L’Or du Rhin (trad. Ernst)/Préface

Traduction par un livret français d’Alfred Ernst.
Éditions Schott (p. i-x).
PRÉFACE

La version de l’Or du Rhin que je publie aujourd’hui aurait dû logiquement précéder celle de la Walkyrie ; mais, je l’ai expliqué ailleurs, c’est sur la Walkyrie que les circonstances m’amenèrent à expérimenter tout d’abord la nouvelle méthode de traduction. Du moins puis-je dire que lorsque l’ensemble du problème se posa, j’étendis à l’Or du Rhin et aux autres parties de l’Anneau du Nibelung les essais, les procédés de travail et les principes généraux en cours d’expérimentation pour la Walkyrie. La traduction de l’Or du Rhin, achevée dans les premiers mois de 1895, fut essayée tout entière en des auditions privées, et, fragmentairement, en des exécutions publiques. Depuis, je l’ai reprise et revue de la première ligne à la dernière, et c’est le résultat de cette révision qui forme le texte français contenu dans la présente brochure, texte fait pour être chanté, non pour être simplement lu.

Pour l’exposition du système adopté, le lecteur est prié de se reporter comme toujours aux deux préfaces de la Walkyrie ; je n’en donne ici que les règles essentielles.

1°. Respect du sens — sens général, significations particulières, images poétiques — scène par scène, phrase par phrase. Le premier devoir du traducteur est d’être fidèle, et fidèle, s’il se peut, jusqu’à la littéralité : ce n’est pas sa pensée, ce ne sont pas ses images poétiques qu’on lui demande, mais la pensée, les images de l’auteur qu’il traduit. Il n’est pas le collaborateur de l’œuvre : il n’en est que le serviteur.

2°. Respect du texte musical dans sa forme mélodique — intervalles, valeurs, rythmes, silences — et dans la « ponctuation harmonique » de cette mélodie. Les additions ou suppressions de notes doivent être aussi rares que possible, et ne porter que sur des notes prosodiques, n’altérant ni les dessins mélodiques, ni les rythmes significatifs. Le traducteur doit être fidèle à la musique comme au poème, mais il doit se rappeler que le rapport du texte à la musique, dans l’œuvre de Wagner, est variable ; si donc il doit éviter le plus possible toute altération du texte mélodique vocal, il doit aussi distinguer, d’après cette relation variable des deux moyens d’expression, les points où il ne peut se permettre sous aucun prétexte l’altération la plus légère et ceux où l’addition ou la suppression d’une note, s’il s’y croit obligé, peut se produire sans détruire la valeur des formes musicales, sans même être remarquée de l’auditeur. Quant à la ponctuation harmonique — résolutions, cadences parfaites, demi-cadences, cadences rompues — elle est d’autant plus nécessaire à observer qu’elle peut fixer la valeur parfois conventionnelle et relative (légèrement variable d’une langue à l’autre) de la ponctuation littéraire.

3°. Abandon de la versification rimée et son remplacement par l’emploi d’une prose rythmée (vers métriques) suivant les rythmes du poème original. Il est évident que les inconvénients de la rime sont d’ordinaire plus considérables que ses avantages, surtout au point de vue de la fidélité au sens du texte et à l’exacte forme mélodique. Cette loi générale souffre peu d’exceptions, et ces exceptions ne sauraient exister lorsque le poème original n’est pas rimé, ce qui est le cas pour l’Anneau du Nibelung : le poème original est écrit en vers métriques soumis à l’allitération, forme que rappelle dans une certaine mesure l’emploi d’une allitération relative, — non pas constante, mais fréquente, — en la présente version.

4°. Accord des accents poétiques et des accents musicaux, de la phrase littéraire et de la phrase musicale, de la pensée et de l’émotion. Cette loi résulte, à bien des égards, de la double fidélité que s’impose le traducteur, mais elle a aussi sa valeur propre, très essentielle. Il ne s’agit pas seulement ici du sens des mots et de leur répartition suivant un rythme qui puisse s’adapter au rythme du melos : il s’agit de leur enchaînement, de leur ordre, d’une identité à établir entre leur rythme propre et celui du melos. Il faut donc construire la phrase et la période de la traduction — dans les limites du possible — comme la phrase et la période du texte original. Plus on étudie l’œuvre de Wagner et plus on voit que ce qu’il est nécessaire de donner avant tout dans une traduction, c’est l’idée d’une fusion intime entre le poème et la musique, d’une incorporation nécessaire entre cette musique et ce poème. Le rythme de la pensée poétique est le même, dans l’œuvre de Wagner, que celui de l’émotion musicale. D’où cette loi que doit s’imposer le traducteur et qui contient et résume les autres : la coïncidence, poussée jusqu’aux limites du possible, des syllabes accentuées des mots significatifs correspondants, dans le texte et dans la traduction.

5°. Choix d’une langue poétique, qui, par l’extrême concision de sa forme, par sa recherche de mots courts, généraux, un peu primitifs — mots-racines en quelque sorte — , par sa stricte simplicité, par sa couleur fréquemment archaïque, par l’élimination enfin des surcharges littéraires et de toute rhétorique vaine, rappelle, fût-ce de loin, la langue poétique employée par Wagner. Je ne signalerai, à ce propos, qu’une seule des nombreuses règles qui doivent diriger en pareil cas le travail du traducteur : éviter par tous les moyens la langue et les formules en usage dans les livrets d’opéra, même dans les meilleurs.

6°. Analogie entre la vocalité du nouveau texte français et la vocalité du texte original, dans la mesure du possible, par la coïncidence souvent rigoureuse des respirations, la similitude de certaines sonorités et de certaines émissions importantes, et par des parentés vocales nombreuses entre les correspondances et symétries d’effets des deux textes.

7°. Respect des lois véritables de la prosodie française. Ce respect, trop souvent oublié des compositeurs, est nécessaire à l’intelligibilité du texte; il est indispensable également à l’effet général, si l’on veut que l’union du poème et de la musique présente encore en français un caractère d’adaptation naturelle et non pas de superposition contrainte. Il peut donner enfin une certaine idée de la merveilleuse justesse prosodique et de la déclamation dramatique parfaite qui distinguent le texte original de Wagner.

La question des syllabes muettes, ou, si l’on préfère, des désinences féminines des mots, est approximativement résolue en cette traduction de l’Or du Rhin comme dans les versions nouvelles des Maîtres Chanteurs et de la Walkyrie. Lorsqu’elles terminent un membre de phrase ou qu’elles sont suivies d’un signe de ponctuation, d’un signe musical de silence ou d’une respiration nécessaire au chanteur, les syllabes muettes sont traitées dans la traduction présente à peu près comme dans le langage ordinaire (on observera, par contre, que l’élision de l’e muet avec une voyelle commençant le mot suivant, quoique habituelle, n’est pas toujours forcée). D’après ces principes, il n’a pas été tenu compte, hors des exceptions extrêmement rares, de l’e muet final faisant suite à une autre voyelle. L’e muet final que précède une consonne simple n’a pas non plus, dans un grand nombre de cas, de valeur musicale mesurable. Il arrive même, quoique beaucoup moins souvent, qu’une désinence féminine formée d’un e muet que précèdent deux consonnes n’a pas de note correspondante. En résumé, on a cru devoir, sous la condition énoncée au début de ce paragraphe, user du droit — qui existe sans conditions dans le drame ordinaire — de négliger complètement l’e muet ou de le faire plus ou moins sentir, suivant les cas, afin de restreindre le plus possible l’importance illogique que beaucoup de compositeurs lui ont prêtée, et de rapprocher ainsi la déclamation française, dans les traductions actuelles, de la déclamation qui donne au drame de Wagner une couleur phonétique si intense.

Grâce à ce principe, on obtient fréquemment des effets analogues à ceux que présente le texte original : les consonnes finales où conclut avec tant de netteté et parfois de mordant la sonorité de maint vocable germanique, trouvent ainsi une sorte d’équivalence française par la chute de l’e muet en tant que durée musicale, et, de la sorte, je le répète, on se rapproche du langage dramatique vrai, tel qu’il existe dans la réalité de la vie, ou même au théâtre pour les œuvres non musicales. Ces effets de consonnes finales, le chant wagnérien les met en pleine évidence et en tire un grand parti; dans l’Anneau du Nibelung surtout, ce parti est frappant, et le rôle de Loge en particulier, dans l’Or du Rhin, y trouve un accent très caractéristique.

Les mots tels que hier, lien, ruine, etc., bénéficient, dans la présente version, de la quantité facultative que l’on tend de plus en plus à leur reconnaître. Quelques autres diphthongues sont aussi dans le même cas. Les noms propres germaniques doivent être dits selon les règles de la prononciation allemande. Il faudra donc y observer l’accent tonique allemand (lequel est inverse du nôtre), mis en évidence du reste par les valeurs rythmiques des notes qui portent ces noms. Ainsi dans Wotan, Fricka, Donner, Fasolt, Woglinde, etc., c’est la première syllabe qui est la plus forte, la plus accentuée. Il convient de rappeler que le w allemand correspond à notre v, qu’on aspire l’h toutes les fois qu’il commence une syllabe, que le g est dur, que l’u se prononce ou, et que la diphthongue ei a un son analogue à celui de notre .[1]Au point de vue de l’orthographe des noms, Wagner ayant écrit tour à tour Nibelung et Niblung, j’ai usé de la même liberté, comme aussi j’ai employé les deux formes Flosshilde et Flosshild’, par analogie avec les deux orthographes qu’admet Wagner pour le nom de la Walkyrie Brünnhilde. Enfin je me suis servi des pluriels Alben et Nibelungen, ce dernier ayant depuis longtemps conquis droit de cité en France dans les travaux d’érudition, d’histoire littéraire et de critique.

En un certain nombre de passages, deux leçons différentes m’ont paru présenter des avantages à peu près équivalents : par exemple, étant donnée la richesse de sens de telle ou telle phrase de Wagner, la première leçon rendait surtout une partie de ce sens, la seconde en exprimait mieux l’autre partie : ou bien encore la première était d’une littéralité plus stricte, la seconde un peu plus littéraire ou plus vocale. En pareil cas, l’exécutant peut choisir : l’une des leçons figure dans le corps du texte, l’autre est renvoyée en bas de page, en variante.

On s’étonnera peut-être de trouver dans le nouveau texte français le mot Rheingold. Je ne l’ai pas plus traduit, en principe, que je n’ai traduit — ne croyant pas que cela fût possible de façon heureuse et pratique — des mots comme Walhall, Nibelheim et Riesenheim. Il est clair cependant que l’on peut faire à ce parti, pour le mot Rheingold, de fortes objections ; si fortes même, que j’ai toujours accompagné ce terme germanique (encore un coup intraduisible si l’on respecte le texte musical) de la variante française Or pur. Outre cette variante, j’indique ici la transposition française Rhingloire, qui, si étrange qu’elle paraisse, garderait une certaine analogie de couleur avec le mot du texte original. Quoi qu’il en soit, il me semble que l’emploi du mot même de Wagner, Rheingold, pour désigner l’Or du Rhin, ce talisman splendide et fatal de la toute-puissance, n’est pas plus impossible — à titre exceptionnel, bien entendu — que l’emploi du mot « zaïmph » pour désigner le voile mystérieux de Tanit. Ajouterai-je que si le mot Gral ou Graal, probablement celtique d’origine mais qui n’appartient régulièrement à aucune langue actuelle, peut et doit être employé pour désigner le divin Trésor que Parsifal délivre, il est bien conforme à l’esprit de Wagner de conserver, même en français, un terme spécial pour désigner le Trésor caché dans les flots du Rhin ? Le musicien-poète n’a-t-il pas toujours considéré le Gral béni comme succédant à l’Or du Rhin, dont il est l’idéalisation, la sanctification chrétienne ? Un autre motif est encore venu se joindre à ceux-là : j’avouerai, quand l’on en devrait sourire, que l’effet « verbal », d’une si belle sonorité, contenu dans le mot Rheingold, me paraît inséparable, — en la scène de l’éveil de l’Or et la scène finale, — de l’effet musical qui le porte, de cette splendide succession formée de l’accord de septième de sensible (tel quel ou altéré) se résolvant avec une sorte d’ivresse sur l’accord parfait majeur; en ces passages, je ne suis pas capable de concevoir que les voix chantent d’autres syllabes que celles-là…

Dans la préface à la version des Maîtres Chanteurs publiée à l’état de poème séparé, j’ai sommairement indiqué les différences qui existent entre la langue des Maîtres et celle de l’Anneau, et les conséquences qui en résultent au point de vue de la traduction, pour ces deux œuvres si dissemblables. Il existe également des différences notables, quoique beaucoup moindres, entre les quatre ouvrages qui constituent le drame de l’Anneau, mais elles résultent des rapports entre le poème et la musique bien plus que des variations de la langue.

Comme plusieurs commentateurs du maître l’ont remarqué — M. Chamberlain mieux que tout autre — la relation change, du début à la fin de l’Anneau, entre l’importance du poème et l’importance de la musique. Qu’on m’entende bien : il ne s’agit pas ici du contenu dramatique de ce poème ou de cette musique, mais des moyens d’expression qui les caractérisent dans ce qu’ils ont de plus distinct ; il s’agit de la valeur « verbale » du texte poétique et de l’importance muse cale de la symphonie dramatique. Dans une œuvre aussi vaste et développée, aussi complexe à quelques égards, il était naturel que les parties explicatives, indicatrices, notionnelles, eussent un rôle plus considérable au début de cette œuvre qu’à la fin. On peut dire que, dans l’Or du Rhin, il y a primauté marquée du verbe sur la musique envisagée en tant que musique ; cette primauté existe encore, quoique bien moindre, dans la Walkyrie, surtout en raison de certaines scènes au Ier acte et de la plus grande partie du 2e ; Siegfried présente l’équilibre idéal de ces deux modes d’expression, au moins dans les deux premiers actes ; le Crépuscule des Dieux nous fait voir un gigantesque développement symphonique dont l’expression puissante dépasse et submerge pour ainsi dire les moyens expressifs du poème, si beau que ce poème soit d’ailleurs[2].

Le rôle spécial de la parole dans l’Or du Rhin, devait donc, sans modifier les principes généraux de traduction, me conduire à rechercher plus que partout ailleurs une littéralité très précise et une valeur en quelque sorte toute « corporelle » (leiblich) du langage. J’ai dû aussi caractériser le plus nettement possible le rythme verbal par l’intensité sonore des consonnes, le matérialiser par une évocation plus fréquente de l’allitération. On remarquera donc que ces passages allitérés ou pourvus tout au moins d’une certaine couleur sonore sont relativement plus nombreux dans la présente traduction que dans les autres. J’en citerai un exemple : discutant avec M. Chamberlain sur les traductions possibles des mots de Woglinde : « Walle zur Wiege », j’obtins de mon éminent correspondant cet avis que le sens pur et simple de ces mots importait moins que leur valeur sonore, quasi matérielle. Il s’agit en ce passage d’un langage élémentaire, presque onomatopéique, chanté par un être élémentaire lui- même ; langage où la part de l’idée est très restreinte à côté de ce que l’on pourrait nommer la joie de la sensation toute spontanée. C’est là ce que l’allitération wagnérienne évoque merveilleusement… Aussi le fait matériel que suggère le mot Wiege, (berceau, oscillation, bercement d’onde qui va d’une lame à l’autre, d’une rive à l’autre, et berce Woglinde elle-même, fille de l’onde, en ce mouvement incessé), est surtout compris dans le rythme de la phrase, le rythme berceur des syllabes, la répétition de la consonne w (v)… Plus que le mot français bercer le mot verser me parut satisfaire à ces conditions générales, et propre à agir directement par sa sonorité même, qui allitérait avec les précédentes ; d’ailleurs son sens évoque aussi le bercement, chaque flot se versant pour s’enfler de nouveau, et versant avec lui Woglinde à d’autres ondes. C’est ainsi que la traduction du passage : « Woge, du Welle, — walle zur Wiege… » devint : Vogue, ma vague, — vogue et te verse

Ceci peut suffire à indiquer en quel esprit j’ai essayé d’établir, pour l’Or du Rhin, un texte fidèle et approprié à la musique. Comme dans les autres drames du maître, la solution exacte d’un tel problème est radicalement irréalisable, mais il n’est pas inutile, pour la juste compréhension de l’œuvre en Fiance, de travailler à s’en approcher dans la mesure du possible.

Mai 1897.

  1. On pourra, sur ce dernier point, faire exception pour le nom propre Freia, qui, a pris en France une prononciation conventionnelle un peu inexacte, mais tolérable à la rigueur.
  2. Ce n’est pas l’union entre le poème et la musique que j’examine en ces lignes, cette identité d’émotion qui a engendré l’un et l’autre, cette unité profonde imprégnant et vivifiant tout le drame (« conçu, comme le dit Wagner, dans le sein maternel de la musique »). Je prie qu’on veuille bien ne pas me faire dire ce que je ne dis point, n’ayant voulu parler que des rôles inégaux que Wagner a légitimement attribués, suivant les cas, à la parole et à la musique dans l’Anneau du Nibelung, pour extérioriser sa conception et la communiquer à l’auditeur. Et ce que j’ai dit suppose également que l’œuvre est exécutée dans les conditions propres à Bayreuth, avec l’orchestre caché, la musique demeurant ainsi à son plan, fidèle à sa vraie fonction.