifie pas l’intérêt des cadets à celui de l’aîné. Loin de là, elle condamne ce dernier à renoncer toute sa vie, en faveur de ses frères, puis de ses propres enfants, au produit net de son travail. Elle obtient le sacrifice de l’intérêt matériel par une compensation tirée de l’ordre moral par la considération attachée à la possession du foyer paternel.

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    toute justice, au gentilhomme normand. (Lettres de Colbert, du 17 août au 27 septembre 1659.)

    l’embellissement du bourg : à faire grâce dans certains cas spécifiés enfin à recevoir le ferment des magistrats nouvellement élus. Quant à ses obligations, elles consistent à défendre la commune ; contre les ennemis du dehors, sans imposer les habitants, ni les requérir pour le service militaire pendant plus de vingt-quatre heures.

    Les bourgeois ont, sur le territoire communal concédé par le suiveur, la jouissance libre et gratuite des produits spontanés du sol, des forêts et des eaux, à la seule condition de se conformer a certaines règles d’ordre public. La pêche du poisson, l’abatte du bois et la cueillette des fruits sauvages fournissent aux familles, surtout aux moins aisées, des subventions précieuses, pour la nourriture, ainsi que pour la construction, l’ameublement, l’éclairage et le chauffage des habitations.

    Tel était le degré de liberté et de bien-être dont jouissaient les bourgeois de Beaumont, qu’ils se montrèrent constamment très attachés à leur organisation municipale. Aux états de Vermandois, réunis en 1556 pour la rédaction des coutumes de la province, ils déclarèrent fermement vouloir s’en tenir aux franchises contenues dans leur charte ; et au XVIIIe siècle ils résistèrent avec une énergie digne d’un meilleur succès, aux empiétements par lesquels la royauté, en opprimant les communautés à se dépouiller de leurs biens communs et privés, inculqua à la France le mépris des coutumes, puis l’esprit de révolution.

    Il ne faudrait pas d’ailleurs objecter que la constitution dont je viens d’esquisser les principaux traits n’aurait eu, au moyen âge, qu’un caractère exceptionnel. Les autres constitutions communales étaient, en général, fondées sur les mêmes principes. La charte de Beaumont elle-même fut octroyée par les seigneurs suzerains à un grand nombre de villes du nord-est de la France. Avant les attentats révolutionnaires de Louis XIV et de ses successeurs, cette loi régissait encore, dans cette région de la France, plus de cinq cents communautés. (Voir, pour plus de détails : la Loy de Beaumont par M. l’abbé Defourny, curé de Beaumont, 1 vol. in-8o, Reims, 1864.)

    Les institutions sociales, dont le résumé se trouve dans la Loy de Beaumont, assuraient à la population entière, dans le nord-est de la France, une foule de satisfactions. Les unes sont devenues

    m’a raconté, en 1833, une anecdote qui révèle à ce sujet la profondeur des convictions de nos voisins. Au congrès de 1815, ceux-ci ne comprenant pas, comme ils l’ont pu faire depuis, que le maintien de la puissance de la France est un intérêt européen, insistaient pour qu’on restreignit nos frontières du XVIIe siècle. Le diplomate anglais n’ayant pu obtenir à cet égard tout ce qu’il désirait, et se reportant par la pensée au principe dissolvant de notre loi civile, laissa échapper cette exclamation : « Après tout, les Français sont suffisamment affaiblis par leur régime de succession ! »

    milieu des petits propriétaires de Monein de clore son modeste rapport par une observation. Il me semble que les chefs de notre gouvernement devraient favoriser la transmission intégrale des domaines, au moins dans la petite propriété. L’État trouverait alors dans les campagnes une population valide, sobre, obéissante, nombreuse, et nullement révolutionnaire. Mais si la législation qui régit les successions est conservée, la France, à une époque prochaine, n’aura plus les mêmes éléments pour former ces magnifiques armées qui l’ont placée à la tête des nations guerrières." Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, les gouvernants trouveraient auprès des Autorités sociales (Organisation du travail, § 5) plus de lumières qu’auprès des fonctionnaires de la bureaucratie. Il faut d’ailleurs se rappeler que la faveur réclamée serait simplement l’abrogation du régime de désorganisation infligé à la petite propriété, au mépris de coutumes séculaires, par la loi de 1793 et par ses agents intéressés. (Note du 29 juillet 1870.)

    à Henri IV le bien-être dont jouissaient encore, en 1787, les petits propriétaires du Béarn. Ce bien-être se conservait depuis un temps immémorial sous la salutaire influence de la famille-souche, du domaine aggloméré, du testament, de la propriété libre et individuelle (§ 9). C’est, au contraire, l’existence de ce bien-être, resté dans l’esprit du roi avec les souvenirs d’enfance, qui suggéra à ce souverain le désir d’étendre les mêmes bienfaits aux contrées appauvries par l’organisation vicieuse de la famille et par les abus de la féodalité.

    sa maison et de son jardin. L’état de choses que je viens de décrire résolvait aisément au moyen âge certaines questions qui exigeraient aujourd’hui, chez les intéressés, beaucoup d’intelligence, de force morale et de dévouement chrétien. Les grands propriétaires qui, au moyen âge, avaient le respect et l’affection de leurs tenanciers, n’étaient pas tous plus habiles ou plus généreux que ceux de notre temps ; mais ils pouvaient concéder à bas prix des forêts et des terres incultes qui n’existent plus aujourd’hui. Là se trouve encore le secret de l’harmonie sociale qui, sous des régimes fort divers, chez les Russes, les Américains du Nord et les colonies britanniques de l’Australie.

    rares. Les autres manquent complètement, et elles n’ont été remplacées par de nouveaux avantages que pour une faible minorité. Pour accomplir la réforme que chacun réclame aujourd’hui, nous devons donc avant tout, sous la direction des érudits, apprendre à respecter les sentiments, les coutumes et les lois qui florissaient il y a six siècle, et qui, en 1556, faisaient encore repousser par les peuples toute idée de changement. La plupart des mobiles qui, au XIIe siècle, faisaient le bonheur des communes, auraient aujourd’hui la même efficacité. Il suffit, pour s’en convaincre, d’arrêter sa pensée sur les faits suivants.

    L’esprit chrétien qui portait l’archevêque Guillaume à réduire ses revenus pour augmenter le bien-être de ses sujets n’intervient guère maintenant dans les questions qui se débattent entre le fisc et les contribuables. Les conseils municipaux ne pensaient pas qu’une famille put se constituer dans la commune sans posséder en propre une maison et une parcelle de terre, tandis que ceux de nos grandes villes admettent, sous le régime des locations, les individualités les plus dégradées et les plus dangereuses du monde entier. Grâce à l’admirable organisation qui rejetait le poids du service militaire sur le possesseur, noble ou vilain, d’un fief concédé par l’archevêque, les familles étaient exemptes de ce service quand il n’y avait pas lieu de défendre le bourg et sa banlieue. Cependant les bourgeois de Beaumont étaient de courageux patriotes : en 1424, alliés à ceux de Mouzon, ils résistèrent avec un succès complet au roi d’Angleterre, qui, sous le titre de roi de France, commandait a Reims et dans la majeure partie de la Champagne. Les peuples étaient également exempts de tous les impôts, directs ou indirects, qui pèsent aujourd’hui sur l’exercice des métiers ou sur la fabrication, le commerce et la consommation de certains produits.

    Après le respect de la loi morale, le principal élément de succès était, à Beaumont comme dans tous les lieux où j’ai vu prospérer de nos jours le régime féodal, l’étendue des territoires non appropriés à la culture. Au XIIe siècle, le colon qui venait défricher un lot de la forêt seigneuriale avait la propriété du bois abattu, et, sauf la redevance stipulée par la Loy, l’usufruit perpétuel des champs et des prés créés par son travail. Il recevait d’ailleurs un concours de la communauté pour l’établissement de

  1. Dans toutes les régions à famille-souche on emploie un mot spécial pour exprimer cette dignité. Ainsi l’héritière de la famille décrite au Livre second est appelée Ayrété (Voir § 18.)
  2. Voir, par exemple : Caractères généraux de la famille-souche en Catalogne. (La Réforme sociale, Document F.)
  3. Voir la définition des paysans, ci-après § 33.
  4. L’Organisation du travail, p. 414.
  5. Les personnes qui ne connaissent que le régime des familles instables (§ 2) fondées sur la stérilité des mariages, auront d’abord peine à concevoir la régularité des événements qui se reproduisent périodiquement sous les deux régimes de familles stables. Ainsi, par exemple, la famille-souche du Lavedan, connue depuis un temps immémorial sous le nom de Mélouga, et décrite dans la monographie qui fait l’objet du Livre second, a institué et marié ses quatre dernières héritières aux époques indiquées ci-après :
    1787. Baptiste Vigneau, dite Mélouga, épouse Pierre Dulmo.
    1810. Dominiquette Dalmo. dite Méuga,ép Joseph Py
    1837. Savina Py, dite Méuga,ép Bernard Oustalet.
    1862. Marthe Oustalet dite Méuga,ép Pierre Cazaux.
  6. Dans plusieurs contrées, notamment dans le Lunebourg hanovrien les paysans envoient leurs enfants faire un stage, en qualité de domestiques, dans les familles amies qui se distinguent par la bonne tenue du foyer et de l’atelier. Chez les Anglo-Saxons, les Allemands et les autres races fécondes, les commerçants imitent, sous ce rapport, les paysans : ils font souvent des échanges momentanés d’enfants pour l’apprentissage du commerce et l’étude des langues.
  7. Les qualités morales qui conservent la frugalité sont la vraie source des familles-souches qui, depuis huit siècles, sont les principaux appuis de la France. Les § 23 à 27 et le budget des dépenses (§ 31) indiquent assez l’existence sévère que s’impose une famille qui possède un domaine de 32,000 fr., et qui, tous les quatre ans, établit un de ses enfants avec une dot de 2,400 fr. À une époque où on développe si imprudemment les grandes villes, il est utile de comparer la frugalité et la richesse du paysan au luxe et à l’indigence de beaucoup d’ouvriers urbains. (Voir, par exemple, les Ouvriers des deux mondes, t. II, Tailleur d'habits de Paris.)
  8. L'organisation du travail, p. 285.
  9. Il en a été de même pour une foule de communautés plus compliquées et moins naturelles que la famille-souche, qui existent en Europe depuis un temps immémorial. Tel est le cas pour les Fermiers à communauté taisible du Nivernais. (Les Ouvriers des deux mondes, t. V, p. 1 et 38.)
  10. Chaque année on voit arriver en Angleterre une foule d’anciens émigrants qui, après s’être enrichis dans les colonies, tiennent à revoir les lieux où s’est passée leur enfance. Ils quittent momentanément leurs somptueux établissements pour venir avec leurs enfants célébrer les fêtes de Noël dans la modeste maison où ils sont nés. Le même phénomène se reproduit dans les provinces basques et dans les hautes Alpes de la Suisse, de l’Italie et du Tyrol. Les émigrants de ces dernières régions répugnent généralement à se fixer dans les pays étrangers où ils se sont enrichis, et ils reviennent avec leur fortune fonder un établissement au lieu natal. C’est ainsi que s’élèvent des villages prospères dans les régions alpestres, qui ne seraient habités que par des chamois si elles n’étaient pas fécondées par les sentiments que crée la famille-souche.
  11. L’Organisation du travail, Document N, p. 531 à 533.
  12. Sous notre régime de familles instables et de lois écrites, où l’on rencontre rarement par ménage plus de deux enfants, où ceux-ci ont des âges fort rapprochés, où enfin l’opinion émane des classes urbaines, on ne se fait aucune idée des devoirs imposés à l’aîné des enfants dans une famille féconde de paysans : on ne saurait donc comprendre non plus les droits correspondant à ces devoirs. Cette ignorance des phénomènes les plus essentiels à une société-table constitue de nos jours une des regrettables lacunes de l’esprit français.
  13. Le développement précoce des aînés dans les communautés stables vouées aux travaux usuels, et l’idée que l’aînesse oblige, sont deux traits habituels des bonnes constitutions sociales. Dans une communauté déjà citée à la note 9, on a vu récemment un héritier de dix-huit ans diriger avec succès et préserver d’une ruine imminente un groupe de vingt personnes, dont quelques-unes avaient atteint un âge avancé. (Les Ouvriers des deux mondes, t. V, p.41.)
  14. Jules César, Commentaires, introduction.
  15. Le mal apparaît dans les meilleures organisations sociales. Même dans les régions à famille-souche, il s’offre à l’état d’exception. Le danger de l’adultère préoccupe peu les Basques chrétiens de notre temps ; mais il était peut-être plus redouté des Euskes primitifs qui ont fondé la coutume des héritières. (Note 4.)
  16. La femme sage et pudique a une grâce qui surpasse toute grâce.(L’Ecclésiaste, xxvi, 12.)
  17. Chez les Cantabres (les Basques), ce sont les maris qui apportent une dot à leurs femmes, et ce sont les filles qui héritent de leurs parents et qui se chargent du soin d’établir leurs frères. De pareils usages annoncent le pouvoir dont le sexe y jouit, ce qui n’est guère un signe de civilisation. (Strabon, III, IV, 18.) Cette description est d’autant plus concluante qu’elle constate l’existence d’une coutume que l’auteur grec, d’après les idées de sa nation, considérait comme incompatible avec un ordre régulier. Cette coutume est cependant celle qui a le plus contribué à conserver chez les Basques une fécondité et une liberté que la race grecque a perdues depuis longtemps.
  18. Plutarque (traduction d’Amyot), Paris, 1819, t. IV, p. 148.
  19. Chez les Germains, « les mariages sont chastes, et il n’est pas de trait dans leurs mœurs qui mérite plus d’éloges. Presque seuls entre les barbares, ils se contentent d’une femme, hormis un très petit nombre de grands qui en prennent plusieurs, non par esprit de débauche, mais parce que plusieurs familles ambitionnent leur alliance. Pour que la femme ne se croie pas dispensée des nobles sentiments et sans intérêt dans les hasards de la guerre, les auspices mêmes qui président à son hymen t’avertissent qu’elle vient partager des travaux et des périls, et que sa loi, en paix comme dans les combats, est de souffrir et d’oser autant que son époux. Aussi tes femmes vivent-elles sous la garde de la chasteté, loin des spectacles qui corrompent les mœurs, loin des festins qui allument les passions. Dans ce pays on ne rit pas des vices ; corrompre et céder à la corruption ne s’appelle pas vivre selon le siècle. Quelques cités, encore plus sages, ne marient que des vierges. La limite est posée une fois pour toutes à l’espérance et au vœu de l’épouse ; elle prend un seul époux, comme elle a un seul corps, une seule vie, afin que sa pensée ne voie rien au delà, que son cœur ne soit tenté d’aucun désir nouveau, qu’elle aime son mariage et non pas son mari. Borner le nombre des enfants, ou tuer quelqu’un des nouveau-nés, est flétri comme un crime et les bonnes mœurs ont là plus d’empire que n’en ont ailleurs les bonnes lois. » (Mœurs des germains. Tacite, Œuv. compl. Paris, 1831, t. VI, p. 29.)
  20. « Il y a tant d’imperfections attachées à la perte de la vertu chez les femmes, toute leur âme en est si fort dégradée, ce point principal ôté en fait tomber tant d’autres, que l’on peut regarder, dans un État populaire, l’incontinence publique comme le dernier des malheurs et la certitude d’un changement dans la constitution. » (Montesquieu, Esprit des lois, liv. VII, ch. VIII.)
  21. L’organisation du Travail, p. 73 et 77.
  22. L’organisation du Travail, p. 73 et 77.
  23. L’organisation du Travail, p. 77. Le lecteur qui voudra plus de défaits sur ce point fondamental de notre histoire trouvera dans la Vie des Saints ( collection latine des Bollandistes) des faits fort intéressants sur la vie rurale des nobles franks. On peut consulter notamment pour le VIe et le VIIe siècle les vies de saint Humbert (25 mars), de saint Maurant (5 mai) et de saint Médard (8 juin).
  24. On sait que les Germains ne bâtissent point de villes : ils ne souffrent pas même d’habitations réunies. Leurs demeures sont éparses, isolées, selon qu’une fontaine, un champ, un bocage, ont déterminé leur choix. Leurs villages ne sont pas, comme les nôtres, formés d’édifices contigus : chacun laisse un espace vide autour de sa maison. (Tacite, Mœurs des Germains, XVI. Voir La Constitution de l’Angleterre, t. Ier, p. 299, note.
  25. La pression qui fut exercée par les suzerains sur les propriétaires de fiefs est encore visible aujourd’hui dans la constitution britannique. Les lords qui, depuis trois siècles, en ce qui touche la transmission de leurs biens, ont repris la féconde coutume du testament conservée de tout temps par les petits propriétaires (§ 12), sont encore soumis au droit d’aînesse en ce qui touche la transmission de leur siège à la chambre haute. Malgré les vœux qui ont été souvent exprimés à titre individuel, les pouvoirs publics ont toujours refusé de subordonner cette dernière transmission à la volonté paternelle. Les pairs d’Angleterre sont contraints de laisser leur siège à leur fils aîné ; mais ils ont le droit de transmettre par testament leurs biens à tout autre héritier.
    C’est sous l’inspiration des mêmes sentiments que la Constitution française de 1832 n’a accordé qu’à titre d’exception et pour une fois seulement au souverain le droit de choisir son héritier. La Constitution de 1870 confirme ces dispositions. Elle porte dans son article 3 : « Napoléon III, s’il n’a pas d’enfant mâle, peut adopter les enfants et descendants légitimes dans la ligne masculine des frères de l’empereur Napoléon Ier… L’adoption est interdite aux successeurs de Napoléon III et à leur descendance. »
  26. J’emprunte le trait suivant à un Anglais, Arthur Young, qui, ayant adopté nos passions révolutionnaires, vit son ouvrage traduit, en 1793, par ordre du comité de salut public. « Quelques-uns des hôtels de Paris sont immenses, par l’habitude des familles de vivre ensemble, trait caractéristique qui, à défaut des autres, m’aurait fait aimer la nation. Quand le fils aîné se marie, il amène sa femme dans la maison de son père ; il y a un appartement tout prêt pour eux ; si une fille n’épouse pas un aîné, son mari est reçu de même dans la famille, ce qui rend leur table très animée. On ne peut, comme en d’autres circonstances, attribuer ceci à l’économie, parce qu’on le voit chez les plus grandes et les plus riches familles du royaume. Cela s’accorde avec les manières françaises ; en Angleterre, l’échec serait certain, et dans toutes les classes de la société. Ne peut-on conjecturer avec de grandes chances de certitude que la nation chez laquelle cela réussit est celle qui a te meilleur caractère ? (A. Young, Voyages en France, Paris, 2 vol. in-12, 1869, t. Ier, p. 369.) Les mœurs peu sociables de l’Angleterre, auxquelles A. Young fait allusion dans ce passage, sont celles que je critique ci-après (§ 15).
  27. Ces communautés jouissaient d’une indépendance qui a été détruite depuis deux siècles par la corruption des mœurs sous l’influence des cours, par les empiétements de la monarchie en décadence et par les violences de la révolution. Voir les travaux de M. l’abbé Defourny sur la Champagne, de M. l’abbé Hanauer sur l’Alsace, de M. de Maurer sur l’Allemagne occidentale. Ces travaux (cités dans l’Organisation du travail, p. 70 à 82) se rapportent à la région des villages à banlieue morcelée (§ 6), comprise entre les bassins de la Seine et du Rhin.
  28. Des communautés analogues formaient encore la base du régime agricole des provinces orientales de la Russie, aux trois époques où j’étudiai ces régions. Voir la monographie ayant pour titre : Paysans agriculteurs et charrons (à corvées) des steppes de terre-noire du pays d’Oremberg. (Les Ouvriers européens, t. II, ch. ii). Voir également une monographie décrivant une organisation analogue que j’ai observée, en 1846, dans la Hongrie centrale : Jobajjy, ou Paysans agriculteurs (à corvées) des plaines de la Theiss. (Les Ouvriers européens, t. II, ch. vii.) — Ces communautés ont été depuis lors modifiées : en Russie, par l’oukase de 1861 (voir la Réforme sociale, 66, X) ; en Hongrie, par diverses réformes postérieures à 1848. (Annuaire des Unions, 1876, ch. vi et vii)
  29. Voir la monographie ayant pour titre Paysans agriculteurs, portefaix et batelier-émigrants (à l’abrok) du bassin de l’Oka (Russie Centrale). (Les Ouvriers européens, t. II, ch. v.) Cette communauté de paysans m’a offert en 1853 un degré de bien-être que je ne croyais pas compatible avec une organisation féodale. Cependant cette organisation sociale reste inférieure à celle que signalent les recherches récentes de l’archéologie pour une foule de communautés rurales de la France aux XIIe et XIIIe siècles. Pour ramener au vrai ceux qui ont pu, comme moi, être égarés par les fausses notions d’histoire inculquées chez nous à la jeunesse, je ne saurais mieux faire que de renvoyer le lecteur aux ouvrages cités ci-dessus (note 1). Je signale notamment, l’état social acquis dès le XIIe siècle aux bourgeois laboureurs du petit bourg fortifié de Beaumont-en-Argonne, qui fait aujourd’hui partie du département des Ardennes. Ces bourgeois cultivaient individuellement la terre arable et les prés dont ils avaient l’usufruit perpétuel, comme les paysans russes de l’abrok, à la charge de payer un fermage convenu au seigneur propriétaire du fonds. Comme dans les autres communautés rurales de la Champagne, ces héritages constituaient une banlieue morcelée. Ils étaient contigus à une forêt communale, et ils étaient exploités sous le régime de la vaine pâture (§ 6). Toutefois, à l’aide du testament et du retrait lignager, les pères s’efforçaient de lier à la transmission des biens personnels la conservation de l’esprit de tradition dans leurs familles. Ainsi que dans les communes russes actuelles, les foyers domestiques n’étaient jamais l’objet d’une location chaque chef de famille possédait au moins une maison dans le bourg et un jardin dans la banlieue.
    La communauté de Beaumont a été régie pendant six siècles par la charte que lui donna spontanément, en 1182, son suzerain, Guillaume de Champagne, archevêque de Reims, et que Charles V, roi de France, cessionnaire en 1379 des droits des archevêques, s’engagea à respecter.
    Aux termes de cette charte, les redevances annuelles, qui représentent à la fois la rente due au propriétaire du fonds et l’impôt dû au seigneur chargé de la défense du sol, sont fixées une fois pour toutes. Elles comprennent : 2 francs (monnaie actuelle) pour la maison et le jardin ; 1 fr 76 par hectare de près un sixième des céréales récoltées sur les terres d’ancienne culture ; un septième des céréales récoltées sur les terres défrichées après l’octroi de la charte. Les libertés locales sont développées dans des proportions inconnues de nos jours, sans aucun inconvénient pour les droits du seigneur et pour la paix publique. Les bourgeois élisent chaque année leurs magistrats municipaux, qui gouvernent la commune, rendent la justice civile ou criminelle, et donnent l’authenticité aux contrats. Les décisions touchant les intérêts communs font prises, sur la place de l’église paroissiale, par une assemblée composée du maire, des échevins et de quarante des bourgeois les plus éclairés.
    Le seigneur intervient à peine dans ce petit gouvernement local. Ses prérogatives se bornent à nommer un juré qui, de concert avec deux autres désignés par les bourgeois, surveille l’emploi des fonds alloués sur les revenus seigneuriaux pour la défense et
  30. Voir les belles études de M. O. Teissier sur la transmission régulière des foyers de famille à Toulon (Var), depuis le moyen âge jusqu’à la révolution de 1789. (Histoire de Toulon au moyen âge, avec un plan de 1442 ; Paris, 1869. — Voir aussi la Réforme sociale, 30, V, n. 2.) — Les admirables mœurs de toutes les classes, urbaines ou rurales, de l'ancienne société provençale ont été décrites par M. Ch. de Ribbe dans plusieurs ouvrages excellents : Une famille au XVIe siècle, 3e éd. — Les familles et la société en France avant la révolution, 4e édit. — La vie domestique, ses modèles et ses règles, 2e édit. — Voir aussi Ch. de Ribbe : Les Livres de raison des familles florentines (Annuaire des Unions, t. III) ; L. Guibert, la Famille en Limousin d'après les testaments et la coutume. (La Réforme sociale, avril 1883.)
  31. L’organisation du travail, p. 78.
  32. Joinville, Histoire de saint Louis (en langage moderne), 1 vol, in-18, Paris, 1868.
  33. Ouvriers tenanciers travaillant, moyennant salaire, pour le propriétaire. (La Réforme sociale, 34, XIX.)
  34. C’est, par exemple, sous l’influence combinée de ces deux causes que les propriétaires ruraux de la vallée d’Andorre conservent jusqu’à ce jour leur autonomie, à la limite commune de la France et de l’Espagne.
  35. Les petites communautés rurales, soumises au régime féodal (§ 11), montrèrent souvent la même tendance, lorsque les rois donnaient l’exemple de la vertu. Ainsi la communauté de Beaumont-en-Argonne, dont les institutions furent adoptées par plus de cinq cents communautés de la Champagne, passa en 1379 sous la suzeraineté directe de l’héritier de saint Louis, après avoir relevé pendant longtemps des archevêques de Reims. (L’Organisation du travail, p. 79.)
  36. « Le 12 août 1787. — En prenant la route de Moneng (Monein), je suis tombé sur une scène si nouvelle pour moi en France, que j’en pouvais à peine croire mes yeux. Une longue suite de chaumières bien bâties, bien closes et confortables, construites en pierres et couvertes en tuiles, ayant chacune son a petit jardin entouré d’une haie d’épines nettement taillée, ombragé de pêchers et d’autres arbres à fruit, de beaux chênes épars dans les clôtures, et ça et là de jeunes arbres traités avec ce soin, cette attention inquiète du propriétaire, que rien ne pourrait remplacer. De chaque maison dépend une ferme parfaitement enclose ; le gazon des tournières dans les champs de blé est fauché ras, et ces champs communiquent ensemble par des barrières ouvertes dans les haies. Les hommes portent des bonnets rouges comme les montagnards d’Écosse. Quelques parties de l’Angleterre (là où il reste encore de petits semainiers) se rapprochent de ce pays de Béarn, mais nous en avons bien peu d’égales à ce que je viens de voir dans ma course de douze milles de Pau à Moneng. Il est tout entre les mains de petits propriétaires, sans que les fermes se morcellent assez pour rendre la population misérable et vicieuse. Partout on respire un air de propreté, de bien-être et d’aisance qui se retrouve dans les maisons, dans les étables fraîchement construites, dans les petits jardins, dans les clôtures, dans la cour qui précède les maisons, jusque dans les mues de volailles et les toits à porcs. Peu importe au paysan que son porc soit mal abrité, si son propre bonheur tient à un fil, à un bail de neuf ans. Nous sommes en Béarn, à quelques milles du berceau d’Henri IV ; serait-ce de ce bon prince qu’ils tiennent tant de bonheur ? Le génie bienveillant de cet excédent monarque semble régner encore sur le pays : chaque paysan y a la poule au pot. — Trente-quatre milles (ou cinquante-cinq kilomètres parcourus). ( Voyage en France pendant les années 1787, 1788, 1789, par Arthur Young, 2 vol. in-18 ; Paris, 1860, t. I, p. 72.)
    « Le 13 août. — L’agréable tableau d’hier se déroule encore devant nos yeux beaucoup de petites propriétés, toutes les apparences du bonheur champêtre. Navarreins est une petite ville murée et fortifiée, ayant trois rues principales qui se coupent à angle droit, et une petite place. Des remparts on domine une belle campagne. La fabrication de la toile est très répandue. Jusqu’à Saint-Palais, le pays est le plus souvent enclos, et, pour la plupart du temps, par des haies admirablement venues a et soigneusement coupées. — Vingt-cinq milles (quarante kilomètres parcourus). » ("Ibidem, t. I, p. 73.)
    A. Young reproduit dans ce passage un regret que j’ai entendu souvent exprimer en Angleterre touchant la disparition des petits propriétaires ruraux (§ 15). Il se trompe d’ailleurs en attribuant
  37. L’une des regrettables lacunes de notre histoire est le manque d’informations méthodiques sur les efforts tentés, pour la conservation ou la restauration des libertés locales, pendant les six siècles qui ont précédé la révolution de 1789. Ces efforts sont habituellement venus des petits propriétaires ruraux et de la petite noblesse alliés d’abord contre les grands vassaux, puis contre les monarques absolus. Dans ces tentatives si dignes d’un meilleur sort, la France a été moins heureuse que l’Angleterre ; mais elle devrait du moins honorer la mémoire de ses héros et de ses martyrs. L’un des plus douloureux épisodes de cette histoire est la condamnation et la mort du marquis de Bonnesson, à l’époque où la cour refusa d’accomplir les promesses qu’elle avait faites, pendant la guerre de la Fronde, pour obtenir la pacification de la Normandie. Colbert a raconté lui-même à Mazarin, en faisant étalage de son zèle, le traitement cruel infligé, au mépris de
  38. Voir ci-après (§ 15) la citation de cet événement mémorable et le jugement ajouté à cette citation par Edmund Burke. — V. aussi la Constitution de l’Angleterre, notamment t. Ier, liv. II, ch. VII.
  39. L’Organisation du Travail, § 17, 6e époque de l’histoire de France. — A. de Tocqueville, l’Ancien régime et la Révolution, liv. III, ch. VII.
  40. L’Organisation du travail, p. 474 à 478. — Voir aussi, dans le Bulletin de la société d’Économie sociale, t. IV, p. 45, et t. VII, 2e partie, p. 1, les rapports de MM. Rameau et Claudio Jannet.
  41. Il existe une transition insensible entre le partage forcé tempéré par les testaments, et la liberté testamentaire restreinte par les légitimes ; on ne peut donc établir, en théorie, une démarcation tranchée entre les deux modes d’hérédité. Dans la pratique, on constate que l’influence des testaments tend à s’effacer lorsque le propriétaire ne peut, dans tous les cas, disposer au moins de la moitié de ses biens. Je suis donc conduit à rattacher à la liberté testamentaire les régimes sous lesquels la quotité disponible est fixée, dans tous les cas, au moins à moitié. Ainsi définie, la liberté testamentaire existait avant la révolution dans tous les pays du Midi, où le droit romain était en vigueur ; elle était consacrée aussi par les coutumes de Paris et d’Orléans ; enfin elle a été adoptée par la plupart des législations modernes, après de longues et sérieuses études, notamment par les codes civils de la Prusse, de l’Autriche, de l’Italie (1866). En Angleterre, comme aux États-Unis et au Canada, la liberté testamentaire est absolue. (Voir la Réforme sociale, liv. II, ch. 21.)
  42. Les extraits consignés ci-après mettent en complète évidence les idées antisociales qui firent abroger la plus vénérable coutume des peuples civilisés, et qui étonnèrent les réclamations que cette funeste décision suscita immédiatement, même parmi les partisans de la révolution.
    Extrait du Moniteur. (Séance du 7 mars 1793.) — « N… demande que les testaments faits en haine de la révolution soient abolis. — Mailhe dit qu’il faut remonter à la source du mal. Il constate que beaucoup de pères ont testé contre des enfants qui se sont montrés partisans de la révolution. – Prieur:Je demande que la loi se reporte en juillet 1789. Sans cela, vous sacrifiez les cadets voués à la révolution; vous sanctionnez la haine des pères pour les enfants patriotes. — N… Je demande au moins qu’on abolisse à dater de ce jour. »
    Jamais on n’avait vu, chez un peuple civilisé, des intérêts aussi grands tranchés par de si faibles raisons. Ce texte du Moniteur est la plus évidente condamnation de la loi, qui fut arrachée par la Terreur à une majorité pusillanime, qui détruisit les institutions datant de vingt-cinq siècles (§ 9), qui, depuis lors, en propageant la stérilité dans le mariage, a plus affaibli la France que ne l’eût fait la perte de cent batailles.
    Extrait du Moniteur. (séance du 28 décembre 1793.) — « La loi sur l’égalité des partages a déjà occasionné beaucoup de désordres dans bien des familles ; vous avez fait un grand acte de justice ; vous avez voulu frapper les grandes fortunes, toujours dangereuses dans une république ; mais, la loi étant générale, les petits propriétaires ont été atteints. » (Discours de Cambacérès.) — « La Convention a cru établir un grand principe, et elle a, pour ainsi dire, jeté une pomme de discorde dans toutes les familles ; des procès sans nombre vont être le résultat de cette loi. Si elle est reconnue nuisible, elle doit être a rapportée. » (Discours de Thuriot.)
    « Je m’oppose à tout nouvel examen du principe. L’égalité du partage est un principe sacré, consacré dans la déclaration des droits. Votre loi, juste et bienfaisante, a excité des réclamations, dit Thuriot ; oui, mais de la part des ennemis de la révolution… » (Discours de Phélippeaux, appuyé de ceux de Bourdon de l’Oise, de Pons de Verdun, etc.)
    Les personnes qui, dans nos assemblées révolutionnaires, firent prévaloir le partage forcé sous la pression de la Terreur, venaient en général des villes ou des contrées à domaines morcelés et à familles instables (§6) où régnait la coutume du partage égal. Au mépris de l’expérience et de la raison, cette coutume fut ainsi imposée par la violence aux contrées à domaines agglomérés et à familles stables (§ 9), qui prospéraient au moyen de leurs coutumes séculaires de transmission intégrale.
  43. Voir un précis sommaire sur l’histoire des régimes de succession de la France. (La Réforme sociale, 23, IV à VI.)
  44. « Mon frère, je veux avoir à Paris cent fortunes, toutes s’étant élevées avec le trône et restant seules considérables ; puisque ce ne sont que des fidéicommis, et que ce qui ne sera pas elles, par l’effet du Code civil, va se disséminer. »
    « Établissez le Code civil à Naples ; tout ce qui ne vous est pas attaché va se détruire alors en peu d’années, et ce que vous voulez conserver se consolidera. Voilà le grand avantage du Code civil. Il faut établir le Code civil chez vous ; il consolide votre puissance, puisque, par lui, tout ce qui n’est pas fidéicommis tombe, et qu’il ne reste plus de grandes maisons que celles que vous érigez en fiefs. C’est ce qui m’a fait prêcher un Code civil, et m’a porté à rétablir. (Lettre, du 5 juin 1806, de Napoléon Ier au roi Joseph. — Mémoires du roi Joseph, t. II, p. 275 ; Paris, 1853.)
  45. Le partage forcé, qui matériellement détruit le foyer familial par ses licitations périodiques, et qui moralement substitue à l’esprit de famille l’égoïsme individuel, provoque directement la stérilité du mariage. Le lamentable arrêt de la population française a été étudié dans ses causes comme dans ses effets. « Les lois de succession, dit M. Paul Leroy-Beaulieu, peuvent entrer pour une part considérable dans la lenteur de l’accroissement de la population française. On a voulu empêcher le bourgeois, comme le paysan, de faire ce que l’on appelait jadis un aîné, c’est-à-dire d’avantager un des enfants ; on n’y a réussi qu’en partie. On peut toujours faire un aîné en supprimant les cadets ; c’est à atteindre ce beau résultat que s’ingénient une foule de familles françaises. Si des lois ont pour effet de pousser la plus grande partie de la population à n’avoir qu’un enfant par famille, il faut avouer que ces lois, pour sacro-saintes qu’on les tienne, non seulement outragent la morale, mais conspirent contre la grandeur nationale. » (L’Économiste français, mars 1880.) — Voir dans le même sens la République française, 10 février 1880. Consulter sur la population en France les remarquables travaux de MM. Levasseur et Bertillon, l’anatyse qu’en a donnée l’Annuaire de l’économie sociale pour 1880, le travail de M. Urbin Guérin sur la Famille et la population (La Réforme sociale, n° du 15 septembre 1882) et le Rapport si complet de M. Cheysson à la Société d’économie sociale. (La Réforme sociale, n° du 1er juillet 1883.)
  46. Les désordres de la jeunesse riche ont singulièrement contribué à développer le mal aux époques de corruption. Sous les derniers Valois, ils ont été signalés dans les mêmes termes que pendant la décadence des Grecs et des Romains. Sous les règnes de Charles IX et de Henri III, l’auteur des Essais signala ce danger dans les termes suivants :
    « Platon, en ses loix, n’estime peste au monde plus dommageable à sa cité, que de laisser prendre liberté à la jeunesse de changer en accoutrements, en gestes, en danses, en exercices et en chansons d’une forme à une aultre. » ( Montaigne, Essais, I, xliii.)
  47. À l’époque de Montaigne, les désordres émanant du droit de naissance au sein des classes riches étaient surtout la spécialité des aînés : aujourd’hui, ils règnent également chez tous les enfants d’une même génération. Sous l’influence des fortunes rapides créées de notre temps, le mal s’est développé avec une rapidité extrême. On en peut juger par un fait significatif. Les autorités publiques, après avoir enlevé aux pères le pouvoir de réprimer les vices de leurs enfants, ont le devoir d’intervenir elles-mêmes quand ces vices excèdent certaines limites. Elles interdisent aux jeunes prodigues le pouvoir de dissiper leur fortune. Or on a constaté que le nombre des prodigues annuellement soumis à un conseil judiciaire augmente sans cesse au sein d’une population décroissante. L’usage du tabac devenu presque général, en France, pendant le cours de la dernière génération, est encore un funeste exemple de la décadence qui peut être introduite au sein d’une race d’hommes, par l’esprit de nouveauté de la jeunesse riche. Il est peu de désordres qui aient exercé une influence aussi regrettable sur la constitution physique, intellectuelle et morale de notre nation.
  48. Les Ouvriers des deux Mondes, t. II, le porteur d’eau de Paris. — Note sur l’ancien régime des successions conservé en Auvergne, par M. Delbet. — Les Ouvriers des deux Mondes, t. III, le paysan et savonnier de la Basse-Provence. — Note sur l’organisation et la transmission de la propriété chez les paysans de l’ancienne Provence, dits Ménagers, par M. Ch. de Ribbe. — Bulletin de la Société d’économie sociale, t. II : Mémoires de MM. Claudio Jannet, Eugène Helme et don Antonio de Trueba, sur l’organisation de la famille dans les départements de l’Isère, de la Drôme, et dans la province de Biscaye ; Rapport de M. A. Cochin et discussion générale. — Enquête sur l’état des famines et l’application des lois de succession dans les départements des Basses-Alpes, des Hautes-Alpes, des Alpes-Maritimes, des Bouches-du-Rhône, du Var, de Vaucluse et partie du Gard, par M. Claudio Jannet ; Rapport de M. A. Gigot et discussion générale.
  49. L’Organisation du travail, p. 331, note 2. — L’enquête, dont l’utilité est signalée dans cette note, démontrerait, que le commerce des immeubles ruraux, avec les exagérations que lui imprime le Code civil, exerce un influence très fâcheuse sur le caractère de notre nation. Le commerce des immeubles est malsain, et, au fond, malgré les excitations données par la loi, l’opinion publique s’inspire, à ce sujet, d’un sentiment très juste. Beaucoup d’hommes estimés ont réclamé chez nous les révolutions sociales, mais ils ne se sont guère engagés dans les bandes noires.
  50. Dans l’Annuaire des Unions, M. Jonquières montre comment dans le Rouergue l’union de la famille et de son foyer a peine à se maintenir en présence de l’action dissolvante du Code civil. Jusqu’ici, dans l’opinion unanime de toutes les classes de la population, comme de tous les membres de chaque famille faire un oustal, faire une maison, ce n’était pas favoriser un enfant au détriment des autres, c’était maintenir pour de longues années, en vue du profit réel de tous, l’union que la nature a créée et que la mort du père ne doit pas détruire. (Ann. de 1876, ch. xiii, voir aussi : Bulletin de la Société d’économie sociale, t. V.) Histoire récente de paysans français sous le régime du Code civil, par M. Demolins.
  51. Je viens d’obtenir une vérification curieuse des faits exposés dans tous mes ouvrages, touchant l’action délétère exercée par le Code civil, surtout en ce qui concerne la petite propriété. En relisant ces jours derniers, sur l’épreuve d’imprimerie, la charmante description (§ 12, note 6) d’A. Young sur les petits propriétaires de Monein, j’ai conçu le désir de rechercher quel est, en cette localité, l’état actuel des choses. J’ai eu recours à un procédé d’enquête qui m’a toujours réussi je me suis adressé à M. le curé de Monein, bien que je n’aie point l’honneur de le connaître personnellement. Ce digne prêtre confirme toutes mes enquêtes précédentes, dans une lettre fort intéressante, du 24 juillet 1870. Selon lui, les bonnes mœurs et la prospérité signalées par l’auteur anglais se conservent encore chez beaucoup de familles-souches à domaines agglomérés, avec l’autorité paternelle, la fécondité et la transmission intégrale du domaine. Mais cette prospérité a sa source dans le passé et non dans le présent. Elle est même détruite sans relâche par le Code civil et par les influences révolutionnaires émanant des villes du voisinage. Le vénérable curé termine sa lettre par cette réflexion profondément vraie que lui suggérait l’approche d’une guerre redoutable :
    « Permettez à un prêtre qui a vécu plus de quarante ans au
  52. L’Organisation du travail, p. 449.
  53. La Réforme sociale, 34, XI.
  54. Les Ouvriers européens, t. IV, Fondeur du Hundsruck, notes. — La Réforme sociale, 34, XXIV.
  55. Sur les réunions de parcelles territoriales (Bulletin de la Société d’économie sociale, t. IV, p. 521) ; sur les lois successorales pour la constitution du domaine patrimonial en Allemagne et aux États-Unis (La Réforme sociale du 1er juillet 1883) ; et ci-après Documents A et B.
  56. L’Organisation du travail, p. 515.
  57. Voir, dans L’Organisation du travail, les cinq paragraphes où est développée cette vérité. — § 56 la corruption du langage et l’abus de quatre mots. — § 57 : l’abus du mot liberté. — § 58 : l’abus du mot progrès. — § 59 l’abus du mot égalité. — § 60 : l’abus du mot démocratie.
  58. La Constitution de l’Angleterre, liv. V, ch. ix.
  59. Bulletin de la Société d’économie sociale, t. II, p. 518, et t. III, par 613. — Voir ci-après, Document A.
  60. Des travaux récents sur « l’histoire de l’Inde avant notre ère » nous offrent une curieuse application du même principe dans la législation des premiers conquérants de la presqu’île indienne. — La loi de Manou porte : Il est ordonné à un Çoudra (race des vaincus) d’épouser une fille de sa classe, et non une autre : Tous les enfants qui naîtront d’elle devront avoir des parts égales, quand même il y aurait des centaines de fils. » Dans la pensée des Brahmanes, la concentration des héritages est pour les familles des conquérants (Aryas) une garantie de puissance, et leur dissémination un principe d’un affaiblissement pour les Çoudras. Vivien de Saint-Martin, l’Inde, ses origines et ses antiquités. ― Transformation sociale des Aryas Védiques. (Note de 1883.)
  61. J’extrais de cette ici et de l’un de ses commentaires les passages suivants ;
    « Toute propriété dont un papiste est ou sera en possession sera de la nature du Gavelkind (partage égal entre les fils conservé comme régime ab intestat par certains districts anglais). L’héritage en sera attribué à tous les fils de ce papiste, par portions égales, et ne passera pas à l’aîné de ses fils (section 10)… Mais si le fils aîné de ce papiste est protestant, la propriété lui sera transmise conformément à la loi commune du royaume (section 12). »
    « Cette loi, remarque Edmund Burke (Œuvres complètes, t. IV, p. 7 ; Londres, 1856), devait conduire à d’importantes conséquences. En premier lieu, par l’abolition du droit d’aînesse, peut-être à la première et certainement à la seconde génération, les familles de papistes, si respectables qu’elles soient, si considérable que soit leur fortune, seront certainement anéanties et réduites à l’indigence, sans aucun moyen de se relever « par leur industrie et leur intelligence, étant empêchées de conserver aucune sorte de propriété. En second lieu, cette loi supprime te droit de tester, qui a toujours été acquis aux petits a propriétaires, et dont les grands propriétaires sont également en possession depuis la loi 27 de Henri VIII… » Ce texte et ce commentaire, rapprochés des opinions émises en 1793 par les législateurs de la Convention et en 1806 par Napoléon Ier (§13, notes 4, 5 et 6), démontrent que, des deux côtés du détroit, on n’a fait appel au Partage forcé que pour détruire la tradition des manières, des idées et des sentiments dans la famine, c’est-à-dire l’une des grandes forces d’un peuple libre. Les hommes d’État de l’Angleterre continuent à apprécier de la même manière les conséquences du Partage forcé ; et je doute que, malgré la liberté extrême laissée dans ce pays aux opinions, même les plus bizarres, on puisse citer un seul écrivain favorable à ce régime. Chaque année, depuis que les lettrés conquièrent l’influence qui n’appartenait autrefois qu’aux vraies Autorités sociales, on voit se produire des projets de réforme tendant à développer le principe de l’égalité des partages dans la loi ab intestat (La Réforme sociale, 22, 11) ; mais personne, à ma connaissance, n’a jamais proposé dans ce pays de restreindre en quoi que ce soit la liberté testamentaire acquise à tous les citoyens. M. le comte de Rayneval, l’un de nos diplomates éminents,
  62. On ne saurait trop recommander de lire et de méditer les admirables modèles que M. de Ribbe a décrits d’après les documents originaux. Ces exemples témoignent à la fois combien était utile l’institution des Livres de raison, et combien serait fécond pour la famille un retour à cette antique coutume. (Voir surtout : Ch. de Ribbe, le Livre de Famille et Bulletin de la Société d’économie sociale, t. VI, p. 161 : Les Livres de raison et leur rétablissement dans la coutume des familles comme moyen de réforme, par M. Ch. de Ribbe.
  63. Les Ouvriers européens, t. III, ch. iv, § 19, sur l’heureuse expansion des paysans à familles-souches ; t. IV, ch. ii,§ 20, le morcellement exagéré et l’émigration pauvre. La réforme sociale, 39, V.
  64. L’organisation du travail, p. 468 et 477. Grâce à d’éminents écrivains, parmi lesquels on doit citer M. Paul Leroy-Beaulieu (De la Colonisation chez les peuples modernes, 2e édit., 1882, préface), l’opinion publique semble comprendre que notre patrie, sous peine d’une déchéance définitive, ne peut plus se désintéresser des œuvres de colonisation. Mais, d’autre part, la certitude de l’héritage détruit tout esprit d’entreprise parmi la jeunesse, et retient la France dans une situation d’irrémédiable infériorité. Voir sur ce point les déclarations décisives de nos chambres de Commerce. (Les Lois de succession appréciées dans leurs effets économiques par les chambres de commerce de France, par le comte de Butenval, in-18, 3e édit., 1883.)
  65. Dans nos familles-souches de métayers du Limousin et de la France centrale, la désorganisation du foyer vient habituellement de la rébellion des brus, qui inculquent toujours leurs rancunes à leurs maris. La conscription est également une cause de ruine pour ces familles ; mais, par compensation, elle donne souvent la priorité au mariage de la fille aînée, qui devient ainsi la première associée de sa mère et accepte docilement son autorité. Cette compensation aux inconvénients de la guerre, de la paix armée et des expéditions maritimes, m’a été souvent signalée dans les contrées à famille-souche.
  66. Voir les détails présentés à ce sujet dans le IIe Appendice. Voir aussi les comptes rendus annuels de la justice civile et criminelle : il y est constaté que, pour les ventes judiciaires de petits domaines, faites pour protéger les enfants et les autres catégories d’incapables, la sollicitude du législateur entraîne toujours la ruine des protégés. Voir enfin le Document C.
  67. Voir ci-après, Ier Appendice.
  68. Les Ouvriers européens, t. V, Manœuvre agriculteur du Morvan, notes. — La Réforme sociale, 34, XVI.
  69. Les Ouvriers européens, p. 196 ; t. V, Mineur émigrant de la Galice, notes.
  70. L’Organisation du travail, p. 104, et note 15.
  71. « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers… La plus ancienne de toutes les sociétés est la famille : encore les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au père ; le père, exempt de soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance. » (J.-J. Rousseau, du Contrat social, introduction des chapitres i et ii.) Les Français ne se réformeront point tant qu’ils s’inspireront de tels écrits. Jamais, en effet, on n’a faussé davantage, en quatre phrases, la vraie notion d’une société libre et prospère. Jamais on n’a plus naïvement ravalé l’homme au niveau de la brute. L’enfant, loin d’être libre en naissant, est, au contraire, dépendant de tout ce qui l’entoure. Il ne s’élève au degré de liberté et de bien-être que sa race a conquis par une longue suite d’efforts, qu’en se soumettant avec docilité à la loi morale et aux traditions que ses parents et ses maîtres lui enseignent. Devenu homme, il conserve cette liberté et il ne la transmet à ses descendants qu’en restant uni à une nombreuse famille par les liens du respect et de l’amour. Enfin, c’est en s’appuyant sur cette famille, la plus douce et la plus naturelle des communautés, qu’il échappe à la tyrannie des gouvernants de la commune, de la province et de l’État.
  72. « Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes écrits, est que l’homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre ; qu’il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. » (J.-J. Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris.) Pour reconnaître la fausseté de cette doctrine, il n’est pas nécessaire d’apprendre à gouverner les hommes : il suffit d’élever avec sollicitude ses propres enfants. Dans toute famille nombreuse, les parents ont occasion de constater chez leurs enfants, que tous les germes de la perversité se développent en même temps que les premières inclinations de la nature. On s’explique aisément que les girondins, les terroristes et les autres disciples de Rousseau aient échoué en partant de telles doctrines. On comprend aussi qu’ils aient attribué leur insuccès à la méchanceté de leurs adversaires politiques, et qu’ainsi ils aient été amenés à commettre tant d’actes inouïs d’injustice et de cruauté.
  73. La Réforme sociale, 28, V, et 47, III. — La Constitution essentielle, ch. I et VI.
  74. « La faiblesse des organes est innocente chez les enfants, mais non pas leur âme. J’ai vu, j’ai vu moi-même un petit enfant dévoré par la jalousie : il ne parlait pas encore ; mais, tout pâle, il regardait d’un œil haineux son frère de lait. Est-ce innocence, chez un enfant, que de ne vouloir pas partager une source de lait, si abondante et même trop abondante, avec un enfant aussi que lui ? Est-ce là donc, mon Dieu, cette innocence des enfants ! Non, cette innocence n’existe pas. Ce qu’ils sont alors avec leurs maîtres et leurs pédagogues pour les noix, les balles, les oiseaux, ils le sont plus tard avec tes rois et les magistrats pour de l’or, des terres, des esclaves ; les objets de la passion changent avec les années, comme de plus grands supplices succèdent aux châtiments de l’enfance ; mais, au fond, c’est toujours la même chose. Vous n’avez eu d’autre pensée que de nous donner une leçon d’humilité dans la petite stature des enfants, lorsque vous avez dit (Saint Matthieu, xix, 14) : Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent. » (Saint Augustin, Confessions, I, vii, 19.)
  75. Dans son beau livre sur les Origines de la France contemporaine, M. Taine a mis cette vérité en lumière avec toute la vigueur de son puissant esprit. « Appliquez le Contrat social si bon vous semble ; mais ne l’appliquez qu’aux hommes pour lesquels on l’a fabriqué. Ce sont des hommes abstraits qui ne sont d’aucun siècle et d’aucun pays, pures entités écloses sous la baguette métaphysique. En effet, on les a formés en retranchant expressément toutes les différences qui séparent un homme d’un autre, un Français d’un Papou, un Anglais moderne d’un Breton contemporain de César, et l’on n’a gardé que la portion commune. On a obtenu ainsi un résidu prodigieusement mince, un extrait infiniment écourté de la nature humaine, c’est-à-dire, suivant la définition du temps, « un être qui a le désir du bonheur et la faculté de raisonner, » rien de plus et rien d’autre. On a taillé sur ce patron plusieurs millions d’êtres absolument semblables entre eux ; puis, par une seconde simplification aussi énorme que la première, on les a supposés tous indépendants, tous égaux, sans passé, sans parents, sans engagements, sans tradition, sans habitudes, comme autant d’unités arithmétiques, toutes séparables, toutes équivalentes, et l’en a imaginé que, rassemblés pour la première fois, ils traitaient ensemble pour la première fois. De la nature qu’on leur a supposée et de la situation qu’on leur a faite, on n’a pas eu de peine à déduire leurs intérêts, leur volonté et leur contrat. Mais, de ce que le contrat leur convient, il ne s’ensuit pas qu’il convienne à d’autres. Au contraire, il s’ensuit qu’il ne convient pas à d’autres, et la disconvenance sera extrême si on l’impose à un peuple vivant ; car elle aura pour mesure l’immensité de la distance qui sépare une abstraction creuse, un fantôme philosophique, un simulacre vide et sans substance, de l’homme réel et complet. » (La Révolution, t. Ier, p. 183.)
  76. Les extraits suivants prouvent que les anciens comme les modernes se sont accordés pour ériger en préceptes cette judicieuse pratique.
    Xénophon résume ainsi, dans un dialogue entre Socrate et Périclès, les causes de la décadence d’Athènes et les moyens de réforme. « Alors Périclès : ― Je m’étonne, Socrate, que notre ville ait ainsi décliné. Pour moi, je pense, reprit Socrate, que de même qu’on voit certains athlètes, qui t’emportent de beaucoup sur d’autres par la supériorité de leurs forces, s’abandonner à la nonchalance et descendre au-dessous de leurs adversaires, de même les Athéniens, se sentant supérieurs aux autres peuples, se sont négligés et ont dégénéré. ― Et maintenant, que pourraient-ils faire pour recouvrer leur ancienne vertu ? Alors Socrate : Il n’y a point ici de mystère ; il faut qu’ils reprennent les mœurs de leurs ancêtres, qu’ils n’y soient pas moins attachés qu’eux, et alors ils ne seront pas moins vaillants ; sinon, qu’ils imitent du moins les peuples qui commandent aujourd’hui, qu’ils adoptent leurs institutions, qu’ils s’y attachent de n même, et ils cesseront de leur être inférieurs ; qu’ils aient plus d’émulation, ils les auront bientôt surpassés. » (Mémoires sur Socrate, liv. V., chap. v.)
    « Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs, à garder les coutumes anciennes. Comme les peuples corrompus font rarement de grandes choses, qu’ils n’ont guère établi de sociétés, fondé de villes, donné de lois, et qu’au contraire ceux qui avaient des mœurs simples et austères ont fait la plupart des établissements, rappeler les hommes aux maximes anciennes, c’est ordinairement les ramener à la vertu. » (Montesquieu, de l’Esprit des lois, liv. V, chap. vii.)
    « On doit remarquer que ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, c’est qu’ayant combattu successivement contre tous les peuples, ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu’ils en ont trouvé de meilleurs. (Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, ch. Ier.)