L’Opposition universelle/Avant-propos

Félix Alcan (p. v-viii).

AVANT-PROPOS



Tout ce que je souhaite, sans oser l’espérer, en publiant ce livre, c’est que le lecteur trouve à le lire autant de plaisir que j’en ai eu à le composer. Ce n’est pas que je m’aveugle sur ses imperfections et ses lacunes ; j’en ai même conscience à tel point que je me propose de revenir plus tard sur cette ébauche pour la compléter et la corriger. Mais ce sujet m’a plu, d’abord superficiellement, puis avec une sorte d’intérêt passionné. En commençant, je n’y avais vu que la joie intellectuelle d’échapper à des problèmes habituels d’ordre social, c’est-à-dire douloureux, par une étude qui, d’ailleurs, se reliait intimement à mes travaux antérieurs, par une promenade d’esprit à travers le monde, avec une jumelle spéciale en mains qui me permettait de tout apercevoir sous un angle aussi précis que varié, sous un point de vue d’une universalité étrange. Et je confesse m’être laissé aller quelque temps à ce charme facile et décevant de collectionner des antithèses, d’herboriser des contrastes, de regarder passer, à tous les étages superposés de la réalité physique, vivante, mentale, la procession des couples enchaînés de contraires qui s’y déroule éternellement. Mais, à lui seul, ce genre d’attrait ne m’eût pas retenu longtemps : l’antithèse est un procédé de composition dont l’abus, chez un Hegel comme chez un Victor Hugo, m’a toujours gâté les plus merveilleuses beautés de conception ou de style. Et je n’aurais pas tardé à m’en dégoûter si, à mesure que j’avançais, un autre genre d’intérêt, plus puissant, plus poignant, ne fût venu se joindre et peu à peu se substituer au charme premier, me ramenant par un léger détour à mes préoccupations d’ordre social que j’avais eu l’illusion de croire écarter. Parmi les pentes irréversibles d’évolution dont je parle dans ce volume, il n’en est peut-être pas de plus impossible à remonter que celle qui a conduit un esprit philosophique de la curiosité des sciences naturelles à la passion des sciences sociales. Ainsi dois-je, en conscience, prévenir les géomètres et les naturalistes de ne pas trop se fier aux titres de quelques-uns de mes chapitres. Qu’il s’agisse d’oppositions mécaniques, ou physiques, ou vivantes, ou même psychologiques, c’est toujours, au fond, la question sociale qui est en cause. Elle est l’âme, apparente ou cachée, de toutes ces études, où toutes les antinomies de la nature sont pour ainsi dire convoquées et rassemblées pour résoudre ensemble l’éternel problème de la guerre, soit de la guerre sanglante, soit de la guerre atténuée et mitigée par la culture, mais toujours meurtrière et spoliatrice sous ses formes les plus adoucies.

Et c’est ainsi qu’un travail de philosophie générale, destiné à une sorte de délassement visuel de l’intelligence, se trouve être, à certains égards, — indirectement, il est vrai, et incidemment — une contribution au débat brûlant entre socialistes et économistes. Peut-être, en effet, pour bien comprendre la portée de cette querelle sans cesse renaissante, pour se rendre compte de la force contagieuse des uns malgré leurs chimères, de la faible résistance des autres malgré la solidité de leur savoir, convient-il de rattacher leur discorde à un problème plus général. Pourquoi, non seulement nos luttes, mais toutes les luttes de tous ordres ? Pourquoi partout ces conflits d’égoïsmes exaspérés ? Comment se fait-il qu’un monde, où se marquent d’ailleurs des traits indéniables de sagesse et d’harmonie, comporte cet état d’anarchie organisée ? Est-ce que, vraiment, ce serait là une nécessité rationnelle et inévitable, une condition salutaire et sine quâ non de tout progrès naturel ou humain, comme l’affirment tant d’apologistes de la concurrence vitale, de la concurrence économique, du militarisme conquérant ? Jusqu’ici, envisageant l’Univers au point de vue surtout de la Répétition de ses phénomènes, je n’avais point à me poser ces anxieuses interrogations, je pouvais oublier le fond tragique et antinomique des réalités. Qu’une harmonie, une fois créée, équilibre gravitatoire ou ondulatoire, planétaire ou moléculaire, type vivant, invention sociale, cherche à se répéter indéfiniment, à se multiplier et se propager par le rayonnement de sa propre image, rien de moins surprenant ; rien de plus caractéristique des œuvres de l’amour que cette exubérante fécondité. Mais, à présent, comme complément et envers de ce spectacle, s’offrait à moi le tableau de ces contre-similitudes, de ces répétitions renversées, que toutes les catégories de faits présentent, longue avenue de sphinx, dont j’étais conduit à scruter l’énigme ; et l’Univers, regardé au point de vue de l’Opposition de ses êtres et de ses forces, m’apparaissait sous un jour manichéen, sinon satanique et infernal. Était-ce donc là son aspect véritable et fondamental, sa façade principale, et le peu de bonté, d’amour, de solidarité fraternelle, qui se montre çà et là, ne serait-il né que de cette longue bataille même, de cette mêlée de haines, de rivalités, d’avidités ?

Voilà ce que j’ai cru devoir vérifier attentivement avant d’y croire ; et il m’a semblé que cette vérification, pour être solide, devait être complète ; que toutes les espèces et variétés d’inversions, de contrariétés, d’oppositions quelconques, tous les rythmes, toutes les symétries, toutes les antinomies, toutes les luttes, à tous les degrés de la réalité, faisaient partie intégrante d’un même genre, et que le rôle de chacune d’elles n’est bien expliqué que par sa comparaison avec toutes les autres. C’est là l’excuse de tant de rapprochements dont l’étrangeté pourra surprendre de prime abord. Ils n’auront pas été inutiles si l’on juge, à la fin, qu’ils ne sont pas sans jeter quelque jour sur la part qui revient dans nos progrès à nos contradictions de tout genre, à la concurrence, à la guerre, à la discussion même, sur l’erreur de ceux qui, exagérant l’importance très réelle, mais secondaire et auxiliaire, de ces oppositions, les élèvent au rang de principes créateurs, et sur l’illusion, non moins grave, de leurs adversaires qui espèrent avoir trop facilement raison de faits aussi généraux, aussi universels. Par la faiblesse théorique de leur conception sociologique, les premiers, en dépit de leurs irréfutables objections de fait, font la force des seconds qui sont sûrs d’un écho dans les âmes en s’appuyant — théoriquement — sur les idées de sympathie, de paix, de solidarité, de fédération. Et il est certain que l’hymen seul est fécond, non le duel ; et que, sans l’inventivité géniale, fille de l’accord des idées, sans l’imitativité sociale, fille de la sympathie innée des hommes, la mêlée sociale, certes, n’eût pas suffi à susciter le progrès humain.

Février 1897.