S. E. P. I. A. (p. 82-94).


CHAPITRE VII


Je partis pour aller vers cette villa où Hervé m’avait donné rendez-vous. J’avoue que je pensais surtout à la joie de rencontrer Mme de Sesse. Un attrait irrésistible me poussait vers elle. Passer quelques instants en sa compagnie me semblait un plaisir précieux, et mon pas était alerte.

Nulle appréhension ne m’assombrissait, et à mesure que je m’acheminais vers mon but, ma joie augmentait.

Je vis enfin la maison qu’Hervé m’avait décrite. C’était un petit hôtel à un étage seulement. Un rayon de soleil pâle jouait dans une vitre, et cela me parut gai. Ma pensée fut saisie soudain par le destin de la pauvre petite Janine. À l’idée que j’allais faire un choix parmi les objets qui lui avaient appartenu, j’eus un scrupule que j’appelai sacrilège.

Cette malheureuse victime aurait dû être là, derrière ces fenêtres. Sa disparition s’accentuerait avec la dispersion de ses souvenirs.

Une grande pitié me prit et j’estimai qu’Hervé avait le droit de se montrer fantasque et cruel.

Mes réflexions n’avaient peut-être rien d’une bonne chrétienne à l’âme juste, mais je faisais la part de la nature humaine, et en cela je me trouvais dans mon droit. J’étais tout inclinée vers l’indulgence pour Hervé, d’autant plus que, par deux fois, il s’était montré aimable sans exagération.

Avant de sonner, je regardai autour de moi, espérant apercevoir Mme de Sesse. Non, dans les lointains, aucune femme lui ressemblant ne se profilait.

J’appuyai sur le timbre électrique.

J’attendis peu de temps. Une vieille femme en bonnet blanc vint m’ouvrir. Son œil soupçonneux me toisa.

Très vite, je lançai :

— J’ai rendez-vous avec Mme de Sesse et M. de Gritte.

— Ah ! bien…

— Ils ne sont pas arrivés ?

— Pas encore.

Elle tira la porte plus largement et me précéda dans un joli salon confortable. Puis elle me regarda de nouveau d’un air indécis et murmura :

— Vous êtes une amie de Mme de Sesse ?

— Oui, répliquai-je, et c’est une bien charmante amie.

— Oui, et qui a eu du malheur.

— Vous la connaissez ?

— Je l’ai aperçue une ou deux fois.

Il y eut un silence, durant lequel cette femme me contempla encore avec quelque méfiance. J’eus un sourire et je me nommai, pour dissiper tout malentendu.

— Je suis Mme Rodilat.

Tout de suite ses traits changèrent et une expression de calme remplaça la moue pleine de trouble qu’elle m’avait montrée jusqu’alors.

Elle murmura :

— J’avais peur que ce ne soit encore une de ces demoiselles que M. Hervé reçoit de temps en temps ici.

Je rougis plus que de raison et je fus quelque peu scandalisée que ce charmant petit hôtel qui devait abriter Janine servît à des réceptions peu édifiantes.

Rapidement je répondis :

— Rassurez-vous, nous sommes ici pour une chose sérieuse, M. Hervé veut opérer un petit déménagement et emporter des objets qui appartenaient à Mlle Janine Rodilat.

— Ah ! oui, sa fiancée, répondit la domestique, avec un air quelque peu abruti.

Il semblait que de l’hébreu s’envolât de mes lèvres. Je n’étais pas loin de croire que cette domestique montrait quelque déséquilibre.

Elle marmonna :

— Il me semble qu’il n’y a pas tant de choses…

Je ne relevai pas sa réflexion, et pour la remettre d’aplomb je lui parlai de nouveau de Mme de Sesse et de son désespoir d’avoir perdu cette enfant.

— Oui, je sais : on a envoyé cette petite chez une nourrice.

— Oh !

— Oui, comme si les dames riches ne pouvaient pas nourrir leur enfant ! C’est pas courageux… Enfin, quand on dira ! Et puis ça ne me regarde pas !

Cette femme m’intriguait follement. Je sentais des réticences dans ses paroles. J’avais le pressentiment qu’elle devait savoir une foule de choses. Alors que j’avais hâte de voir surgir Mme de Sesse, je n’espérais plus qu’un retard de sa part ! Je ne pensais même plus du tout à Hervé.

Comme j’allais reprendre la parole pour questionner encore la gardienne de la villa, elle annonça :

— J’entends Monsieur.

— C’est peut-être Mme de Sesse.

Je quittai le fauteuil où j’étais assise et je dis très vite :

— Venez me voir, n’est-ce pas ? Je voudrais vous demander certaines précisions.

Pendant qu’elle me répondait affirmativement, Hervé entra :

— Bonjour, madame. Oh ! que je regrette de vous avoir fait attendre ! Mme de Sesse n’est pas là ?

— Non.

— Elle est bien en retard !

Hervé allait et venait dans le salon. Je ne lui trouvais plus son air calme. Une idée le préoccupait visiblement et je le plaignis de nouveau, sachant qu’il venait aujourd’hui dans une intention mélancolique.

Nous étions seuls. La domestique avait disparu.

J’étais fort à l’aise. Nous étions maintenant assis tous les deux et nous parlions de Janine. Je deman­dais à Hervé des détails sur le caractère de la chère petite, et il ne tarissait pas sur sa douceur et son indulgence.

— Ressemblait-elle à son frère ?

— Pas du tout. Son visage était suave et ne reflétait pas l’aspect autoritaire de celui de Jacques. On pouvait s’entretenir avec elle pendant des heures sans que la sérénité la quittât. Ses gestes étaient des enveloppements d’affection, et ses paroles des envols de bonté. Ah ! quelle douleur de l’avoir perdue !

Un moment d’émouvants regrets passa. Après ce silence, Hervé se leva brusquement et dit :

— Nous pourrions déjà nous occuper de quelques objets, en attendant Mme de Sesse.

— Si vous voulez.

J’étais tout émue par les phrases pleines de cœur qu’il avait prononcées et je me reprochais de l’avoir méconnu…

Il sortit du salon pour monter l’escalier, et je le suivis sans presque réfléchir. Je ne voyais aucun danger, tellement ses manières remplies d’indifférence jugulaient toute peur en moi. Cependant, j’eusse voulu attendre Mme de Sesse, mais d’un instant à l’autre elle pouvait survenir.

J’entrai derrière lui dans une chambre à coucher d’un goût délicat. Elle était blanche et rose. De grands rideaux de damas rose ressortaient sur les tentures crème des murs.

Ma pensée allait vers Janine qui ne jouirait pas de ce cadre. J’étais violemment bouleversée. Hervé était aussi silencieux que moi et je n’osais parler, de crainte de le troubler.

Enfin je le regardai. Son beau visage était transformé. Une horrible expression le déformait et je le reconnaissais à peine.

J’eus peur. Je voulus crier, mais il arrêta mon cri en me saisissant brutalement.

— Je te tiens ! hurla-t-il. Ah ! j’ai pu endormir tes craintes ! Enfin je me venge !

Il eut un rictus effroyable. Je bondis jusqu’à la porte et je descendis l’escalier comme une trombe. Il me rattrapa alors que j’allais atteindre l’entrée et me rejeta dans le salon.

Ma pensée tournait comme une hélice dans mon pauvre cerveau et je me répétais : « C’est un Garribois ! Mon Dieu, protégez-moi ! »

Dans le salon, je restai près de la porte, essayant de briser la serrure, de l’arracher. Des gémissements sortaient de mes lèvres. J’entendis cependant, à travers le trouble qui augmentait dans ma tête :

— J’ai de la patience. Tu peux attendre Mme de Sesse pour te défendre. Je t’ai jouée ! Tu vas te fatiguer en cherchant à m’échapper. Tu ne vas pas me faire croire que tu es une honnête femme. Quand on est danseuse, sortie d’une famille plus que suspecte, on n’a pas de ces grands airs ! Tu peux t’égratigner les doigts à la porte, elle est fermée à double tour.

Mon Dieu ! ce monstre me lançait mon passé à la face ! Comment savait-il ces choses qu’il connaissait si mal ? Ma vie me faisait honneur et je n’avais pas à en rougir.

— Laissez donc cette porte tranquille !

Hélas ! c’était de plus en plus comme chez Garribois et je n’avais pas la ressource de sauter par la fenêtre, parce que je n’étais pas seule et qu’Hervé me surveillait.

J’étais pétrifiée de surprise et de douleur. Il suivait sur mon visage les impressions que me causaient ses révélations.

Je criai :

— Je suis fière de mon art, et ma vie a toujours été digne !

Ma phrase fut arrêtée par un ricanement et des paroles insultantes.

— Vous avez su vous faire épouser par un homme riche. Vous êtes une rouée !

— Taisez-vous !

— Naturellement, vous n’aimez pas qu’on vous dise vos vérités, mais je vous dirai encore que l’on vous a recueillie dans une rue, chancelante. Vous mouriez de faim, avez-vous prétendu, mais j’incline plutôt à croire que vous aviez absorbé un peu trop de champagne.

— C’est faux ! hurlai-je.

Devant mes yeux passaient les feux rouges de la colère et de l’indignation. Je me retenais pour ne pas sauter, ainsi qu’un chat, à la figure de mon bourreau.

Mon désespoir ne connaissait plus de bornes. Je croyais avoir vécu les heures les plus terribles de ma vie, mais elles n’étaient rien en comparaison de celles que je supportais pour le moment. Je pensais à l’honneur de mon mari. Il s’y ajoutait une épouvante et une surprise de découvrir une duplicité pareille. Il me semblait que je devenais le jouet d’un tigre.

Il poursuivit :

— Ne vous étonnez pas de me savoir si bien au courant de votre existence. J’avais un ami dans le cercle où Jourel vous a amenée.

Tout s’éclairait.

— Il m’a conté la scène ; il en était attendri et aussi crédule que Rodilat, le bon jobard. Ah ! ce n’est pas moi qui vous aurais donné mon nom !

Un gémissement sortait de ma gorge et mes deux poings serrés contre ma bouche essayaient de retenir ma douleur.

— Vous êtes née comédienne et cela n’a rien de surprenant. Vous jouez maintenant à la vertu et vous…

— Oh ! je vous en supplie, épargnez-moi ! Je n’ai pas assez d’esprit pour tenir un rôle. La destinée seule me conduit et j’ai toujours dit la vérité. Oh ! vous pouvez me croire…

J’en arrivais à la supplication ! Je ne savais plus quelle arme employer pour attendrir mon tortionnaire. Toute la laideur et la méchanceté du monde bouillonnaient devant moi, comme un fleuve noir de l’enfer.

Hervé ricanait.

— Je ne suis pas crédule et vous ne me ferez pas admettre que vous n’avez jamais écouté quelques-uns de vos admirateurs.

— Non, non ! criai-je avec véhémence. J’ai toujours été au-dessus de tout soupçon. Toute ma vie s’est écoulée de façon à ne pas faire naître la calomnie. Oh ! Hervé, revenez à la réalité saine des choses ! Laissez-moi partir ! En souvenir de Janine, en souvenir de l’amour que vous ressentiez pour elle !

— C’est cet amour, précisément, qui me pousse à me venger ! cria-t-il avec force. Je ne veux pas que votre mari soit heureux. Il faut que ma haine s’assouvisse ! Je sais qu’il vous aime et je veux qu’il souffre par vous.

Hervé n’était plus qu’un démon déchaîné. Ses traits si nobles se convulsaient, son front si pur se contractait sous l’afflux de rides. C’était un homme vieilli subitement par de mauvais sentiments.

— Aujourd’hui, vous ne pourrez pas m’échapper. Vous passerez la nuit ici, de manière que Jacques soit bien inquiet sur votre sort. Quand je vous libérerai demain matin, vous vous expliquerez avec lui !

Une épouvante terrible m’enserra. À tout instant, je croyais que mon cœur allait se rompre.

Je gémis :

— Quels mots employer pour vous attendrir et vous convaincre de ma loyauté ? Vous n’avez donc pas peur que la honte de votre conduite ne retombe sur votre père ? Vous ne craignez pas de lui porter un coup terrible en exerçant une vengeance folle sur moi, qui suis innocente ?

Il eut un rire méprisant et dit :

— Que vous êtes belle dans votre douleur, et qu’il me plaît de vous voir ainsi suppliante devant moi !

— Oh ! ne me tenez pas de pareils propos dans des moments aussi tragiques pour moi !

— C’est vous qui les rendez tragiques !

Je criai :

— Monstre !

Je suis sûre que mes yeux lançaient du feu.

Soudain, je vis le visage d’Hervé plus harmonieux. Il semblait qu’un voile se détachât de son visage pour lui rendre une apparence calme.

Il me dit :

— Vous me demandiez ce qui pourrait m’adoucir ? Je vais vous éclairer.

Un espoir s’insuffla dans mes veines. Cet instant de répit me fit retrouver mes esprits. Enfin Hervé voyait l’ignominie de sa conduite et je ne doutais plus de son repentir.

J’attendis, cependant encore anxieuse.

— Vous allez danser pour moi.

Je tressautai. Cette proposition me parut si peu compatible avec les circonstances que je m’écriai :

— C’est inouï de vouloir cela ! Je n’ai pas de chaus­sures pour la danse et pas de musique !

— Qu’à cela ne tienne ! Vous danserez sur vos bas, et je remonterai mon phonographe.

J’étais terrifiée. Danser dans un tel moment, alors que des sentiments tumultueux m’envahissaient, où la peur dominait. Non, je ne devais pas me laisser faire, et fermement je dis :

— Je ne danserai pas ! C’est de la folie de me forcer à une telle dérision !

— Tu danseras ! grinça Hervé. Ta liberté est à ce prix.

— Respectez-moi en cessant ce tutoiement.

— Quelle dignité ! Personne ne t’a jamais tutoyée quand tu amusais les foules ? Eh bien ! tu la suppor­teras de moi, et j’admirerai seul tes pas que l’on dit si savants.

Il chercha son phonographe dans un placard du salon. Pendant qu’il me tournait le dos, je voyais sa nuque que j’avais envie de serrer. Je me sentais criminelle. Heureusement, cette idée passa comme une flèche devant ma volonté tentée.

Je sentais en moi une révolte terrible. Ma pensée n’avait plus d’équilibre. Un vertige m’assaillait. Une petite lueur filtrait à travers ce brouillard : si ma liberté était au prix de quelques minutes de danse ?… Oh ! sortir de ce cauchemar où je me débattais, humiliée…

Hervé avait fini d’installer l’instrument.

— Vous êtes prête ?

— Pas encore. Il faut que je me recueille. Il y a longtemps que je n’ai pas dansé.

— Naturellement, ce n’est plus la peine, maintenant que Rodilat est enchaîné.

Je ne répondis pas et je me demandai si mon bourreau ne cachait pas une nouvelle fourberie sous sa promesse. Ah ! Clarisse m’avait prévenue. Je ne l’avais pas écoutée. Je me croyais de taille à vaincre ce garçon dépravé ! Que serait devenue Janine si Dieu lui avait conservé la vie ?

La douleur m’accablait. Je ne voulais pas obéir à ce personnage odieux qui me narguait. Il me semblait que mes pieds étaient de plomb. En mon cœur, j’appelais Jacques et je me repentais de ne pas lui avoir parlé de mon projet. Les remords, l’angoisse, l’épouvante, broyaient mon être et faisaient de mon corps une loque sans énergie.

Tout à coup, un air de valse retentit à mes oreilles. Je frémis. Le passé sauta à mon cerveau et me rendit à moi-même. Mes pieds eurent un élan que je retins tout de suite.

La voix d’Hervé me réveilla du rêve où je sombrais au milieu de mes succès enfuis.

— Vous pouvez danser.

Je ne répliquai pas à cette sommation. Un silence s’appesantit entre nous.

— Vous vous décidez ?

— Je serai libre ensuite ?

— Oui.

J’enlevai lentement mes chaussures, car j’étais encore indécise. Je craignais l’hypocrisie de cet homme. Aussi lente que je fusse, je me trouvai débarrassée de mes souliers que je rangeai dans un coin.

Sans un mot, je commençai, La rage courait en moi et donnait un rythme saccadé à mes pas. Cependant, la danse, cet art si noble, reprit possession de moi et l’équilibre me revint. Mais alors une humiliation me saisit et mes larmes coulèrent. Je les sentais glisser sur mes joues où elles roulaient comme des perles. Un désespoir m’envahit et je souhaitai mourir. N’ayant plus l’habitude, je m’arrêtai bientôt et me jetai sur un fauteuil en éclatant en sanglots.

Impitoyable, Hervé me signifia :

— Je vous laisse cinq minutes pour vous reprendre, puis vous continuerez. Cela m’est très agréable. Je ne me doutais pas que la danse et les pleurs pouvaient offrir un spectacle aussi passion­nant.

— Bourreau ! hurlai-je. Ne comptez pas que je poursuive ce calvaire !

— Vous n’avez qu’à m’obéir ! C’est déjà bien généreux de ma part de ne vous demander que quelques danses.

— Mais pourquoi m’infligez-vous ces souffrances ?

— Parce que vous êtes la femme aimée de Jacques. Ah ! vous vous repentirez de l’avoir épousé ! C’eût été trop de bonheur pour vous, qui êtes la fille de je ne sais qui. Ce serait insulter au malheur des autres. Je représente le justicier.

J’eus un frisson et me crus en face d’un fou. Si cela était, ma situation devenait plus terrible encore. Je pensai à mon bonheur perdu, à l’amour de mon cher Jacques, et je lui demandai pardon de lui avoir caché cette visite. Je l’avais fait par délicatesse, cependant, afin de lui épargner une émotion. Oh ! que je me repentais de n’avoir pas parlé ! Le soir venu, il eût été inquiet et m’aurait délivrée. Je n’avais jamais commis de mal et j’étais acculée à la plus abjecte des perspectives. Il me semblait que ma raison s’égarait.

Hervé commanda :

— Dansez ! Le repos est fini.

— Non !

Il vint vers moi, menaçant. Ses yeux m’effrayèrent et je me levai péniblement.

— Je ne peux pas ! bégayai-je, après avoir esquissé quelques pas.

Il me répliqua durement :

— On peut ce que l’on veut !

Je compris que je devais m’exécuter, et je repris mon supplice. Qui m’aurait dit qu’un jour je danserais cette « danse macabre » et que cet art que j’avais aimé passionnément deviendrait pour moi pire qu’un martyre ?

Bientôt je tombai, épuisée, mais j’eus la force de m’écrier :

— Maintenant, je puis partir !

Je cherchai mes chaussures. Je ne les trouvai pas.

Hervé me contemplait, sardonique, s’amusant de mon désarroi.

Je sentis une révolte furieuse monter en moi et je hurlai :

— Donnez-moi mes souliers tout de suite ! Tenez votre parole, infâme que vous êtes, sinon j’appelle au secours !

— Toute la honte en retombera sur vous, car ici je ne reçois que des femmes légères.

— Lâche !

— Aujourd’hui, il n’y a pas de Jacques Rodilat pour prendre votre défense. Vous êtes sous ma seule dépendance.

Il ricana atrocement et je vis que j’étais perdue.

— Vous ne partirez pas avant que j’aie eu un baiser de vous !

Il me saisit alors que, telle un fauve, je cherchais une issue à ma cage. Je me débattis avec une fureur qui décuplait mes forces. Je lançai des coups de poing et de pied. Mon horreur était à son comble lorsque son visage s’approchait du mien.

Tout d’un coup, l’étreinte de mon bourreau se relâcha et il tomba, foudroyé.

Je restai hébétée devant son corps. Il avait de l’écume aux lèvres et des mouvements convulsifs l’agitaient.

J’étais trop inexpérimentée pour le secourir. Je ne pensais qu’à une chose : fuir et prévenir quelqu’un. Cependant une certaine prudence me suggérait qu’il fallait agir discrètement.

Mon cœur n’avait aucune pitié pour ce malade. Je remerciai Dieu de m’avoir délivrée, c’est tout ce que je trouvais à faire.

Pleine de sang-froid, je ne pensais qu’à moi et au miracle qui venait de s’accomplir en ma faveur. Je cherchai mes chaussures, qui étaient dissimulées dans le placard d’où Hervé avait sorti le phonographe, et je me hâtai de les enfiler.

Maintenant il fallait trouver la clef du salon. Malgré la présence d’esprit que je m’imposais, un tremblement me secouait et j’évitais de regarder ce corps. Pourtant j’y jetai les yeux involontairement et je m’aperçus qu’il tressaillait. Il n’était donc pas mort, ce qui me soulagea, car je ne désirais pas que l’on m’imputât un crime. Les circonstances me semblaient déjà assez sinistres. Le piège tendu me paraissait une telle infamie que je ne pensais pas au secours dont pouvait avoir besoin ce misérable. Je me demandais seulement pour quelle raison ce méprisable person­nage était tombé si soudainement. C’était une puni­tion, évidemment.

Je cherchai la clef et ne la vis nulle part, et je voulais partir à tout prix. Il me vint à l’idée qu’elle était dans une des poches d’Hervé. J’eus un frisson à l’idée de toucher ce malheureux qui gisait près de moi. Une répugnance me saisissait à l’idée de le fouiller. Cependant il fallait vaincre mes nerfs, puisque j’avais hâte de m’en aller. Je m’approchai, en m’exhortant au courage, et je plongeai la main, avec horreur, dans la poche du veston… La clef s’y trouvait et je la saisis avec une ardeur joyeuse que je croyais éteinte en moi pour la vie. La porte s’ouvrit.

Je courus dans le vestibule, mais l’entrée était également fermée. Une sueur froide m’enveloppa, et de nouveau l’angoisse m’écrasa. L’idée me vint que cette clef était dans la boîte aux lettres et j’eus raison. Je m’en emparai.

Ô joie ! D’un bond, je fus dehors. Je refermai la porte. Je ne pris nul souci des passants. Je courais, parce que maintenant une réaction se produisait et que l’épouvante me talonnait.

Tout à coup, je fus hésitante dans mes décisions.

Devais-je avertir M. de Gritte, ou courir à mon mari pour lui avouer ma stupidité ?

Il me semblait que j’aurais plus de facilité à m’expliquer avec Jacques qui me connaissait mieux et me serait indulgent.

D’autre part, M. de Gritte savait à quelles violences son fils pouvait se porter, tandis que Jacques le croyait tout à fait acquis à l’ancienne amitié. Mais comment expliquer à un père les idées malsaines de vengeance de son fils contre une innocente ? Il ne pourrait pas croire qu’Hervé pût nourrir de telles idées et il m’accuserait de coquetterie. Non, il valait mieux avoir recours à Jacques et lui raconter toute la vérité.

Je me hâtai, le feu aux joues et le cœur battant. Tout à coup, la pensée me vint que mon mari pourrait ne pas ajouter foi à mon récit et s’imaginer que mon attitude avait conduit Hervé à la scène regrettable que je lui apprenais.

La perspective d’être suspectée me troubla tellement que je voyais à peine mon chemin. Je n’avais pas songé à prendre un véhicule, tellement j’avais besoin d’air et de détente. La nuit venait et je me sentais tout abandonnée.

À vrai dire, je ne savais plus très bien où j’en étais. Une fièvre me montait au cerveau. Je subissais la réaction d’une secousse effroyable. Je traversais les rues comme une hallucinée, sans me soucier des automobiles dont les klaxons me cornaient aux oreilles.

J’envisageais l’accueil que me ferait mon mari. S’il allait me soupçonner ? Un froid mortel entrait dans mes veines à cette suggestion. Je n’avais pas de famille pour me défendre, et la preuve venait de m’être faite par cette attaque inqualifiable. Pourvue d’un père et d’une mère, j’aurais été préservée, et Hervé ne se serait pas permis de telles hardiesses à mon égard.

Mon passé était une roulotte d’acrobates avec lesquels j’avais rompu. Mon enfance n’était donc pas une garantie, et de nouveau l’obscurité de ma naissance me poignait. Il me semblait qu’un étau de fer me comprimait et que j’étais la proie d’une destinée hideuse.

Le bonheur de mon mariage disparaissait dans les ténèbres. Il n’était plus qu’une lueur vacillante que je craignais de perdre. Alors que je me croyais à l’abri, la catastrophe s’abattait sur moi. Au long de mon chemin, je murmurais : « Pitié, mon Dieu, pitié ! »

Je me demandais aussi si je ne devais pas aller chez Mme de Sesse ? Je lui aurais appris que je l’attendais dans cet hôtel et qu’elle avait servi d’appât pour m’attirer dans ce guet-apens.

Elle pourrait alors expliquer posément à mon mari dans quel filet j’étais tombée.

Puis je renonçai à cette idée. Il valait mieux que Jacques fût prévenu sans tarder.

Ce fut haletante que j’arrivai chez moi.

Clarisse passait précisément dans le vestibule quand j’entrai.

Elle me regarda, et sans doute fut-elle étonnée par mon visage, car elle me demanda :

— Madame n’est pas malade ?

— Non, non, Clarisse… Monsieur est là ?

— Oui, madame, dans son bureau.

— Merci !

Et, sans me soucier de ma fidèle Clarisse qui écarquillait les yeux, cherchant à savoir ce qui m’arrivait, je m’engouffrai dans le cabinet de travail de mon mari.