S. E. P. I. A. (p. 119-128).


CHAPITRE X


Je vivais des jours torturants, lorsqu’un après-midi, alors que je me disposais à sortir, Clarisse vint me prévenir qu’une vieille femme demandait à me voir.

— Oh ! elle n’est pas reluisante. C’est quelque pauvresse qui vient quêter Madame.

— Bon, je vais aller voir.

Quand je fus en présence de la bonne femme, je reconnus Ursule. Mon cœur battit.

— Ah ! c’est vous ?

— Oui, madame. La maison là-bas est vide. Monsieur est rentré chez son père et l’infirmière est repartie. Je suis libre de mon temps. Madame m’a demandé de venir, et me voici.

— Vous avez fort bien fait.

J’entraînai Ursule dans ma chambre, afin que nous ne fussions pas gênées pour causer. Mon anxiété croissait. Je voulais plus de détails sur Mme de Sesse, mais la bonne femme ne me parlait que d’Hervé.

— Oui, c’est ma nièce qui m’a procuré cette place de gardienne du petit hôtel de M. Hervé. Il y venait avec sa petite fiancée. C’était gai de les voir si jeunes et si beaux. Dans ce temps-là, M. Hervé était gentil, mais depuis la mort de la petite, il a changé. Il est devenu comme fou.

Je me hâtai de dire :

— Ne croyez pas que ses crises nerveuses sont survenues à la suite de la mort de sa fiancée. Il en avait déjà auparavant.

— Je n’en suis pas étonnée. C’est un drôle de Monsieur, si capricieux…

Je coupai court à ces commentaires et je parlai de Mme de Sesse :

— Vous voyez quelquefois Mme de Sesse ?

— Jamais !

Je fus déçue. Mais Ursule excita de nouveau mon intérêt quand elle ajouta :

— Vous pensez bien que depuis qu’Amélie a été tuée, je ne me risquerais pas à aller la voir !

— Vous connaissiez Amélie ?

— Bien sûr. Elle était ma nièce.

Je faillis crier de surprise. Encore une fois, le destin venait à mon secours.

Je tremblais en demandant :

— Vous avez dû être bien émue en apprenant sa mort ?

— J’ai cru devenir folle. Elle était allée porter la petite de Mme de Sesse chez une nourrice qu’on lui avait indiquée, mais cette grande sotte l’a placée chez une autre.

Je retins un cri et je poursuivis mon interrogatoire :

— Pourquoi chez une autre ?

— C’est difficile à dire ! Mais, bah ! c’est vieux, tout cela ; puis la petite est morte, il paraît, et cela n’a plus d’importance. Donc, Amélie avait une amie qui venait de perdre une petite fille, et pour lui faire oublier ce malheur, elle lui a porté cette nourrissonne qui lui rapporterait beaucoup. Elle pensait le dire à ses patrons un peu plus tard, mais elle a été tuée en revenant. On n’a jamais pu savoir dans quel village elle l’avait menée. Je me suis fait un mauvais sang ! Je ne pouvais courir partout ! Elle était peu parlante, ma nièce, et elle craignait toujours mon bavardage. Elle avait raison, parce que je vous raconte ses affaires. Elle m’avait dit, avant de partir : « Je te dirai le nom et l’adresse quand je reviendrai, pour que tu ailles voir cette enfant. » Et je n’ai rien su du tout.

Pendant que cette femme parlait, mon cœur sautait dans ma poitrine. Je croyais apprendre quelque chose de nouveau, et l’obscurité recouvrait encore une fois le mystère.

Cette femme dit :

— La seule chose qu’elle m’a laissée est un petit passe-couloir qu’elle trouvait trop joli pour la campagne.

Je t’interrompis pour bégayer :

— Vous…, vous l’avez, ce capuchon ?

— Oui… Il est rose, marqué C. S.

Je pensai défaillir. Était-ce bien Christine de Sesse ?

— Vous pourriez me le prêter ?

— Et même vous le donner. Que voulez-vous que j’en fasse ? Dans les premiers temps, j’avais pensé à le rapporter à Mme de Sesse, mais j’ai eu peur des questions, et puis aussi de renouveler le chagrin de cette pauvre dame. Maintenant, tout cela est fini…

Je repris pour répéter les mêmes choses :

— Ainsi c’est ce capuchon que cette petite fille portait le jour où votre nièce l’a conduite chez sa nourrice ?

— Dame, oui !

— Vous n’avez rien d’autre ?

— N… on…, n… on…

Cette hésitation me donna à croire qu’Ursule me cachait quelque chose.

— Vous êtes sûre ? dis-je un peu sévèrement.

— C’est-à-dire que la petite avait un bracelet d’identité avec son nom et sa date de naissance. Il était en or. Amélie m’a dit : « Garde ça. Les gens pourraient être tentés. » Je ne comprenais rien à toutes ces manigances. Je n’ai pas protesté, d’autant moins qu’on n’avait pas besoin de ça pour reconnaître la petite. Madame avait si peur qu’on la lui change qu’elle l’avait fait vacciner à la jambe d’une manière particulière, en forme de croix.

Je poussai un vrai rugissement.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? s’effraya la femme.

En tremblant, je relevai ma jupe au-dessus du genou et je montrai à Ursule, ahurie, les traces de mon vaccin dessiné en croix,

— Quoi ? C’est-y que vous seriez la fille de Mme de Sesse ?

— Je le crois ! Venez avec moi, tout de suite, chez cette dame.

— Oh ! non, j’ai peur…

— Vous n’êtes pas coupable, et je suis sûre que cette dame sera heureuse de vous voir et de vous parler. Elle a tellement souffert que votre frayeur est ridicule à côté de sa douleur. Vous n’aviez pas à aller chez elle plus tôt, puisque je viens seulement de faire sa connaissance et qu’elle ne m’a raconté le terrible roman de sa vie que depuis deux jours.

— En v’là une histoire ! répétait sans arrêt Ursule en tournant dans ma chambre.

Je l’emmenai, mais il fallait d’abord que nous nous rendîmes à l’hôtel d’Hervé où elle habitait. Je n’eus pas une pensée pour cette maison, où j’avais passé des moments si angoissants. Mon esprit n’était occupé que de l’événement dont j’étais la joyeuse héroïne.

Ursule prit dans une armoire un paquet soigneuse­ment ficelé. Je voulus tout de suite voir ce passe-couloir. Il était charmant. Quant au bracelet, il était bien là, dans une boîte.

J’emportai ces trésors, et Ursule me suivit, un peu ahurie de tout ce qui survenait. Dans son saisissement, elle ne pouvait plus parler.

Il me fallut beaucoup de courage pour ne pas trahir trop ouvertement mon excitation. Je pensais à la surprise de Mme de Sesse.

Quand je sonnai à cet appartement d’où allait dépendre ma joie ou ma déception, j’étais plus morte que vive.

Mme de Sesse est là ?

— Oui, madame.

J’entraînai Ursule à ma suite. Mme de Sesse était dans son petit salon. Elle sourit à ma vue et ouvrit des yeux étonnés en voyant ma compagne.

Je voulus m’expliquer et je ne le pus. Ma gorge se serrait. Après quelques secondes, j’articulai :

— Ne soyez pas étonnée, ni émue. Préparez-vous à entendre un fait incroyable, un miracle, en quelque sorte…

Mme de Sesse eut un pressentiment et elle s’écria d’une voix assourdie, à peine distincte :

— M’apporteriez-vous des nouvelles de ma fille ?

— Précisément ! criai-je.

Elle était debout, mais l’émotion l’abattit sur un siège. Elle passa ses doigts sur ses yeux et balbutia :

— Est-ce possible ? Oh ! Christine, racontez vite !

Je lui narrai tout ce que je savais par Ursule, et celle-ci confirma mes dires.

Mme de Sesse avait joint les mains, mais, tout comme moi, elle fut déçue de ne pas savoir le nom de la nourrice, ni celui de la localité.

Alors j’intervins :

— Voici le passe-couloir rose, et voici le bracelet d’identité. Voici aussi un papier où se trouve le prénom de Christine…

— Mon Dieu ! gémissait Mme de Sesse, je crois devenir folle ! C’est moi qui ai inscrit le nom de ma fille !

— Ce papier m’a été donné par la femme Nébol chez qui j’étais en nourrice, et j’ai sur mon corps mon vaccin en forme de croix. Je suis votre Christine…

Mme de Sesse eut une exclamation rauque et s’évanouit. L’émotion était trop forte pour sa santé éprouvée.

J’étais atterrée et me figurais qu’elle était morte. Heureusement, Ursule était là et elle sut lui prodiguer des soins efficaces. Quand je la vis revenir à elle, je me précipitai à ses genoux en disant :

— Ma mère…

Elle me prit dans ses bras, et nous vécûmes des moments d’intense émotion.

Nous ne pensions plus à Ursule qui pleurait d’attendrissement. Mme de Sesse, l’apercevant soudain, lui parla avec bonté, l’assurant qu’elle s’occuperait d’elle, et lui dit de revenir le lendemain.

Nous restâmes seules, et les questions fusèrent de nos lèvres, et nos regards se posaient, enchantés, sur nos visages.

Il me semblait que je devais resplendir de bonheur. Quant à ma mère, elle était toute rajeunie. Des roses fleurissaient ses joues et son beau sourire étincelait.

— Tu me raconteras de nouveau ta vie, toute ta vie avec des détails. Il faut que ces vingt années revivent, et je n’en veux pas perdre une seconde.

De temps à autre, elle s’écriait :

— Est-ce bien vrai ?

— C’est certain ! répliquais-je en riant. Je suis bien votre fille. D’ailleurs, une sympathie irraisonnée me portait vers vous.

— Et moi, tout de suite, je me suis sentie attirée vers toi. Jamais je n’avais rencontré une personne de ton âge me causant autant d’émotion. Ta vue a été un choc inattendu et je me disais : « C’est ainsi que je désirerais que ma fille fût. »

— Oh ! maman !

Et nous nous embrassions.

— Je ne veux pas que tu me quittes. Nous allons prévenir Jacques que vous dînerez ici.

Je tressaillis. J’oubliais Jacques ! Qu’allait-il dire quand cette conclusion lui serait racontée ? Ah ! maintenant, je n’étais plus la fille de n’importe qui ! Une joie folle déferlait en moi.

Tout à coup, M. de Sesse entra.

— Horace ! cria sa femme avec un accent vibrant, voici notre fille !

Il s’arrêta, croyant à un accès de démence de la part de sa femme.

Elle expliqua :

— Non, ne me croyez pas l’esprit dérangé. C’est bien notre enfant, Christine de Sesse, que vous avez devant vous.

Mon père pâlit et chancela.

— Oui, dis-je, vous saurez tout… J’ai rencontré Ursule, la tante d’Amélie, qui m’a avoué l’infamie de cette fille, qui d’ailleurs en a été terriblement punie sans tarder.

Interdit, M. de Sesse m’écoutait en me regardant. Beaucoup de confusion l’accablait, et c’est à peine s’il osait me questionner. Il était coupable, certes, mais il avait été tellement endoctriné par cette déséquilibrée.

Le pauvre avait beaucoup de mal à se tenir debout, et il se demandait sans doute si je lui tiendrais rigueur. J’eus un grand élan de pitié vers lui. Devant mon sourire tendre, il me tendit les bras en murmurant :

— Pardon…, ma fille !…

J’avais les larmes aux yeux et mon ressentiment contre lui se fondit. Il avait voulu se venger en me soustrayant momentanément à ma mère, mais il avait compté sans cette terrible Amélie qui voulait le dominer par le chantage.

Il me dit :

— J’ai été cruellement puni, car moi aussi, ma petite fille, j’ai souffert sans pouvoir l’exprimer, parce que j’étais coupable. En ce moment je ne puis prononcer les mots qu’il faudrait, parce que je suis trop bouleversé. J’ose vous dire que j’ai eu quelque intuition de votre identité en vous voyant, parce que vous me rappelez ma femme alors que la douleur ne l’avait pas transformée. Vous avez ses gestes, quelques-unes de ses attitudes, et c’est pourquoi je vous ai questionnée, au risque d’être indiscret.

M. de Sesse s’arrêta, suffoqué par l’émotion.

Je me rapprochai de lui, attristée, moi aussi, par toute cette tragédie. Il avait agi sous l’empire de la colère, née d’un soupçon savamment entretenu par la perverse Amélie.

Enfin, ce drame terrible se terminait en beauté.

Je me disais que je ne devais pas en vouloir à mon père et je me jetai dans ses bras en murmurant :

— Oublions tout et ne pensons qu’à la joie de nous retrouver !

Il répondit en me pressant sur son cœur, puis il vint à sa femme qui, le visage voilé de ses deux mains, pleurait doucement, secouée par ce choc inattendu.

— Pourrez-vous me pardonner ?

— Aujourd’hui, je suis trop heureuse pour me rappeler les affreux jours que nous avons traînés.

À la vérité, nous étions tous les trois hors de notre norme. Les événements que nous vivions nous envoyaient des paroles qui ne contenaient pas tout ce que nous voulions dire, et des gestes encore maladroits dans nos épanchements.

Enfin le calme nous revint et nous cherchâmes à nous accoutumer à notre joie. Comme j’étais primesautière, j’étais la moins embarrassée et je parlais presque en dansant. J’allais de mon père à ma mère comme un oiseau ivre de printemps. Puis soudain, je m’écriai :

— Et Jacques ?… J’ai un mari, mes chers aimés ; il faut que je lui téléphone pour lui annoncer que j’ai des parents !

— Mais oui ! À quoi pensions-nous ! s’exclama ma mère en riant. Nous avons dit que nous l’inviterions à dîner…

— Oui, nous jouirons ainsi de sa surprise, appuya mon père.

Le temps passa vite avant l’arrivée de Jacques. Il paraissait tout inquiet, mais à la vue de nos visages épanouis, il eut un sourire pour demander :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Nous lui répondîmes par un rire joyeux.

Il nous contempla tour à tour, sans un mot, et je m’écriai gaîment :

— J’ai enfin retrouvé ma famille !

Ses yeux m’interrogèrent avec un peu d’effroi :

— Votre famille ?

— Eh oui ! un père et une mère.

Et, désignant M. et Mme de Sesse, je dis :

— Les voici…

Jacques ne comprenait pas et il demanda :

— Vous avez adopté ma femme ?

Il supposait que leur affection pour moi avait poussé leurs sentiments à me considérer comme leur fille.

— Non, non, accentuai-je avec force, je suis Christine de Sesse par la naissance.

Il passa la main sur son front et murmura :

— Est-ce que j’entends bien ?

À partir de ce moment-là, nous parlâmes tous à la fois pour lui expliquer la vérité. Il l’écouta, non sans émotion, et quand nous nous tûmes, épuisés, il murmura :

— Ce qui me confond, c’est de penser que Christine soit précisément votre fille. Son destin l’a acheminée vers moi, vers vous, afin de la conduire là où était sa place. Bénissons la Providence. Les chemins ont été étranges, détournés, mais le but a été atteint, malgré tout.

Les ténèbres qui m’entouraient étaient enfin dissipées. Leur ombre reculait, s’effaçait…

Je me promis d’écrire dès le lendemain à l’abbé Humelot, mon si cher guide, au maire du village de Seine-et-Oise, qui n’aurait plus de suppositions malsaines quant à mes parents. Je devais prévenir aussi les bons Labatte qui, à l’autre bout de la France, continuaient leur vie de travail. Je me proposais de les gâter.

C’étaient là de douces besognes et je me redressais comme une plante qui a subi l’orage et qu’un rayon de soleil ranime.

Je n’aurais plus cette pensée obsédante de ne pas savoir d’où je venais, ni cette torture morale de me figurer que mes parents étaient peut-être des criminels.

Ah ! pouvoir regarder le monde en face sans recevoir de lui un regard dédaigneux ! C’était pour moi une volupté sans pareille.

Nous rentrâmes un peu tard, Jacques et moi, car je ne pouvais pas m’arracher de mes parents.

Quand nous fûmes dans notre logis, Jacques murmura timidement :

— Vous ne m’aimerez pas moins ? Vous oublierez les sottes paroles que je vous ai dites ? Je m’en veux extrêmement de les avoir prononcées…

— Soyez rassuré, mon amour : je les ai oubliées. Vous avez été vif, mais qui ne succombe jamais à un geste irréfléchi ?

Mon mari m’embrassa, non sans grande tendresse.

Le lendemain, dès que je vis Clarisse, je lui racontai le grand événement.

Elle ne se départit pas de son calme et me répondit :

— Je m’en doutais presque ! Ce n’est pas croyable ce que Madame peut ressembler à sa mère ! C’est la même démarche et ce sont les mêmes gestes. Ce qui m’amusera, c’est de savoir la tête que fera notre bel Hervé, quand il saura ce roman…

C’est vrai, je ne pensais plus à Hervé qui m’avait assez vertement insultée. J’avoue que le revoir me semblait assez pénible. Sa beauté n’avait plus aucun charme pour moi.

Nous allâmes chez M. de Gritte, qui me félicita grandement sur mon nouveau bonheur. Il avait vu M. et Mme de Sesse, transfigurés par leur joie, rajeunis par leur bonheur. Mme Saint-Bart, plus exubérante que jamais, voulait que je l’appelle « ma tante », parce qu’elle aimait son amie comme une sœur.

Nous apprîmes qu’Hervé partait pour l’Égypte. J’en fus soulagée et j’écoutai à peine ce qu’il y allait faire, des fouilles pour son père, je crois…

Voici donc terminé le récit que j’avais promis à mes lecteurs, et je n’ai plus rien d’autre à raconter.



FIN