Alfred Mame & fils (p. 3-28).

LA FAMILLE
SOUS SES TROIS RÉGIMES




CHAPITRE I

LA DÉFINITION DES TROIS FAMILLES




§ 1er

LE PROGRÈS ET LA STABILITÉ DES RACES


Certains peuples s’appliquent depuis un temps immémorial à constituer par une culture assidue les plus belles races d’animaux domestiques. Pour atteindre ce but, ils choisissent avec une sollicitude particulière les individus chargés de reproduire chaque espèce. Ils assurent ensuite aux jeunes élèves les meilleurs moyens de développement : une habitation saine, une bonne nourriture, l’apprentissage du travail réclamé par le maître.

Mais les peuples n’ont songé à perfectionner ainsi une race de ces utiles auxiliaires qu’après s’être inspirés d’autres préoccupations d’un ordre supérieur[1]. Cette entreprise ne s’est présentée que comme l’accessoire et le complément d’une œuvre infiniment plus noble. Une nation n’est acceptée pour modèle que quand elle a voulu fortement s’élever au-dessus des autres par l’ensemble de ses aptitudes. Elle ne devient éminente dans les détails admirés par ses émules que lorsqu’elle a résolu les difficiles problèmes que soulève l’amélioration physique, intellectuelle et morale de sa propre race.

L’étude de l’histoire et l’observation des faits contemporains s’accordent pour établir que le perfectionnement des races humaines se produit sous des régimes sociaux fort divers. Ces régimes sont bons ou mauvais selon les doses de vertu ou de vice que ces races ont acquises. Ils sont compris entre deux types principaux qui, sous leurs formes les plus absolues, correspondent aux degrés extrêmes de contrainte ou de liberté[2].

Chez les classes complètement dégradées par la perte du sens moral, l’œuvre de perfectionnement s’est partout accomplie sous un régime absolu de contrainte[3], par l’intervention de certains hommes apportant dans ce milieu corrompu les sentiments, les idées et les pratiques d’une race supérieure. Ils ont usé, dans l’intérêt de tous, d’une autorité absolue pour réprimer les manifestations du mal et prescrire la pratique du bien. À cet effet ils ont d’abord inculqué aux esprits cette notion de Dieu et du Décalogue, sans laquelle l’homme n’a jamais pu entrevoir une destinée plus haute que celle de la brute. Ils ont interdit la promiscuité des sexes, restauré le mariage et relevé la famille. Enfin, dans la famille fécondée par la religion, ils ont déposé les forces qui devaient produire, à l’aide du temps, l’amélioration plus complète de la race.

Chez les peuples élevés au plus haut degré de perfection, on a toujours constaté l’ordre de choses opposé. L’œuvre de perfectionnement se conserve ou se continue sous un régime de liberté[4]. La principale source du bien se trouve dans certaines familles, soumises par leur tradition à la sévère discipline du respect et du travail. L’harmonie se conserve parmi elles, avec la connaissance de Dieu et de l’ordre moral, sous la direction du père et de la mère, c’est-à-dire du double pouvoir institué par le Décalogue. Leur autorité prime celle des autres pouvoirs humains c’est, en effet, la seule qui se dévoue constamment, même au milieu de certaines défaillances, au bonheur de ses subordonnés. Le mal inséparable de la nature humaine se développe surtout chez deux classes qui s’écartent de la tradition de ces familles chez les orgueilleux qui, doués des plus hautes facultés de l’intelligence, oublient Dieu en s’élevant dans la hiérarchie sociale ; chez les vicieux qui, conservant la corruption originelle, abusant du libre arbitre et se livrant à leurs instincts grossiers, rétrogradent par un état de souffrance et de dénuement vers la condition des races inférieures.

Les familles, soumises à Dieu et vouées au travail, restent stables dans leur état d’aisance et de frugalité. Elles sont la vraie force des nations libres et prospères. Elles dirigent elles-mêmes leurs intérêts privés, et elles confient les intérêts publics locaux à des gouvernants qu’elles choisissent et contrôlent avec soin. Dans cette organisation des sociétés, les institutions et les mœurs tendent surtout à grandir l’autorité paternelle. Le père de famille est, en effet, le principal agent de l’ordre social. Pour accomplir sa tâche, il a deux grands moyens d’action : il continue et améliore de son vivant les bonnes traditions des ancêtres par son exemple et ses leçons ; il se survit en quelque sorte à lui-même en déléguant à un héritier, judicieusement élevé et choisi avec soin, la mission de transmettre aux descendants la pureté des mœurs, la dignité des manières et les autres qualités de la race.

L’expérience et la raison ont mis en lumière cette vérité chez tous les peuples prospères. Elles s’accordent à établir que l’étendue de l’autorité paternelle donne partout la meilleure mesure du progrès chez les races inférieures et de la stabilité chez les races perfectionnées. Le pouvoir du père est celui qui, dans l’ordre naturel, offre au plus haut degré les caractères d’une institution divine il est nécessaire à toutes les races et à tous les temps ; il fait régner la paix dans toutes les constitutions sociales ; il a seul la vertu de rendre les régimes de contrainte supportables et les régimes de liberté bienfaisants.

§ 2

LES TROIS DEGRÉS DE STABILITÉ SOUS LES TROIS RÉGIMES DE LA FAMILLE

La stabilité règne au plus haut degré dans la famille patriarcale, où tous les fils se marient et s’établissent au foyer paternel. Sous l’influence d’une communauté qui réunit et associe habituellement quatre générations, les enfants prennent, dès le premier âge, les habitudes et les idées des ancêtres. Les mœurs et l’esprit de la race se conservent aussi dans les essaims qui sortent périodiquement de la communauté, sous la direction de vieillards expérimentés. Aux bonnes époques, ce régime règle équitablement, grâce à l’autorité de la coutume, les devoirs réciproques de la communauté et de l’essaim, de chaque groupe et de ses membres. Il se prête avec une certaine élasticité aux modifications que réclament des circonstances nouvelles. Aux époques de corruption, où la coutume s’altère, il opprime les individus et dégénère en routine.

L’ordre de choses opposé domine dans la famille instable, où personne ne s’attache à un foyer, où les enfants, quittent séparément la maison paternelle dès qu’ils peuvent se suffire à eux-mêmes, où les parents restent isolés pendant leur vieillesse et meurent dans l’abandon. Le père, qui s’est créé une existence en dehors de la tradition de ses aïeux, n’inculque guère sa pratique à ses enfants il sait d’ailleurs que ses efforts ne sauraient aboutir à un résultat durable. Les jeunes gens s’inspirent surtout de l’esprit d’indépendance. Dans le choix de leur carrière, ils cèdent à leur inclination et aux impulsions fortuites du milieu social qui les entoure. Chez les nations ainsi constituées, les courtes époques de prospérité sont dues à l’ascendant momentané de quelques hommes supérieurs ; les époques de souffrance sont sans cesse ramenées par des excès d’individualisme et d’insatiables besoins de nouveauté.

Un régime intermédiaire se constitue par l’action réitérée de la famille-souche. Un des enfants, marié près des parents, vit en communauté avec eux et perpétue, avec leur concours, la tradition des ancêtres. Les autres enfants s’établissent au dehors quand ils ne préfèrent pas garder le célibat au foyer paternel. Ces émigrants peuvent à leur gré rester indépendants l’un de l’autre ou tenter en commun des entreprises, rester fidèles à la tradition ou se placer dans des situations nouvelles créées par leur propre initiative. Ce régime n’est pas toujours à l’épreuve de la corruption qui est sans cesse ramenée au sein de la prospérité par le vice originel des jeunes générations[5] ; mais, mieux que les deux autres, il concilie la vertu avec un certain développement de richesse chez les individus, et de puissance chez les gouvernants.

En résumé, le régime de la famille imprime aux populations leur caractère distinctif et crée ainsi leur destinée. La famille patriarcale entretient l’esprit de tradition et de communauté. La famille instable développe l’esprit de nouveauté et d’individualisme. Quant à la famille-souche, elle conjure les exagérations et réunit les avantages de ces deux tendances opposées.

§ 3

LES CONTRASTES DE L’ORIENT AVEC L’OCCIDENT TOUCHANT LES LIEUX, LES RACES ET LES FAMILLES

Toutes les races d’hommes n’ont point trouvé sur leur territoire des conditions également favorables à une bonne organisation de la famille. Sous ce rapport, les régions extrêmes de l’ancien continent offrent des différences très marquées[6].

Ce contraste est frappant, au premier aspect des lieux, pour le voyageur qui se transporte, des rivages de l’Atlantique, sur les immenses plateaux herbus compris entre l’Altaï et le Thibet. Il est encore fort apparent de nos jours pour l’observateur qui ne dépasse pas les régions contiguës à la frontière asiatique.

Depuis les premiers âges de l’histoire, la différence qui existe dans la nature des lieux s’est reproduite, par une conséquence directe, dans l’organisation de la famille. Elle s’est également retrouvée dans la direction générale imprimée aux travaux et aux idées des populations.

§4

LA FAMILLE PATRIARCALE CHEZ LES PASTEURS DE L’ORIENT

Les territoires riverains de l’océan Glacial et de la mer Blanche, comme les fertiles steppes qui s’étendent de l’Oural au Caucase, restent jusqu’à ce jour en dehors des grandes voies commerciales[7]. Cette vaste zone, à populations clairsemées, s’adonne, depuis un temps immémorial, à l’exploitation des troupeaux. Les Tartares, les Bachkirs[8], les Kalmouks et les autres races pastorales de cette région commencent à défricher le sol, à l’exemple des colons russes venus de l’Occident, et ils remplacent alors leurs tentes par des demeures fixes. Mais ce changement n’a point encore amené une organisation nouvelle de la société. Les sédentaires, comme les nomades, restent tous groupés par familles patriarcales (§2). Le père garde, sous son autorité immédiate, tous ses fils, leurs femmes et leurs enfants. De loin en loin, quand l’étendue des pâturages, de l’habitation ou du domaine n’est plus en rapport avec le nombre des membres de la communauté, ceux-ci organisent un essaim, dirigé par un ancien, pourvu de toutes les ressources matérielles et morales nécessaires à la fondation d’une nouvelle famille. Les émigrants n’emportent pas seulement les animaux domestiques et les instruments de travail donnés par la communauté ils retiennent, comme leur plus précieuse richesse, les idées, les habitudes de respect, les sentiments et les souvenirs des aïeux.

Les principaux produits du travail sont le lait et la chair des animaux, ainsi que les objets fabriqués avec leurs dépouilles, et ils s’appliquent tous aux premiers besoins de l’homme. Ils ne s’échangent guère, faute de communications faciles ou d’aspirations vers la nouveauté, contre les produits des régions occidentales ; mais ils assurent aux populations d’amples moyens d’existence. Les races pastorales de la frontière asiatiques ne peuvent point constituer ces réserves d’objets utiles ou précieux qui assurent contre certaines éventualités fâcheuses le bien-être des peuples commerçants. Elles n’entassent point le blé non plus que l’or ou l’argent. Elles souffrent cruellement quand la guerre, les épizooties et les désordres de l’atmosphère amènent la destruction des troupeaux. Mais, en l’absence de ces fléaux, elles jouissent d’une grande sécurité, et elles accumulent la richesse sous sa forme la plus féconde. Elles colonisent par leurs rejetons les steppes contiguës, et elles opposent ainsi un rempart vivant aux troupes pillardes du désert.

Les sociétés patriarcales de l’Asie ont pour aptitudes spéciales l’observation et la méditation, pour tendance générale la conservation des sentiments et des idées, pour règle de gouvernement le respect du père et la soumission à la coutume[9]. Au milieu de la corruption et de l’impuissance des anciens âges, ces sociétés ont réussi les premières à conserver les souvenirs des aïeux et à réunir les éléments de leurs propres annales. Elles nous apparaissent, dans l’histoire, élevées avant les autres sociétés à la connaissance de Dieu et gardiennes de la tradition religieuse révélée aux premiers hommes. Le résumé de leurs traditions et la généalogie de leurs familles ont été la matière principale des premiers livres saints.

Ces sociétés offrent, comme toutes les autres, un mélange de bien et de mal. Leur qualité distinctive est de créer l’ordre moral, en conjurant la corruption des riches et la tyrannie des gouvernants. Leur défaut habituel est de donner, dans l’ordre intellectuel, trop de quiétude à l’ignorance et trop d’empire à la routine.

§5

LA FAMILLE INSTABLE CHEZ LES CHASSEURS PRIMITIFS DE L’OCCIDENT

On a cru pendant longtemps que l’Occident restait couvert de forêts vierges, et peuplé exclusivement d’animaux sauvages, à l’époque où les races patriarcales de l’Asie avaient réuni les éléments de leurs longues généalogies. Rien ne réfute absolument la tradition qui fait sortir de cette région les premiers habitants du rivage de l’Atlantique ; mais il est désormais établi que ces premières immigrations seraient antérieures au déluge historique. En ce qui touche spécialement le territoire de la France, une multitude d’observations méthodiques font remonter à une antiquité reculée la première apparition de l’homme.

La géologie et l’archéologie, suppléant au silence de l’histoire, démontrent, en effet, sur notre sol la coexistence de l’homme et de certains animaux gigantesques à une époque qui a devancé d’un grand nombre de siècles les plus anciens écrits de l’histoire. Au nombre de ces animaux figuraient surtout d’énormes espèces de cerfs, de rhinocéros et d’éléphants. Les vestiges de ces époques reculées, qui s’accumulent aujourd’hui dans nos musées, s’accordent à établir que l’homme tirait alors de la chasse ses principaux moyens de subsistance.

Cinq siècles avant J.-C., à l’époque où les Grecs recueillirent au sujet de la Gaule les premières notions historiques, les hommes n’avaient conservé aucun souvenir de cet état de choses. Les Gaulois ne chassaient plus que les espèces d’animaux qui existent encore en Europe. Ils offraient, dans leurs familles instables et dans l’ensemble de leur organisation sociale, beaucoup d’analogie avec les Indiens chasseurs qui peuplent encore, aux mêmes latitudes, de vastes forêts dans l’Amérique du Nord.

L’organisation sociale de ces Indiens dérive évidemment de l’occupation principale, c’est-à-dire de celle qui fournit la subsistance. Ces peuples offrent, à beaucoup d’égards, un contraste complet avec les peuples pasteurs. Les jeunes gens ne sont plus retenus, comme chez ces derniers, par l’abondance et les autres avantages qu’assure la possession des troupeaux. Ils cèdent toujours à l’attrait d’une liberté précoce ; car ils se créent une existence plus facile en quittant de bonne heure les parents et en se livrant seuls à la poursuite du gibier. La chasse est un travail éminemment individuel, et elle tend sans relâche à détruire, dans la famille, les habitudes de communauté. La famille se réduit chez les chasseurs à sa plus simple expression elle se forme par l’union des jeunes époux ; elle s’accroît momentanément par la naissance des enfants ; puis elle se restreint par l’établissement précoce des adultes ; elle se détruit enfin, sans laisser aucune trace, par la mort des vieux parents. Les individus conservent seulement les rapports de parenté indispensables à la conservation de la race ; mais ils s’unissent par les liens du clan pour défendre leur territoire de chasse contre l’invasion des clans voisins.

Sous ce régime, les familles ne se perpétuent pas autour d’un même foyer, fixe ou mobile, et elles ne se multiplient pas en essaimant. Elles se dissolvent en s’éparpillant pour se reconstituer autour de nouveaux foyers aussi éphémères que ceux des précédentes générations. La jeunesse attend avec impatience l’heure de l’émancipation elle ne se pénètre pas de la tradition des ancêtres, ni même des sentiments, des idées ou des habitudes de la parenté. L’esprit de nouveauté étonne incessamment les pratiques de la coutume : il introduit dans les aspirations du clan, comme dans l’organisation de la famille, une instabilité extrême. Les chefs de ces petites familles instables condamnent, sans scrupule, à l’oubli la mémoire de leurs aïeux, et ils n’ont aucun souci de transmettre le souvenir des grandes actions de la race à leurs descendants. Les peuples ainsi constitués peuvent s’illustrer par un élan momentané de courage et d’enthousiasme ils sont impuissants dans les entreprises qui exigent de la suite dans les idées et un dévouement réfléchi aux intérêts publics et privés. Le changement est pour eux le premier des besoins ils aiment mieux affronter le malaise que jouir paisiblement d’un bien-être depuis longtemps acquis.

Les peuples qui habitaient la Gaule aux origines de la période historique ne fondaient plus exclusivement sur la chasse leurs moyens de subsistance car les races des premières périodes avaient été profondément modifiées sous l’influence des révolutions du globe et des immigrations. En certains lieux les indigènes conservaient des mœurs, des institutions et des résidences fort anciennes (§ 9) : ailleurs ils avaient été refoulés en masse, ou bien ils s’étaient confondus avec les immigrants.

Selon les indications fournies par la tradition, la physiologie et la comparaison des langages, les nouvelles races venues de l’Orient développèrent beaucoup dans les Gaules les habitudes pastorales ou agricoles. Cependant elles adoptèrent en partie les mœurs et la constitution sociale des anciens clans. Les Gaulois, à l’époque où les Grecs et les Romains commencèrent à les étudier, avaient pour caractère dominant l’instabilité dans la famille.

La population, dans la plupart des clans, était groupée par petites bourgades. Ces bourgades, entourées de champs subdivisés en nombreuses parcelles, étaient, en général, bâties à proximité de forêts et de friches. Celles-ci étaient exploitées, sous un régime de communauté, pour la construction ou le chauffage des habitations, et surtout pour la nourriture des troupeaux. Les champs et les bestiaux appartenaient en propre aux ménages ils étaient en partie donnés en dot aux adultes sortant de la maison paternelle pour fonder dans la localité de nouveaux ménages ; le surplus était partagé entre ces derniers, après la mort de leurs parents. Les jeunes Gaulois ne se contentaient pas, en général, de l’indépendance et du bien-être que leur offrait l’établissement au lieu natal ils cherchaient volontiers de meilleures destinées dans les entreprises aventureuses. Pour eux, la dot la plus estimée était un brillant équipage de guerre. Ceux qui en étaient pourvus attiraient à eux des compagnons et se plaçaient sous la direction d’un chef renommé. Ainsi se constituaient ces armées redoutables qui, aux grandes époques de l’enseignement

religieux des druides, conquirent le nord de l’Italie, balancèrent la fortune de Rome et envahirent souvent les rivages de la Méditerranée, depuis l’Atlantique jusqu’au Pont-Euxin. Cet éparpillement des familles des foyers et des champs développait à l’excès l’esprit d’individualisme, la résistance envers les autorités traditionnelles, le mépris de la prudence et de la discipline[10]. On s’explique donc que les Gaulois, malgré leur héroïsme en présence de la souffrance et de la mort, n’aient point réussi à fonder une nationalité stable. On comprend aussi qu’après des luttes séculaires ils aient été à la fin vaincus par les Romains. Ceux-ci, en effet, développaient leurs forces à chaque génération en s’inspirant de deux coutumes fécondes:ils imitaient les bonnes pratiques de leurs rivaux; ils restaient fidèles aux lois de la famille, aux sentiments du patriotisme et aux autres vertus traditionnelles de la race.

§6

LA PERMANENCE DE LA FAMILLE INSTABLE DES GAULOIS EN PLUSIEURS RÉGIONS DE LA FRANCE

Le besoin de sécurité qui portait la plupart des Gaulois à s’agglomérer par bourgades, au centre de leurs champs, subsista pendant longtemps chez leurs successeurs, surtout entre la Seine et le Rhin. Subdivisés en petits États, et soumis au choc fréquent des races françaises et germaniques, les habitants de ces régions ont toujours groupé leurs habitations et leurs autres établissements pour mieux défendre leurs familles, leurs bestiaux et leurs richesses contre l’agression ou le maraudage des gens de guerre. Le morcellement de la terre des banlieues est la conséquence habituelle de ce groupement des habitations en village. Il s’est d’abord adapté au partage incessant des immeubles et, en général, aux habitudes d’instabilité léguées à la famille gauloise par les races primitives de chasseurs. Il s’est ensuite conservé sous l’influence de ces habitudes, même quand l’affermissement de la sécurité aurait permis de disséminer les habitations, en plaçant chacune d’elles au milieu de son domaine. C’est ainsi qu’un régime créé par des races inférieures s’est conservé jusqu’à nos jours au détriment du travail agricole, de la stabilité sociale et des autres convenances d’un peuple civilisé. Les plaines dénudées qui s’étendent en Champagne, à l’orient du plateau de la Brie, offrent encore aujourd’hui des spécimens fort tristes de cette organisation de la vie rurale elles réunissent la plupart des inconvénients qui entravent le plus la prospérité des familles et des nations[11].

Un village champenois est ordinairement bâti au centre d’une banlieue rurale de 800 à 1,000 hectares, subdivisée, par d’incessants partages, en plusieurs milliers de parcelles. La première qualité de ces parcelles est de se prêter aux mutations et aux morcellements commandés par les incidents que font naître l’ouverture des successions, la prospérité ou la décadence des ménages, et surtout l’agiotage des biens ruraux pratiqué par certains spéculateurs dans les cabarets. Cette instabilité des champs peut se comparer à celle des valeurs de bourse. Elle explique la monotonie[12] de ces vastes plaines où, en dehors des villages, l’œil ne saurait se reposer sur un arbre, sur une haie ou sur toute autre clôture. L’instabilité de la banlieue se retrouve en partie dans le village. La plupart des ménages y possèdent un certain nombre de bâtiments qui peuvent être attribués séparément en dot aux enfants adultes, ou être réunis partiellement entre les mains de ceux-ci, lors de l’abdication ou de la mort des parents. Selon les incidents de ces mutations, selon le degré d’aisance ou de pauvreté du propriétaire, chaque bâtiment reçoit certaines installations intérieures il peut être employé comme habitation, comme grange ou comme étable ; il peut, au besoin, recevoir à la fois ces trois destinations.

Comme au temps des Gaulois, les habitants exploitent parfois en communauté un bois, un marais ou une friche. Ils possèdent toujours à titre individuel le territoire consacré à la culture des céréales. Celui-ci est subdivisé en trois régions d’égale étendue, contenant à peu près le même nombre de parcelles. Chacune de ces régions reçoit successivement un grain d’automne, un grain de printemps et certaines herbes qui se reproduisent spontanément sur le sol en jachère. Les habitants possèdent ordinairement des parcelles dans chaque région, et ils sont astreints par les règlements municipaux à pratiquer cet assolement. Sur ce point, d’ailleurs, leurs intérêts s’accordent avec la coutume de la vaine pâture. Cette coutume a pour cause première l’instabilité des familles et l’excessif morcellement du sol. Le seul système agricole que comporte une organisation aussi vicieuse est la communauté du pâturage non seulement sur le territoire communal, mais encore sur le territoire possédé à titre individuel. Sous ce régime, un troupeau commun composé de moutons reçoit de chaque habitant un nombre de têtes déterminé par la quantité de terre possédée en propre. Le berger, fonctionnaire municipal, conduit ce troupeau sans avoir à s’inquiéter d’aucune limite. Sous le climat de la Champagne, le troupeau occupe ainsi sans interruption, pendant l’année commençant après la récolte des céréales, douze mois la région de la jachère, six mois la région du grain de printemps, trois mois la région du grain d’automne. La vaine pâture règne donc moyennement sur les sept douzièmes du territoire entier.

Le régime des villages à banlieue morcelée échappe aux nécessités de la vaine pâture dans les localités propres à la culture de la vigne, des légumes, des fruits et des autres produits qu’on obtient surtout par le travail des bras. Mais, quand la terre n’est pas exceptionnellement fertile, ce régime ne se prête ni à l’élevage des fortes races d’animaux, ni aux nouvelles méthodes d’agriculture fondées sur l’emploi des machines. Il ne se concilie pas davantage avec le développement des idées morales et des sentiments qui font la force des grandes nations. Les divers membres d’une même famille ne sont point unis par l’esprit de solidarité. Ils poussent séparément leur fortune, et parfois ils se combattent. Là, comme partout, les parents se dévouent au bonheur de leurs enfants ; mais ils sont rarement payés de retour. La stérilité des unions, la convoitise des héritages, la rivalité des héritiers sont les traits caractéristiques de cette forme de société. Dans ces conditions, les fils elles gendres se montrent souvent enclins à mépriser, à dépouiller et maltraiter leurs vieux parents. Ce genre de désordre est plus blessant pour le sens moral que l’abandon pur et simple des vieillards, par certaines races sauvages, aux époques de disette ou de migration. Cependant il est habituel en France, surtout dans les villages à banlieue morcelée ; et il est fréquemment signalé de nos jours par les poètes, les moralistes et les hommes d’État[13].

En résumé, dans le cours de longs voyages, je n’ai jamais rencontré une organisation sociale qui viole au même degré les lois de l’ordre matériel et celles de l’ordre moral. On ne saurait trop louer les institutions et les pratiques à l’aide desquelles les Allemands réforment aujourd’hui ce régime vicieux[14].

§ 7

LES RÈGNES SIMULTANÉS DE LA FAMILLE-SOUCHE ET DES DEUX AUTRES FAMILLES SUR LE SOL DE LA FRANCE

La famille instable n’a pas toujours dominé sur le territoire de la France. En dehors de la région comprise entre la Seine et le Rhin, elle était autrefois remplacée par tes deux types de familles stables (§ 2). Les établissements de ces dernières, comme ceux des premiers clans de chasseurs ou comme les bourgades gauloises, remontaient à une haute antiquité. Ils se perpétuèrent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en fortifiant notre race aux périodes de prospérité et en la soutenant aux périodes de décadence. Nos vieilles familles stables ont été en partie désorganisées par les lois destructives de la révolution mais elles se conservent en beaucoup de lieux, surtout parmi les races de paysans. Elles montrent encore une vitalité qui contraste avec la faiblesse des familles instables. L’étude de ce contraste dissipera les préjuges de nos législateurs, quand l’esprit de révolution aura perdu son empire et quand l’époque de vraies réformes sera enfin venue.

La famille patriarcale, caractérisée par la communauté des parents et de leurs fils mariés, se rencontre encore fréquemment en plusieurs localités. Elle domine sur certaines montagnes consacrées à la production spontanée des herbes et à la nourriture des troupeaux, notamment sur les hautes prairies des Alpes, du Vivarais, de l’Auvergne, du Jura et des Vosges. Elle se conserve également dans les grandes métairies, à cultures semi-pastorales, du plateau central de la France. Enfin on a pu observer longtemps dans cette dernière région et l’on trouve encore dans le Nivernais des communautés plus nombreuses, sortes de tribus dont les familles, portant le même nom, sont issues d’un même ancêtre[15]. Comme en Orient et en Chine, ces diverses nuances de la famille patriarcale assurent aux populations le bien-être et l’harmonie. Si elles font parfois une trop large part à l’esprit de conservation (§ 2), elles offrent toujours à la société une foule d’avantages qui n’ont, parmi les familles instables, qu’un caractère exceptionnel.

La famille-souche s’est également fondée sur le territoire de la Gaule depuis les temps les plus reculés, et elle y est encore représentée par des modèles excellents. En France, comme dans les autres contrées, elle se montre plus apte que les deux autres types à ennoblir les meilleures tendances de l’humanité. Elle s’adapte tout naturellement à cette diversité de caractères qui distingue toujours les enfants issus du même mariage[16]. Elle concilie donc très bien les deux tendances opposées, également utiles[17] qui portent les hommes à conserver ou à perfectionner les coutumes, à respecter la tradition ou à rechercher la nouveauté.

  1. Les familles patriarcales de l’Orient (§ 3) qui possèdent, depuis un temps immémorial, les plus belles races de chevaux, conservent avec un soin extrême leur propre généalogie. Sous notre régime de familles instables (§ 2), ceux qui s’intéressent avec tant de passion aux courses de chevaux offrent aujourd’hui un spectacle bien différent : ils étudient sans relâche le studbook, mais ils ne s’inquiètent nullement de savoir d’où est sorti leur grand-père ou celui de leur bru et de leur gendre. Au milieu de ces engouements de la mode, l’accessoire a remplacé le principal.
  2. Je constate de plus en plus, par un appel réitéré à l’expérience et au raisonnement, qu’aucune étude sur les sociétés humaines ne saurait être solidement établie sans cette distinction préalable. Les deux régimes créent et conservent la prospérité depuis les premiers âges de l’histoire. Si la France, depuis 1789, subit de si dures épreuves, c’est qu’elle attribue au second de ces régimes une supériorité absolue qui n’appartient à aucun d’eux. Cette erreur est sans cesse démentie par l’expérience ; en sorte que la France flotte alternativement de l’un à l’autre régime, sans pouvoir se fixer a rien. (Voir la Réforme sociale, 8, X ; voir aussi L’Organisation du travail, § 8, notes 12 et 14.)
    Montesquieu au début de L’esprit des lois, croit pouvoir distinguer trois régimes sociaux, savoir : la monarchie, le despotisme et la république, respectivement fondés sur l’honneur, la crainte et la vertu. J’ai implicitement prouvé que cette thèse repose sur une analyse superficielle et inexacte. On peut, au surplus, constater directement l’erreur de cet illustre écrivain en lisant attentivement son ouvrage : les vérités qui s’y rencontrent en grand nombre n’ont aucun lien essentiel avec cette distinction ; elles la réfutent, même en une foule de passages. Le despotisme, tel que le décrit Montesquieu, d’après quelques traits de la décadence des musulmans, n’est que la corruption du régime de contrainte (note 3), qui leur permit de balancer pendant huit siècles la fortune des chrétiens. Quant à la monarchie et à la république, ce ne sont que deux formes qui s’adaptent également aux deux régimes de contrainte et de liberté (notes 3 et 4), mais qui ne donnent la prospérité aux peuples qu’avec le concours simultané des trois mobiles de Montesquieu. Les influences qui font prospérer les sociétés n’ont point flotté, selon les temps, les races et les lieux, entre l’honneur, la crainte et la vertu. Elles se sont toujours résumées dans la loi morale appuyée sur un judicieux système de peines et de récompenses.
  3. L’organisation du travail, p. 31 et 398. Le régime de contrainte, avec ses nombreuses transitions au régime de liberté, se reconnaît à un caractère principal la pratique de la loi morale, inculquée aux peuples par des fonctionnaires agissant, avec le concours de la force armée, au nom d’un souverain de droit divin ou d’une loi écrite. On pourrait nommer plus précisément ce régime la coaction gouvernementale. C’est le système social des Spartiates de Lycurgue et des Russes de notre temps.
  4. L’Organisation du travail, p. 34 et 342. Le régime de liberté, sous ses nombreuses nuances, pour caractère distinctif la pratique de la loi morale inculquée aux individus par le père de famille agissant en vertu de ses devoirs naturels et de la coutume. Je le nomme ainsi pour me conformer à la préoccupation dominante de mes concitoyens ; mais je pourrais l’appeler plus exactement la coaction paternelle. C’est le système social d’Abraham et des peuples pasteurs de tous les temps ; il est presque intact dans les provinces basques et les petits cantons suisses ; il conserve encore leur principale force aux constitutions des Scandinaves, des Allemands, des Anglo-Saxons et des Franco-Canadiens. (L’Organisation du Travail, § 70.)
  5. La Réforme sociale, 4, I, et 28, III.
  6. L’organisation du travail, p. 43 à 51, 394 à 397.
  7. L’état de choses que j’ai observé en 1853 se modifie rapidement. Le réseau des chemins de fer va bientôt atteindre le centre de l’Oural. Plaise à Dieu qu’il n’y importe pas la souffrance avec les vices et les erreurs de l’Occident ! (Note de 1874.)
  8. Voir la monographie ayant pour titre Bachkirs demi-nomades du versant asiatique de l’Oural. (Les ouvriers européens, chap. t. II, chap. Ier)
  9. L’organisation du travail, p. 57, 394 à 397.
  10. « La race gallique est irritable et folle de guerre, prompte au combat ; du reste, simple et sans malignité. Si on les irrite, ils marchent ensemble droit a l’ennemi et t’attaquent de front sans s’informer d’autre chose. Aussi par la ruse on en vient facilement à bout:on les attire au combat quand on veut, où l’on veut, peu importent les motifs; ils sont toujours prêts, n’eussent-ils d’autres armes que force et leur audace. » (Strabon, IV, IV, 2.)
  11. Les Ouvriers européens, t. VI. Bordier émigrant du Laonnais, notes. Les Ouvriers des deux mondes, t. Ier. Manœuvre agriculteur de la Champagne. T. IV, Paysan d’un village à banlieue morcelée du Laonnais. (V. ci-après, Ier App.) – La Réforme sociale, 34, XIV à XVI. L’Organisation du travail, p. 283.
  12. Cette monotonie contraste singulièrement avec la variété que les domaines agglomérés et le régime des familles-souches introduisent dans les plaines encore moins fertiles du Lunebourg hanovrien. (Bulletin de la Société d’économie sociale, t. II. p. 518, et ci-après, Document A.)
  13. Sur les souffrances physiques et morales infligées en France aux vieux parents. (L’Organisation du travail, p. 493 à 497.)
  14. Voir, à ce sujet, un intéressant travail de M. Tisserand, ancien directeur des domaines impériaux. (Bulletin des séances de la Société d’économie sociale, t. IV p. 521, et ci-après, Document B.)
  15. Les Ouvriers Européens, t. IV, Fondeur au bois du Nivernais, notes. — Les Ouvriers des deux mondes, t. V, Fermier à communauté taisible du Nivernais. Voir aussi Histoire d’une ancienne communauté de l’Auvergne, composée de menaces, propriétaires ruraux, issus d’un commun ancêtre, par M. Escard. (Bulletin de la société d’économie sociale, t. VI, p. 126)
  16. La Réforme sociale, 5, 11.
  17. L’organisation du travail, p. 332.