Éditions Jules Tallandier (p. 83-113).


iv


Odon, à son retour de Montluzac, comptait s’arrêter seulement deux jours à Paris avant de gagner le château de Serrail, où il était invité pour les chasses. Il alla conférer avec son notaire au sujet de l’achat de Capdeuilles, passa chez son éditeur, et se rendit chez un fleuriste pour faire envoyer à Roselyne une gerbe énorme de roses et de chrysanthèmes géants. Il souriait en pensant à la joie de la petite cousine, à l’étonnement ravi qui remplirait ses grands yeux, quand elle verrait ces fleurs étranges aux nuances somptueuses qui semblaient n’avoir rien de commun avec les humbles chrysanthèmes du jardin de Capdeuilles. Elle n’était blasée sur rien, cette mignonne Roselyne, et il fallait bien peu de chose pour lui causer un grand plaisir.

Comme il finissait de donner l’adresse au fleuriste, une jeune femme entra. Elle dit avec surprise :

— Tiens, vous, Odon ? Je vous croyais à Serrail.

— Pas encore, je pars après-demain. Et vous, Marthe, comment vous trouvez-vous à Paris ?

— De passage seulement, mon cher. Mon mari vient me chercher demain avec sa nouvelle automobile, qu’il a essayée pendant un mois dans les montagnes d’Auvergne, et il m’emmène pour une randonnée de trois jours en Normandie. Il veut me faire goûter de cette machine dont il est ravi.

Un rire plissa son petit visage mobile, sans beauté, mais d’une grâce assez piquante. Amie d’enfance de M. de Montluzac, elle avait eu pour lui, étant toute jeune fille encore, un sentiment très tendre dont il ne voulut jamais s’apercevoir. Alors, à vingt-cinq ans, elle se décidait à épouser un Russe fort riche, le comte Borelsky, et s’efforçait de se consoler en menant avec fièvre la vie mondaine, en s’amusant aussi à ce périlleux exercice d’équilibriste qui consiste à vouloir rester honnête femme tout en prenant les allures, la tenue, les propos de celles qui ne le sont pas.

Odon, qu’elle rencontrait continuellement dans le monde, avait conservé à son égard ses façons de camarade. Elle réussissait à rester dans le même ton, en refoulant tout au fond d’elle-même ce sentiment trop tenace qu’elle se reprochait à ses heures de réflexion — c’est-à-dire deux ou trois fois par an, car le temps lui manquait toujours parmi les cent occupations inutiles de sa journée.

— Alors, je vous souhaite très bon voyage, dit M. de Montluzac. Vous partez tous deux seuls ?

— Mais non ! C’est bon pour de jeunes amoureux, cela. Nous emmenons Mme de Sauroy, et Lorbier, le peintre… Mais, j’y pense, si vous veniez avec nous ? Vous aurez le plaisir de faire le voyage avec votre flirt préféré, la belle Pepita.

Un rire un peu nerveux s’échappa de ses lèvres.

Odon dit d’un ton d’ironie légère :

— Je la trouverai à Serrail. Mais enfin… oui, au fait, je puis très bien vous accompagner. Rien ne me presse, à deux jours près. Donnez-moi seulement l’heure du départ.

Quelques instants plus tard, il quittait le magasin. Et Marthe, en le regardant s’éloigner, songeait avec un serrement de cœur : « Je voudrais bien savoir s’il l’aime, cette Pepita… s’il l’aime comme elle l’aime. C’est pour cela que je l’ai invité. Pendant ce petit voyage, je les observerai mieux, je tâcherai de savoir ce qu’il cache sous ses airs de détachement railleur. Ce sera très intéressant. »

Et sa lèvre se souleva en un petit rictus amer, tandis qu’elle se détournait pour regarder une gerbe que lui présentait la fleuriste.

Au cours de leur randonnée, les voyageurs s’arrêtèrent au hasard de leur caprice après avoir couvert pendant la journée le plus grand nombre possible de kilomètres. Le comte Borelsky appelait cela, sans rire, « visiter la Normandie ». Sa femme, qui ne comprenait rien aux beautés naturelles, trouvait charmante cette course folle. Lorbier, le peintre, gémissait : il n’avait même pas le temps de distinguer quelque joli coin où il pourrait venir plus tard planter son chevalet. La baronne de Sauroy, belle et coquette Espagnole, veuve très consolée d’un attaché d’ambassade mort presque ruiné, s’absorbait dans son flirt avec M. de Montluzac, dont elle était ardemment éprise et qui jouait de cette passion en dilettante, selon sa coutume.

Au cours de ce voyage sans itinéraire fixe, la correspondance des uns et des autres ne leur était pas parvenue. Le troisième jour, ils la trouvèrent à Caen, où ils s’arrêtaient vingt-quatre heures. Celle de M. de Montluzac était fort volumineuse. Un télégramme attira d’abord son attention. Il l’ouvrit et lut :

« Grand-père décédé subitement. Vous attends.


« Roselyne. »

Son cœur se serra un peu. Il dit intérieurement : « Pauvre petite ! » Et il se la figura aussitôt à genoux près de ce lit de mort, avec des yeux d’angoisse trop grands pour son petit visage pâli. Comme elle devait souffrir, pauvre mignonne Roselyne, toute seule !… Oui, il allait partir… Mais d’abord, de quand était cette dépêche ?

De mardi ! Et c’était jeudi aujourd’hui ! Roselyne devait attendre la réponse et rien n’était venu. Alors, elle avait cru sans doute qu’il l’avait déjà oubliée, qu’il dédaignait de se déranger…

Dans le hall de l’hôtel, à quelques pas de lui, Mme de Sauroy jetait un coup d’œil rapide sur son courrier. Mais ses yeux noirs et ardents revenaient sans cesse vers le marquis, tout absorbé par cette dépêche.

Marthe, s’approchant un paquet de lettres à la main, demanda :

— Une mauvaise nouvelle, Odon ?

— Oui, ma chère amie. Mon cousin, le vicomte de Capdeuilles, vient de mourir subitement. La dépêche est de mardi. Il faut que je parte à l’instant, si je veux tenter d’arriver pour les obsèques.

— Je ne vous ai jamais entendu parler de ce parent ?

— Il était retiré à la campagne, en Périgord. J’ai fait sa connaissance dernièrement.

— Il a de la famille ?

— Une petite-fille, orpheline.

— Une enfant ?

— Oui, une pauvre enfant dont je deviens le seul parent.

— Allez-vous être chargé de la tutelle ?

— Non, certes. Je n’ai pas les aptitudes de l’emploi.

Marthe se mit à rire.

— Il ne faut pas un pli venant gêner votre indépendance. D’ailleurs, je ne vous vois pas du tout remplissant cette charge, je dois en convenir. Et vous, madame ?

— Oh ! moi non plus !

Pepita s’approchait. Un sourire découvrait, entre les lèvres savamment carminées, des dents fort belles. Ses yeux, doux et tendres, glissaient vers Odon un regard enjôleur. Mais M. de Montluzac ne voyait que cette dépêche, qu’il relisait de nouveau.

— Je vais louer une automobile pour gagner Paris immédiatement. Votre chauffeur pourrait-il s’occuper de cela, Borelsky, tandis que je téléphone chez moi ?

Le comte Borelsky, un grand blond à mine flegmatique, inclina affirmativement la tête tout en répondant :

— C’est facile. Il y a un garage à dix minutes d’ici.

Un peu après, Odon, au téléphone, donnait l’ordre de préparer sa berline de voyage pour le soir même. Puis il prit congé de ses amis. Mme de Sauroy lui demanda :

— Je vous reverrai à Serrail ?

— Je ne sais. Peut-être cet événement changera-t-il mes projets.

— Comment cela ? Pour un parent presque inconnu ?

Il dit brièvement :

— J’aurai des affaires à régler là-bas.

Il lui baisa la main d’un air distrait et s’éloigna, sans répondre au regard de passion inquiète dont Pépita l’enveloppait.

Odon arriva au matin à Capdeuilles. Le ciel était couvert de nuées, et un vent humide chassait les feuilles mortes en une danse éperdue. La vieille grille rouillée avait été ouverte. Odon longea l’allée d’eau, d’un gris funèbre d’acier terni. Il marchait vite, pressé de voir Roselyne, de lui dire qu’elle n’avait pas été oubliée, qu’il était accouru dès qu’il avait su. Toute la nuit, tandis que l’automobile roulait à grande allure, il avait revu le charmant petit visage, tel qu’il était l’autre jour, si gai, si vivant, puis tel qu’il devait être aujourd’hui… Une impression de fraîcheur apaisante, jamais ressentie, lui était restée de ses deux visites à Capdeuilles, et il devait s’avouer que cette enfant aux yeux de candeur sincère lui inspirait un intérêt compatissant qu’il se croyait jusqu’ici incapable d’éprouver.

Il contourna le château. À la porte de la terrasse, un drap noir pendait. Et les battants ouverts laissaient voir le cercueil entouré de lumières, couvert des chrysanthèmes et des roses envoyés à Roselyne par M. de Montluzac.

Le jeune homme entra. Il se découvrit, s’inclina et jeta l’eau bénite. Une religieuse, dans un coin du vestibule, égrenait son chapelet. Le vieux Christophe, affalé sur une chaise, demeurait immobile, ses yeux ternes vaguement attachés au drap noir du cercueil. M. de Montluzac lui demanda :

— Où est Mlle Roselyne ?

Avant que le domestique eût pu répondre, un battant de porte s’ouvrit et Roselyne parut, toute vêtue de deuil. Ses mains se tendirent vers Odon, dans un geste de soulagement, et sa voix tremblante dit tout bas :

— Ah ! vous voilà !… vous voilà !

— Ma pauvre petite !… J’étais absent de Paris, je n’ai eu votre dépêche qu’hier, dans la journée. Je suis parti aussitôt…

Elle dit de la même voix basse :

— Je savais bien que vous ne m’aviez pas oubliée.

Elle le fit entrer dans le grand salon délabré, où l’on avait réuni les meilleurs meubles du logis. La jeune fille s’assit sur un petit canapé en bois dédoré, couvert d’une soierie usée, et Odon prit place près d’elle, sans quitter la main glacée qu’il enserrait tout entière dans la sienne.

— Vous avez vu ? C’est pour tout à l’heure.

Sa petite figure pâle, tirée, semblait écrasée sous le chapeau trop lourd, sous le poids du long voile. Ses yeux sans larmes reflétaient l’angoisse éperdue de son jeune cœur, et toutes les affres des jours écoulés, devant la mort qu’elle voyait pour la première fois.

— Je serai près de vous, ma petite Roselyne. Vous ne vous sentirez plus aussi seule… Combien je regrette de n’avoir pas été là pour régler tous ces tristes détails !… Qui s’en est occupé ?

— M. de Veuillard… Il s’est montré fort complaisant. Mais j’aurais beaucoup mieux aimé que ce fût vous.

Odon pensa : « Moi aussi. » L’idée que ce gros garçon avait pu se prévaloir de la solitude de Roselyne pour rendre service à sa jeune voisine lui était souverainement désagréable.

Doucement, avec une sympathie affectueuse, il s’informa comment le triste événement était arrivé. Roselyne répondait d’une pauvre petite voix brisée… Au matin, sans que rien eût fait prévoir la veille cette aggravation, M. de Capdeuilles s’était trouvé plus mal. En dix minutes, il rendait le dernier soupir, n’ayant près de lui que sa petite-fille et la vieille Ménie, tandis que Christophe allait chercher le prêtre et le médecin, qui tous deux arrivèrent trop tard.

— Et savez-vous quel a été son dernier mot, Odon ?… Je lui tenais la main, je l’embrassais.

Alors il m’a regardée avec ses pauvres yeux qui se voilaient, et il m’a dit : « Montluzac »… Il pensait à vous, probablement parce que vous avez été bon pour sa petite Rosey.

Les mots s’étouffèrent dans la gorge de Roselyne, et des larmes montèrent aux grands yeux désolés.

Depuis bien des années, Odon ne s’était senti ému comme aujourd’hui. Une compassion tendre, protectrice, le pénétrait, devant cette souffrance profonde, sans éclats, de l’enfant aimante isolée dans la vie. D’un geste doux de grand frère, il prit l’autre main de Roselyne et les réunit toutes deux dans les siennes.

— Ma chère petite cousine, la dernière pensée de M. de Capdeuilles sera pour moi une indication sacrée. Je vous demande de me considérer toujours comme votre parent très dévoué.

— Oh ! oui ! Je n’ai plus que vous et M. le curé… Car ma pauvre vieille amie… le lendemain de votre départ, on l’a trouvée morte.

Maintenant, de grosses larmes roulaient sur les joues pâlies. Elles glissaient sur le châle noir qui couvrait les épaules délicates, un peu courbées comme sous un fardeau trop pesant.

— Ma pauvre petite ! Tous les chagrins à la fois ! Mais ayez courage, vous aurez toujours deux bonnes affections pour vous aider.

— Je vous remercie ! Oui, cela me faisait un peu de bien, au milieu de ma désolation, de penser que vous alliez venir. Mais en voyant que vous n’arriviez pas, j’avais peur, très peur que vous fussiez peut-être parti pour un long voyage… Car je ne croyais pas du tout, comme M. de Veuillard, que vous ne voudriez pas vous déranger.

— Ah ! ce monsieur prétendait ?…

— Il disait que vous étiez un homme trop occupé, trop mondain, pour vous donner la peine de revenir ainsi à Capdeuilles. Mais moi je lui répondais que j’étais certaine de vous voir arriver, parce que j’avais bien compris l’autre jour que vous aviez une vraie sympathie pour nous.

Le regard plein de larmes s’attachait sur Odon avec une confiance candide qui émut en cette âme d’homme des fibres depuis longtemps anesthésiées. M. de Montluzac se pencha et posa ses lèvres sur les mains froides, qui tremblaient un peu.

— Vous ne vous êtes pas trompée, Roselyne. Si peu que je vous connaisse, vous êtes déjà pour moi une petite cousine très chère, parce que je vous vois seule, malheureuse et très bonne. Comptez sur moi, comme sur un frère aîné.

— Un frère… Oui, j’aimerais tant en avoir un ! Merci, merci, Odon ! Voyez-vous, je serai un peu plus courageuse, en sachant que vous êtes là.

Une porte s’ouvrit, M. de Veuillard se montra sur le seuil. Les deux hommes se saluèrent froidement. Puis M. de Veuillard annonça :

— Voilà le curé… Il faut venir, Roselyne.

Elle se leva. Tout son visage frémissait. Elle dit à voix basse :

— Il va quitter son Capdeuilles… il va me quitter. C’est fini !

Elle se raidit et entra dans le vestibule. Pendant les prières de la levée du corps, dites par le vieux curé qui tremblait d’émotion, elle s’appuyait au bras d’Odon. Celui-ci la sentait frissonner, il devinait toute la détresse de cette pauvre petite âme mise en contact avec la grande souffrance. Tout bas, il conseilla :

— Si vous restiez ici, ma chère enfant ?

— Non, je veux l’accompagner… Je serai assez forte.

Derrière le cercueil porté par quatre hommes du village, elle sortit de Capdeuilles, près d’Odon qui conduisait le deuil avec elle. Peu de monde suivait. Le défunt, infirme et pauvre, cloîtré dans sa demeure ruinée, était oublié depuis longtemps dans le pays. Mais un petit rassemblement s’était fait sur la place de l’Église. Le bruit avait couru qu’un parent de M. de Capdeuilles était arrivé, un monsieur de Paris, un grand seigneur très riche qui voyageait dans une automobile superbe. Et chacun voulait apercevoir ce haut personnage dont le prestige rehaussait tout à coup la très simple cérémonie funèbre.

La femme du forgeron déclara :

— Je l’ai déjà vu l’autre jour, quand il est venu visiter l’église avec la petite demoiselle Roselyne. Elle n’était pas à plaindre d’avoir un cavalier comme celui-là !

Une pâle ouvrière parisienne, venue soigner chez des cousins villageois ses poumons délabrés, se haussa un peu pour mieux voir M. de Montluzac.

— Mais je le connais bien ! On donne souvent son portrait dans les revues mondaines, parce que c’est un homme très chic.

L’intérêt inspiré par M. de Montluzac s’augmenta aussitôt d’une curiosité nouvelle, mêlée de considération et d’envie pour ce mortel fortuné. On entra à l’église derrière le petit cortège, dans l’intention de mieux contempler cette personnalité parisienne de haute envergure. De temps à autre, en regardant la mince forme féminine agenouillée, toute seule, d’un côté de la nef, on pensait : « Pauvre petite demoiselle ! » Puis les regards se reportaient irrésistiblement vers la haute silhouette debout de l’autre côté, vers ce superbe profil altier d’homme volontaire et sûr de sa puissance, près de qui faisait piètre figure M. de Veuillard, jusqu’ici le coq du village.

L’office terminé, on emporta le cercueil dans le petit cimetière. Cachée sous son voile et son long châle de deuil, Roselyne passa au milieu de ces gens qui essayaient de la dévisager, avec une curiosité d’ailleurs bienveillante. Au seuil de l’église, elle manqua une marche et serait tombée si Odon ne l’avait saisie et retenue. Il se pencha pour lui demander avec inquiétude :

— Vous ne vous êtes pas fait mal, Roselyne ?

Elle eut un geste négatif, car les paroles n’auraient pu sortir de sa gorge serrée.

Une femme chuchota :

— S’il n’est pas marié, il va peut-être épouser la petite demoiselle, qui est bien jolie.

L’ouvrière leva les épaules.

— Allons donc ! Une demoiselle de la campagne ! Avec ça elle est sans le sou, et ces beaux messieurs-là ont beau être riches à ne savoir que faire de leur argent, il leur en faut toujours plus.

Le vent agitait les longues traînes des saules, au-dessus des tombes couvertes de petites feuilles jaunies. Il soulevait les surplis du prêtre, des deux enfants de chœur et le voile de Roselyne, gonflait le châle qui la faisait paraître plus petite, plus frêle, plus pitoyable. Là-haut, la cloche sonnait, avec une voix de bronze fêlé… Puis la sépulture des Capdeuilles apparut, montrant son ouverture béante. Sur le cercueil, le curé dit les dernières prières, Roselyne et Odon jetèrent l’eau bénite. Comme ils s’écartaient, le vieux prêtre s’approcha d’eux. Il leur dit à mi-voix :

— Allez chez moi. Je quitte mon surplis et je vous rejoins.

Il s’éloigna vers la petite porte de l’église. M. de Veuillard s’avança alors.

— Je me mets à votre disposition, Roselyne, pour tout ce dont vous pouvez avoir besoin.

Elle fit effort pour répondre faiblement :

— Je vous remercie, monsieur. Je suis très reconnaissante de toute l’aide que vous m’avez apportée en ces pénibles heures ; mais vous le voyez, maintenant, j’ai mon cousin.

Les lèvres épaisses se crispèrent un peu, sous les moustaches rousses.

— M. de Montluzac repartira sans doute aujourd’hui ?

Odon dit froidement :

— Mais non, monsieur. Je rentrerai seulement à Montluzac ce soir, et demain je reviendrai voir ma cousine. Je joins mes remerciements aux siens, pour l’aide que vous lui avez donnée, alors qu’une circonstance bien imprévue m’empêchait de recevoir$ à temps sa dépêche.

Odon excellait dans l’art de prononcer des paroles correctes en les assaisonnant, par l’air et par le ton, d’un soupçon d’impertinence ou de sarcasme. Si peu subtile que fût l’intelligence de M. de Veuillard, celui-ci saisit la nuance d’ironie dédaigneuse. Mais toute riposte était impossible. Il s’éloigna, le cœur gonflé de rancune, tandis que les personnes présentes serraient la main de Roselyne.

— Maintenant, venez, dit Odon en passant sous son bras la main de la jeune fille.

Il l’emmena au presbytère. Presque derrière eux, le curé entra dans la grande salle aux armoires luisantes. Roselyne, à bout de forces, se laissait conduire par Odon au vieux fauteuil de reps bleu placé près de la fenêtre. M. de Montluzac releva son voile, et la pauvre petite figure apparut, blême, tendue, avec ses yeux d’angoisse et de fièvre.

— Ôtez ce chapeau trop lourd, Roselyne. Il vous écrase.

Comme les mains tremblantes ne pouvaient trouver les épingles, Odon enleva celles-ci adroitement et posa le chapeau sur un meuble. Les cheveux d’or roux apparurent, tassés par le poids du crêpe, mais déjà prêts à se redresser dans leur souplesse soyeuse.

— Oui, reposez-vous, ma chère petite enfant, dit le vieux prêtre en s’asseyant près d’elle. Vous savez qu’ici vous êtes chez vous… M. de Montluzac nous fera bien le plaisir de partager notre modeste déjeuner ?

— Certes, et de tout cœur, monsieur le curé. Mais je vais vous demander la permission d’aller fumer une cigarette dans votre jardin. J’ai cette mauvaise habitude de ne pouvoir rester plus de quelques heures sans en tenir une entre mes doigts.

En réalité, Odon voulait laisser seuls le prêtre et Roselyne. Il comprenait que ce vieillard saurait, bien mieux que lui, étranger hier encore à sa jeune cousine, prononcer les paroles capables de redresser la petite âme souffrante dont il était depuis des années le confident et l’ami.

Dans les allées étroites, bordées de buis, M. de Montluzac flânait en tirant quelques bouffées de sa cigarette. Il pensait à la souffrance de Roselyne, à son isolement. Son cœur volontairement desséché s’attendrissait. Il avait vu tant de vraie douleur, tant d’angoisse éperdue en ces yeux admirables !

Autour de lui, le vent dépouillait de leurs feuilles défuntes les poiriers en quenouilles et les hauts pommiers. Le sol en était couvert, et au passage, Odon les enfonçait dans la terre amollie par une pluie nocturne. L’air sentait le fruit mûr et le feuillage mort qui se décompose dans le terreau humide. Un coq chanta dans la petite basse-cour où des poules grattaient le sable couleur de safran clair. Le chat blanc passa, frôlant M. de Montluzac. Celui-ci le repoussa du pied, avec répulsion.

Et il murmura :

— Dire que cette enfant charmante deviendra peut-être une de ces créatures fausses et cruelles qui font le malheur d’un homme !

Au bout de l’allée, le curé apparut. Il marchait lentement, alourdi par l’âge, traînant des jambes rhumatisantes. Odon alla au-devant de lui. Le vieux prêtre lui tendit la main.

— Merci d’abord, monsieur, pour la sympathie dont vous entourez notre pauvre petite Roselyne.

— Je le fais tout spontanément, je vous assure ! Cette enfant si attachante inspire aussitôt le désir de l’aider, de la consoler.

— N’est-ce pas ?… Écoutez, monsieur, je l’ai laissée un instant pour pouvoir vous parler d’elle, seul à seul. Car sa situation est fort embarrassante.

— C’est précisément ce que je pensais, monsieur le curé. Je voulais aussi avoir avec vous un entretien à ce sujet… M. de Capdeuilles a-t-il laissé des instructions ?

— Oui, il me désigne comme tuteur. Pauvre tuteur, si infirme, si proche de la tombe, lui aussi ! Je ferai le mieux possible… Mais elle ne peut demeurer à Capdeuilles, avec ces deux vieux serviteurs. D’ailleurs, le château devra être vendu…

— Oui, mais c’est moi qui l’achèterai, comme nous en avions convenu, mon cousin et moi. Néanmoins, il lui est impossible de rester dans ce logis désert, éloigné de tout.

— Je la prendrai ici. Mais à quoi s’occupera-t-elle, dans ce petit village ? Accoutumée à une vie active, car elle était une admirable petite ménagère, que fera-t-elle chez moi, où règne Adèle, ma vieille servante ?… Et puis, ne serait-il pas dommage que son intelligence si vive, ses aptitudes rares pour la musique ne fussent pas cultivées ? Ne faut-il pas songer à son avenir ? Ici, je ne vois personne à qui je voudrais confier cette chère enfant.

Il croisa les mains sur sa ceinture en ajoutant, après un court silence :

— Si vous saviez combien cela me paraît étrange de penser que cette petite Roselyne pourrait être mariée dans quelques années ! Il me semble qu’elle doit rester toujours l’enfant qu’elle est maintenant.

Odon murmura :

— Malheureusement non !

— Oui, je sais bien que la vie la changera… La vie ! j’en ai peur pour elle. Et cependant, il faut qu’elle l’affronte, un jour ou l’autre, pauvre petit ange. Je ne lui crois pas la vocation religieuse. Sans cela, le cloître…

Odon dit avec vivacité :

— Le cloître ? À quoi songez-vous ? N’allez pas lui donner ces idées-là !

— Ce sont des idées qu’on ne doit pas donner, mais qui sont l’effet d’une grâce particulière, d’un attrait que je n’ai pas rencontré jusqu’ici chez Roselyne. Mais avouez, monsieur, que s’il se pouvait, nous trouverions là pour elle la solution idéale ?

— Je ne dis pas non, mais enfin, elle doit être écartée, puisque la vocation n’existe pas. D’autre part, comme vous, je trouve presque impossible que Roselyne demeure dans ce petit village où elle n’aura aucun moyen de continuer ses études, où elle ne trouvera pas un parti digne d’elle. Il faudrait donc l’installer dans un couvent, ou dans une bonne maison de famille, avec une dame de compagnie sérieuse.

— Oui, en effet… Ce serait à voir… Mais aurait-elle les moyens ?…

— Le produit de la vente de Capdeuilles lui donnera des revenus suffisants.

Le prêtre le considéra avec une sympathie émue.

— Vous êtes très généreux, monsieur.

— Non pas. Mais il m’est agréable de venir en aide à cette pauvre petite, si désarmée devant la vie, et qui est ma parente.

Ils firent quelques pas en silence. M. de Montluzac réfléchissait… Et il dit tout à coup :

— Il y aurait peut-être encore une solution. Chez moi vit ma grand’mère maternelle, la duchesse de Liffré. Elle a soixante-quinze ans, elle devient aveugle et se voit forcée de renoncer peu à peu à la vie mondaine qu’elle a toujours aimée. Son humeur est agréable, son caractère facile. Certainement, elle serait charmée que Roselyne vînt vivre près d’elle. Nous donnerions à l’enfant une dame de compagnie bien choisie, car la direction` morale de ma grand-mère serait peut-être un peu frivole… Qu’en dites-vous, monsieur le curé ?

— Je dis… je dis que ce serait à voir, en effet…

L’excellent homme semblait embarrassé. Il croisait, décroisait ses mains sur sa ceinture, et se balançait comme il en avait coutume en ses moments de perplexité.

— … Mais je n’aimerais guère la savoir à Paris. Ce serait dangereux… très dangereux…

— Non, puisque je la munirais d’un mentor sérieux.

— Oui, mais… Tenez, monsieur, parlons franchement. Eh bien, c’est vous que je crains pour elle.

Odon eut un sourire d’ironie.

— Ah ! bon ! C’est assez naturel. Cependant, rassurez-vous. Je ne suis pas un saint, je suis même fort loin de passer pour un homme sérieux ; mais il y a deux choses au monde que j’ai toujours respectées : l’innocence et la faiblesse. Roselyne n’aura jamais rien à craindre de moi. Je la considérerai comme une petite sœur très chère, sur laquelle j’exercerai une protection discrète, et dont j’assurerai l’avenir. Quant à l’aimer jamais… oh ! non, pauvre petite fille !

Il rit de nouveau, avec une ironie un peu amère.

Les doigts noueux du vieillard saisirent la longue main fine d’Odon, et la serrèrent.

— Mon enfant, je vous crois un honnête homme. Quand vous parliez à Roselyne, j’ai vu dans vos yeux que votre intention était droite. Mais… mais elle peut vous aimer, elle. Je ne dis pas tout de suite… mais plus tard, quand elle connaîtra un peu la vie. Vous vous montrerez bon pour elle, vous lui apparaîtrez — ceci soit dit sans aucune pensée de flatterie — comme bien supérieur à la plupart des hommes qu’elle rencontrera…

Un pli se formait sur le front d’Odon. Le jeune homme dit, après un court instant de réflexion :

— Pour le moment, Roselyne n’est encore qu’une enfant. Et la manière fraternelle dont je la traiterai nous gardera, je l’espère, de semblable éventualité. D’ailleurs, monsieur le curé, je suis le seul parent de Roselyne, donc appelé à la revoir, à m’occuper d’elle.

— Et même à devenir son tuteur, un jour ou l’autre, peut-être bientôt, car je m’affaiblis beaucoup. Évidemment… évidemment…

— Soyez persuadé que, tout le premier, je tiendrai à l’empêcher d’aimer un homme comme moi, sceptique et mauvais, indigne de sa pure et délicieuse jeunesse. Cette enfant a remué dans mon cœur desséché quelques fibres encore vivantes, mais, je vous le répète, il ne s’agira jamais, entre elle et moi, que d’affection fraternelle. J’y tiens encore plus que vous, et je m’arrangerai pour qu’il n’en soit jamais autrement. D’ailleurs, dans un an ou deux, il me paraîtra utile de lui chercher un bon mari. Car pour cette nature qui semble si aimante, rien ne vaudra la vie du foyer. Et là encore, vous n’avez rien à craindre, monsieur le curé. Je sens que je serai difficile, terriblement difficile pour cette recherche.

— Il le faudra, car elle souffrirait tant, notre pauvre petite ! Pensez donc, si elle devenait la femme de quelque misérable, qui torturerait ce jeune cœur si pur, si sensible, capable de s’attacher si profondément !

— Je suis très à même de lui éviter pareil malheur. Les hommes de plaisir — ceux de notre monde du moins — je les connais tous. Les autres aussi. Parmi ces derniers, quand le moment sera venu, je trouverai le mari qu’il faut à Roselyne… Mais revenons à notre sujet. Que pensez-vous décidément de ma proposition ?

— Avec les assurances que vous avez bien voulu me donner, elle me paraît acceptable. Mais il faudrait savoir si Mme votre grand’mère consentirait à recevoir près d’elle cette petite inconnue, qui ne lui est unie par aucun lien de parenté ?

— Oh ! très certainement ! Elle est bonne, serviable, et d’ailleurs, elle a toujours fait ce que je voulais. Roselyne la ravira, vous verrez. Je vais lui écrire ce soir même à ce sujet.

Ils marchèrent quelques instants, sans parler. Odon, songeur, regardait le vieux toit moussu du presbytère. Il rompit le silence en disant :

— Je demanderait être nommé subrogé-tuteur, naturellement.

— Je crois que M. de Veuillard avait l’intention…

Odon dit avec une hauteur dédaigneuse :

— M. de Veuillard ? De quel droit ?…

— M. de Capdeuilles le traitait en intime.

— Mais moi, je suis le parent de Roselyne. Ce monsieur en sera pour son intention, voilà tout.

Le curé avoua :

— Je n’en suis pas fâché. Il ne m’est pas sympathique, et Roselyne a pour lui un éloignement instinctif.

À pas lents, ils reprenaient maintenant le chemin du logis. Le prêtre dit à demi-voix :

— Ce qui me rassure un peu pour elle, voyez-vous, c’est que cette enfant innocente a comme l’intuition de la bassesse morale, chez autrui, et qu’elle s’en écarte d’elle-même. Je crois que l’apparence même du mal lui fera toujours horreur.

— Il faut l’espérer ! Car je n’ose me la figurer autrement. Je n’ose m’imaginer qu’elle pourrait devenir ce que sont tant d’autres, parmi lesquelles certaines étaient peut-être aussi pures, aussi sincères qu’elle, à son âge.

Le prêtre leva un regard plein de gravité émue sur le visage devenu tout à coup un peu sarcastique,

— Ne doutez jamais de Roselyne, monsieur. Je puis vous assurer qu’elle est de celles qui subissent tous les martyres, plutôt que de manquer au plus petit de leurs devoirs.

— Je ne demande qu’à vous croire, monsieur le curé. Mais il faut attendre que la vie ait un peu passé sur elle, pour que nous en jugions. J’ai le malheur d’être fort sceptique, un peu sur tout, mais très particulièrement au sujet des femmes.

— Mon pauvre enfant, vous en avez sans doute peu connu, de celles, nombreuses cependant, grâce à Dieu, qui sont l’honneur de leur sexe, la consolation et le bonheur de leur famille, des pauvres, de tous ceux qui souffrent ?

— Bien peu, en effet. Ma mère est morte très jeune, ma grand’mère a toujours été occupée de distractions mondaines, et de son salon littéraire. Mon frère et moi avons été élevés par un précepteur, homme charmant, d’esprit cultivé et peu sérieux, qui nous laissait une grande liberté, selon les instructions de mon père. Je puis dire sincèrement que j’en ai usé beaucoup moins que ne l’eussent fait bien d’autres à ma place. Mais ce manque de base morale, dans notre éducation, a laissé voir plus tard ses conséquences. Pour mon frère, surtout…

Une émotion soudaine passa dans son regard, et fit trembler un peu ses lèvres.

Le prêtre dit avec un intérêt affectueux :

— M. de Capdeuilles m’avait appris que vous aviez perdu ce frère unique… très jeune, n’est-ce pas ?

— Il avait vingt-cinq ans. Un an auparavant, il avait épousé une cantatrice étrangère, dont il était si violemment épris que toutes mes objurgations restèrent inutiles. Un jour, elle partit. Il ne la revit plus. Elle ne l’avait épousé que pour sa fortune, et elle emportait tous les bijoux superbes dont il l’avait comblée. Un peu après, on le trouva mort, au bas d’une roche. Il avait fait une chute… ou bien il s’était jeté volontairement de cette hauteur. Qui le saura ? Moi, j’étais absent à ce moment-là. J’accourus aussitôt, pour ne trouver que ce cadavre. Mon frère, ma seule tendresse, m’avait abandonné.

Il s’interrompit, la gorge serrée, les traits tendus.

Le prêtre lui serra les mains.

— Oh ! mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant !

— Je ne parle jamais de ces affreux souvenirs. À quoi bon ? Mais je me suis laissé aller à vous les faire connaître, parce qu’ils démontrent combien mon pauvre Bernard, caractère faible et passionné, aurait eu besoin d’une forte direction morale. Moi, j’ai une autre nature. Je me suis desséché le cœur, et depuis la mort de Bernard, personne ne peut se vanter de m’avoir fait souffrir.

Ils arrivaient à la porte de la salle. Roselyne, les yeux clos, s’appuyait au dossier du fauteuil. Elle ouvrit les paupières, en soulevant un peu sa petite tête lasse. Le prêtre s’assit près d’elle et lui prit la main.

— Nous venons de parler de vous, mon enfant. M. de Montluzac offre de vous recevoir chez lui. Sa grand’mère, assure-t-il, serait très heureuse de vous accueillir. Vous auriez une dame de compagnie, qui vous ferait faire des promenades, vous conduirait prendre des leçons. Vous pourriez ainsi achever votre éducation, devenir une jeune fille accomplie.

Les yeux tristes s’éclairèrent un peu, en s’attachant sur Odon.

— Oh ! vous voulez ?… Cela ne vous ennuierait pas trop ?

— Pas du tout, chère petite Rosey.

— Comme ce serait bon à vous ! Je me sentirais tellement seule maintenant, si je ne vous avais, mon bon curé et vous ! Mais il faudra quitter Capdeuilles… mon pauvre Capdeuilles !

De nouveau, les larmes remplissaient ses yeux. Odon se pencha, en posant la main sur son épaule.

— Vous y reviendrez, ma petite Rosey. Si vous le désirez, vous pourrez passer un mois ou deux ici, l’été prochain.

Le curé approuva :

— Certes ! Et même j’y compte bien. Soyez courageuse, ma petite enfant. Vous avez encore deux bonnes affections, qui aideront votre âme vaillante dans le rude sentier de cette première souffrance.

Odon ajouta, avec une affectueuse douceur :

— Je ne désire qu’une chose, Rosey : vous procurer une vie tranquille, sous mon toit, près de mon aïeule, et plus tard, un bonheur sérieux, durable, tel que le souhaite aussi pour vous votre bon pasteur. Vous resterez ici quelque temps encore, un mois, deux même, si vous le voulez, et si M. le curé veut bien vous garder…

— Je crois bien, pauvre petite !

— Puis j’enverrai quelqu’un vous chercher, pour vous amener à Paris. Est-ce bien convenu ainsi ?

— C’est cela, merci, merci, Odon !

Elle lui prit la main, et la serra entre ses doigts brûlants. Puis elle soupira, en disant tout bas :

— J’aurais tellement peur de partir, si vous n’étiez pas là-bas !