S. E. P. I. A. (p. 107-119).


CHAPITRE IX


Je restai sur mes positions, mais sans plus parler de départ. Je me montrais un peu distante, et Jacques semblait s’en étonner. Il m’avait toujours vue sereine et de commerce agréable, plutôt prompte à m’égayer.

Au fond, j’étais toujours bouleversée par les paroles cinglantes de ces deux hommes qui m’avaient trop fait sentir mon passé. Je n’étais pour rien dans mon origine et j’avais assez répété à Jacques combien l’obscurité de ma naissance me tourmentait. Ces reproches formaient une tache sur l’amour que professait mon mari pour moi. Je me demandais maintenant si son cœur était bien en jeu et s’il ne m’avait pas épousée par toquade, par caprice, et qu’il le regrettait.

Quant à moi, je l’aimais sincèrement. J’aurais accompli bien des sacrifices pour lui et, de plus, je lui vouais une gratitude sans limite pour m’avoir élevée à ce titre d’épouse honorée. Je sentais qu’il se repentait de m’avoir soupçonnée et de m’avoir lancé des paroles fâcheuses ; mais, comme le disait Clarisse, un homme en colère ne mesure pas les mots qu’il prononce et il les jette sans réfléchir à la portée qu’ils peuvent atteindre.

Je me disais donc que je devais les souligner par un peu de retard à pardonner. Il me semblait que ce n’était que justice.

Mon départ était remis, mais quand je voyais l’air malheureux de Jacques, ma décision faiblissait, et Clarisse m’encourageait fortement à revenir sur ma résolution.

J’attendais d’être plus reposée, plus lucide, car cette aventure m’avait secouée. J’avais dû rester étendue tout un jour sur une chaise longue, résultat d’une réaction facile à comprendre.

Quelques jours après ces incidents, Jacques, ne me trouvant pas dans le salon, avait frappé à la porte de ma chambre et m’avait trouvée pâle.

— J’espère que vous n’êtes pas souffrante ?

— Non ; un peu nerveuse, seulement.

— Je regrette bien profondément ces heures malheureuses. Je vous supplie de les oublier et de ne vous souvenir que de mon sincère amour.

Je ne répondis pas, et il reprit :

— Si vous saviez combien je m’en veux de vous avoir parlé ainsi ! Si vous lisiez dans mon cœur, vous seriez effrayée du poids de mes remords.

Je laissais parler Jacques, car il me plaisait de l’entendre s’accuser. J’avais ma revanche…

Trois hommes m’avaient accablée de leur dédain, en évoquant ma naissance comme suspecte, comme si l’on était responsable de sa venue au monde dans telles ou telles conditions ! Mon mari payait pour les trois.

Il poursuivit :

— Je veux espérer qu’aussitôt le calme revenu dans votre âme, nous oublierons ce premier nuage. Il me serait cruel de vous savoir à jamais éloignée de moi. Votre présence est ma vie.

Je dis enfin :

— Ne m’avez-vous pas avertie, durant nos étranges fiançailles, qu’au moindre de mes manquements à la correction vous vous sépareriez de moi ? Ne puis-je exercer la réciproque ? Monopolisez-vous l’honneur ? Ne puis-je avoir ma dignité ? Du moment que je puis être la fille de n’importe qui, je revendique la fierté légitime de n’être pas n’importe qui.

Après ce coup d’assommoir, je fermai les yeux pour signifier que j’étais lasse.

Mon mari le comprit ainsi et je ne descendis pas pour dîner. Jacques verrait ce qu’est une table solitaire.

Clarisse m’apporta un plateau garni auquel je fis un sort. Quand elle vint le rechercher, elle remarqua en riant :

— J’avais presque cru que Madame était malade, mais je vois que c’est une simple taquinerie à l’adresse de Monsieur. Il s’ennuie, le pauvre Monsieur. Antoine m’a même dit : « Monsieur croit sans doute Madame bien malade, parce qu’il a des larmes dans les yeux. »

Je fus bouleversée. Pourtant je différai encore mon pardon.

Mon sommeil fut excellent. J’avais entendu Jacques venir sur le seuil de ma chambre, mais, n’ayant pas bougé, il était reparti sur la pointe des pieds.

Quand je me réveillai j’étais toute disposée à l’indulgence. Je ne pensais plus à ce sot d’Hervé que je considérais toujours davantage comme un vrai déséquilibré. Je n’avais qu’une chose en tête : me réconcilier avec mon mari. Nous aurions un échange de pardons.

Clarisse vint, comme d’habitude, discuter du menu. Puis elle attendit que la jeune femme de chambre fût partie pour m’annoncer :

— Monsieur est absent pour la journée. Il ne reviendra que ce soir, assez tard.

Cette nouvelle était une massue qui me heurtait le crâne. Une épouvante s’empara de moi.

— Oh ! Clarisse ! Monsieur est fâché !…

— Je ne crois pas, parce qu’il m’a bien recommandé de soigner Madame et de lui dire qu’elle ne s’inquiète pas.

Je respirai. Je restai quelques minutes rêveuse, puis je songeai à remplir ma journée pour le mieux afin de tromper mon impatience. Je projetai, en premier lieu, d’écrire à l’abbé Humelot, ce vieil ami de toujours, à qui je confiais les péripéties de mon existence. Puis une autre suggestion me vint : celle d’aller chez Mme de Sesse. Il me semblait soudain qu’il me fallait, de toute urgence, la tenir au courant de mon aventure. Elle saurait ainsi qu’Hervé s’était servi de son nom pour m’attirer.

Aussi, vers quinze heures, je m’acheminai vers la demeure de cette charmante femme.

Je la trouvai dans son petit salon où, un ouvrage dans les mains, elle occupait son temps.

Quand elle me vit, elle s’écria, la joie aux yeux :

— Oh ! voici ma si chère jeune amie ! Que vous êtes bonne de ne pas m’oublier ! Il me fallait votre présence pour faire envoler mes papillons noirs. Vous avez eu de la divination.

Je répliquai en riant :

— J’apporte dans mon sac de quoi vous distraire. Vous allez entendre mon récit.

Tout d’une haleine, je lui racontai ce qui m’était survenu. J’y ajoutai des commentaires :

— Oui, mon mari m’a crue infidèle et il ne m’a pas épargné les choses pénibles. J’ai été désespérée et j’ai beaucoup de mal à lui donner une absolution.

Je ne riais plus. Cette conversation, commencée sur le ton badin, dégénérait pour moi en tragédie.

En répétant les paroles de Jacques, je sentais de nouveau leur injustice et leur cruauté. Les larmes gonflaient mes paupières.

— Ma pauvre petite amie, murmura Mme de Sesse, merci de vos confidences. Je déplore cette affreuse conduite d’Hervé, mais écoutez ma confession, et votre grief vous semblera mesquin à côté de ceux dont je vais vous faire part. Je ne sais pourquoi je suis poussée à vous confier cet aveu douloureux, à vous, si jeune et si neuve dans la vie. Peut-être est-ce que j’obéis à un sentiment de compassion pour vous consoler dans votre déception.

Mme de Sesse s’arrêta, pendant que je la contemplais dans sa pâleur accentuée. Elle reprit, un peu haletante :

M. de Sesse m’a jugée coupable, lui aussi, et la punition qu’il m’a infligée a eu des suites terribles, indépendantes de sa volonté. Une femme de chambre s’était éprise de lui. Elle me négligeait et n’avait d’attentions que pour mon mari qui restait fort indifférent à son égard, car il m’aimait. Cette fille en concevait un dépit affreux. Je surprenais parfois les regards langoureux qu’elle lançait à M. de Sesse et je ne pouvais m’empêcher d’en rire, car j’étais très jeune et me savais aimée. Je ne pensais nullement aux souffrances de cette malheureuse que j’aurais dû tout simplement renvoyer. Je fus terriblement punie. J’allais avoir un enfant, et cette ennemie persuada mon mari que je lui étais infidèle et que le bébé qui allait naître n’était pas de lui.

Je poussai une exclamation d’horreur :

— C’est monstrueux !

— J’ignorais, poursuivit Mme de Sesse ; tout ce qui se tramait contre moi. J’étais heureuse et je me réjouissais de chérir mon bébé.

J’interrompis encore une fois ma grande amie pour m’écrier :

— Cette femme n’avait donc aucune pitié ?

— Le cas que je vous raconte dépasse toute imagination !

Le douloureux récit reprit :

— Je vous l’ai dit, je rêvais de serrer mon enfant dans mes bras, de ne jamais m’en séparer, de le nourrir moi-même, afin qu’il ne fût jamais loin de moi, ni jour, ni nuit. Quand il vint au monde, bien portant, ma joie était entière. C’était une fille ; mon mari désirait un garçon. C’est à cette légère déception que j’attribuai son air soucieux et sa brusquerie. J’étais ignorante des manœuvres d’Amélie et je ne me doutais pas que le soupçon était entré dans l’âme de M. de Sesse pour y causer un ravage effroyable. Encore faible et alitée, mon mari exprima la volonté de placer ma fille en nourrice, pour me punir, me révéla-t-il, de mon infidélité, car il doutait de sa paternité et je devais expier.

Mme de Sesse, encore une fois, s’arrêta.

Ses souvenirs revivaient avec une telle acuité que ses traits en étaient décomposés.

Pour ma part, il me semblait que j’évoluais dans un cauchemar. Je gémissais de pitié :

— Madame, madame, pauvre amie, ce que vous me narrez là est incroyable ! Et cette petite fille est morte, par surcroît ! Vous n’aurez même pas eu la consolation de l’élever ?… Je tremble d’émotion…

Il était certain que je ne me connaissais plus. M. de Sesse me paraissait une créature infernale et je m’expliquais pourquoi sa femme était si froide envers lui. Il le méritait pour l’avoir fait souffrir en lui arrachant son enfant.

— Oh ! madame, je vous plains encore davantage maintenant !

— Attendez, ce n’est pas fini… J’eus, après cette déclaration, une violente querelle avec mon mari et je fus à deux doigts de la mort. Pendant ce temps, il exécuta son projet. Ma fille avait d’ailleurs besoin de soins et de nourriture que je ne pouvais plus, hélas ! lui donner. Elle fut portée par Amélie chez une excellente nourrice dont l’adresse nous fut donnée par notre docteur. Elle s’appelait Mme Tatel. Mais je ne revis jamais Amélie, qui mourut sur le coup, heurtée par une automobile. Je ne pus donc avoir aucun détail sur l’installation de ma fille chez cette femme. Quand je pus enfin me lever, ma première sortie hors de la clinique fut pour ce village où était mon enfant qui devait avoir six semaines. Bien que je regrettasse de n’avoir pas pu veiller sur ses premiers jours, une joie intraduisible me transportait de la revoir. J’en oubliais les paroles dures que j’avais échangées avec mon mari et j’étais toute prête au pardon. Quand nous arrivâmes tous deux chez la nourrice, elle fut des plus surprises quand elle sut pourquoi nous venions : « Un bébé, en nourrice ? Jamais je n’en ai vu. J’ai mis au monde un petit garçon, et comme j’avais beaucoup de lait, j’ai demandé un nourrisson qu’on ne m’a jamais envoyé. » Ces mots me pétrifièrent et je faillis m’évanouir de douleur et d’épouvante. Où était mon enfant ? Cette pauvre femme, qui paraissait la bonté même, me soigna, me réconforta, mais que dire à une mère à qui l’on vient d’avouer une chose aussi terrible ? Je regardai mon mari. Il était pâle comme un mort. Je ne voulus pas l’accabler devant cette femme et je sortis de la maison en chancelant. Dehors, je m’écriai : « Qu’avez-vous fait ? Que signifie ce mystère ? Où est ma fille ? Pourquoi m’avoir donné une fausse adresse ? Je pense que vous n’avez tout de même pas fait disparaître cette innocente pour me châtier d’un crime que je n’ai pas commis ? »

Mme de Sesse parut épuisée de douleur, mais je ne sus que murmurer :

— C’est effrayant ! Il me semble que je me débats dans un cauchemar.

Ma voix sembla redonner des forces à la pauvre mère, car elle reprit :

— Mon mari était la proie d’un violent malaise. Il murmura : « Je vous jure que je suis au comble de l’étonnement. Amélie a bien eu cette adresse et non pas une autre. » Je devenais folle et je criai : « Comment savoir où elle a porté notre enfant, maintenant qu’elle est morte ? — Quelle angoissante énigme ! » prononça mon mari. Un tremblement nerveux le secouait de la tête aux pieds. Il s’appuya sur mon épaule pour ne pas tomber, et ce contact me fit horreur, alors que je l’avais tant aimé. Il resta quelques minutes tout étourdi, puis bégaya : « Nous allons entreprendre des recherches. Il est impossible qu’une enfant se perde ainsi ! — Elle est peut-être morte ! criai-je, et je ne la verrai plus jamais ! » Nous reprîmes tant bien que mal le chemin du retour, par le car qui desservait cette localité. Nous ne pûmes dire un mot, étant entourés de voyageurs qui portaient leur attention sur nous, car nous devions avoir des masques tragiques. En plus de cela, des tressaillements nerveux nous secouaient. Enfin, ce supplice cessa. Quand je fus seule avec mon mari, des reproches véhéments sortirent de mes lèvres à son adresse : « Voilà où vous a mené votre crédulité et votre jalousie ridicule ! Cette Amélie vous aimait et, voulant se faire épouser de vous, elle a inventé l’histoire de votre infortune conjugale et a soustrait notre enfant à notre affection. Sentez-vous votre conduite ignominieuse à mon égard ? » M. de Sesse ne pouvait que s’accuser et me supplier de lui pardonner, mais je ne ressentais plus pour lui que de l’aversion. Il était aussi bouleversé que moi et il finit par avoir une syncope sous l’avalanche de reproches que je ne lui ménageai pas. Je dus me taire. Il fut alité longtemps. Le résultat de la « punition » dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer et il en était complètement désaxé. Sitôt qu’il fut à peu près remis, nous commençâmes des enquêtes qui n’aboutirent pas. Aucune nourrice ne répondit à nos appels et nous en conclûmes que ma si chère petite fille était morte. De crainte d’une grave sanction, la nourrice chez qui elle avait échoué n’osait sans doute pas se faire connaître. J’ai vécu des jours horribles. Je ne pouvais plus voir mon mari ; lui ne supportait que péniblement mon visage douloureux. Nous racontâmes que notre chère petite Christine était morte. On nous plaignit, sans se douter à quel point notre désespoir recouvrait de mystérieuses perplexités.

Mme de Sesse se tut. Les larmes la suffoquaient. De mon côté, cette mère sans enfant provoquait en moi une étrange pitié en me disant que j’étais sans mère. La coïncidence de nos deux existences me semblait extraordinaire.

J’étais fort agitée. Je ne pouvais plus rester assise. J’allais d’un bout à l’autre du salon, en pensant à ce récit stupéfiant. Je ne voulais pas croire que cette petite fille fût morte. Cela n’entrait pas dans ma tête. Une idée folle surgissait dans mon cerveau, mais je n’osais pas l’exprimer. Il me venait pourtant qu’elle aurait donné un certain espoir à cette mère douloureuse. Ce qui me retenait, c’était d’être accusée de vouloir à tout prix une famille et de profiter de la circonstance qui m’était offerte. Je n’avais pas de preuves pour convaincre. Il se pouvait que ce fût une chimère de me croire la fille des Sesse, et cependant tout me confirmait que j’étais devant ma mère.

À cette idée, une onde de joie me parcourait de la nuque aux talons. Je m’extasiais sur les voies de la Providence. Quel enchaînement !

Mme de Sesse me réveilla de ce rêve :

— Je suis désolée, ma chère enfant, de vous voir dans cet état nerveux. Vous êtes trop sensible et je déplore mon expansion. Je croyais cet événement bien enclos dans mon cœur, et votre sympathie, que je devine si sincère, m’a engagée à parler. Ne soyez pas affligée pour moi. Reprenez votre calme et retrou­vez vite votre bonheur en pardonnant à votre mari. Son péché est véniel, et si je vous ai confié mon se­cret, c’est pour vous démontrer qu’il y a des fautes plus graves.

Je me hâtai de dire adieu à Mme de Sesse, parce que je ne pouvais plus dissimuler mon agitation où fusait trop de joie. Un espoir démesuré m’emplissait l’âme. Je ne pensais même plus au différend que j’avais avec Jacques. Je marchais avec une légèreté d’oiseau. Tout devenait secondaire pour moi, hors cette question primordiale d’éclaircir le mystère de ma naissance. Ce fut bien excitée que je franchis le seuil de la maison où je courus tout de suite vers le cabinet de travail de mon mari.

Sans frapper, sans m’excuser, sans le saluer, je m’écriai :

— Je vous demande pardon, Jacques ! Je ne serai plus ni boudeuse, ni méchante.

En quelques secondes, ma pensée s’était ravisée. J’étais décidée, avant de voir mon mari, de lui parler des Sesse et de lui insuffler mon pressentiment, et soudain une brusque volte-face m’avait fait reculer. Je me disais que ce serait hasardeux. J’allais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, et ce serait idiot.

Si mon souhait ne se réalisait pas, mon attitude serait celle d’une sotte présomptueuse et je regretterais ma précipitation. Malgré mon désir de raconter « mon histoire », il fallait temporiser en raisonnant un peu et en arrachant quelques détails sur cette disparition. Il valait donc mieux réserver ma surprise.

C’est alors que je changeai soudain de tactique et que je me jetai dans les bras de Jacques pour expliquer mon entrée imprévue et mon visage plein de lumière.

D’abord surpris, puis radieux, Jacques m’embrassa d’abord avec excès, puis il me dit :

— Je ne m’attendais pas à une contrition aussi joyeuse, mais chacun a sa manière propre de solliciter l’absolution. Je vais vous paraître bien morne en vous demandant à mon tour de ne pas m’en vouloir. J’ai bon espoir d’être absous, parce que tout a l’air de rire en vous : votre voix, vos yeux, vos lèvres. C’est un rayonnement prestigieux.

Je ris alors bien franchement, et ce fut une détente heureuse dans laquelle se fondit toute la rancune que j’avais accumulée.

Après nous être accusés réciproquement, je dis :

— Je vous ai dérangé et je m’en excuse.

— Votre irruption inattendue m’a un peu effrayé. J’ai cru d’abord à un malheur, mais votre rapidité enjouée et votre visage m’ont promptement rassuré. Je suis de nouveau bien heureux.

— Votre course a été bonne ?

— Oui, mais je suis rentré plus tôt que je ne pensais.

— Et c’est tant mieux. Quant à moi, je suis allée chez Mme de Sesse. Elle m’assure qu’elle aime mes visites. Je la distrais et j’ai l’âge de sa fille. Elle est toujours si triste que je ne puis que compatir…

— Ce n’est pas gai pour vous de vous enfermer ainsi en sa compagnie. Je comprends votre gaîté quand vous en revenez. À force de concentrer votre joie naturelle, elle explose aussitôt que vous êtes hors de la présence de cette dame mélancolique.

— C’est bien cela ! m’écriai-je. Que vous êtes savant, mon Jacques !

Comme il faut déguiser sa pensée dans la vie ! Je rougissais d’avoir à abonder dans le sens de mon mari, de mentir sans vergogne, mais comment agir autrement ?

Je le quittai en le laissant à son travail et je regagnai ma chambre, où mon idée fixe reprit possession de mon esprit. Et pourtant, comment creuser plus avant dans ce labyrinthe ? Je n’avais aucune donnée. Il était inutile pour moi de me rendre dans la localité de la première nourrice, puisqu’elle n’avait jamais vu l’enfant. Chez les Nébol, je ne pouvais plus rien non plus. Je savais que là on me vendrait peut-être un petit vêtement qui ne m’aurait pas appartenu. Cette femme comptait sur moi comme sur une source de gains faciles.

J’étais bien perplexe et ma joie commençait à tomber. Cependant, il ne fallait pas qu’elle m’abandonnât, sans quoi Jacques m’eût considérée de la nature des girouettes qui tournent à tous les vents.

À l’heure du dîner, nous nous retrouvâmes, et Jacques, dans l’enchantement, me parla de sa joie de m’avoir reconquise comme il m’aimait.

Il avait été prendre des nouvelles d’Hervé par égard pour M. de Gritte, et il savait que le malade était mieux, bien que toujours alité et souffrant d’une courbature générale. Il avait repris toute sa lucidité et mûrissait le projet de partir pour les colonies, rejoindre un cousin qui y était établi.

Je devinai tout de suite qu’il ne se souciait pas de reparaître devant nous.

— J’en serai bien soulagée ! m’écriai je. Il perdra ses idées malsaines, et je serai plus tranquille sur vous. Ses menaces me rendaient folles… Je ne vivais plus !

— Pauvre chérie !

— Et c’est pourquoi je me suis laissée berner. Je le ménageais, je ne voulais pas accentuer sa rancune en refusant de me rendre dans cet appartement. Je croyais, d’ailleurs, y trouver Mme de Sesse.

— Vous auriez pu aller la chercher, afin d’arriver ensemble.

— Oh ! j’y ai bien pensé, mais je sais que Mme de Sesse a l’habitude de se promener tous les jours, et je supposais qu’elle se rendrait directement au rendez-vous.

— Enfin, ce qui est fait est fait, prononça Jacques qui s’apercevait qu’un peu d’irritation me gagnait. Il ne tenait pas à aggraver la discussion.

Malgré cela, nous eûmes une soirée charmante. Mon mari me raconta sa tristesse durant quarante-huit heures. Il se demandait si je mettrais ma menace de partir à exécution. Il était fort tourmenté, me sachant absolue.

Je l’écoutais avec beaucoup d’intérêt, parce qu’il me révélait mon caractère. On s’ignore plus ou moins, et j’étais contente de savoir que mes paroles portaient. Je me réservais de lui avouer plus tard les raisons de mon joyeux pardon.

Le lendemain, je ne pensai qu’à l’agréable perspective de devenir la fille de M. et Mme de Sesse.

Je me demandais comment je m’y prendrais pour aimer mon père qui m’avait bien mal accueillie. Il me semblait que tout mon amour filial serait pour ma mère qui avait été si malheureuse. Mais il n’était pas encore question de cela ! Il fallait d’abord que je fusse sûre de ce que je rêvais, et j’en étais loin. Dans mon imagination, tout s’emboîtait à merveille, mais ce n’était pas suffisant.

J’eus ce jour-là une bonne visite : celle de Mme Tamandy. C’était toujours pour moi une heure joyeuse de la revoir. Sa vue seule m’était douce.

— Que je suis ravie de vous voir ! m’écriai-je en lui tendant les mains.

— J’étais inquiète de vous. Il y a une éternité que je ne vous ai aperçue.

— J’ai été accaparée par des anciens amis de Jacques, la famille du fiancé de Janine, sœur de mon mari. Il y a eu un peu de froid entre eux depuis cette douloureuse catastrophe, mais tout s’oublie. Jacques a été heureux de les retrouver et j’ai dû le suivre dans les invitations reçues.

— Je vous pardonne, mais ne me négligez plus autant ! Je pense tellement à vous et à votre vie étrange ! Si vous saviez combien la recherche de votre famille me préoccupe !

— Tiens ! tiens ! Ne m’avez-vous pas dit que mon bonheur présent devait me satisfaire ?

— Eh oui ! mais dans le fond de mon cœur je voudrais que vous retrouviez votre famille.

— Moi aussi ! répondis-je en riant.

— Je trouve que votre Jacques n’apporte pas beau­coup d’ardeur à cette enquête.

— Mon mari m’a assuré que tout était bien ainsi. Pourquoi fouiller dans un passé qui nous décevra peut-être ? Si je suis fille de pauvres gens, la fortune de Jacques sera un appât pour eux, et si ce sont des gens peu recommandables, quelle honte pour moi ! Je souffrirai pour mon mari.

— Vous vous faites des idées extravagantes. En vous regardant, on voit tout de suite que vous n’êtes pas la première venue !

— Merci, vous êtes bonne de me le dire. Je vous avouerai que j’ai eu la faiblesse d’aller dans le pays où j’ai été élevée jusqu’à sept ans, et je n’ai rien pu savoir.

— Rien ?…

— Rien… Je me suis heurtée à un bloc de granit.

— C’est un mystère, alors ?

— Une femme m’a apportée là, et c’est tout. Pas de nom, pas d’adresse, parce que cette femme qui comptait sans doute revenir, a été tuée sur le coup par une auto, en sortant de chez ma nourrice.

— Grand Dieu !

— Vous voyez qu’à moins de circonstances exceptionnelles, je suis murée dans mon obscurité.

— Que tout ce roman est bizarre ! Cette femme morte tragiquement en emportant, je ne puis dire son secret, mais tout au moins la possibilité de vous retrouver, est un fait effroyablement étrange. Elle n’avait pas de famille ?

— Je n’ai pas pu l’apprendre.

— Ma pauvre Christine… Enfin, vous êtes heureuse, et c’est là l’essentiel. Votre mari a sans doute raison. Quand les choses se présentent d’une façon si extraordinaire, il vaut mieux ne pas approfondir. Vous avez la paix, et quoi de meilleur au monde ?

Mme Tamandy me quitta, non sans grandes démonstrations de sympathie. Elle me fit promettre d’aller la voir à un jour proche.

Elle ne se doutait pas que je me torturais pour savoir comment je m’y prendrais pour parvenir à mon but.

Comme, chez moi, tout était subordonné aux voies de la Providence, je fus de nouveau servie par Elle, alors que je ne m’y attendais pas.