L’Ombre et la chair




L’Ombre et la chair
The Shadow and the Flash
1903



L’OMBRE ET LA CHAIR


En considérant le passé, je me rends compte de la singularité de l’amitié qui unissait Lloyd Inwood, grand, mince, distingué, nerveux et brun, et Paul Tichlorne, grand, mince, distingué, nerveux et blond. Pour tout, sauf la couleur, chacun d’eux constituait la réplique de l’autre. Lloyd avait les yeux noirs, ceux de Paul étaient bleus. Sous l’empire d’une émotion, Lloyd prenait un teint olivâtre, alors que la visage de Paul s’empourprait. À part ces détails, ils se ressemblaient comme deux frères jumeaux. Tous les deux pleins de fougue et d’endurance, ils vivaient au même diapason.

Mais cette remarquable amitié englobait une tierce personne, un être petit, gros et paresseux. Je m’excuse de l’avouer, c’était moi-même. Paul et Lloyd semblaient créés pour se disputer entre eux, et moi pour les réconcilier. Nous grandîmes ensemble et maintes fois j’encaissai les coups violents qu’ils s’étaient mutuellement destinés. Ils se trouvaient continuellement en rivalité, chacun s’efforçant de surpasser l’autre et, dans cet antagonisme, leur passion et leurs efforts ne connaissaient pas de bornes.

Ce violent esprit se manifestait aussi bien dans leurs études que dans leurs jeux. Si Paul apprenait par cœur un morceau de Marmion[1] par exemple, Lloyd en apprenait deux : bientôt Paul en savait trois, puis Lloyd quatre, ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils possédassent le poème complet. Je me rappelle un incident tragique propre à donner une idée de l’acuité de leur jalousie. Nous nous amusions à plonger dans un étang profond d’une trentaine de mètres et à nous accrocher à des racines de plantes aquatiques pour voir qui tiendrait le plus longtemps sous l’élément liquide. En raillant Paul et Lloyd, nous les décidâmes à plonger ensemble. Mais quand je vis leurs visages sérieux et résolus disparaître sous l’eau et s’enfoncer aussitôt, j’eus le pressentiment de quelque malheur. Les instants s’écoulaient, les rides de l’eau s’effaçaient, la surface de l’étang redevenait calme et limpide, cependant ni tête brune ni tête dorée n’émergeait, avide d’air. Nous commencions à nous inquiéter. Le record de durée était battu, et toujours rien. Des bulles montaient lentement, preuve que mes amis avaient chassé tout l’air de leurs poumons. Chaque seconde semblait une éternité. Enfin, incapable de supporter plus longtemps cette incertitude, je me jetai à l’eau. Je les trouvai au fond, agrippés aux racines, leurs têtes à cinquante centimètres à peine l’une de l’autre, et de leurs yeux dilatés ils se regardaient fixement.

Ils devaient éprouver un supplice effroyable et se tordaient dans les affres de cette asphyxie volontaire, mais ni l’un ni l’autre ne consentait à lâcher prise et à s’avouer battu. J’essayai d’arracher Paul à sa racine, mais il résista farouchement. Suffoquant, je revins au bord. J’exposai brièvement la situation et à cinq ou six nous allâmes chercher les phénomènes. Quand nous les remontâmes, tous deux avaient perdu connaissance et ce ne fut qu’à force de frictions et de mouvements respiratoires que nous parvînmes à les ranimer. Si nous ne les avions secourus malgré eux, ils se seraient noyés sur place.

Quand Paul Tichlorne partit pour le collège, il laissa entendre qu’il se destinait aux sciences sociales. À la même époque, Lloyd Inwood choisit les mêmes études. Mais Paul, qui avait toujours nourri l’idée secrète d’apprendre les sciences naturelles, la chimie, s’aiguilla différemment au dernier moment. Bien que Lloyd eût déjà réglé les travaux de son année et assisté aux premiers cours, il suivit aussitôt l’exemple de Paul et se lança dans les sciences naturelles, la chimie en particulier.

Leur rivalité fut bientôt renommée dans toute l’université. Stimulés l’un par l’autre, ils se plongèrent dans la chimie avec une ardeur telle qu’avant même d’avoir décroché leurs parchemins ils auraient pu « coller » n’importe quel professeur de chimie ou d’agronomie de l’institution — à l’exception toutefois du « Père Moss », directeur de cette branche, et encore l’embarrassèrent-ils plus d’une fois.

La découverte, par Lloyd, du « bacille de mort » du crapaud de mer et les expériences qu’il pratiqua sur le batracien au moyen du cyanure de potassium, rendirent son nom célèbre dans le monde entier. Mais Paul ne lui demeura en rien inférieur : il réalisa dans son laboratoire des produits colloïdaux où la vie se manifestait sous forme d’amibes ; et il apporta des lumières nouvelles sur les procédés de la fécondation par ses expériences surprenantes sur les formes primaires de la vie sous-marine, traitées avec de simples solutions de chlorures de sodium et de magnésium.

Ce fut lors de leurs études, à l’époque où tous deux se lançaient dans les mystères de la chimie organique, que Mlle Doris van Benschoten pénétra dans leur existence. Lloyd, le premier, rencontra cette jeune fille, mais, dans les vingt-quatre heures, Paul réussit à faire aussi connaissance avec elle. Bien entendu tous deux s’en éprirent et elle devint l’unique objet qui donnait du prix à leur vie. Ils la courtisèrent avec une ardeur et une constance égales et leur rivalité atteignit une intensité telle que la moitié de leurs condisciples se mirent à parier furieusement pour le vainqueur possible. Le « Père Moss » lui-même — certain jour que, dans son laboratoire particulier, Paul avait fait une surprenante démonstration — risqua un mois de ses honoraires sur les chances qu’avait Paul d’épouser Doris van Benschoten. Elle résolut le problème à sa manière et à la satisfaction générale, mais non à celle de Paul et de Lloyd. Elle leur déclara que les aimant autant l’un que l’autre, elle ne pouvait se résoudre à choisir entre eux et, la bigamie se trouvant interdite aux États-Unis, elle se voyait contrainte de renoncer à l’honneur et au bonheur de devenir leur femme. Chacun des deux reprocha à l’autre ce lamentable échec et l’acrimonie de leurs rapports s’en accentua.

Le point culminant fut bientôt atteint. Leurs diplômes obtenus, ils avaient disparu aux yeux du monde universitaire ; et ce fut chez moi que s’ébaucha le commencement de la fin.

Ces deux favorisés de la fortune ne ressentaient ni le désir ni la nécessité d’exercer une profession. Mon affection et leur haine mutuelle constituaient en quelque sorte les deux liens qui les unissaient. Tout en me rendant de fréquentes visites, ils s’évitaient, mais, malgré eux, ils se rencontraient parfois. Ce jour-là, Paul Tichlorne avait passé toute la matinée dans mon bureau à rêvasser sur une revue scientifique, ce qui m’avait permis de vaquer à mes propres occupations ; je soignais mes rosiers quand Lloyd Inwood arriva. Je taillais, élaguais et fixais les rejetons grimpants sur la véranda. Lloyd me suivait pas à pas et me prêtait la main à l’occasion. Bientôt notre conversation tomba sur la légende du peuple invisible, cette race étrange et vagabonde dont le mythe est parvenu jusqu’à nous. Lloyd se passionna pour cette question et se mit à discuter les conditions physiques de l’invisibilité ainsi que ses possibilités. Un objet parfaitement noir, soutenait-il, échapperait à l’œil le plus perçant.

« La couleur est une sensation et ne présente aucune réalité objective, disait-il. Sans la lumière, nous ne pouvons distinguer ni les couleurs ni les contours des objets. Dans l’obscurité, tous sont noirs et il est impossible de les voir. Si aucune lumière ne les frappe ils ne répercutent aucune clarté vers notre œil et nous n’obtenons nulle preuve visuelle de leur existence.

— Pourtant nous apercevons bien les objets noirs à la lumière du jour ? objectai-je.

— C’est exact, poursuivait-il avec animation. Et cela parce qu’ils ne sont pas parfaitement noirs. S’ils l’étaient de manière absolue, nous ne pourrions les voir — non, pas même sous les rayons éblouissants d’un millier de soleils. Et je prétends qu’avec les éléments appropriés, judicieusement combinés, on parviendrait à réaliser une peinture absolument noire, laquelle rendrait invisible n’importe quel objet sur lequel on l’appliquerait.

— Ce serait une découverte sensationnelle, dis-je sans me compromettre, car tout cela me paraissait trop fantastique pour sortir du domaine des suppositions.

—  Une découverte sensationnelle ! s’écria Lloyd en me frappant sur l’épaule. Mais, mon vieux, m’enduire de cette peinture équivaudrait à mettre le monde à mes pieds. Les secrets des cours et des rois m’appartiendraient, comme les machinations des diplomates et des hommes d’État, les jeux des boursiers, les plans des trusts et des corporations. Auscultant le cœur de l’univers, je détiendrais sur le monde la puissance suprême. Et je…

Il s’arrêta court, puis ajouta :

— Eh bien ! j’ai commencé mes expériences et je ne crains pas de te dire que je suis en bonne voie de réussite. »

Un éclat de rire venant du porche nous fit sursauter. Paul Tichlorne, un sourire moqueur aux lèvres, nous apparut. « Tu oublies un détail, mon cher Lloyd, dit-il.

— Et quoi donc ?

— Tu oublies… ah ! tu oublies l’ombre. »

Je vis le visage de Lloyd se rembrunir, mais il répondit avec dédain : « Je peux porter un parasol, tu sais ! » Puis, brusque et irrité, il se tourna vers lui : « Écoute, Paul, tu ferais mieux de t’occuper de ce qui te regarde. »

Une discussion semblait inévitable, mais Paul répliqua sans se fâcher : « Sois tranquille, je ne toucherai pas à tes sales ingrédients. Réussis au-delà de tes espoirs les plus téméraires, tu te heurteras toujours à l’obstacle de l’ombre. Impossible de le supprimer. Moi, je partirai d’un point absolument opposé. Par la nature même de ce principe, l’ombre se trouve éliminée…

— La transparence ! lança immédiatement Lloyd. Mais elle est impossible à réaliser.

— Qui sait ? » Et Paul, haussant les épaules, disparut entre les églantines.

Ainsi débuta le drame. Les deux rivaux s’attaquèrent au problème avec toute l’effrayante énergie qui les caractérisait, soutenus par une haine amère qui me faisait redouter le triomphe de l’un ou de l’autre de nos amis. Tous deux me témoignaient une égale confiance et, durant les longs mois de tâtonnements qui suivirent, je restai au courant de leurs progrès, écoutant leurs théories, assistant à leurs expériences. Mais jamais, ni par un mot ni par un geste, je ne leur donnai la moindre indication sur leurs travaux mutuels, et ils m’en estimèrent davantage pour ma discrétion. Afin de se délasser le corps et l’esprit après une période de surmenage, Lloyd Inwood suivait les combats de boxe. Ce fut à une de ces exhibitions brutales où il m’avait entraîné pour me parler de ses derniers progrès, que sa théorie reçut une confirmation éclatante.

« Vois-tu cet homme aux favoris rouges ? me demanda-t-il, en désignant, de l’autre côté du ring, la cinquième rangée des fauteuils. Et aperçois-tu son voisin, l’homme au chapeau blanc ? Eh bien, il y a un espace entre eux deux, n’est-il pas vrai ?

— Bien sûr, répondis-je. Ils sont séparés par une place vide, un siège inoccupé… » Il se pencha vers moi et me parla gravement : « Entre l’homme aux favoris rouges et celui au chapeau blanc est assis Ben Wasson. Je t’ai déjà parlé de lui. C’est, dans sa catégorie, le boxeur le plus adroit, c’est aussi un Noir caraïbe pur sang et l’individu le plus noir des États-Unis. Il est vêtu d’un pardessus noir boutonné jusqu’en haut. Je l’ai vu arriver et gagner sa place. Aussitôt assis, il a disparu. Regarde avec attention ; il va peut-être sourire. »

Je me préparais à me lever pour aller vérifier l’étrange affirmation de Lloyd, mais il me retint : « Attends », dit-il.

J’attendis, l’œil au guet : tout à coup, l’homme aux favoris tourna la tête et sembla adresser quelques mots au fauteuil inoccupé, puis, dans l’espace vide, je vis rouler les globes de deux yeux, remuer les croissants de deux rangées de dents blanches et, pendant un instant, je crus distinguer la tête d’un Noir. Mais le sourire se termina, la vision disparut et le siège parut inoccupé comme devant.

« S’il était d’un noir absolu, dit Lloyd, tu pourrais t’asseoir à côté de lui sans l’apercevoir. »

Cet exemple ne fut pas loin, je l’avoue, d’emporter mon entière conviction. Dans la suite, je rendais de fréquentes visites au laboratoire de Lloyd, toujours plongé dans sa recherche du noir absolu. Ses expériences portaient sur des matières de toute nature, telles que : noirs de fumée, de goudron, végétaux carbonisés, suies d’huiles, de graisses et de divers produits organiques. « La lumière blanche se compose des sept couleurs du spectre, m’exposait-il. Mais en elle-même elle est invisible. Ce n’est que par sa réflexion sur les objets qu’elle devient visible et seuls les rayons réfléchis deviennent visibles. Par exemple, voici une boîte de couleur bleue. La lumière blanche la frappe et — sauf une seule — toutes ses couleurs constitutives, soit : violet, indigo, vert, jaune, orange et rouge, se trouvent absorbées. L’exception est le bleu qui, lui, n’est pas absorbé mais reflété. Voilà pourquoi la boîte nous semble bleue. Nous ne voyons pas les autres couleurs, elles sont absorbées. Nous ne discernons que le bleu. C’est pour la même raison que l’herbe est verte : elle renvoie à nos yeux les vagues vertes de la lumière blanche. »

« Quand nous peignons nos maisons, me disait-il un autre jour, nous ne leur appliquons pas une certaine couleur, mais nous les enduisons de certaines substances qui possèdent la propriété d’assimiler, en les extrayant de la lumière blanche, toutes les autres couleurs que nous voulons voir apparaître sur nos demeures. Une matière qui renvoie à notre œil toutes les couleurs nous semble blanche ; si, au contraire, elle se les approprie toutes, elle nous paraît noire. Mais, comme je te l’ai déjà dit, nous n’avons pas encore découvert le noir idéal, et toutes les couleurs ne peuvent être absorbées. Le noir absolu réfractaire aux lumières les plus fortes sera entièrement invisible. « Tiens, regarde ! »

Il me désigna, sur son bureau, une palette présentant divers échantillons de peintures noires. L’un d’eux, surtout, échappait presque à ma vue. Je sentis, en le regardant, que mes yeux se troublaient et je dus les frotter pour le considérer à nouveau. « Cest là, dit-il d’un ton solennel, le noir le plus intense que toi ou n’importe quel homme ait jamais considéré. Bientôt je posséderai un noir tel que nul être humain ne sera capable de le regarder et de le voir. » D’autre part, je trouvais Paul Tichlorne aussi complètement plongé dans l’étude de la polarisation de la lumière, de la diffraction des interférences, de la réfraction simple et double, et triturant d’étranges mixtures organiques de toutes sortes. « La transparence, m’expliquait-il, constitue l’état ou la qualité d’un corps qui permet à tous les rayons lumineux de le traverser. Voilà ce que je cherche. Avec son opacité absolue, Lloyd se trompe ; il ne pourra jamais éviter l’ombre. Moi, je la supprime, car un corps transparent ne porte aucune ombre et ne réfléchit pas davantage les rayons lumineux — je parle, bien entendu du cas de transparence parfaite. Ainsi donc, un tel corps, échappant à la lumière, non seulement sera privé d’ombre, mais encore, ne reflétant pas la lumière, sera invisible. » Un autre jour que nous bavardions près de la fenêtre, Paul s’occupait à nettoyer un jeu de lentilles placées sur l’appui. Tout à coup, après un instant de silence, il s’écria : « Oh ! j’en ai laissé tomber une ! Regarde dehors si tu la vois. »

J’allongeai la tête vers la baie, mais un coup sec sur le front me rejeta en arrière. Je frictionnai mon pariétal endolori et, d’un regard réprobateur, interrogeai Paul qui riait avec la gaieté d’un enfant : « et bien ? dit-il.

— Quoi ?

— Cherche, mon vieux, cherche. »

Je cherchai. Au moment où j’avançais la tête, mes sens, agissant automatiquement, m’avaient averti que rien ne me séparait de l’extérieur, que l’embrasure de la fenêtre était parfaitement libre. J’étendis la main et heurtai un corps dur, lisse, froid et plat, que mon toucher, grâce à mon expérience, reconnut pour du verre. Je regardai de nouveau mais sans rien voir. « Sable blanc de quartz, carbonate de soude, chaux éteinte, verre cassé, protoxyde de manganèse, énuméra Paul, et voilà le chef-d’œuvre de la grande manufacture française de Saint-Gobain qui fabrique les plus beaux miroirs du monde. Tu as sous les yeux la pièce la plus remarquable qu’elle ait jamais réalisée. Elle vaut la rançon d’un roi. Mais admire-la, sacrebleu ! Ne peux-tu donc la voir ? Tu ne reconnais sa présence qu’à coups de tête.

« Eh bien ! vieux, c’est une simple leçon de choses : certains éléments, opaques par essence, se sont combinés pour donner naissance à un corps transparent. Tu me diras que cette question relève de la chimie des minéraux. D’accord, mais j’ose affirmer que je suis capable de reproduire, en chimie organique, tout ce qui se réalise en chimie minérale. Tiens ! »

Il plaça un tube à essai entre la lumière et moi, et je remarquai le liquide trouble ou boueux qu’il renfermait. Il y versa le contenu d’un autre tube et aussitôt le mélange devint clair et pétillant. « Et encore ! »

Plongeant dans les rangées de ses tubes à essais avec des mouvements rapides et précis, il fit tourner au rouge vineux une solution blanche, et au brun foncé une solution d’un jaune clair. Il trempa une bande de papier tournesol dans un acide et elle devint rouge, puis dans un alcali et tout aussi rapidement elle tourna au bleu.

« Le papier tournesol n’a pas disparu, proclama-t-il, du ton cérémonieux d’un conférencier. Je ne l’ai pas changé en une autre matière. Alors, qu’ai-je fait ? J’ai simplement modifié la disposition de ses molécules. Tandis qu’au début il absorbait toutes les couleurs de la lumière, sauf le rouge, sa structure moléculaire se trouve maintenant transformée à ce point qu’il s’approprie le rouge et les autres couleurs excepté le bleu. Et ainsi de suite à l’infini… « À présent, voici ce que je me propose de faire. »

Il marqua un temps.

« Je me propose de chercher les réactifs appropriés qui, par leur action sur l’organisme vivant, détermineront en lui des modifications moléculaires analogues à celles que nous venons de constater. Mais ces réactifs que je découvrirai, et sur lesquels j’ai déjà mes idées, ne feront pas passer la matière vivante au bleu, rouge ou au noir ; ils lui donneront la transparence. Elle deviendra perméable à la lumière. Elle sera invisible. Elle ne portera pas d’ombre. » À quelques semaines de là, j’accompagnai Paul à la chasse. Depuis plusieurs jours déjà, il me promettait le plaisir de chasser avec un superbe chien, la bête la plus remarquable qu’homme eût déjà possédée : ses affirmations répétées avaient piqué ma curiosité mais, le matin convenu, à ma grande stupéfaction je n’aperçus aucun chien. « Je ne le vois pas non plus », constata Paul d’un air indifférent, et nous partîmes, à travers champs.

Sur le moment, j’éprouvai une gêne indéfinissable. Mon système nerveux paraissait désorganisé ; il me jouait des tours qui m’obligeaient à douter du témoignage de mes sens. Des bruits étranges me troublaient. Par instants, je percevais un glissement entre les herbes et, à un moment donné, je discernai un piétinement sur un terrain caillouteux. « Entends-tu, Paul ? » lui demandai-je. Il secoua la tête et allongea le pas. Comme j’escaladais une barrière, il me sembla entendre à deux pas de moi le gémissement d’un chien ; je détournai la tête ; il n’y avait rien. Je m’affaissai sur le sol, tremblant et sans force.

« Paul, dis-je, il vaudrait mieux rentrer. Je ne me sens pas dans mon assiette. — Des bêtises, mon vieux, répondit-il. Le soleil t’est monté à la tête comme du vin. Cela passera. Profitons de ce temps merveilleux ! »

Mais, dans une sente étroite, un bouquet de cotonniers, quelque chose me frôla les jambes, je trébuchai et faillis tomber. Pris d’une soudaine angoisse, je regardai Paul. « Qu’y a-t-il ? Tu t’es marché sur les pieds ? » Je n’osai rien dire et continuai d’avancer, persuadé qu’un mal subtil et mystérieux se jouait de mes nerfs. Ma vue restait pourtant indemne, mais quand nous eûmes retrouvé les terrains découverts, elle aussi parut atteinte.

Des taches de lumière présentant toutes les nuances de l’arc-en-ciel, semblaient apparaître et disparaître devant moi sur le sentier. Je m’efforçai de garder mon sang-froid, mais lorsque je vis les taches lumineuses persister pendant une vingtaine de secondes, dansant et se modifiant dans un jeu ininterrompu, je m’assis par terre, faible et désemparé.

« C’en est fait de moi ! haletai-je en me couvrant les yeux de mes mains. Je perds la vue. Paul, ramène-moi à la maison ! » Mais Paul éclata d’un rire bruyant et prolongé.

« Ne t’avais-je annoncé le chien le plus remarquable qui existe ? Eh bien ! qu’en penses-tu ? »

Il se détourna légèrement et siffla. J’entendis un piétinement rapide, un halètement, puis l’aboiement d’un chien. Paul se pencha et fit dans le vide le geste de caresser une forme animale.

« Allons, donne-moi la main. » Et il guida ma main sur le nez froid et les mâchoires d’un chien. Plus de doute : c’était un pointer au poil lisse et ras. Inutile d’ajouter que je recouvrai promptement mes esprits et me rassurai. Paul mit un collier à sa bête et lui attacha un mouchoir à la queue. Alors nous fut octroyé le spectacle extraordinaire d’un collier vide et d’un mouchoir flottant au vent, qui allaient et venaient dans les champs. Il fallait voir ce collier et ce mouchoir tomber en arrêt sur une compagnie de cailles et demeurer en l’air, immobiles, jusqu’à ce que nous eussions fait lever le gibier.

Par instants, le chien se manifestait par les taches lumineuses multicolores dont j’ai parlé. Paul m’expliqua qu’elles présentaient le seul détail qu’il n’eût pas prévu et avoua qu’il doutait de les pouvoir supprimer. « Les chiens du soleil, chiens du vent, arcs-en-ciel, halos, parhélies, forment une famille importante. Tous ces phénomènes résultent de la réfraction de la lumière par les cristaux naturels, par la glace, le brouillard, la pluie, la vapeur d’eau et une infinité de corps. Je crains qu’ils ne constituent la rançon dont je dois payer la transparence. Je n’aurai évité l’ombre que pour me heurter à l’arc-en-ciel. » Deux ou trois jours plus tard, comme j’arrivais au laboratoire de Paul, une horrible odeur m’arrêta : sur le perron, je vis une masse en pleine putréfaction qui, dans son apparence générale, ressemblait à un chien. Grande fut la stupéfaction de Paul, quand il vint examiner ma trouvaille. Cétait un chien invisible, ou, du moins, ce qui en restait, car, visible, il ne l’était que trop. Quelques heures auparavant, il jouait, plein de santé et de vigueur. En le regardant de plus près, nous nous aperçûmes que son crâne était défoncé comme par un coup violent. Mais si la mort de l’animal semblait déjà anormale, cette putréfaction rapide apparaissait inexplicable.

« Les réactifs que je lui ai injectés sont inoffensifs, expliqua Paul. Pourtant ils sont énergiques, et je constate qu’en cas de mort ils provoquent la décomposition immédiate. Extraordinaire ! Tout à fait extraordinaire ! Eh bien ! il n’y a qu’à ne pas mourir ! Tant qu’on est vivant, ils ne peuvent faire de mal. Mais qui donc a pu assommer ce chien ? » Cette question devait s’élucider un peu plus tard. Une servante effarée vint rapporter que le matin même le père Bedshaw était devenu fou furieux, on avait dû le ligoter dans sa cabane de garde-chasse, il parlait d’une bataille avec un animal féroce qu’il disait avoir rencontré dans les prés de Tichlorne. Il jurait ses grands dieux que la bête était invisible, que, de ses propres yeux, il avait constaté qu’il ne la voyait pas ; là-dessus, sa femme éplorée et ses filles hochaient tristement la tête, ce qui l’irritait davantage, si bien que le jardinier, le cocher firent resserrer ses liens d’un cran. Pendant que Paul Tichlorne résolvait de cette manière le problème de l’invisibilité, Lloyd Inwood ne se laissait en rien distancer par lui.

Ayant reçu de Lloyd une invitation à l’aller voir et à me rendre compte des progrès de ses recherches, je me rendis un jour chez lui. Son laboratoire s’élevait dans un emplacement isolé au milieu de sa vaste propriété. Il occupait une agréable petite clairière entourée d’épais fourrés, et l’on y accédait par un sentier sinueux et accidenté. J’avais parcouru ce chemin assez souvent et je ne risquais pas de m’y fourvoyer ; aussi, imaginez ma surprise quand, arrivé à la clairière, je n’y trouvai plus de laboratoire. Le bâtiment, d’une architecture originale avec sa cheminée de briques rouges, avait disparu. Il ne semblait même pas qu’il eût jamais existé, car je n’apercevais aucune trace de démolition, de gravas, rien…

J’avançai avec l’intention de traverser l’emplacement. Ici, pensais-je, devaient se trouver les degrés d’accès à la porte. À peine avais-je formulé cette réflexion que mon pied buta contre un obstacle : je trébuchai et vins donner de la tête contre une surface qui me produisait l’effet d’être une porte. Je la tâtai de la main. C’était bien cela. Je tournai le bouton et poussai la porte… Soudain tout l’intérieur du laboratoire se présenta à mes yeux. Après un mot de salutation à Lloyd, je refermai la porte et reculai de quelques pas dans la clairière, plus de bâtiment ! Je rouvris la porte et tout le mobilier avec les moindres détails me redevinrent visibles. Rien de plus déconcertant que ce passage instantané du vide à la lumière, à la forme, à la couleur !

« Eh bien ! qu’en penses-tu ? fit Lloyd, en me broyant la main ; hier après-midi, j’ai simplement appliqué deux couches de noir absolu sur l’extérieur des murs, pour voir le résultat. Comment va ton crâne ? On dirait que tu t’es cogné. Cela n’est rien, poursuivit-il, coupant court à mes félicitations. Je vais te confier un travail plus intéressant. » Tout en parlant, il se dépouillait de ses vêtements et une fois nu il me mit dans les mains un pot et un pinceau. « Là, dit-il, passe-moi une couche de cette préparation sur tout le corps. » C’était un enduit huileux d’apparence résineuse qui s’étalait avec facilité sur la peau et séchait instantanément. « Cette couche servira de fond, c’est une simple précaution, m’expliqua-t-il quand j’eus terminé, mais voici l’essentiel. » Il me désigna un autre pot, je le pris et jetai un coup d’œil à l’intérieur. « Il n’y a rien dedans, lui dis-je. — Trempes-y ton doigt. » J’obéis, et il me sembla rencontrer un liquide froid.

En retirant ma main, je regardai mon index, que j’avais plongé dans le vase, mais je ne le vis plus. Je le remuai et pus me rendre compte de son mouvement par le jeu de flexion et d’extension des muscles, mais il échappait à mon sens visuel. Selon toutes les apparences, je me trouvais amputé d’un doigt ; il ne me fut possible d’en tirer une image réelle qu’en le mettant au soleil et en considérant son ombre nettement projetée sur le parquet.

Lloyd se divertissait énormément.

« Maintenant, dit-il, vas-y et ouvre l’œil. » Je trempai le pinceau dans le pot apparemment vide, et le passai en travers de sa poitrine. À mesure que la brosse glissait, la chair vivante disparaissait. Je peignis la jambe droite et j’eus devant moi un unijambiste, défiant toutes les lois de l’équilibre. Ainsi, coup par coup, membre après membre, je vis Lloyd Inwood s’annihiler sous ma peinture. C’était une opération scabreuse, et je me sentis soulagé quand rien ne resta en vue que ses yeux noirs et ardents, flottant pour ainsi dire dans le vide.

« J’ai préparé pour eux une solution affinée et sans danger, dit-il. Une légère application à l’aide d’un vaporisateur, et hop ! je n’existe plus ! »

Quand il s’en fut adroitement acquitté, il me dit :

« À présent, je vais me déplacer et tu me feras part de tes impressions. — Pour commencer, je ne te vois pas, annonçai-je, et j’entendis, dans l’espace, retentir son rire joyeux.

« Naturellement, continuai-je, tu ne peux éviter l’ombre projetée. Quand tu passes entre mes yeux et un objet, cet objet se trouve caché, mais sa disparition est tellement anormale que je ressens l’impression d’un trouble de ma vue. Si tu te déplaces rapidement, je perçois une succession déconcertante de taches qui me fait mal aux yeux et fatigue mon cerveau.

— Est-ce que rien d’autre ne t’avertit de ma présence ?

— Non… Pourtant, si. Quand tu es près de moi, j’éprouve une sensation analogue à celle que produisent les entrepôts humides, les cryptes obscures, les mines profondes. De même que, dans la nuit épaisse, les marins sentent l’émanation de la terre, ainsi je sens celle de ton corps. Mais tout cela est vague et fugitif. »

Nous parlâmes longtemps, et quand je me levai pour partir il plaça dans la mienne sa main invisible et dit :

« Maintenant, à moi le monde ! »

Je n’osai lui faire part de l’égale réussite de Paul Tichlorne.

En rentrant chez moi, je trouvai un mot de Paul, me priant de venir immédiatement : il était midi quand, sur mon vélo, je débouchai dans l’allée de sa maison. J’entendis Paul m’appeler du court de tennis, je mis pied à terre pour le rejoindre, mais le terrain était désert. Je restai là bouche bée lorsqu’une balle de tennis m’atteignit au bras ; comme je me retournais une autre siffla à mon oreille. Bien qu’il me fût impossible de voir mon assaillant, les balles arrivaient en tournoyant d’un point indéterminé et me bombardaient sans arrêt. Mais quand celles qui m’avaient déjà été lancées commencèrent à revenir pour une seconde tournée, je me rendis compte de la situation. Je saisis une raquette et, concentrant toute mon attention, je vis bientôt une tache multicolore apparaître, disparaître et se mouvoir sur le terrain. Je la poursuivis et lorsque j’eus réussi à l’atteindre d’une demi-douzaine de coups bien appliqués, la voix de Paul retentit. « Assez, assez ! Oh ! arrête ! c’est sur ma peau nue que tu frappes. Oh ! Excuse-moi, je ne te ferai plus de mal. Je voulais seulement te montrer ma métamorphose. » Il geignait d’un ton lamentable et je l’imaginai occupé à frictionner ses bleus. Quelques minutes plus tard, nous jouions une partie de tennis : mais il constituait pour moi un réel handicap, car je ne pouvais repérer sa position, à moins d’une parfaite relation d’angles entre lui-même, le soleil et moi. À ce moment et seulement alors, il se révélait par des taches lumineuses plus brillantes que l’arc-en-ciel. Elles présentaient un bleu plus pur, un violet plus délicat, un jaune plus éclatant ; et toutes les nuances intermédiaires, scintillantes comme du diamant, chatoyantes, éblouissantes, aveuglantes.

Tout à coup, j’éprouvai une sensation de froid qui me fit songer aux mines profondes et cryptes obscures, un froid que j’avais déjà ressenti le matin même. Près du filet, je vis une balle rebrousser chemin en l’air et au même moment, à une dizaine de pas, je distinguai l’émission lumineuse de Paul Tichlorne. Ce ne pouvait être sur lui que la balle avait rebondi. Avec un effroi qui me serra le cœur, je compris que Lloyd Inwood venait d’entrer en lice. Pour plus de certitude, je cherchai son ombre et la découvris sous l’aspect d’une éclaboussure informe, du diamètre de son corps, se déplaçant sur le sol ; le soleil était au zénith. Je me rappelai les menaces de Lloyd et compris que leur longue rivalité était sur le point d’aboutir à un combat sans précédent. Je criai à Paul un avertissement, et j’entendis un grondement de bête fauve auquel fit écho un autre grondement. Je vis une tache d’ombre traverser le court et, aussi preste, une projection de lumière multicolore venir à sa rencontre ; puis toutes deux se rejoignirent et j’entendis un bruit mat de coups. Le filet fut arraché sous mes yeux terrifiés. Je bondis vers les ennemis en hurlant : « Pour l’amour de Dieu, cessez ! » Mais leurs corps enlacés vinrent tomber contre mes genoux et je fus projeté à terre. « Ne te mêle pas de cela, vieux ! » entendis-je crier Lloyd Inwood. Et Paul ajouta :

« Parfaitement, assez de réconciliations ! » Au son de leurs voix, j’avais deviné qu’ils s’étaient séparés. Incapable, sur l’instant, de repérer Paul, je m’approchai de l’ombre qui représentait Lloyd. Mais, du côté opposé, je reçus dans la mâchoire un coup terrible tandis que me parvenait la voix irritée de Paul :

« Te tiendras-tu tranquille, maintenant ? » Et le combat recommença. Le bruit des coups, les interjections, les halètements — aussi bien que la promptitude des déplacements de lumière et d’ombre — me laissaient prévoir une lutte sans merci. J’appelai à l’aide et, en courant, le père Bedshaw arriva sur le terrain. Il me considéra d’abord avec stupeur, puis il se jeta parmi les adversaires et fut précipité de tout son long sur le sol. Il poussa un hurlement désespéré et s’écria : « Ah ! mon Dieu ! c’est eux ! » Il se remit sur ses pieds et s’enfuit comme un fou.

Ne pouvant songer à intervenir, je m’assis, pour suivre ce combat fascinant. Le soleil de l’après-midi dardait des rayons éclatants sur le court désert. Je distinguais seulement une tache d’ombre, une projection de couleurs, la poussière soulevée par des pieds invisibles et le treillage protecteur distendu à deux ou trois reprises, sous le choc des corps. Rien de plus. Au bout d’un certain temps, je ne vis même plus de lumières ; l’ombre allongée demeurait immobile. En cet instant, je revis leurs visages obstinés d’enfants le jour où ils se cramponnaient aux racines, dans les profondeurs de l’étang.

On me retrouva là une heure après. Quelque chose de ces événements dut transpirer chez les domestiques, car ils abandonnèrent comme un seul homme le service des Tichlorne. Le père Bedshaw ne s’est jamais remis de la seconde commotion mentale qu’il a subie. Interné dans un asile d’aliénés, on le considère comme incurable. Le secret des découvertes miraculeuses de Paul et de Lloyd a péri avec eux, leurs laboratoires ayant été détruits par leurs parents éperdus de douleur.

Quant à moi, j’ai cessé de m’intéresser aux recherches chimiques, et la science est un sujet que j’interdis d’aborder chez moi. Je suis revenu à mes rosiers. Les couleurs créées par la nature me suffisent.



  1. Marmion (Shakerly), poète anglais (1602-1639), auteur de comédies, d’un poème sur Cupidon, etc. (N.d.T.)