S. E. P. I. A. (p. 69-81).


CHAPITRE VI


Je ne puis décrire les heures pénibles qui furent les miennes. Je ne savais plus quel parti prendre. La vie, que je voyais si belle quelque temps auparavant, ne me parut plus qu’un souterrain sans issue où mes pas ne savaient où se diriger.

Prendre légèrement les paroles d’Hervé m’effrayait. Ce n’était plus une bonne tactique» car sa violence se montrait trop rapidement. Avouer à mon mari qu’aller chez M. de Gritte me déplaisait, je ne l’osais pas, tellement mon cher Jacques était heureux de se retrouver dans ce milieu. Il fallait que je garde par devers moi ce supplice. Je cherchais parfois quelle serait la rançon de mon bonheur. Je n’avais plus à me le demander. La revanche était là, assombrissant mon repos et tourmentant mon cœur, dès que je songeais à mon cher mari.

Je trouvais que la destinée savait combiner ses plans. L’enchaînement des circonstances, qui paraissait logique, était vraiment infernal. Une masse de détails, paraissant négligeables, concouraient au sort que la vie ironique vous préparait. Les ondes de joie qui vous submergeaient de temps à autre devenaient les annonciatrices d’une fatalité, comme elles pouvaient aussi devenir une source de félicité. Personnellement, je me voyais toujours ballottée entre la lumière et l’obscurité.

Pour distraire ma pensée, j’avais un autre genre d’agitation. Ce que m’avait raconté Mme de Sesse au sujet de son bébé m’intriguait grandement. La femme de chambre qui était morte en même temps que l’enfant me semblait une coïncidence des plus étranges. Cette femme s’était-elle tuée après que la pauvre petite eut été victime d’un accident mortel ? Tout était singulier dans ces circonstances. Je me promettais de questionner Clarisse au plus tôt.

Un matin, lorsqu’elle vint dans ma chambre, je lui parlai de Mme de Sesse.

— Ah ! ça, c’est une gentille personne ! S’il n’y avait que des femmes comme elle sur la terre, la méchanceté ne courrait pas les rues.

— Oui, répliquai-je, elle est vraiment charmante autant que distinguée.

— Et pis, c’est à celles-là que le malheur arrive, alors qu’elles n’ont distribué que de la bonté.

— En effet, elle n’a pas été heureuse en perdant ce bébé.

— Ah ! là là, et leur Amélie était un drôle de per­sonnage.

— Dans quel sens ?

— Oh ! je n’en sais rien. Nous ne sommes pas assez mêlés à la vie des maîtres pour tout comprendre. On ne voit pas toujours leurs manières de faire. Un petit enfant qui meurt, cela passe inaperçu, quand on n’est pas de la famille. On s’est beaucoup plus occupé de cette Amélie, morte sur le coup, que de la petite. Tout le monde en a été révolutionné.Mme de Sesse était dans sa clinique et elle y est restée assez longtemps après ces événements. Il y avait de quoi la faire mourir. Quand on l’a revue, elle était triste, comme elle l’est encore aujourd’hui.

— Est-ce que c’est un bon ménage ?

— Ça, c’est difficile à dire. Il faudrait voir les gens dans l’intimité. Il y a des ménages qui prennent des figures de pierre devant le monde et qui se mignotent quand ils sont seuls, alors que d’autres agissent d’une façon opposée.

Je ris un peu des aperçus de Clarisse, et pourtant ils ne manquaient pas de vérité.

Cependant, je n’apprenais rien. Cette affaire que je jugeais ténébreuse n’offrait rien que de naturel.

Une femme qui meurt accidentellement, un enfant qui ne vit pas, ce sont des faits qui surviennent sans que le monde en soit bouleversé.

Je devais imposer le calme aux agitations qui me troublaient à ce sujet. J’essayai donc de ne plus penser à ce qui concernait Mme de Sesse. J’allai la revoir, en évitant toute allusion au malheur survenu à ce ménage.

Elle fut tout à fait aimable. Il me sembla même qu’elle prenait un grand plaisir à causer avec moi. Elle me questionnait, mais ses questions ne comportaient pas d’indiscrétion. Elle y apportait tant de sensibilité que j’y sentais une affection véritable. Elle se passionnait pour mes danses et ne se lassait pas de ce thème.

— Ainsi, vous avez passé votre enfance dans un travail aussi ardu, sans jamais vous reprendre, sans avoir la douceur de la famille ?

— J’avais les Labatte qui étaient gentils. Quant au labeur ininterrompu, nous n’y pensions pas. Mes deux compagnes, les filles des Labatte, travaillaient autant que moi, sinon davantage, et leurs exercices étaient plus périlleux. Elles avaient à compter avec leur cheval, tandis que je n’avais que ma personne à exercer.

— Mais ce numéro terrible, ce piédestal large de quarante centimètres où vous dansiez en jonglant, quel miracle de précision il vous a fallu ! Je crois que je n’aurais pas pu vous regarder dans ce numéro, j’aurais tremblé de frayeur.

— Pour acquérir de la notoriété, il faut que le public frissonne, murmurai-je rêveusement.

— À votre place, j’aurais gardé un peu de rancune à Jacques Rodilat.

— Je l’aime trop pour cela ! m’exclamai-je en riant.

— Vous admirer dans un pareil défi à la mort, c’est inconcevable pour un amoureux !

— Sans doute avait-il confiance en moi et a-t-il apprécié mon courage.

— Malgré votre magnifique confiance en votre adresse, vous auriez pu tomber.

Mme de Sesse frissonnait en me disant ces mots et je voyais qu’elle en voulait beaucoup à Jacques.

Je répondis gravement :

— J’ai appris à marcher droit mon chemin en me soumettant à la Providence. Jetée dans la vie, je ne pouvais que me confier à Dieu. Quand je risquais mes jours, j’ignorais que Jacques m’aimait. Peut-être, si je l’avais su, aurais-je eu plus de souci de mon existence. La chance m’a favorisée parce que j’ai pu prouver à Jacques que je ne lui avais pas menti. Il a pu constater aussi que ma conduite était digne.

Il y eut un silence entre nous, puis Mme de Sesse s’écria soudain avec véhémence :

— Que la vie est torturante ! Peut-être ai-je une fille de par le monde qui est esclave d’un métier dangereux !

Je la regardai, comme si je la voyais tout d’un coup prise de folie.

— Madame, m’écriai-je en tremblant, que dites-vous là ?

Son visage était caché par ses deux mains, puis elle le dégagea et murmura :

— Pardon ; par moments, je rêve tout haut. Je pense tellement à ma pauvre petite fille, que je m’ima­gine qu’elle grandit, qu’elle devient une jeune fille. Cette évocation prend parfois une telle intensité que j’oublie sa mort et que je la vois vivante comme vous !

Je ne savais que dire, mais je comprenais on ne peut mieux la fantaisie que cette mère se créait dans son isolement maternel. Sa pensée ne vivait qu’avec le regret de la disparition de son enfant. Comment aurait-elle pu s’empêcher de se dire, à mesure que les années passaient : « Ma fille aurait tel âge… Elle serait ainsi. » Et sans doute, avec le temps, cette obsession devenait-elle plus profonde. Cette hantise la conduisait aux hallucinations. Maintenant je n’avais plus peur, et je la plaignais. Je comprenais aussi beaucoup mieux son attirance vers les jeunes filles qui lui rappelaient la sienne.

— Chère madame, dis-je avec une pitié tendre, laissez-moi vous aimer. Je ressens pour vous une réelle sympathie et je voudrais vous faire oublier le malheur qui vous accable, en me montrant une fille pour vous.

Je lui baisai la main et la gardai entre les miennes, toute surprise de la sentir froide.

Elle me répondit en m’entourant les épaules de son bras et en m’attirant sur son cœur.

Nous ne parlions pas, mais nos âmes étaient proches et je goûtais un bonheur ineffable. J’oubliais tout ce qui me tourmentait auparavant : ma naissance et l’outrecuidance d’Hervé.

Après ces effusions, nous nous sentîmes tout à fait autres. Une nouvelle confiance nous possédait ; une intimité plus affectueuse survenait et je m’étonnais de n’avoir pas été tout de suite sur ce ton d’intimité ! Il me semblait que j’avais toujours vécu près de Mme de Sesse, tellement je me sentais à l’aise avec elle.

Je la quittai et elle m’embrassa maternellement en me disant :

— Revenez bien vite. Vos visites me font du bien. Je me sens une autre personne quand je vous ai vue, vous me donnez l’illusion de ma fille retrouvée.

Je le lui promis et je m’en allai, l’âme légère, heureuse d’être utile à quelqu’un.

Ma gaîté intérieure se maintint jusqu’à la maison où je retrouvai Jacques.

— Oh ! vous étiez là, et j’étais sortie ! Que je regrette d’être restée si longtemps !

— Ce n’est pas une déception qu’on ne peut surmonter ! riposta Jacques en riant. Il n’y a que dix minutes à peine que je suis rentré. Et où êtes-vous allée, si ce n’est pas indiscret de vous le demander ?

— Jamais ! Je viens de chez Mme de Sesse qui m’est de plus en plus accueillante. Elle me fait peine, avec cette douleur qu’elle ne peut oublier. Parfois, elle me parle de sa fille comme si elle était vivante, et je vous assure que c’est fort impressionnant. On ne peut que compatir à une telle détresse.

— Vous êtes une bonne enfant, murmura Jacques en m’embrassant.

À ce moment, je me demandai pourquoi je me tra­cassais autant pour ma naissance et pour Hervé. Il me semblait que je n’avais qu’à me laisser vivre, entourée que j’étais par de si ferventes tendresses.

Mais, dès le lendemain, je me repris à penser au jeune de Gritte avec angoisse.

Pendant quelques instants, je projetai de m’ouvrir de mes craintes à mon mari. Cependant cette idée n’eut pas de suite, quand j’eus réfléchi à la joie qu’il montrait de se voir de nouveau rapproché de ce foyer.

Son aspect était changé. Il n’avait plus sur le front cette ombre soucieuse qui venait parfois subitement et qui me peinait tant.

Mme Saint-Bart, que je vis à quelques jours de là, me dit que son frère était transformé depuis que son jeune ami Jacques le gâtait de nouveau par ses visites. Il reprenait un goût plus vif à ses travaux et ses jours s’en trouvaient embellis.

Comment aurais-je eu le courage de troubler cette joie reconquise en jetant mon cri d’alarme ?

J’avais montré du courage physique dans mon métier et je me devais à moi-même de hausser mon énergie morale.

Je gardai donc pour moi le secret de cette menace. De nouveau, je rencontrai Hervé chez son père, où nous nous rendîmes un soir pour dîner.

M. de Gritte me serra les mains avec de grandes démonstrations de sympathie.

— Venez apporter le soleil entre nos murs, ma chère enfant. L’hiver se rapproche, opposez-lui votre printemps.

Puis, délaissant les compliments, il ajouta :

— Ce soir, vous serez seule avec trois hommes. Ma sœur n’a pu venir. Naturellement, elle le regrette beaucoup, mais elle et son mari doivent assister à un dîner promis.

J’étais fort ennuyée, car je savais que je serais forcément la partenaire d’Hervé, ne m’occupant pas plus de vieilleries que lui. Je ne sus que répondre, et je n’eus que mon sourire de danseuse à offrir.

Si je m’étais écoutée, je serais repartie ; mais, dans la vie, il faut souvent afficher une certaine passivité devant des faits qui nous accablent.

Hervé n’était pas encore là et je l’attendais, non sans anxiété. Nous étions dans le petit salon où brûlait déjà un clair feu de bois.

M. de Gritte causait avec Jacques d’une communi­cation concernant une poterie découverte récemment. Je ne les entendais guère, me laissant bercer par le murmure de leurs voix. La flamme que je regardais se tordre comme un serpent me plongeait dans une demi-somnolence… Je me réveillai presque en sursaut quand la porte s’ouvrit et que la personne d’Hervé s’y encadra.

— Bonjour, madame ; vous rêviez ?

Je lui tendis la main sans lui répondre. Il me la serra à peine, et rien que cet accueil un peu mou me rassura. Il se dirigea vers Jacques et conversa avec lui durant quelques secondes, puis il revint vers moi. Il n’eut pas le loisir de m’adresser la parole, car le dîner fut annoncé.

J’étais toute réconfortée. Tout me sembla plus hospitalier, la table fleurie, les vieux meubles, le service silencieux.

Hervé s’occupait de moi sans excès. Il adressait la parole à Jacques d’un ton amical et la joie me pénétrait. J’avais du plaisir à le regarder ce soir-là, parce qu’il était plus beau que jamais.

Cependant je n’osais pas attacher mes regards trop longtemps sur lui, jugeant que ce serait l’attirer. Je le contemplais seulement à la dérobée et j’admirais son front haut et pur, ses yeux au regard profond et sa bouche à la courbe tendre.

Je comprenais de plus en plus le prestige de la beauté. Mais l’impression qui se renouvelait pour moi était que je ressentais pour lui une sorte de tendresse intraduisible. Son air de grande jeunesse, ses regards câlins, son expression mutine, par moments, soulevaient en moi la fibre maternelle que toute femme possède à l’état latent.

Comme je le prévoyais, M. de Gritte et Jacques me laissèrent en compagnie d’Hervé pour aller compulser quelques documents. L’épouvante me gagna.

Nous retournâmes au salon, Hervé et moi. Il m’offrit un fauteuil au coin du feu. Il s’assit à l’autre coin, alors que je rassemblais mes forces pour lui tenir tête.

À l’encontre de ce que j’attendais, il ne prit pas cet air décidé que je lui avais vu. Il resta dans une sérénité douce et me parla sur des sujets sans portée. Nulle déclaration, nulle allusion à Janine ; non, il fut parfait de mesure et de calme.

Il était totalement transformé et j’avais peine à me convaincre que c’était là le jeune homme brutal et audacieux que je craignais.

La confiance me revenait et j’éprouvais une joie bienfaisante. Je ne puis dire que j’étais déçue, mais je m’étais tellement promis de lutter que je regrettais la peur que j’avais eue.

Je respirais avec soulagement. Je gagnais donc un ami, un frère, ce que je désirais, et nous aurions la paix. Notre conversation devint gaie. À mesure que nous bavardions, une intimité nous enveloppait. Il me demandait des détails sur ma vie et je lui en don­nais de superficiels.

À son tour, il évoqua sa solitude, de telle sorte que je me laissai encore une fois aller à le plaindre.

Je parlai de Mme de Sesse, en lui avouant combien le sort de cette mère me remplissait de pitié.

— Oui, murmura-t-il, c’est un événement bien douloureux qui a assombri ces deux existences.

Mme de Sesse paraît parfois hors de son bon sens, tellement elle vit avec sa fille en imagination. Elle en arrive à avoir des hallucinations.

— Oui ; c’est nuisible d’évoquer trop les morts. Le cœur se désaxe et le cerveau en est influencé.

Hervé avait un visage si triste en disant ces mots que j’avais l’impression qu’il vivait ce chagrin, et j’en eus de la peine pour lui.

Il semblait s’excuser de m’avoir bouleversée par ses menaces. Je le compris ainsi, du moins, et du fond de ma pensée je lui octroyai un large pardon. Je fus de plus en plus tranquillisée. Soudain, il me dit :

— Je vais vous demander un conseil. Figurez-vous que nous avons eu l’idée un peu prématurée, Janine et moi, de louer une maison pour notre installation. Je n’ai pas encore eu le courage de résilier ce bail, et de temps à autre je vais me plonger là-bas dans mes souvenirs.

Je l’écoutais, haletante, puis je m’écriai :

— Il faut absolument que vous vous défassiez de ce logis ! Cela n’a pas le sens commun ! Vous entretenez des regrets qui vous usent le cœur. Ne faites pas comme Mme de Sesse !

— Cela me serait si pénible de l’abandonner…

— C’est fou ! Vous prenez là une habitude morbide.

— J’y trouve une telle consolation !

Il s’arrêta quelques secondes et reprit :

— L’avis que je voulais vous demander est celui-ci : j’ai dans ces pièces quelques meubles et objets que nous nous sommes amusés à y placer et je voudrais faire un choix avant de m’en défaire. Voudriez-vous m’y aider ? Je ne suis pas très connaisseur, et j’ai fait appel aussi à Mme de Sesse. Vous avez pu apprécier son goût.

J’étais fort émue qu’Hervé me demandât un semblable service. J’en étais fière aussi, puis je me réjouissais de voir Mme de Sesse, car c’était pour le lendemain même qu’Hervé nous convoquait.

Ce fut bien volontiers que je lui promis mon con­cours. Il m’en remercia affectueusement et, le restant de la soirée, il se montra doux et discret, sans aucune démonstration brûlante des sentiments qu’il m’avait fait entrevoir.

Un autre Hervé se révélait à moi, compréhensif, mélancolique et digne d’attachement.

Nous prîmes congé des Gritte vers vingt-trois heures, et mon mari s’informa de l’attitude d’Hervé. Avait-il été sans amertume ? C’était pour lui le point capital. Penser que le fiancé de sa sœur lui en voulait était une idée cruciale.

Cependant, afin de ne pas l’attrister, je ne lui parlai pas de la besogne douloureuse que nous devions faire le lendemain. Je voulais auparavant savoir quels étaient les objets appartenant à Janine, afin de les rapporter à la maison. Ensuite je lui apprendrais seulement la décision d’Hervé. Je n’aimais pas les nuages sur le front de mon mari, et quand je pouvais les lui éviter, je n’y manquais pas.

J’étais sereine parce que le changement si correct d’Hervé pacifiait mon esprit. J’étais toute soulagée de savoir que je n’aurais plus à lutter contre sa rancune.

Le cœur avait repris son empire sur lui, ainsi que la raison. Il avait sans doute compris que se venger était une bien laide action et il abandonnait ses horribles projets.

Le lendemain, dans la matinée, Clarisse vint dans ma chambre pour composer le menu. Ces questions m’étaient bien indifférentes, en quoi j’avais tort, mais il fallait en passer par ces attributions. Chez les Labatte, les repas étaient des nécessités auxquelles on se pliait sans s’y attarder.

Pour vivre, nous devions absorber de la nourriture, sans excès surtout, afin de conserver toute notre souplesse.

Mon mari tenait à une table délicate, et Clarisse m’enseignait à y veiller.

Quand cette élaboration fut terminée, ma fidèle cuisinière me dit :

— Madame a été contente de sa soirée d’hier ? Elle s’est bien distraite ?

— Tout à fait. MM. de Gritte ont été très aimables.

— Même M. Hervé ?

— Pas une fausse note. Il n’a pas montré de sentiments exagérés sur son chagrin, il ne s’y est pas appesanti et s’est entretenu amicalement avec mon mari. Son père était ravi de notre bonne entente. Clarisse eut une moue, puis murmura :

— En ce moment, il est occupé, notre beau jeune homme…

Je ne saisis pas tout de suite sa pensée et je répliquai :

— Occupé ? Et à quoi ?

— Dame ! à courir !

Je ne relevai pas ce terme quelque peu vulgaire et Clarisse reprit :

— Oui, je l’ai rencontré avec une donzelle, attifée de façon à faire loucher : robe rouge, chapeau à plume, pas de bas et talons comme des échasses. Il ne m’a pas vue, parce que la conversation devait être intéressante.

— Était-ce bien lui ? murmurai-je, en ayant l’air de douter.

— Madame pense bien que l’on reconnaît tout de suite M. Hervé ! Il n’y en a pas deux comme lui dans la ville, bien que ce soit Paris !

— Eh bien ! Clarisse, laissons-le à ses conquêtes. C’est un jeune homme. Il est libre et il se console, et c’est tant mieux !

— Oh ! nous n’avons rien à empêcher ! C’est simple­ ment pour prévenir que c’est perdre son temps que d’avoir pitié de lui ! termina Clarisse qui retourna à ses occupations.

Il me restait un sourire. Je comprenais pourquoi il paraissait soudain si détaché. Sa conquête l’absorbait et je jouissais de cette trêve. Avec son caractère impulsif, il repoussait toute idée de vengeance pour satisfaire un caprice.

Je ne lui en voulais pas. Tout au contraire cette circonstance me rassurait. Il me semblait que je pourrais respirer avec plus de liberté. Tout rentrait dans l’ordre pour moi. Je me blâmai d’avoir passé des heures dans l’inquiétude à cause de lui. Tout se dénouait naturellement et mon cher mari ne courait plus aucun risque.

Ce matin-là, vers onze heures, Hervé vint nous voir, à la surprise joyeuse de Jacques. Il n’était pas venu à la maison depuis des années.

— Quel bon vent t’amène, mon vieux ?

— Je viens t’apporter un message de la part de mon père. Voici des papiers que je n’ai garde de trouver intéressants, sans quoi mon pauvre papa me croirait féru, comme toi, de la science des vieilles pierres. Je préfère le moderne.

De nouveau, Hervé se montrait aimable et gai. Il causait avec Jacques d’une manière enjouée et vive, et tous deux prenaient plaisir à une conversation à laquelle ils ne s’attendaient pas.

Mon mari fut appelé au téléphone, et je restai seule en face de notre visiteur. Je crus pouvoir lui dire sur un ton dégagé :

— Je n’ai pas prévenu Jacques que je vous aiderai cet après-midi. J’ai craint que l’annonce de ce petit déménagement ne soit douloureuse pour lui.

— Ce travail est encore plus douloureux pour moi, mais vous avez bien fait de le lui cacher, d’autant plus qu’il est dans l’ignorance de cette location.

— Oh ! je compte bien le lui raconter plus tard ! ripostai-je vivement.

— Vous ferez comme vous l’entendrez.

Hervé avait commencé de parler un peu sèchement, mais ensuite son accent m’avait rassurée. Durant l’espace d’un éclair, j’avais entr’aperçu cet Hervé dont j’avais peur, mais tout de suite son beau visage s’était pacifié.

Jacques revint alors que nous causions gaîment sur l’ensorcellement que provoquaient les fouilles histo­riques.

— Vous vous moquez de moi, ainsi que de votre père, dit Jacques en se tournant vers son ami.

— Nous constations simplement que la science est tyrannique, répliqua Hervé, toujours souriant. Heureux ceux qu’elle peut satisfaire !

Craignant que ces paroles ne tournassent à la mélancolie, et de là à une tragédie intempestive, je prononçai très vite et bien haut, comme si j’étais un porte-voix :

— Vous savez que votre tante veut donner un bal ?

— Il paraît, mais cela ne m’intéresse pas beaucoup. Je sais aussi que l’on veut me marier, et je suppose que cette bonne tante rassemblera les plus jolies jeunes filles de sa connaissance pour faciliter mon choix.

— Ce sera, au contraire, beaucoup plus embarras­sant pour vous ! m’écriai-je.

— Tu te laisseras ébranler, dit Jacques.

— Je n’en sais rien,

— Je te le souhaite cordialement !

— Comment choisir dans une réunion où toutes seront jolies ? Je puis me fourvoyer. La plus belle peut être la plus désagréable.

Puis, brusquement, il me demanda :

— Vous aimez la danse ?

Je me sentis pâlir. J’étais tout éperdue alors que Jacques riait. Il vit mon embarras et il répondit pour moi :

— Comment une jeune femme n’aimerait-elle pas la danse ? Christine l’aime à la folie, à ce point que je la prierai de ne pas se rendre à cette soirée, de peur qu’elle n’y prenne goût.

— Serais-tu un tyran ?

— Eh oui ! quelque chose d’approchant.

— Je ne te connaissais pas sous ce jour ! La vie doit être gaie, avec toi !

— Oh ! je ne m’en plains pas ! m’exclamai-je avec ferveur.

Toutes ces phrases avaient été lancées sur le mode humoristique. Mais, après ma réponse, le visage d’Hervé se crispa l’espace d’un éclair. Je devinai que l’allusion à mon bonheur lui déplaisait.

Cependant, il reprit vite son aspect souriant.

Jacques lui dit :

— Tu serais bien gentil de déjeuner avec nous.

— Pas aujourd’hui, cher ami. Mon père a invité un vieil ami abbé qu’il aime beaucoup, et je ne puis m’abstenir d’assister à ce repas. Je te remercie ; ce sera pour un autre jour.

— C’est entendu.

Il y eut encore quelques paroles échangées, et Hervé prit congé de nous. Jacques le reconduisit jusqu’au seuil et il me retrouva dans le salon.

— Je suis bien content, me dit-il en s’asseyant près de moi, de voir Hervé dans ces dispositions. Il me semble bien adouci.

— Oui, c’est reposant de le voir ainsi. Aux pre­miers jours de notre connaissance, il me causait quelque frayeur.

— Ah ! puisse-t-il oublier et se marier selon un nouvel amour !