L’Opposition universelle/Chapitre I

Félix Alcan (p. 1-31).

L’OPPOSITION UNIVERSELLE


CHAPITRE PREMIER

L’IDÉE D’OPPOSITION

I


On a souvent dit et répété, et c’est devenu une sorte d’axiome, que toute notre connaissance des choses consiste à percevoir entre elles des ressemblances ou des différences. C’est juste, et cela prouve que la vie universelle est une suite ou un entrelacement sans fin de répétitions et de variations. Est-il vrai cependant qu’il n’y ait à distinguer que ces deux grandes classes de rapports entre les objets, entre les êtres ou les états des êtres ? Il y en a un troisième, que l’on oublie toujours, malgré l’importance et la gravité de son rôle : c’est la combinaison originale des deux premiers fusionnés ensemble et intimement dans le rapport d’opposition, d’inversion, de contrariété. Deux choses opposées, inverses, contraires, ont pour caractère propre de présenter une différence qui consiste dans leur similitude même, ou, si l’on aime mieux, de présenter une ressemblance qui consiste à différer le plus possible. Quand je dis qu’on ne prend pas garde à ce rapport, entendons-nous bien. Il n’en est peut-être pas dont il soit plus fréquemment parlé dans le langage courant, voire même dans les proverbes : « les extrêmes se touchent » ; mais il est remarquable que la spéculation philosophique, qui s’est attaquée à tant d’idées vulgaires pour les épurer au creuset de son analyse, et les généraliser en les épurant, n’a presque pas daigné ramasser sur son chemin la notion importante dont il s’agit. Elle s’en est servi, à coup sûr, comme tout le monde, mais sans la prendre à part et l’examiner à fond, sans l’étudier au point de vue le plus précis à la fois et le plus général, comme il convient à un philosophe. Les logiciens surtout ont montré ici, à l’exception toutefois de leur maître Aristote, dont nous parlerons plus loin, une inattention singulière. Quand Hegel, par exemple, nous déroule avec tant de sérénité son rosaire interminable de triades, il ne s’aperçoit pas que la thèse et l’antithèse qu’il oppose l’une à l’autre dans chacune d’elles, tantôt sont réellement des termes opposés, tantôt ne sont que des termes différents ; et il eût valu la peine, ce me semble, démarquer cette distinction. — M. Renouvier, en passant, dit un mot de notre sujet, mais non avec son habituelle profondeur. « Les contraires logiques, dit-il, sont des termes tels que l’un d’eux exprime tout l’autre ou l’ensemble des autres que l’autre ; exemples : l’organisé et l’inorganisé, qui comprennent une grande sphère de la connaissance ; ou le juste et l’injuste, qui n’épuisent qu’un sujet plus déterminé. » Les contraires, d’après lui, seraient donc des complémentaires, ce qui restreint singulièrement la portée de leur application. Est-ce qu’une dette de 100 francs de Pierre envers Paul n’est pas précisément le contraire d’une créance de même somme du même envers le même ? Et en quoi cette créance peut-elle être dite le complément de cette dette ?

M. Renouvier ajoute : « Quant aux contraires mal définis qui figurent parfois sous ce nom dans le discours, ou ils expriment une simple corrélation, dont la nature peut varier, ou ils n’ont aucun intérêt pour la science. Tels sont, par exemple, le grand et le petit, le fort et le faible, le blanc et le noir, etc. » je souligne le blanc et le noir, dont l’opposition psychologique, nullement indifférente à la science, a donné lieu à de savants travaux. Mais les autres exemples cités, par leur vague et leur banalité, témoignent du complet dédain de l’illustre métaphysicien pour cette question. Ce que je lui accorde volontiers, c’est que les contraires ont été jusqu’ici fort mal définis ou ne l’ont pas été du tout ; c’est-à-dire qu’il y a lieu de chercher à les définir. Un géomètre comme lui a-t-il pu ne pas songer à l’opposition mathématique, si intéressante, des quantités positives et négatives ? Elle lui aurait permis de ramener à des termes plus précis celles du fort et du faible, du grand et du petit, du rapide et du lent, etc.

Aristote seul, parmi les grands maîtres de la philosophie, a paru préoccupé et comme tourmenté de notre sujet, dont l’importance ne lui a pas échappé, non plus qu’à ses prédécesseurs helléniques. Dans sa Métaphysique et ses autres ouvrages, il fait de fréquentes allusions à un écrit de lui intitulé la Théorie des contraires ou Le Choix des contraires. Il est regrettable que ce traité ait été perdu, mais ce qui doit nous consoler un peu de cette perte, c’est que le profond philosophe s’y faisait lui-même très probablement une idée assez mal définie et passablement complexe de l’opposition. Comme type et source des couples d’opposés, il cite l’opposition de l’unité et de la pluralité[1] ou celle de l’être et du non-être. « On est généralement d’accord, dit-il, pour admettre que les êtres et la substance viennent des contraires. Aussi tous les philosophes reconnaissent-ils que les principes sont contraires : les uns les voyant dans l’impair et le pair, les autres dans le froid et le chaud, ceux-ci dans le fini et l’infini, ceux-là dans l’amour et la discorde. Toutes ces oppositions et tant d’autres peuvent se réduire à celle de l’unité et de la pluralité[2]. » Il oppose plus loin l’antérieur au postérieur, le genre à l’espèce, le tout à la partie. Il jongle aussi avec les oppositions du petit et du grand, du peu et du beaucoup, du poli et du rude, du droit et du courbe, tout cela pêle-mêle et mis sur le même rang. Des contraires, là aussi, il fait tout procéder. « Toutes les couleurs intermédiaires dérivent du blanc et du noir, et l’on peut affirmer que toutes les choses de la nature sont des contraires ou viennent des contraires. » Il dit ailleurs que « la propriété la plus spéciale de la substance est que, tout en restant une seule et même chose, elle peut recevoir les contraires », c’est-à-dire être tour à tour noire et blanche, sèche et humide, aller de droite à gauche, puis de gauche à droite, etc. Il revient souvent sur cette propriété.

Chaque fois qu’il parle des contraires, il apporte des aperçus nouveaux, il cherche visiblement à se rectifier, à se compléter ; il n’est pas satisfait de sa conception, que tantôt il s’évertue en vain à préciser, tantôt il élargit abusivement. Cette question l’obsède. Par sa théorie des contraires, il se persuade expliquer le mystère de la transformation universelle[3]. « Ainsi, dit-il, toutes choses viendront du mélange des contraires ou des éléments ; les éléments eux-mêmes viendront de ces contraires, qui sont, en quelque sorte, les éléments en puissance. Le chaud réel est froid en puissance, et le froid réel est chaud en puissance également. » Il explique la formation de la chair par l’opposition du liquide et du sec parvenus à se mélanger en doses à peu près égales. (Cela ne rappelle-t-il pas, au fond, l’importance que Spencer attache à l’état plastique des tissus organiques ?) Il incline à admettre (comme Spencer encore) la similitude symétrique des deux changements opposés, de production et de destruction. D’abord, il veut que la production et la destruction naturelles s’accomplissent en un temps égal, ce qui est manifestement faux pour les âges successifs des êtres vivants, mais non pour les périodes astronomiques. Aussi prend-il ses exemples parmi celles-ci : « Quand le soleil se montre, il y a production ; quand il se retire, il y a destruction, et ces deux phénomènes se passent en des temps égaux. » — « Mais souvent, s’objecte-t-il à lui-même, il arrive que la destruction est plus rapide », et nous verrons plus loin la portée de cette remarque. Il croit se rendre compte de cette alternance soi-disant régulière des générations et des destructions universelles par la translation circulaire du système solaire, « que les corps simples ne font qu’imiter ». Cependant, avec sa sagacité habituelle, il se fait une objection. Puisque toute production est circulaire, « comment se fait-il que les hommes et les animaux ne reviennent pas également sur eux-mêmes de façon à ce que le même individu reparaisse ? » Il répond, mais il répond mal.

Son obsession de sa théorie des contraires est telle, qu’il fonde sur elle sa morale. La vertu n’est pour lui qu’un terme moyen entre deux vices opposés : le juste milieu est de son invention. « Entre les deux sentiments de crainte et d’assurance (excessive), le courage tient le milieu. » Entre la prodigalité et l’avarice, la libéralité. Entre l’irascibilité et le flegme, la douceur. Entre l’exagération hyperbolique et l’atténuation dénigrante, la véracité. Entre le chagrin envieux du bonheur des autres et la joie malveillante de leur malheur, la justice. Entre la bouffonnerie, qui plaisante sur tout, et la rusticité, qui ne plaisante sur rien, l’amabilité. Mais ce terme moyen, dont il reconnaît ici la vraie place, il le cherche souvent et ne l’aperçoit pas, ce qui tient à sa notion trop large et trop peu nette des contraires. Il croit devoir distinguer, — et il se donne beaucoup de mal pour justifier cette distinction, — les contraires qui ont et ceux qui n’ont pas d’intermédiaires. Ceux qui ont un intermédiaire sont le blanc et le noir, par exemple ; ceux qui n’en ont pas sont le pair et l’impair, la maladie et la santé, etc. En réalité, comme nous essaierons de le montrer, tous les véritables contraires sont séparés par un état neutre, un état zéro.

Parmi les choses qui n’ont pas de terme moyen, Aristote cite les propositions contradictoires. « Il n’est pas possible, dit-il, qu’entre deux propositions contradictoires il y ait jamais un terme moyen ; mais il y a nécessité absolue ou d’affirmer ou de nier une chose d’une chose. » Il confond ici, visiblement, les conditions extérieures de la réalité avec celles de notre pensée. Qu’une chose soit ou ne soit pas, sans milieu possible, cela est certain. (Aussi, à mon sens, l’être n’est-il pas contraire au non-être ; le non-être n’est qu’un terme moyen entre deux réalités contraires), mais il est non moins certain que nous ignorons une foule de choses, et que, dans notre ignorance, nous nous abstenons souvent de nier ou d’affirmer telle chose de telle autre. Entre l’affirmation plus ou moins convaincue et la négation plus ou moins convaincue pareillement, il y a le doute, tandis qu’entre l’être et le non-être il n’y a pas de milieu : cela veut dire que l’être des choses nous apparaît comme étant tout autre chose que leur affirmabilité, et leur non-être comme étant tout différent de leur niabilité. En somme, le grand stagyrite est si peu parvenu à éclaircir cette question embrouillée, — et cela n’est pas surprenant dans l’état embryonnaire de la science de son temps, — qu’il finit par dire que toute différence est une contrariété et que deux espèces du même genre sont toujours opposées entre elles[4]. Mais il remarque fort bien que « c’est toujours un seul contraire qui est opposé à un seul contraire ». Il a bien vu, en physique, les véritables oppositions du mouvement, qui se réduisent à la double direction possible le long d’une même droite[5]. Seulement, il ajoute : « Absolument parlant, c’est le mouvement qui est le contraire du mouvement ; mais le repos aussi y est opposé et, en outre, deux repos peuvent être contraires l’un à l’autre. » Il y a là une opposition vraie suivie de deux oppositions imaginaires.

D’un premier coup d’œil jeté sur l’univers, il nous semble voir que tout s’y répète : les mouvements périodiques des astres et les vibrations d’un rayon lumineux, si rapidement multipliées qu’il a l’air immobile ; dans les corps, même solides, la prodigieuse et rythmique agitation des molécules, et, dans l’être vivant, l’incessante régénération des mêmes tissus, la monotonie des mêmes mouvements respiratoires ou circulatoires, la propagation foudroyante des mêmes sensations le long des nerfs ; dans la cité, dans la nation, d’innombrables séries, compliquées et entrelacées à l’infini, d’actions similaires, articulations verbales semblables, coups de truelle ou coups de rabot semblables, coups de pinceau ou d’archet semblables, rites semblables, tous actes appris et imités par mode et par coutume, volontairement ou involontairement, et qui sont la fiévreuse activité continue des états les plus tranquilles en apparence, aussi bien que le monotone ressassement dissimulé des sociétés en apparence les plus révolutionnaires. — Or, d’un simple regard aussi sur l’univers, nous croyons voir que tout s’y oppose : antipodes, concave et convexe qui se font vis-à-vis, équilibre des forces qui se neutralisent, réaction partout égale et contraire à l’action, polarité physique, interférences des ondes entre-heurtées, mouvements inverses des corps célestes qui tombent l’un sur l’autre, des molécules qui se précipitent l’une dans l’autre, des électricités de même nom qui se fuient, des électricités de nom contraire qui s’attirent. Et ce n’est pas tout : symétrie universelle des cristaux, symétrie universelle des formes vivantes, symétrie rayonnante ou bilatérale, presque sans exception d’un bout à l’autre de la vie ; lutte des êtres vivants, concurrence vitale ; antithèse psychologique du plaisir et de la douleur, du oui et du non, de l’amour et de la haine, de la crainte et de l’espoir ; antinomie sociale des croyances qui s’entre-nient, des volontés qui s’entre-combattent, des armées et des partis, des pouvoirs même qui, dit-on, doivent se contrebalancer. Autant de formes — et il y en a bien d’autres, — sous lesquelles se présente à nous cette notion protéiforme que je voudrais essayer de dégager parmi ses miroitements multicolores, souvent confus et trompeurs.

Il n’est pas nécessaire, du reste, de l’avoir analysée, pour pressentir vaguement son importance. Le danger n’est pas tant de la méconnaître que de l’exagérer plutôt sans le vouloir et sans le savoir, peut-être parce qu’on n’a pas assez étudié et généralisé cette idée. Entre la conception du monde, toute polaire et symétrique, que s’en font les peuples enfants (Ormuzd et Ahriman, Dieu et le Diable, etc.) et la conception toute belliqueuse et antinomique à l’usage des darwiniens, il y a cette ressemblance que l’une et l’autre élèvent le rapport d’opposition au rang de clef d’explication suprême, l’une ne voyant au fond de la réalité que la contradiction de deux êtres, l’autre ne voyant au fond de la vie que l’antagonisme de deux actions. De tout temps, soit sous la forme de symétrie opiniâtrement recherchée, soit sous la forme de guerre et de combat, l’idée mal débrouillée d’opposition a exercé un déplorable empire sur les esprits. La fascination de la guerre surtout a été fatale. Il n’est pas de plus grand ennemi de l’esprit de sociabilité que l’esprit de parti, qui cependant en procède ; et, de fait, n’est-ce pas parce qu’il en procède, n’est-ce pas parce qu’il faut d’abord être membres d’une même société pour pouvoir se diviser ensuite en partis, que la division des peuples en partis est un mal non sans mélange de quelque bien ? À l’esprit de parti, si enraciné dans le cœur de l’homme, se rattache ce besoin de fausse originalité qui possède la grande masse de nos contemporains et explique leur indiscipline, déguisement de leur routine ; je veux dire ce penchant à se croire original parce qu’on a pris le contre-pied de l’opinion commune, ou de l’exemple commun. C’est là une manière d’imiter encore, et non la moins répandue dans les sociétés orgueilleuses, où l’on se pique souvent de ne pas copier le père, le voisin ou le supérieur, même en ce qu’il a de mieux, mais où, en niant précisément ce qu’il affirme, en blâmant précisément ce qu’il loue, en démolissant précisément ce qu’il construit, on se persuade ne point le copier.

La vérité est que l’opposition, cette contre-répétition, cette répétition renversée, n’est, comme la répétition elle-même, qu’un instrument et une condition de la vie universelle, mais que le véritable agent de transformation est quelque chose à la fois de plus vague et de plus profond qui se mêle à tout le reste, imprime un cachet individuel à tout objet réel, différencie le similaire, et s’appelle la variation. Ne préjugeons point cependant ces conclusions qui se dégageront de l’ensemble de cette étude ; et, avant tout, cherchons d’abord à préciser l’origine et la nature de la notion qui nous occupe, à circonscrire son domaine propre, puis nous passerons en revue ses incarnations multicolores aux divers étages de la réalité, et nous tâcherons de montrer enfin sa portée véritable.


II


Il est probable que le souvenir des luttes à main armée, bien plus que la vue des objets symétriquement inverses, a éveillé d’abord dans l’esprit humain la notion des contraires ; et c’est encore en songeant confusément à ses petits combats singuliers avec ses camarades que l’enfant conçoit cette idée. Pour lui, il n’y a rien de plus contraire au monde que les Troyens et les Grecs, les Carthaginois et les Romains, ou deux trains lancés à toute vapeur l’un contre l’autre sur la même voie. Il se forme ainsi en nous, de très bonne heure, des couples d’ennemis irréconciliables, historiques ou mythiques (chrétiens et turcs, anges et démons). Ce sont nos premières liaisons mentales. Puis, nous remarquons que deux personnes qui s’embrassent ne se font pas moins vis-à-vis que deux personnes qui se battent, et l’amour mutuel, comme la haine réciproque, devient un lien fréquent d’images corrélatives. Nisus fait penser à Euryale aussi bien qu’Achille à Hector. Et, en même temps, nous constatons que ces deux couples sont l’un à l’autre opposés. Pourquoi opposés ? Pour une raison très distincte des deux précédentes : à cause d’un genre de confrontation qui, non moins vivement que celle de deux adversaires ou de deux amis, s’offre d’elle-même à la pensée ; je veux dire le contraste du plaisir et de la douleur, qu’on ne voit jamais, il est vrai, batailler l’un contre l’autre et encore moins s’embrasser, mais dont l’un fait nécessairement penser à l’autre, aussi bien que Carthage à Rome. De ces deux antipodes intimes du plaisir et de la peine, — antipodes en un sens très différent de celui des antipodes terrestres, mais en un sens non moins réel et dont la similitude avec l’autre est aussi difficile à nier qu’à définir, — de ces deux termes en parfait contraste psychologique découlent au fond les dualités de l’amour et de la haine, du bien et du mal, du pur et de l’impur, du doux et de l’amer, du poli et du rude, de l’accord musical et de la dissonance, etc.

Qu’est-ce donc qu’il y a de commun, et y a-t-il quelque chose de commun, entre les oppositions du concave et de convexe, du haut et du bas, d’hier et de demain, de joie et de chagrin, d’affirmation et de négation, de désir et de répulsion ? Ni dans les écrits des philosophes, malheureusement, ni dans les conversations courantes, nous ne découvrirons d’éclaircissements à cet égard. Essayons cependant de serrer d’un peu près cette confusion d’idées. Tantôt, parmi les savants comme dans le monde, on oppose deux termes qui forment ensemble un tout apparent ou réel, et dont l’un, par suite, complète, équilibre ou détermine l’autre, — par exemple le moi et le non-moi, l’organique et l’inorganique, le plein et le vide, la lumière et les ténèbres, le mouvement et le repos, les deux moitiés d’un cercle, l’âme et le corps, l’acide et la base, le cheval et son cavalier ; tantôt, dans un tout, on ne considère que deux faibles parties et on les oppose l’une à l’autre, soit parce qu’elles se repoussent et se combattent, par exemple les deux pôles d’un aimant, soit parce qu’elles sont solidaires, par exemple les deux foyers lumineux conjugués, soit simplement parce qu’elles sont les deux extrémités d’une série finie, par exemple les deux points extrêmes d’un diamètre, les deux bouts d’un bâton[6], les pieds et la tête de l’homme, le blanc et le noir dans la gamme des sensations visuelles, etc. Enfin, — et c’est ici que l’idée d’opposition provoque le plus audacieux élan, — si la série est conçue comme infinie, nous ne cessons point d’y trouver des termes contraires, et nous opposons, en mathématique comme en métaphysique, le néant à l’infini. Nous verrons s’il y a lieu d’accueillir ce vulgaire et profond contraste.

Il y a là beaucoup de fausses oppositions mêlées à des oppositions vraies. Examinons le premier sens indiqué. S’il est exact, on doit dire que je m’oppose, moi (ou n’importe quel être, atome, animalcule), à tout le reste de l’Univers, avec lequel je forme un tout, le seul tout véritable et non arbitraire, nous dit-on. Est-ce vrai ? On peut faire observer que cette sorte d’opposition est quelquefois la seule que nous fournisse un objet ; il n’arrive pas toujours qu’il s’y en ajoute une autre, celle de cet objet et d’un autre objet déterminé. L’amour, pourrait-on dire, quand il vient à saisir un homme avec force, a justement cet effet de lui créer une opposition spéciale, ajoutée ou plutôt substituée à son opposition fondamentale. Avant d’aimer, il faisait couple avec l’Univers ; maintenant, avec ce qu’il aime. Mais remarquons que l’opposition est ici confondue avec l’adaptation ou, pour mieux dire, avec la co-adaptation ; car il importe de ne pas oublier, comme tant de philosophes et de savants l’ont fait pour escamoter l’idée de finalité tout en l’utilisant, que les êtres soi-disant adaptés l’un à l’autre le sont ensemble en réalité à une fin commune. L’œil n’est nullement adapté à la lumière ni la lumière à l’œil, mais l’un et l’autre sont co-adaptés à la vision. Pareillement, l’amant n’est pas adapté à sa maîtresse, ni elle à lui, mais les deux à l’amour. Au contraire, les êtres ou les états opposés sont vraiment opposés l’un à l’autre.

Le propre des distinctions purement logiques, utiles souvent mais artificielles, est de créer de faux contrastes. Ouvrez une flore arrangée suivant la méthode dichotomique, très commode d’ailleurs. Vous y verrez les plantes polypétales opposées aux plantes monopétales, les feuilles stipulées opposées aux feuilles sans stipules, etc. Ici, ce n’est plus la co-adaptation qui est prise faussement pour l’opposition ; c’est la mutuelle délimitation. Mais ce qui délimite, c’est ce qui confronte et non ce qui contraste. Aussi l’opposition de l’organique et de l’inorganique, ou du moi et du non-moi, est-elle illusoire. Un organisme est simplement circonscrit par l’ensemble du monde ambiant ; il ne peut être pris à partie, contrecarré pour ainsi dire, que par un organisme semblable à lui-même et poussé vers lui par un désir analogue au sien. Pareillement un moi diffère simplement de son non-moi, c’est-à-dire du groupe de sensations objectivées qui détermine ce non-moi à un moment donné ; mais si, dans ce groupe, il a reconnu les signes révélateurs de la présence d’un autre moi, aimé ou hostile, il a trouvé là en quelque sorte son contre-moi, son pendant psychologique, sa rime vivante. Il y a dans le saisissement premier de notre contraire réel, de notre semblable opposé, une joie de découverte indicible que nous avons oubliée, que Robinson se rappela à la vue de Vendredi.

Mais, demandons-nous-le en passant, est-ce que la Vie en général, est-ce que l’Esprit en général s’opposent à quelque chose ? Et que serait l’anti-vie ou l’anti-esprit ? Nous ne concevons rien de pareil, pas plus qu’un anti-espace ou un anti-temps, ou une anti-matière ou une anti-force. Pourquoi cela ? Pourquoi, si toute action suppose une réaction précisément égale et contraire, toute réalité ne suppose-t-elle pas une contre-réalité ? C’est, peut-on répondre, ce semble, qu’il y a deux catégories bien tranchées de réalités : d’une part, des phénomènes qui, regardés de près, se réduisent à des actions, et, d’autre part, des puissances, des lois, ou, pour mieux dire, des virtualités, qu’on nomme Matière, Énergie, Vie, Esprit, Espace et Temps. Dans le sein de chacune de ces virtualités, des milliers d’oppositions apparaissent et disparaissent incessamment : figures symétriques, simultanéités de mouvements contraires, propriétés physiques ou chimiques antagonistes, fonctions alternatives de nutrition et de dénutrition, conflits d’opinions et d’intérêts, batailles… Mais comment chacune de ces virtualités pourrait-elle avoir un contraire ? N’est-elle pas, avant tout, une infinité d’un certain genre, une totalité ? Puisque les extrêmes doivent être du même genre, il faudrait que l’anti-espace, par exemple, fût une espèce d’espace ; mais alors l’Espace ne serait point tout l’espace. — Cependant, si l’on vient à songer aux spéculations des méta-géomètres sur l’espace euclidien et sur la possibilité d’espaces courbes qui s’opposeraient à notre espace droit, qui, mieux encore, seraient symétriquement opposables entre eux, peut-être jugera-t-on cette réponse insuffisante. Deux totalités peuvent fort bien s’opposer l’une à l’autre si elles se rattachent ensemble à un genre qui les dépasse et les contient : l’Univers est une hiérarchie de touts partiels. S’il en est ainsi, si les fragments de l’Être universel ne sont point ajustés sans art et sans symétrie, il y aurait une conséquence importante à tirer de l’impuissance où nous sommes d’imaginer une anti-vie, un anti-esprit, etc. Puisque les fragments généraux du monde que nous connaissons ne nous laissent voir aucune trace de symétrie et de cohésion supérieure, ne serait-ce pas la preuve qu’il en est d’autres dérobés à notre savoir, et que, au-delà de la vie, au-delà de l’Esprit individuel ou social, il existe, dans l’immensité stellaire, des sources mystérieuses de phénomènes impénétrables à nos regards et cependant indispensables à l’intelligence complète de ceux qui nous sont connus, dans notre débris du monde bizarre et mutilé que nous prenons faussement pour un tout ? Ainsi comptait Spinoza d’infinis attributs de Dieu, au-delà de la pensée et de l’étendue, seules perceptibles à l’homme.

Mais revenons à l’examen de nos définitions. Ni le sens de mutuel complément ni celui de mutuelle délimitation ne nous paraissent convenir à l’idée d’opposition, qui ne doit être confondue ni avec l’idée d’accord, bien entendu, ni même avec celle de simple différence. Le sens de neutralisation ou d’équilibration réciproque doit être retenu.

L’acide et la base sont opposés en tant qu’ils se neutralisent ; les couleurs dites complémentaires méritent aussi d’être opposées en tant qu’elles s’entre-détruisent pour produire du gris, sorte de coloris incolore. Le poison est aussi bien l’opposé de l’antidote. De même, nous dirons que deux poids inégaux, suspendus aux deux bras inversement inégaux d’un levier, sont opposés s’ils se font équilibre ; peu importe, en effet, leur défaut de similitude apparent. Ici, la faculté de s’équilibrer, l’égalité des deux effets mécaniques, constitue la similitude vraie.

Mais le domaine entier de l’opposition est-il embrassé par cette définition ? Les deux foyers d’une ellipse ne s’équilibrent en rien, ni le concave et le convexe, ni le plaisir et la douleur. Dira-t-on que ces oppositions purement statiques n’ont de valeur qu’à raison des oppositions dynamiques d’où elles sont tirées, qu’il n’y a point d’oppositions géométriques, mais seulement des oppositions mécaniques, qu’il n’y a point d’oppositions anatomiques (feuilles dites opposées, corolles régulières, organes doubles), mais seulement des oppositions physiologiques (inspiration et expiration, systole et diastole, etc.) ? En faveur de la négative, on ne manquera pas de faire remarquer qu’en arithmétique même, le contraste du signe plus grand et du signe plus petit, du signe plus et du signe moins, sinon celui du zéro et de l’infini, est indéniable. La contrariété de certaines tendances, ajoutera-t-on, loin de pouvoir servir de fondement à celle des états qui sont leurs termes, la suppose nécessairement. L’espérance n’est l’opposé de la crainte, l’amour de la haine, que parce que la conscience est constituée de manière à comporter deux états opposés, le plaisir et la douleur. Deux forces mécaniques ne sont antagonistes qu’en tant que dirigées en sens inverse suivant une même ligne droite ; par suite, si l’espace de notre Univers était de nature, comme il le serait dans l’hypothèse (intelligible ou non) d’un espace courbe, à ne point comporter des lignes droites, les oppositions mécaniques seraient impossibles. Il en est ainsi du temps, qui, comprenant d’innombrables séries de phénomènes, ne comporte point de directions opposées dans son sein, abstraction faite de l’Espace.

Il n’est pas difficile de répondre à cette argumentation, dont le nerf consiste dans la symétrie psychologique du plaisir et de la douleur. Quant à l’inversion des figures semblables, en effet, il est clair qu’elle se fonde sur la possibilité, envisagée ou vaguement conçue, de leur marche l’une contre l’autre et de leur choc de front au point de rencontre. Pareillement, l’inversion, bien imprécise d’ailleurs, du plaisir et de la douleur, a pour fondement, à mon avis, l’opposition, très précise relativement, des mouvements de l’âme appelés désir et répulsion, désir d’une certaine intensité et répulsion d’une intensité précisément égale à l’égard du même objet. Une sensation est agréable parce qu’elle est désirée ; nous croyons à tort qu’elle est désirée parce qu’elle est agréable en soi. Notre erreur nous vient de la notion vague du plaisir, qui nous représente sous forme statique le fait dynamique du désir. Quand nous disons que nous sentons un plaisir visuel, nous devrions dire plutôt qu’en éprouvant une sensation de la vue, nous désirons inconsciemment la retenir et nous y efforçons. Si, malgré son inachèvement essentiel et son imprécision, l’antithèse du plaisir et de la douleur s’impose au bon sens et à la science ; si tout le monde sent, par exemple, qu’il y a une réelle opposition entre les plaisirs et les peines du goût et de l’odorat, quoique personne ne puisse dire si c’est la saveur acide ou amère ou astringente qui est précisément l’opposé de la saveur sucrée, ou quelle est précisément l’espèce d’infection qui est l’opposé du parfum de la rose ou de l’œillet ; cela tient à l’hybridité de la notion du plaisir et de la douleur. Sous son aspect-désir, le plaisir s’oppose réellement à quelque chose de nettement déterminable, mais non sous son aspect-sensation.

Reste l’objection tirée de l’opposition des signes mathématiques. Mais on sait qu’ils expriment des opérations faites sur les nombres ou les quantités, et non un caractère propre aux quantités et aux nombres ; la soustraction s’oppose à l’addition, la multiplication à la division. L’augmentation d’une grandeur s’oppose à sa diminution ; de là le signe plus grand opposé au signe moins grand. La considération des mouvements inverses à partir d’un point fixe, ou celle des désirs contraires du cœur humain, des droits et des devoirs humains opposés, comme quand il s’agit de problèmes roulant sur le chiffre de l’actif ou du passif d’un négociant, est ce qui seul autorise et justifie en algèbre l’emploi des quantités négatives.

Il ne me paraît donc pas douteux que la source unique de toutes les oppositions phénoménales est la possibilité d’une neutralisation réciproque d’actions semblables. Si l’on est fondé à opposer, comme je le ferai souvent, deux états ou deux êtres l’un à l’autre, c’est par suite de la réelle contrariété des tendances qu’on leur prête. Deux sensations, deux états quelconques, peuvent être semblables, mais, comme tels et abstraction faite de toute force en mouvement, on ne voit pas comment ils pourraient s’entre-détruire ou même s’entre-heurter ; et, sans cela, de quel droit les dire opposés ? C’est là l’essentiel ; aussi regarderions-nous comme opposées, si c’était possible, deux actions qui seraient susceptibles de s’entre-détruire sans cependant être semblables ; mais la chose est impossible, car l’hypothèse est contradictoire. Pour se contrebalancer, deux termes doivent s’équivaloir, c’est-à-dire avoir une commune mesure, ce qui suppose leur similitude et leur égalité sous le point de vue dont il s’agit.

Il suit de là que les termes opposés doivent être également positifs. Le vide n’est donc pas l’opposé du plein, ni l’obscurité l’opposé de la lumière, ni le silence celui du son, ni le repos celui du mouvement. Comment un terme fixe, mort, inerte, non susceptible de variations, pourrait-il être égal et semblable à un terme vivant et éminemment variable qui se développe ? La lumière peut être plus ou moins vive, le son plus ou moins intense ou élevé, le mouvement plus ou moins rapide, le plein plus ou moins dense ; le repos, le silence, les ténèbres, le vide, sont ou ne sont pas, ils ne comportent ni plus ni moins.


III


Précisons encore mieux notre pensée. Si, deux termes variables étant donnés, l’un nous apparaît comme la limite des variations accumulées de l’autre en un certain sens, et l’autre de même comme la limite de ces mêmes variations accumulées en sens inverse, sans qu’il ait fallu traverser un état neutre pour passer de l’un à l’autre, ces deux termes sont hétérogènes, ils ne sont pas opposés. On peut concevoir, en botanique, un organe floral quelconque, pétale, étamine, pistil, comme l’extrême limite des modifications successives d’une feuille, dirigées d’une certaine façon ; et on pourrait aussi bien se représenter une feuille quelconque comme l’extrême limite des modifications successives, et inversement dirigées, d’un organe floral. De même, il n’est pas de type vivant qu’on ne puisse rattacher par une conception analogue à n’importe quel autre type, conception tantôt conforme à la véritable filiation de ces types, tantôt imaginaire, mais toujours légitimement imaginable. Autant vaut dire que les espèces vivantes ou la fleur et la feuille des végétaux diffèrent de nature. Le spectre solaire nous présente des couleurs tranchées, séparées par une continuité de nuances intermédiaires ; donc ces couleurs sont radicalement distinctes. Pareillement, lorsqu’il s’agit de ce genre singulier de variation qui s’appelle augmentation et diminution, il est permis de regarder, par exemple, une parabole comme la limite des allongements du grand axe d’une ellipse ; ce qui signifie que l’ellipse et la parabole, quoique procédant l’une de l’autre, diffèrent du tout au tout, infiniment, et ne sont pas deux figures opposables. Ici, du reste, nous voyons un exemple frappant du rapport qui unit les variations qualitatives et les variations quantitatives ; rapport qui, sous des formes nouvelles, se reproduit aux étages supérieurs de la connaissance, et jusqu’en sociologie. En effet, à mesure que l’axe de l’ellipse s’allonge, sa courbure varie qualitativement à chaque instant. Dans tous les exemples qui précédent, comme en général dans la notion d’une série quelconque, il y a au fond une opposition véritable, mais elle est toute subjective, inhérente au sujet qui regarde les termes et les compare et non à ces termes eux-mêmes : ce spectateur, en passant mentalement de l’un des termes à l’autre et en repassant de celui-ci à celui-là, fait deux actions opposées, séparées par un état d’inaction.

Tout autre est l’opposition vraiment objective qui se montre à nous dans le cas où deux figures, l’une concave, l’autre convexe, sont juxtaposées, comme dans la coupe d’une lentille, ou bien lorsqu’une âme est affectée successivement d’un plaisir d’un certain genre, puis d’une douleur du même genre. Le passage de la figure concave à la figure convexe, ou inversement, n’est concevable que moyennant un état zéro, un néant de convexité et de concavité. Le passage du plaisir à la douleur correspondante n’est possible que moyennant l’interposition d’un état de non-plaisir et de non-douleur. C’est ici le néant et non l’infini qui sert d’intermédiaire entre les termes comparés.

Nous définirons donc ainsi l’opposition : Quand deux termes variables sont tels que l’un ne peut être conçu comme devenant l’autre qu’à la condition de parcourir une série de variations qui aboutissent à un état zéro, et de remonter ensuite cette même série de variations précédemment descendue, ces deux termes sont opposés.

Quand un pendule oscille, il y a deux oppositions à considérer. En descendant, il acquiert toujours une vitesse nouvelle, et en remontant il perd ; au plus bas de sa course, il traverse donc un point où il n’a ni gain ni perte de vitesse, et qui, à cet égard, est un état neutre. En outre, une opposition non moins réelle existe entre les directions du mouvement dont le pendule est animé en allant de droite à gauche et revenant de gauche à droite tour à tour. Chacune des extrémités de l’arc de cercle décrit localise l’état zéro, l’état d’immobilité momentanée qui sépare les deux séries successives et inverses des mouvements circulaires élémentairement rectilignes dont le pendule est alternativement animé. — Quand une bille élastique heurte un obstacle puis rétrograde avec une vitesse presque égale, il y a opposition de ses deux mouvements successifs ; mais pourquoi ? Parce que les géomètres admettent qu’à l’instant où le choc a eu lieu, la vitesse du mobile dans son premier sens a graduellement diminué jusqu’à devenir nulle, puis a traversé une série de phases inverses et semblables. — Mais la série décroissante des nombres fractionnaires n’est nullement opposée a la série croissante des nombres entiers ; il n’y a pas en effet de similitude entre elles, ni de zéro qui les sépare. L’unité, leur point de jonction, est non le néant du fractionnement et de la multiplicité, mais le principe de la multiplicité et la totalité des nombres fractionnaires. Il n’y a point de ressemblance entre les deux séries car, à égale distance de l’unité, les chiffres qui se correspondent dans les deux séries ne sont point les mêmes : 9 dixièmes correspond à 2 ; 8 dixièmes correspond à 3, etc. L’intervalle reste toujours le même entre les nombres entiers successifs ; entre 999 et 1000 il y a le même intervalle qu’entre 1 et 2. Mais, entre 9 dixièmes et 8 dixièmes, la différence est plus grande qu’entre 1 dixième et 9 centièmes. — Au contraire, la série des quantités positives en algèbre s’oppose très légitimement à celle des quantités négatives. Entre elles, il y a zéro et similitude parfaite. Cette antithèse mathématique est le symbole le plus net de toutes celles de l’univers et, par son importance reconnue, elle atteste le rôle considérable du rapport que nous étudions.

Si nous supposons que les deux foyers A et B d’une ellipse vont se rapprochant jusqu’à se confondre en un cercle, puis vont s’éloignant de nouveau, le foyer A prenant la place de B et inversement, la nouvelle ellipse ainsi construite, toute semblable à la première, pourra être dite opposée à celle-ci.


Les gravitations des astres, en leurs changements et renversements périodiques, sont la brillante réalisation céleste de cette hypothèse. Un cercle peut être considère comme l’état zéro traversé par une infinité d’ellipses qui renversent de la sorte leurs foyers, ayant toutes pour petit axe son diamètre qui devient en même temps leur grand axe au moment de leur anéantissement momentané en lui. Il n’est donc point surprenant que le cercle, véritable zéro elliptique, produit neutre du conflit de figures opposées, ne soit lui-même opposable à nulle autre figure, si ce n’est peut-être à une infinité de paraboles engendrées par l’allongement infini des ellipses qui l’ont produit par le rapprochement complet de leurs foyers. La parabole, infini elliptique, s’opposerait donc ainsi au zéro elliptique. Mais nous verrons plus loin s’il est permis d’opposer l’infini à zéro.

On voit déjà par là l’importance de l’état zéro. C’est qu’en effet le néant, comme l’infini, n’est intelligible qu’en un sens relatif. L’infini en soi, le néant en soi, sont verba et voces. Mais chaque chose peut être conçue comme ayant son néant à elle, sa manière de ne pas être. À vrai dire, néant, neutralité, zéro, en ce sens, signifient équilibre et stabilité ; et le rôle essentiellement conservateur plutôt que destructeur, nullement créateur, de l’opposition, se révèle ici. C’est pourquoi on s’est mépris sur la portée de ce phénomène universel quand on a prêté à la lutte pour l’existence, notamment, une efficacité inventive de nouveaux types, au lieu de borner sa vertu à l’épuration et à la défense des anciens. Ce caractère sera manifeste si nous regardons un type spécifique quelconque, ce qu’on appelle l’état normal d’une espèce, comme l’état zéro incessamment traversé par la série des variations individuelles en sens inverses qui se combattent entre elles et le maintiennent à la faveur de leur lutte même, soit qu’elles s’incarnent dans les générations successives qui vont oscillant de l’un à l’autre de ces extrêmes, soit qu’elles soient représentées par des groupes à peu près égaux de contemporains, comme les statisticiens démographes le savent bien. Ainsi conçu, le type normal est, en d’autres termes, le zéro de monstruosité. Naturellement, il n’est opposable à rien, comme le cercle, et pour une raison analogue, à moins qu’on ne l’oppose, par hypothèse, à l’ensemble de tous les autres types qui non seulement sont nés, mais auraient pu naître de lui, dans les sens les plus divergents, par un entassement infini de monstruosités.

Suivant les psychologues anglais, M. Spencer en particulier, le moi ne saurait éprouver deux états en même temps ; et, comme il est clair cependant que nous possédons l’idée de simultanéité, on explique sa formation par l’hypothèse d’états successifs dont l’ordre serait aisément renversable. La simultanéité serait donc, en somme, l’état zéro traversé par deux successions inverses. Mais le point de départ est faux ; et, quoique mise en avant par des psychologues associationnistes, l’allégation que la conscience est incapable de saisir deux choses à la fois a le malheur d’atteindre au cœur le système de l’association. Car comment deux idées pourraient-elles jamais s’unir et se souder dans un esprit où elles ne coexisteraient jamais ?

Dans une certaine mesure, en tant qu’une convergence et une divergence sont opposées, on peut dire qu’il y a une vague opposition entre l’ensemble des actions convergentes qui, depuis l’éternité écoulée, sont venues aboutir à mon « état d’âme » très spécial en ce moment, et l’ensemble des actions divergentes que cet état d’âme va produire invisiblement et ramifier à l’infini pendant toute l’éternité future. Tout état individuel peut être considère ainsi comme le simple point d’intersection de deux faisceaux d’actions convergentes et divergentes. La sensation apparaît, à ce point de vue, comme l’état zéro d’une activité ambiante qui passe à son développement renversé. Aussi n’est-elle en soi opposable à rien. Mais nous avons dit qu’elle peut devenir en apparence susceptible d’oppositions en servant de point d’application à la force croyante ou à la force désireuse de l’âme. C’est parce que la vue du blanc est désirée en général à peu près autant que la vue du noir est repoussée, que ces deux couleurs s’opposent l’une à l’autre. Si deux autres couleurs quelconques, le jaune et le vert par exemple, étaient dans le même cas, l’une étant aussi généralement évitée que l’autre recherchée, nous les opposerions l’une à l’autre comme le noir et le blanc. — Autre hypothèse. Je suppose que j’éprouve un certain plaisir de fraîcheur à tremper ma main droite dans de l’eau à 18 degrés, mais que, l’eau venant à s’échauffer peu à peu, mon plaisir diminue jusqu’à 30 degrés, où il s’annule, et que de 30 a 38 degrés, il renaisse comme plaisir de chaleur, augmenté et redevienne enfin, à 38 degrés, égal à ce qu’il était. Y a-t-il là opposition psychologique ? Non, il n’y a que l’opposition mathématique du plus et du moins, si l’on a égard à la diminution, à l’annulation et à l’augmentation du plaisir ; mais il n’y a pas opposition du plaisir avec lui-même, il n’y a que sa répétition variée. Rien ne m’empêche de tremper ma main dans de l’eau à 18 degrés, et, immédiatement après, dans de l’eau à 38 degrés. Dans l’intervalle de l’un de ces plaisirs à l’autre, y aura-t-il eu nécessairement zéro de plaisir ? Nullement ; le désir aura duré en changeant d’objet. Au contraire, quand, à une température qui me plaisait, que je désirais retenir, succède brusquement une température qui me fait souffrir, que je repousse, je suis forcé d’admettre qu’entre cette satisfaction et cette douleur, entre ce désir et cette répulsion, s’est interposée une impression rapide d’indifférence.

On peut se demander si un rapport quelconque de changement n’implique pas l’interposition d’un état neutre. Quand une chose devient autre, s’altère, se différencie, ne peut-on pas dire qu’elle a dû cesser d’abord d’être ce qu’elle était avant de devenir autre ? S’il en était ainsi, l’altération ne différerait en rien d’essentiel de l’opposition, et la distinction des deux serait arbitraire ou artificielle. Il n’en est rien. Si toute différenciation supposait un anéantissement transitoire, toute causation, toute création ex alto ne serait au fond qu’une création ex nihilo.

— De la définition que nous venons de développer, il résulte que l’idée du temps entre nécessairement dans l’idée d’opposition. Tout ce que j’ai dit revient à dire que celle-ci suppose la considération d’une série, d’un sens, d’un ordre chronologique en un mot, soit qu’on envisage les positions successives d’un mobile, ou les degrés d’intensité successifs d’une croyance ou d’un désir, ou simplement une suite de chiffres. Deux choses considérées comme essentiellement immuables ne sauraient être opposées. Cependant le temps, qui est la condition de toutes les oppositions, ne saurait en contenir. À aucun point de vue, réaliste ou idéaliste, la réversibilité de l’ordre chronique comme tel, indépendamment de tout enchaînement phénoménal, n’est intelligible. Si l’on admet que, malgré leur similitude apparente, les instants successifs diffèrent comme tels, que leur différence n’est pas indifférente, qu’elle est bien réelle comme eux, qu’ils sont quelque chose et non rien, il est clair que, lorsqu’un pendule oscille, il a beau traverser plusieurs fois et retraverser les mêmes points de l’espace, ce renversement de la série de ses positions n’entraîne point la reproduction ou plutôt la résurrection des mêmes instants. N’être plus et ne pouvoir plus être après avoir été, c’est là tout l’être d’un instant s’il a un être. Si, au contraire, on refuse au temps toute réalité, il est encore plus clair qu’il ne saurait y avoir d’opposition proprement chronique, puisque le chronique n’est plus rien.

La raison en est que le temps, justement parce qu’il est la condition de toute action et de tout changement, est inactif et statique par lui-même. Son action, s’il agissait, ne pourrait être un mouvement, puisque chaque instant a pour domaine propre le champ tout entier de l’étendue et que l’ubiquité implique l’immobilité, — ni une modification psychologique, puisque chaque instant ne remplit pas moins la conscience que l’espace. Enfin, une action suppose une tendance ; mais le temps, ne comportant qu’une dimension, n’a ni ne peut avoir de direction. Quand on se représente la série des instants comme un alignement, on est dupe d’une métaphore. C’est parce que les points de l’espace comportent un arrangement courbe, c’est-à-dire sans direction des uns vers les autres, que leur arrangement rectiligne, c’est-à-dire avec direction des uns vers les autres, est concevable et possible. Si l’espace n’avait qu’une dimension, ce serait comme s’il n’en avait aucune. Le Temps est ainsi ; et cette conclusion permet d’écarter comme insignifiants certains problèmes qu’il soulève, par exemple celui de savoir si la vitesse, supposée constante, de l’écoulement des instants, est susceptible d’accélération ou de ralentissement, pourquoi, en un mot, elle est telle et non autre.

Une série de positions dans l’espace peut être considérée comme simultanée ou comme successive. Simultanée, elle peut, en pivotant autour de l’une de ses extrémités, faire une infinité d’angles plus ou moins ouverts avec elle-même, et, quand elle se sera décidément renversée, cette inversion ne sera qu’un cas perdu, singulier, il est vrai, dans cette richesse de variations géométriques. Successive, elle ne peut que se répéter ou se renverser. Imaginons que les points de l’espace soient aussi pauvres en relations mutuelles possibles que les points du Temps ; tous les mouvements de l’univers seraient nécessairement ou parallèles et étrangers les uns aux autres, ou dirigés les uns contre les autres. Il n’y aurait ni monde solaire ni êtres vivants. — Parfois, après un effort prolongé de spécialisation théorique ou pratique, il semble que l’âme, soit individuelle soit nationale, s’achemine vers un état d’appauvrissement voisin de ce dénuement imaginaire. Une seule idée se loge alors dans l’intelligence et dans le cœur ; toute l’intelligence s’est réduite à un jugement, tout le cœur à un dessein. Il ne reste plus qu’à se répéter ou à se contredire, à encenser son idole continuellement ou à la souffleter. La politique, qui fait tant de monomanes, a le don de ces répétitions et de ces volte-face. L’imagination déployée par l’art, par l’industrie même, par la culture philosophique, nous sauve de ces dangers.

Observons que la fécondité de certaines inversions tient à ce qu’elles ne sont qu’apparentes et que, en réalité, elles sont des variations. Par exemple, entendez au rebours un air de musique, en commençant par la dernière note et finissant par la première, et vous serez charmé de voir que vous avez créé de la sorte un air d’une étrangeté inattendue, mélodieux encore parfois, mais d’une mélodie toute nouvelle, qui n’est nullement l’inverse du même morceau entendu comme à l’ordinaire, mais qui en diffère souvent du tout au tout. Rien de pareil ne se produit quand, après avoir vu une personne de profil, on la regarde, de profil encore, du côté opposé : c’est toujours, tourne à droite ou à gauche, le même visage. Pourquoi cette différence entre l’inversion visuelle et l’inversion acoustique ? C’est que, lorsqu’on voit un profil, tous les points de la figure étant perçus à la fois, chacun d’eux l’est relativement à tous les autres, de quelque manière que le visage soit tourné. Mais, quand on entend une suite de notes, chacune d’elles est perçue par rapport à celles qui la précédent et non à celles qui la suivent ; si les précédentes, qui seules lui donnent sa signification, deviennent les suivantes, et vice versa, toute la nature des relations musicales est changée à fond, toute l’expression des motifs est modifiée, et non simplement intervertie. Aussi Edison avait-il raison de signaler, entre autres avantages de son phonographe, la facilité que procure cet instrument de jouer à l’envers une musique quelconque. Il n’a point tort de voir là une source nouvelle d’invention mélodique. Comme confirmation de mon explication précédente, je ferai observer qu’un étonnement semblable à celui de l’air de musique retourné nous est procuré quand nous regardons à l’envers, ou sens dessus dessous, une page imprimée ou manuscrite. La beauté calligraphique ou typographique du texte n’est pas amoindrie, mais renouvelée ; on croit voir une écriture inconnue et non le renversement de celle qu’on connaît. C’est que, lorsque la partie supérieure d’une lettre devient inférieure et vice versa, sa signification se perd, comme quand une note antérieure à telle autre lui devient postérieure, car l’idée exprimée est liée à la supériorité ou à l’infériorité de telle partie de la lettre, comme l’air musical à l’antériorité ou à la postériorité de la note.


  1. « Ainsi, on peut ranger l’inertie (le repos) dans l’unité, et le mouvement dans la pluralité. »
  2. Dans sa Physique, il dit aussi : « Un point où s’accordent les physiciens, c’est que tous ils regardent les contraires comme des principes. » Et il cite comme principes contraires de la physique le dense et le rare, le plein et le vide, le haut et le bas, l’avant et l’arrière, etc. Toute la différence des philosophes physiciens, d’après lui, c’est que les uns prennent pour principes des contraires inférieurs le sec et l’humide, le froid et le chaud, et les autres des contraires supérieurs, le pair et l’impair, l’amour et la discorde.
  3. Voir son ouvrage sur la Production et la Destruction des choses, dont le titre seul est déjà significatif.
  4. Proposition qui étonne un peu, non sans raison, son commentateur. Celui-ci fait ingénument observer que « l’homme est différent du cheval sans être le contraire du cheval ».
  5. « Dans le mouvement de translation, le mouvement en haut est le contraire du mouvement en bas ; le mouvement à droite est le contraire du mouvement à gauche. »
  6. En ce sens, non seulement les deux extrémités d’un diamètre s’opposent entre elles, mais encore le centre peut être dit l’opposé de la circonférence, puisqu’il est l’extrémité commune à tous les rayons et que la circonférence est le groupe total de leurs autres extrémités.