Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 85--).


CHAPITRE VIII

VISITE DOMICILIAIRE DANS LES PÉNATES ERRANTS DE L’ÉTAMEUR. CURIEUSES TROUVAILLES. — COMMENT L’ON DEVIENT REBOUTEUR. LES IDÉES DE VITTORIO.


Claude Chardet avait pour principe de ne jamais laisser tourner en ridicule devant lui sa renommée d’homme avisé, sagace, et la convenance de ses faits et gestes. Aussi, bien qu’il eût à cœur la disparition de son joli bai-cerise, qui était un cheval digne d’être attelé au coupé d’un citadin, et surtout la mortification d’avoir été dupé par des aventuriers, il ne voulut pas laisser ses invités sous l’impression des moqueries de Joseph Courot.

« Je ne sais pas à qui tu en as, José, lui dit-il, de crier ainsi après cet étameur. J’ai dit que je ne lui ai point donné de commission et je le maintiens. Mais ce n’est pas une raison pour dire qu’il s’est sauvé en me dupant. Puis-je pas lui avoir fait cadeau de cet attelage, puisque ton fils et le mien ont abîmé sa charrette ? J’ai assez de bien pour payer un peu cher, s’il me plait, les fredaines de nos enfants.

— C’est prendre l’anse du bon côté, » grommela Joseph Courot, qui n’osa pousser plus loin la raillerie, en voyant le maître des Ravières prêt à donner cours contre lui à sa mauvaise humeur.

Il se mit donc en devoir de se retirer. Déjà les Bressans loués pour la moisson quittaient la table afin d’aller se coucher sur les bottelées de foin dans la seconde grange ; les artisans d’Uchizy partaient également pour prendre du repos avant la seconde journée de moisson qui devait commencer dès l’aube, selon l’habitude. Mais, sitôt que le grand portail des Ravières fut fermé sur le dernier convive, la physionomie jusque-là souriante de Claude Chardet se rembrunit.

« Il faut savoir ce qui en est, dit-il à son fils. Prends une lanterne et allons voir si ces fripons d’étameurs ont déménagé leur carriole. C’est assez inutile après tout d’aller s’en assurer. Rouget vaut mieux à lui tout seul que leurs quatre nippes ; mais je ne m’endormirai pas tranquille si je ne sais le fin mot de l’affaire. »

Cette visite domiciliaire dans les pénates errants de l’étameur répugnait à l’oncle Philibert ; mais il n’y avait qu’à obéir lorsque son père avait parlé. Il se borna cependant à tenir la lanterne pendant que le maître des Ravières, monté sur la charrette, jetait à terre sans façon plusieurs douzaines de paniers et de corbeilles qui devaient être confectionnés par l’étameur ou par son fils, comme en témoignaient des bottes d’osier et de paille coloriée préparées pour la vannerie. Lançant le tout par-dessus l’ouvrage terminé, il mit à découvert, derrière le fourneau, le soufflet, les matières pour l’étamage et une malle de forme ancienne, revêtue de cuir à longues soies, qui remplissait le fond de la voiture. On ne l’avait point vidée, car elle pesa au bras de Claude Chardet, lorsqu’il la souleva. Il se fût sans doute cru le droit d’en examiner le contenu si elle n’eût été fermée par

Deux hommes et une charette. Le premier homme de dos dans l’ombre, le second assis tient un livre ouvert.
Deux hommes et une charette. Le premier homme de dos dans l’ombre, le second assis tient un livre ouvert.
« Voyons, voyons cela, » s’écria Philibert.


un cadenas ; le même obstacle ne se rencontrant pas à une caisse de bois blanc, il y plongea la main sans façon.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? dit-il en tirant du premier coup trois livres dont il lut les titres après avoir adapté à son nez ses grosses lunettes montées en fer : Œuvres de Corneille, Traité des logarit… je ne sais plus quoi. Est-ce que c’est du grec ou du latin ? Eh bien ! en voilà un drôle de bagage pour un étameur !

— Voyons, voyons cela, s’écria Philibert Chardet, devenu très curieux à son tour ; mais oui, traité des logarithmes, la petite brochure classique des Géorgiques en latin, et puis encore quoi ?… »

S’asseyant sur la malle, il se prit à extraire de la caisse des cahiers écrits en long et en large, pour économiser sans doute le papier en croisant les lignes ; puis beaucoup de livres de la bibliothèque à 25 centimes, et des carrés découpés dans de vieux journaux et proprement enfermés dans une chemise de carton ; enfin des dessins, paysages ou figures fort incorrects, mais traités avec verve et un certain goût naturel.

Il y avait de tout dans ce capharnaüm intellectuel, et même sur les cahiers où se suivaient des versions et des thèmes latins, des problèmes d’algèbre assez capables d’embarrasser un collégien de quatorze ans et dont la solution était juste, des vers copiés, faute probablement de posséder les volumes qui les contenaient. Tout au fond de la caisse, pour mettre le comble à son étonnement, Philibert trouva une vieille Bible, texte en vieux français, imprimée à la Haye en 1580, et qui devait être précieuse à l’étameur, car, outre la robe de velours noir élimé qui protégeait son antique reliure, elle était enveloppée avec soin dans deux vieux foulards de coton.

« Mon père, dit Philibert en remettant toute chose en place, il m’est impossible de croire qu’un homme franc, tel que paraît ce Sauviac, et dont le fils emploie à de semblables travaux ses moments de liberté, soit capable d’un vol. Certes, la disparition de votre attelage est impossible à expliquer correctement : mais ne préjugeons rien avant demain. Ces gens-là nous ont obligés sans nous connaître ; ils ont fidèlement recueilli, soigné, ramené nos enfants. Ne fût-ce que par reconnaissance, nous devons tout supposer plutôt qu’une mauvaise action de leur part.

— Bah ! répondit Claude Chardet, tu en es toujours à ta vieille idée, que des gens qui mâchent du latin sont plus honnêtes que d’autres. Cela n’empêche… Mais tu as raison en disant qu’il n’y a rien à faire ce soir. Nous verrons demain s’il faut aller porter plainte à Tournus. »

Ils remirent donc tout en place sur la charrette et allèrent dans la chambre d’Alice qu’ils trouvèrent sommeillant, mais après s’être réveillée plusieurs fois pour demander à boire, tant la fièvre l’altérait.

Les serviteurs reçurent l’ordre de se retirer. Ni Claude Chardet ni son fils n’avaient quitté la chambre où tante Catherine veillait Alice, lorsque, vers onze heures du soir, tout Uchizy reposant depuis longtemps, on entendit, du logis neuf, le bruit d’une voiture qui montait au petit trot le chemin des Ravières.

« Les oreilles me sonnent, dit tout à coup Claude Chardet, oui c’est bien l’allure de Rouget. »

Une minute après, en effet, l’on frappa rudement au portail des Ravières. Le père et le fils sortirent ensemble pour aller ouvrir.

« C’est égal, disait Claude Chardet en traversant la cour, je t’accorde que ce ne sont pas des voleurs ; mais avoue que ce sont des gens sans gêne. S’ils aiment la promenade au clair de lune, pourraient-ils pas sortir à pied. Se croient-ils à l’auberge, qu’on doive les attendre jusqu’à près de minuit ? Tu vas voir si je ne leur dis pas tout net ma façon de penser ! »

Malgré ces promesses grosses d’une admonestation, Claude Chardet jubilait dans son cœur. On ne se moquerait pas de lui le lendemain à Uchizy ; les bonnes âmes ne l’assailliraient pas de compliments de condoléance ; enfin, il reverrait ce Rouget qui portait beau et dont la tête fine était étoilée de blanc, Rouget, l’orgueil de son écurie. Il tira donc lestement les gros verrous, fit rouler les battants sur leurs gonds, et, sans attendre son commandement, le char à bancs décrivit une courbe dans la cour et s’arrêta avec précision devant le perron du logis neuf. Claude Chardet laissa son fils en arrière pour refermer la grande porte ; après quoi, traversant la cour dans la pénombre causée par un gros nuage qui passait à ce moment-là sur la lune, il rejoignit près du perron les deux individus déjà descendus du char à bancs. Le plus petit, Vittorio évidemment, tenait le cheval à la tête ; l’autre, qui attendait le maître du logis, fut salué de cette bienvenue par Claude Chardet :

« Dites donc, étameur, êtes-vous content du trot de mon cheval, et les ressorts de ma voiture vous paraissent-ils assez doux ?… Vous savez, je comprends comme un autre la plaisanterie ; mais je ne l’aime point une fois que le soleil est couché.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? répondit l’homme, dont la voix n’était pas celle de Jacques Sauviac. S’il y a une plaisanterie de faite, c’est moi qui en suis la victime. J’aimerais certes mieux dormir à Tournus dans mon lit que de me voir reçu de cette façon-là où je me croyais attendu et même désiré. »

À ce moment, la lune émergeant du nuage qui l’avait voilée, Claude Chardet reconnut dans l’individu qu’il avait si cavalièrement accueilli le docteur Lafon, le meilleur médecin de Tournus.

« Comment, c’est vous, monsieur le docteur ? lui dit le maître des Ravières. Ah ! voilà une aventure ! Excusez-moi, ce n’est pas à vous que je pensais parler. Je suis satisfait de vous voir ; ma petite malade n’est pas bien. Mais où est donc l’étameur ?

— Mon père, dit Vittorio en s’avançant, il doit être couché dans le fenil.

— Non pas, on l’y a cherché.

— Il se sera fourré dans quelque coin pour être loin des autres et ne pas recevoir des coups de pied.

— C’est donc lui qui t’a commandé d’aller à Tournus ?

— Pas du tout, monsieur, répondit Vittorio. Je ne lui ai pas seulement parlé depuis que nous sommes chez vous. Au diner, on avait insulté mon père ; vous étiez soucieux pendant qu’on se moquait des rebouteurs ; monsieur votre fils que voilà paraissait aussi tourmenté que vous ; je sentais que le cœur de mon père était gonflé par l’humiliation. Alors j’ai pensé que vous n’osiez pas envoyer chercher un médecin de peur de vexer l’homme qui vous avait ramené vos enfants, et, ma foi, d’un coup de dépit et de fierté, j’ai couru à l’écurie sans autrement réfléchir. Si j’ai pris une voiture à vous, c’était pour ramener M. le docteur. Je vous demande pardon d’avoir usé de votre bien sans votre permission… Maintenant, ajouta Vittorio avec une fierté qui fit sourire les trois hommes, si j’ai abimé quelque chose, je puis payer les frais. J’ai quatre-vingt-huit francs d’économies.

— Quel drôle de garçon ! dit Claude Chardet en donnant une tape amicale sur la joue de Vittorio.

— Oui, répondit le docteur en montant le perron avec les deux maîtres du logis, il est extraordinaire ; il m’a intrigué, car que peut-on faire en cheminant sur la grande route à moins que l’on ne cause ? Aussi je complais ne pas vous quitter sans vous avoir demandé où vous aviez pris ce singulier petit page. Je l’ai cru à votre service ; il m’a laissé ignorer le précédent de reboutage, et son métier d’étameur, qui m’étonne plus que tout le reste, étant donné tout ce qu’il a su me dire d’à-propos sur tous les sujets que ma causerie a touchés. Je vous garantis que ce petit bonhomme est un caractère. Je n’avais, je vous l’avoue, aucune envie de le suivre ; je croyais à une foulure simplement, et cela pouvait attendre à demain. Mais j’ai eu beau l’envoyer au diable quand il est venu me relancer jusque dans ma chambre à coucher, il a tenu bon, et c’est à son entêtement et au plaisir que m’a causé sa langue dorée que vous devez de me voir ce soir. »

Ils entrèrent tous les trois dans la chambre d’Alice. Le docteur allait procéder à l’examen du pied malade lorsqu’on frappa deux petits coups à la porte. Philibert Chardet alla l’ouvrir et Vittorio se présenta avec timidité ; il était blême et sa voix tremblait.

« Permettez-moi, dit-il, de rester dans ce coin pour entendre ce que monsieur le docteur dira du travail de mon père ! »

Sur l’assentiment de Philibert Chardet, Vittorio se laissa tomber sur un siège. L’enfant, que la foi avait transporté jusque-là, sentait sa conviction faiblir au moment de l’épreuve. L’oncle Philibert comprit si bien cette défaillance délicate, succédant à l’exaltation de l’orgueil filial outragé, qu’il garda dans sa main la main frémissante de Vittorio pendant que le docteur levait l’appareil.

« Ah ! ah ! des herbes mâchées ! dit ironiquement le médecin.

— Eh ! l’on était en plein champ, et le rebouteur n’avait pas sans doute de vulnéraire sous la main, » dit Philibert Chardet.

Le docteur tâta et malaxa le pied et la jambe d’Alice qui gémit assez fort ; pourtant cette plainte était loin d’avoir l’acuité des cris qu’elle avait poussés lors du reboutage, et cette différence, qui atterra Vittorio, fut interprétée d’une autre manière par le docteur.

« Monsieur Chardet, dit-il en trempant des bandes de toile dans une préparation d’arnica qu’il tira de sa pharmacie de campagne, l’opération a été parfaitement faite, de pure routine sans doute, mais par un routinier très habile. Je ne vous suis utile ce soir que pour couper la fièvre et vous prescrire les précautions hygiéniques à prendre jusqu’à parfaite guérison. Je n’aurai même nul besoin de revenir. Vous pourrez charger ce rebouteur de renouveler les pansements, dans lesquels il substituera toutefois aux cataplasmes d’herbes le liquide contenu dans cette fiole… Mais je serais aise de le voir, ce confrère rustique, afin de le féliciter et d’apprendre comment s’arrangent dans sa cervelle son habileté de fait et son ignorance probable des notions anatomiques.

— Vous le verrez demain matin ; il est trop tard pour retourner à Tournus ce soir, répondit Claude Chardet, et je serai bien aise que vous voyez, à votre réveil, l’effet qu’aura produit sur ma petite-fille la potion que vous venez de lui ordonner.

— Eh ! volontiers, » fit le docteur qui alla serrer la main de Vittorio en lui disant : « Eh bien, mon petit latiniste, nous ne referons donc pas la route ensemble per amica silentia lunæ ? »

Le lendemain matin, vers neuf heures, Jacques Sauviac, que son fils avait retrouvé dans un coin retiré du fenil, se présenta au logis neuf afin de faire honneur à l’invitation qui lui avait été faite de déjeuner avec le docteur. Le père et le fils avaient échangé leurs vieux vêtements de voyage contre des costumes complets de velours gros bleu, pantalons larges, vestes courtes, gilets de coutil, seule concession faite à la chaude saison d’été.

Toute la famille Chardet était restée à la maison, Claude Chardet se réservant d’aller rejoindre les moissonneurs au Villars au retour de son voyage de Tournus. Ce fut donc devant tout le monde que le docteur salua cordialement Sauviac accusé, avec gaieté, de couper l’herbe sous le pied des médecins ; puis il entreprit l’étameur sur le sujet de ses pratiques chirurgicales.

Il l’assaillit de questions auxquelles Sauviac ne répondit point. À mesure que le docteur parlait de tendon d’Achille, de grande veine saphène, d’articulation tibio-tarsienne et de face postérieure du calcaneum, la bouche de l’étameur s’entr’ouvrait d’étonnement, ses yeux enfoncés s’arrondissaient, et les deux grandes rides obliques de son front se surmontaient d’un petit chapiteau de rides horizontales.

« Ma foi, mon bon monsieur, dit-il lorsque le docteur eut terminé la démonstration théorique de l’opération si dextrement faite la veille, je n’entends goutte à tous ces grands mots-là. Je ne veux point passer pour ce que je ne suis pas, et, si vous êtes aussi savant que je suis ignorant, je jure que vous êtes le premier médecin de France. »

Le docteur rit de cette naïveté. Cependant il insista tellement pour savoir comment l’étameur avait acquis son expérience pratique, que Sauviac lui dit :

« Voici comment ça m’est venu. Quand j’étais à l’âge de mon Vittorio, mon père m’emmenait toujours avec lui lorsqu’il allait faire quelque opération ; il me montrait l’épaule la jambe ou le pied démanchés en me disant : — Regarde comme c’est biscornu, dérangé, et ne perds pas de l’œil le moindre mouvement que je vais faire pour le rebouter. Alors, moi, je regardais bien, et après je ruminais le tout dans ma tête, je refaisais de mes mains les mêmes mouvements sur n’importe quoi, sur le premier bâton venu ou sur les pattes de mon chien. Même bien des fois, monsieur, étant pâtour aux champs, j’ôtais mes sabots pour tâter mon pied, ma cheville, ma jambe, et sentir au bout de mes doigts comment tous les os y étaient agencés sous la peau dans leur position naturelle. Mon père m’enseignait les noms qu’il donnait aux os et à ces cordes que vous appelez les nerfs ; mais son patois ne ressemblait pas au vôtre, vous ne le comprendriez point, et pour sur vous vous moqueriez. Tant il y a que l’on ne peut montrer, ni dans le bas ni dans le haut pays de Mozat à Clermont-Ferrand, un seul estropié de la façon de mon père ou de la mienne. Mais je ne m’en fais pas accroire pour cela. Sais-je pas bien qu’on est très imparfait quand on ne peut pas prendre connaissance des bonnes recettes qui sont couchées par écrit dans les livres ? C’est à peine si je signe mon nom et si j’épèle ma croix de par Dieu.

— Bah ! s’écria le docteur en tressautant de sa chaise. Et voilà votre fils qui traduit Virgile ? » La figure de Jacques Sauviac prit une expression d’orgueil paternel.

« Ce garçon-là, dit-il en posant sa main calleuse sur la tête frisée de Vittorio, a une autre tête que la mienne ; il aura aussi une autre destinée.

— Avez-vous déjà commencé à l’initier aux connaissances que vous tenez de votre père ?

— Voyons, mon bon monsieur, de ce que je suis un pauvre vagabond d’étameur, il ne faut pas me croire un sot. Les Sauviac des temps passés, moi et les autres rebouteurs, nous avons été utiles dans un temps où il n’y avait guère de médecins dans les campagnes ; mais le monde s’instruit à la longue, et peu à peu il arrive dans les villages des docteurs ayant patente pour guérir les infirmités. Et puis… Va-t’en donc, Vittorio, je vois que tu as fini de déjeuner, et le jeune M. Paul a envie de jouer avec toi.

— Oui, Vittorio, viens avec moi ; tu amuseras Alice en lui chantant des chansons comme ce matin. »

Les deux enfants sortirent, et Jacques Sauviac poursuivit ainsi son explication :

« Et puis, monsieur, mon Torio est trop instruit pour être mon élève. J’ai essayé de faire avec lui comme mon père a fait avec moi, et ce diable d’enfant m’a embarrassé par des pourquoi et des comment qui me faisaient quinaud à tout coup. Ensuite il n’a pas l’idée au reboutage.

— À quoi l’a-t-il donc ? demanda Philibert Chardet.

— À tout, monsieur, à tout ce qui peut s’apprendre ! s’écria l’étameur.

— Mais enfin ce n’est pas tout seul qu’il s’est appris ce qu’il sait ?

— Sans doute non, monsieur. Pendant la belle saison, nous courons la France avec notre charrette et notre Asicot. Torio m’aide à l’étamage, puis il fait des paniers qu’il vend. Quand vient l’hiver, nous retournons chez nous, dans une petite maison que j’ai au-dessus de Mozat, qui est un village tout proche de Riom. Là, je retrouve avec plaisir ma bonne femme et mes cinq filles. En notre absence, elles cultivent un petit bout de bien agrandi de temps en temps par mes gains de l’été, et en hiver elles font de la dentelle. Donc, c’est là que nous passons la mauvaise saison. À Mozat, ils sont deux qui ont pris Vittorio en amitié, le curé et monsieur aux contributions, le percepteur, vous savez ? Ils donnent des leçons au petit depuis qu’il a l’âge de sept ans, et il a si bien mordu à l’étude qu’il emporte ses livres dans nos tournées. Tout le temps qu’il ne travaille pas avec moi il le passe le nez dans ses bouquins, au lieu d’aller baliverner avec les garçons de son âge. Le curé parlait bien de lui faire payer sa pension au séminaire par une dame riche, et ça plaisait bien à ma femme, vu qu’elle est un tantinet jalouse de mon amitié pour ce gars-là ; elle croit que cela fait du tort à mes filles dans mon cœur… Idée de femme ! Mais le petit n’a jamais voulu se séparer de moi ; il dit que je m’ennuierais sans lui. D’ailleurs il aime notre vie de ci et de là. Il prétend que ça l’instruit de voir chaque année du monde et des pays nouveaux. C’est un drôle d’enfant, allez ! Je l’ai vu les dimanches, quand nous étions dans les grandes villes, tourner des heures devant les figures de pierre qui sont sur les places, ou essayer, dans ce qu’on appelle les musées, de mettre au crayon sur une feuille de papier les sujets des beaux cadres dorés qui y sont pendus aux murs. Il paraît que c’est difficile ; en tout cas, c’était trop fort pour lui ; je l’ai vu plus d’une fois pleurer, oui, pleurer de sa maladresse.

— Et quelles sont ses idées pour son avenir ? demanda Philibert Chardet. Vous devez avoir de l’ambition pour un fils si bien doué ?

— Ses idées ? Il n’en a point d’autre que d’apprendre tout ce qui peut s’étudier. Oh ! il n’en voit pas si long, et je vous assure que ce garçon-là n’est point envieux de fortune. Quand je lui dis qu’à la fin il en saura trop pour rester étameur, il rit de toutes ses forces, et il dit qu’il ne méprisera jamais un métier qui lui donne son pain et lui permet de temps en temps d’acheter des livres.

— Eh bien ! à la bonne heure, dit Claude Chardet ; je ne hais rien tant que les gens qui croient trop en savoir pour travailler de leurs mains. Demeurez aujourd’hui aux Ravières, mon brave Sauviac. En rentrant, ce soir, je vous ferai une proposition qui ne vous déplaira peut-être pas. »