Éditions Jules Tallandier (p. 114-133).


v


En rentrant à Paris après trois jours passés à Montluzac et à Capdeuilles, Odon écrivit à sa grand’mère, qui se trouvait en ce moment en villégiature chez un de ses neveux. Il lui exposait la situation de Roselyne et la nécessité où il se trouvait de s’occuper d’elle. Mme de Liffré répondit aussitôt que, d’après le portrait qu’il lui faisait de cette jeune fille, elle se réjouissait de l’avoir près d’elle. Et elle ajoutait : « Quant à la dame de compagnie, il est, en effet, indispensable de lui en donner une, car mon âge et ma presque cécité m’empêcheraient de lui être un mentor suffisant. Mais à qui nous adresser pour trouver la personne sérieuse que vous souhaitez ? À Mme de Carols, peut-être ? J’ai appris qu’elle se trouvait en ce moment à Paris. Vous pourriez aller la voir et lui communiquer vos desiderata. »

Odon pensa : « Tiens, c’est vrai, Mme de Carols ! Je vais chez elle, dès aujourd’hui. »

La personne en question était la mère de la comtesse Borelska. Elle s’occupait d’une douzaine, au moins, d’œuvres charitables, dont elle était généralement présidente ou trésorière, et avait toujours à caser quelque protégée, au grand dam de ses connaissances. Odon n’éprouvait qu’une médiocre sympathie pour cette femme un peu sèche, toute pénétrée de son importance, et qui se figurait assez volontiers que sans elle le monde aurait bien de la peine à exister encore. Mais il la tenait pour une personne sérieuse et d’expérience. Donc, l’ayant trouvée, il lui exposa en quelques mots sa requête, après explication préalable.

Mme de Carols avait une physionomie peu mobile, sur laquelle ne se reflétaient guère les impressions. De plus, elle posait volontiers pour l’impassibilité. Cependant, cette fois, elle ne put se tenir de laisser voir quelque stupéfaction.

— Vous, Odon, vous vous occupez de cette petite jeune fille ?

— Pourquoi pas ? C’est mon devoir.

— Votre devoir… Oui, si vous n’étiez si jeune vous-même.

— À trente-quatre ans, on n’est plus très jeune près d’une enfant de dix-sept ans, surtout lorsque celle-ci est restée absolument une fillette. Et je suis d’ailleurs son seul parent. Voilà qui tranche la question.

— Oui, évidemment… Mais vous auriez pu la mettre dans quelque pension. Sa présence, chez vous, pourrait donner lieu à des critiques…

Les sourcils d’Odon se rapprochèrent. Et le jeune homme dit avec une impatience sarcastique :

— La mettre en pension, à son âge, alors qu’elle a toujours vécu en pleine liberté ? Ah ! certes non, pauvre petite ! D’ailleurs, elle ne sera pas chez moi, mais chez ma grand’mère.

— Ceci est une distinction un peu subtile. Mais enfin, admettons-la, puisque la seule solution raisonnable vous déplaît. Je chercherai donc ce que vous me demandez, mon cher Odon.

Elle le regarda s’éloigner, en murmurant :

— Eh bien, en voilà un tuteur, pour une jeune fille de dix-sept ans ! C’est choisi, en vérité !

Une quinzaine de jours plus tard, Odon, au retour d’une chasse à courre dans les bois qui entouraient le château de Serrail, trouva une lettre de Mme de Carols l’informant qu’elle avait découvert la dame de compagnie de ses rêves. Mme Berfils, veuve d’un agent de change mort dans la gêne, était une personne fort honorable, distinguée, d’habitudes sérieuses et possédant les sentiments religieux que M. de Montluzac exigeait pour la compagne de Roselyne. S’il désirait la voir et s’entendre aussitôt avec elle, cette dame, qui, précisément, avait des parents à Mézières, offrait de faire le voyage et de se présenter au château de Serrail.

Odon, ayant répondu affirmativement, vit arriver un jour une personne entre deux âges, de mine réservée, très correcte. Elle semblait d’intelligence moyenne, mais cultivée, elle avait l’habitude du monde avec des goûts sérieux. Odon la jugea de nature timide et molle. Mais d’autre part, elle paraissait avoir les qualités fondamentales, et il ne fallait pas espérer trouver la perfection. Le jeune homme convint donc avec elle qu’en décembre, à une date qui serait fixée ultérieurement, elle irait chercher Roselyne à Capdeuilles et la conduirait à Paris, où Mme de Liffré serait rentrée à cette époque.

En revenant d’accompagner Mme Berfils jusqu’à la voiture qui l’avait amenée, M. de Montluzac rencontra dans le hall Mme de Sauroy. Il lui baisa la main et s’entretint un moment avec elle, sans paraître remarquer les regards investigateurs dont elle l’enveloppait. La jeune femme le trouvait fort distrait, parfois. De plus, elle l’avait aperçu la veille lisant une lettre dans le parc, si attentivement qu’il n’avait pas entendu approcher la baronne. Et celle-ci avait remarqué l’expression charmée, presque émue de sa physionomie, pendant cette lecture. Il n’en fallait pas davantage pour inquiéter Pepita, déjà désespérée à l’idée de quelque capricieuse variation venant détourner d’elle l’attention fugitive de cet homme qui ne suivait que la fantaisie de l’heure et se disait incapable d’attachement.

Or, cette lettre était une de celles que Roselyne écrivait à son cousin, chaque semaine, et auxquelles il répondait régulièrement, sur un ton affectueux et délicatement fraternel qui eût fort étonné ceux qui ne connaissaient du marquis de Montluzac que son égoïsme hautement avoué, et sa froideur railleuse. Cette correspondance était comme un souffle d’air frais passant à travers sa vie mondaine, sur son âme dont il avait, volontairement, anesthésié les puissances affectives. Roselyne écrivait délicieusement. Elle disait à Odon, avec la plus charmante simplicité, son chagrin, ses efforts pour être courageuse, et lui racontait les menus faits de son existence.

« Adèle me voit d’un mauvais œil, lui confiait-elle dans sa dernière lettre. Je fais cependant mon possible pour ne pas lui donner plus d’ouvrage. Mais elle a peur que son maître me garde avec lui. Mon pauvre bon curé ! Il est désolé de cette hostilité à mon égard, et il m’a dit hier : « Si vous aimiez mieux rester ici, ma petite fille, je la renverrais, tout simplement. » Je l’ai bien remercié, comme vous pouvez le penser. Mais je ne voudrais pour rien au monde qu’il se privât à cause de moi des services de cette femme qui connaît toutes ses habitudes et lui manquerait beaucoup plus qu’il ne l’imagine.

« Ainsi donc, je vois bien qu’il faut que je m’éloigne, de toutes façons. J’essaye de m’accoutumer à cette pensée. Heureusement, vous serez là. Vous ne pouvez vous figurer, Odon, comme cette perspective m’aide à être courageuse !

« Hier, j’ai été au château. Pauvre vieux logis, où tout me parle de mon grand-père chéri ! Dans un coin de sa chambre, j’ai retrouvé sa vieille calotte de drap, soutachée par moi. Et j’ai pleuré, longtemps…

« J’ai été m’asseoir au bord de l’étang, là où vous m’avez trouvée endormie. Les arbres sont presque complètement dépouillés maintenant, et le soleil est très doux. Je me suis attardée, en pensant au jour où je vous ai vu pour la première fois, et où j’étais si gaie… Vous souvenez-vous comme j’ai ri en m’éveillant ? Je me demande si je rirai encore comme cela.

« Cependant, ma chère Mme Geniès m’a dit bien souvent : « Voyez-vous, ma fille, il faut toujours sourire un peu, même quand on souffre beaucoup. Le sourire est une des petites fleurs de la vie, et vous n’avez pas le droit d’en priver ceux qui vous entourent. » Alors, j’essaye… Je souris à mon vieux curé, à Adèle, aux enfants du village, qui m’aiment bien, les pauvres petits. C’est dur quelquefois, quand les larmes viennent aux yeux, et qu’on pense à demain… Mais demain est à Dieu, et il serait mal de trop m’en inquiéter. Mon cher Odon, je veux être confiante et courageuse, comme vous m’y engagez si affectueusement. Votre dernier petit mot m’est arrivé dans un moment de grande tristesse ; mais après l’avoir lu, je me suis sentie un peu moins malheureuse. Vous me disiez des choses si bonnes ! Et j’ai porté ce matin sur la tombe de mon cher grand-père les fleurs superbes que vous m’avez envoyées pour lui. Merci, merci !

« M. le curé m’a remis une grosse somme d’argent, en me disant que c’était une avance sur la rente de Capdeuilles. Il paraît que c’est vous qui vous occuperez de mes intérêts, parce que lui n’y entend pas grand’chose. Moi non plus. Aussi nous nous laisserons diriger par vous sur ce sujet-là. Mais je n’ai jamais eu tant d’argent à la fois entre les mains. Puis-je en donner un peu à une pauvre femme très malheureuse, qui me fait bien pitié ? Je crois qu’il m’en restera encore plus qu’il ne m’en faut, car je suis habituée à me passer de beaucoup de choses. »

En lisant cette lettre, Odon songea avec un sourire ému : « Oui, oui, pauvre petite, vous la retrouverez, votre gaieté d’enfant — heureusement. Elle vous est si naturelle ! »

Et il répondit aussitôt :

« Donnez tout ce que vous voudrez, petite cousine. Vos revenus, comme vous le pensez, suffisent largement à votre entretien et à vos charités. D’ailleurs, je demande à m’associer à celles-ci, et vous ouvre à ce sujet un crédit inépuisable. Mais consultez toujours votre curé ou moi, afin de ne pas vous faire exploiter, car vous êtes bien inexpérimentée, et de cœur très sensible. Quant à vous priver de quelque chose, c’est une autre question. Mais, je vous le répète, vous n’en avez aucunement besoin. »

Le jour de l’arrivée de Roselyne, Odon supprima sa promenade à cheval pour se trouver le matin à la gare, et le premier visage que la jeune fille aperçut fut le sien, quand le train s’arrêta.

Dans sa petite figure amincie et défaite, ses yeux s’éclairèrent de joie, à la vue de M. de Montluzac. Lui, s’élançant à la sortie du wagon de première classe, l’enleva presque dans ses bras pour l’aider à descendre. Et il lui serra les mains, longuement, en s’informant de sa santé, de son voyage, avec une sollicitude fraternelle.

Roselyne avoua :

— Je suis bien fatiguée. C’est mon premier voyage. Et puis l’émotion du départ, des adieux…

Odon lui serra de nouveau la main en disant tout bas :

— Ne pleurez pas, ma petite Rosey ! Vous retournerez l’été prochain à Capdeuilles. D’ici là, nous ferons tout pour que vous soyez très heureuse ici.

Sur son invitation, Mme Berfils remit le bulletin de bagages au valet de pied qui attendait sur le quai. Puis il conduisit les deux femmes jusqu’à son automobile. Un peu ahurie, Roselyne se laissa installer dans la voiture tiède et fleurie. Son regard confiant ne quittait pas Odon. Après le déchirement du départ, après la tristesse de ce voyage avec une étrangère, attentive mais un peu froide, il lui semblait avoir tout à coup trouvé un port de refuge, dans la protection de son cousin.

À l’hôtel de Montluzac, elle fut aussitôt conduite par une femme de chambre à l’appartement qu’elle devait occuper avec Mme Berfils, près de celui de Mme de Liffré. Comme dans toute la superbe demeure, le luxe sobre s’unissait là aux raffinements de l’élégance et du confortable moderne. Roselyne en fut à la fois éblouie et effarée. En sortant de Capdeuilles et du presbytère, à peu près aussi dénués l’un que l’autre, il était vraiment permis d’être écrasée par cette magnificence. La jeune fille pensa avec un peu de crainte : « Qu’est-ce que je vais faire, ici ? C’est trop beau, tout cela. Je me sentirai toujours gênée. »

Odon lui avait dit : « Restez bien tranquille chez vous, à vous reposer, jusqu’au dîner. Alors, je vous présenterai à ma grand’mère. » Elle attendait ce moment avec quelque angoisse. Mais celle-ci s’évanouit aussitôt à la vue de l’aimable personne aux cheveux poudrés, au mince visage souriant, qui l’embrassa en l’appelant : « Ma chère petite. » Elle s’étonna un peu de voir à Mme de Liffré cette apparence encore jeune, relativement à son âge. Et comme elle était élégante ! Mais elle semblait bonne, vraiment. Et les deux vieux cousins aux mines effacées de parents pauvres avaient aussi d’excellents visages.

Il fallait cette atmosphère sympathique, autour d’elle, et surtout l’amabilité affectueuse d’Odon, son regard si doucement encourageant, pour que Roselyne dominât un peu la gêne que lui causaient ce décor luxueux et la présence du personnel nombreux, de si haute mine. Quand, un peu plus tard, Odon vint s’asseoir près d’elle, au salon, tandis que la duchesse, les deux vieux cousins et Mme Berfils entamaient un bridge, il lui dit tout bas, avec un sourire amusé :

— Petite ondine, je crois que mes domestiques vous en imposaient beaucoup ?

— Énormément ! Il y avait surtout ce grand, derrière vous…

— C’est mon maître d’hôtel, le modèle des serviteurs. Il est, en effet, d’un style superbe. Mais vous vous accoutumerez vite à son auguste présence, Roselyne.

— Cela me change tellement de mon pauvre Capdeuilles, et du service… branlant de nos deux braves vieux !

— Un service dont vous faisiez au moins les trois quarts.

— Oh ! ce n’était rien, cela ! Si je l’avais encore, mon pauvre cher grand-père ! Comme je travaillerais volontiers pour lui ! Non, voyez-vous, Odon, la pauvreté n’est pas si pénible qu’on le croit, lorsqu’on est ensemble et qu’on s’aime beaucoup.

Odon lui prit la main et la serra doucement.

— Vous avez raison, ma chère enfant. Mais toutes les femmes ne parleraient pas comme vous. Il en est qui sacrifient le bonheur de leur foyer pour un peu de luxe, pour quelques parures.

— Est-ce possible ? Je ne peux pas le comprendre, Odon !

— Cela prouve en votre faveur, ma petite cousine. Tâchez seulement de ne pas changer, en connaissant mieux la vie. Ce serait infiniment dommage.

Roselyne visita le lendemain l’hôtel de Montluzac en compagnie de son cousin. Odon semblait s’amuser beaucoup de sa surprise émerveillée devant la splendeur aristocratique de cette vieille demeure dont son père d’abord, et lui ensuite avaient fait une des plus magnifiques de Paris. Le jardin d’hiver, surtout, ravit la jeune fille. M. de Montluzac lui offrit une orchidée blanche qu’elle admirait particulièrement ; puis il la conduisit à son cabinet de travail et la fit asseoir dans un grand fauteuil profond.

— Reposez-vous, Roselyne. Je vais vous chercher ce livre que je vous ai promis.

Quand il eut trouvé le volume, il vint prendre place près de son bureau, en face d’elle. Son regard attendri et charmé enveloppa la petite créature délicate, perdue dans la profondeur de ce siège superbe. La robe noire toute simple faisait paraître d’une plus fine blancheur ce teint incomparable, et d’un or plus chaud les cheveux qui frôlaient le somptueux brocart du dossier. Les petites mains charmantes se croisaient sur la tige de l’orchidée, avec une grâce inconsciente. Et Roselyne souriait en regardant, en écoutant Odon qui lui parlait de l’ouvrage qu’il tenait entre ses mains.

C’était pour jouir plus longtemps, à lui seul, de ce délicieux sourire d’enfant, de la lumière profonde de ces beaux yeux, que M. de Montluzac avait amené sa cousine dans ce sanctuaire de son travail dont aucune femme n’avait jamais franchi le seuil. Roselyne était pour lui une sorte de petite fée, presque immatérielle, qui répandait autour d’elle l’apaisement, avec la clarté merveilleuse de son âme tendre et pure. En outre, elle était loin d’être insignifiante au point de vue intellectuel, comme il put s’en mieux assurer ce jour-là. Elle causait fort joliment, elle avait l’esprit très cultivé, un peu à la manière du dix-septième siècle, ce qui lui donnait un charme de plus aux yeux d’un homme très blasé sur ses contemporaines. L’idée que cette fillette connaissait le grec et le latin, avait lu Bossuet, Bourdaloue et les Pères de l’Église, lui semblait amusante. Et il pensait, non sans ironie, à la formation intellectuelle tout en surface de tant de femmes de son monde, cependant imbues de prétentions littéraires complètement étrangères à Roselyne.

Il dit enfin, en se levant :

— Il faut retourner près de ces dames, Rosey… Mais dites-moi donc votre impression sur Mme Berfils ?

— Elle me paraît une bonne personne, très sérieuse… Alors il faut partir ? On est si bien, ici !

Son regard ravi errait autour d’elle, sur la décoration de la pièce superbe, éclairée par un rayon de soleil, et revenait au bureau garni de livres, de manuscrits, de quelques ivoires et métaux ciselés avec un art merveilleux.

— Comme vous devez bien travailler là ! J’aime cette pièce. Tout le reste est magnifique, mais ici, je suis mieux.

En parlant, elle se penchait pour regarder la photographie posée sur le bureau. Les traits du jeune homme qu’elle voyait là présentaient quelque ressemblance avec ceux d’Odon. Mais on remarquait dans cette physionomie une nuance de mollesse qui était fort loin d’exister chez M. de Montluzac, et qu’accentuait la douceur rêveuse du regard.

Odon dit brièvement :

— C’est mon frère.

— Celui que vous avez perdu ? Grand-père m’en avait parlé.

Elle prit le cadre, pour voir la photographie de plus près. Derrière elle, M. de Montluzac attachait son regard sur le charmant visage de Bernard. Sa pensée se reportait aux jours d’enfance, d’adolescence, où tant d’affection les avait unis. Bernard avait un cœur ardent et faible, qui s’attachait avec exaltation, et qui avait soif d’être aimé, en retour. Un jour, dans une ville d’eaux, il rencontra Griselda Heldany, la belle cantatrice hongroise aux longs cheveux sombres, aux gestes félins, aux yeux lourds d’énigme. Il s’en éprit éperdument, il voulut l’épouser, en dépit des supplications de son frère. Plus fort, au moral comme au physique, sachant se dégager d’une passion dès qu’il s’apercevait qu’elle le menait où il ne voulait pas aller, et ayant lui-même résisté victorieusement au charme de la belle Griselda, dont il se savait aimé, Odon prétendait obtenir de son frère le même acte d’énergie. Mais Bernard n’était plus capable d’écouter cette voix qui avait été jusqu’ici tellement puissante sur lui. Une autre influence le dominait. Griselda, comprenant qu’Odon lui échappait, voulait au moins conquérir la fortune rêvée, le nom, la haute situation, par un mariage avec Bernard. Et ce malheur s’accomplit. Odon n’assista pas à la cérémonie. Il se mit à voyager, et ne revit plus son frère que mort sur un lit d’hôtel. Le drame avait été prompt et terrible. Odon en ignorait les phases, mais il se les représentait facilement, avec sa connaissance de l’âme de son frère et ce qu’il savait de la nature de Griselda. Le cœur passionné s’était heurté à l’indifférence dédaigneuse de cette femme qui n’avait épousé le futur marquis de Montluzac que par ambition. Bernard avait connu toutes les tortures de la jalousie, de l’amour bafoué, jusqu’au jour où Griselda était partie… avec un million de bijoux. Alors, il s’était tué. Du moins, Odon en était persuadé. Et dans toute l’atroce souffrance de ce drame, une des pensées les plus douloureuses au cœur de M. de Montluzac avait été celle-ci : « Ce frère que j’ai tant aimé, qui m’assurait de son affection, ne m’a pas appelé à lui, dans son désespoir. Il n’a plus songé à ma tendresse, à la sollicitude dont j’ai entouré sa faiblesse physique et morale. Cette femme avait pris tout son cœur, sa pensée, sa vie. Moi, je n’étais plus rien, je n’existais plus. »

Par-dessus l’épaule de Roselyne, il considérait avec une douleur ravivée le visage aux yeux doux et ardents. Il songeait : « Tu m’as abandonné, Bernard. Tu ne m’aimais pas comme je t’aimais. »

La jeune fille reposa le cadre sur le bureau, en disant pensivement :

— Il devait être très bon.

— Trop bon, trop faible surtout.

Roselyne leva les yeux vers son cousin.

— Vous, Odon, vous n’êtes pas trop faible, j’en suis sûre ?

— En effet, ceci manque à la collection de mes nombreux défauts.

— Oh ! nombreux !

Elle rit doucement. Odon, repoussant les douloureuses réminiscences, la considérait avec une complaisance charmée.

— Nombreux et terribles, ne vous en déplaise, petite Rosey. Mais pour vous, ils rentrent leurs griffes redoutables. C’est pourquoi vous ne les avez pas vus encore.

— J’espère bien que vous ne me les montrerez jamais !… En tout cas, je sais ce que vous avez fait pour une cousine presque inconnue. Et je suis bien sûre que vous avez beaucoup aimé votre frère.

Le regard d’Odon étincela d’une émotion soudaine, très fugitive.

— Il a été ma seule affection.

— Alors, vous avez beaucoup souffert, quand il vous à quitté ?

— Oui, beaucoup.

Elle dit avec une douceur profonde :

— Pauvre Odon !

Il eut un frémissement léger : « Pauvre Odon. » Personne ne lui avait jamais dit ce mot de compassion, même au moment de son malheur. En le voyant hautain, sans larmes, près de la dépouille mortelle de son frère, nul n’avait songé qu’il pût souffrir atrocement de cette séparation, de ce brisement d’une tendresse fraternelle qu’on ne soupçonnait pas aussi vive, car il ne la montrait pas au dehors. Mais cette enfant l’avait devinée, avec l’intuition d’un cœur aimant, et la première, la seule, elle le plaignait, affectueusement.

La seule, non, car il se souvenait que le vieux curé de Capdeuilles, auquel il avait laissé voir un peu de cette souffrance en un instant d’expansion inaccoutumée, lui avait dit aussi : « Mon pauvre enfant ! »

Il prit la main de Roselyne et la serra doucement.

— Merci, ma chère petite Rosey.

Elle demanda :

— Vous n’avez jamais eu d’autre frère, ou une sœur ?

— Non, jamais. Je vous l’ai dit, Bernard a été ma seule affection.

— Et vous n’en avez plus maintenant ?

Les grands yeux d’ondine l’interrogeaient ingénument. Il sourit, et porta à ses lèvres la main qu’il tenait encore.

— Mais si, je vous ai, petite cousine, petite sœur. Déjà, je vous aime beaucoup.

— Moi aussi, je vous aime bien, Odon. Et je voudrais pouvoir vous dire combien je vous suis reconnaissante… je voudrais pouvoir vous le prouver un jour !

— Il n’en est pas besoin, Roselyne, je le vois dans vos yeux, je le sens dans votre voix. Et cela vaut infiniment mieux que toutes les paroles du monde.

Il souriait toujours aux yeux sincères, tout éclairés d’émotion. Et il pensait : « Si vous saviez, petite fée, comme votre affection candide me semble délicieuse, et quelle douceur inaccoutumée elle me fait connaître ! »