L’Oiseau bleu (Maeterlinck)/Acte 5
ACTE V
Tableau IX
L’ADIEU
La scène représente un mur percé d’une petite porte. C’est la pointe du jour.
Tu ne devinerais jamais où nous sommes…
Bien sûr que non, la Lumière, puisque je ne sais pas…
Tu ne reconnais pas ce mur et cette petite porte ?…
C’est un mur rouge et une petite porte verte…
Et ça ne te rappelle rien ?…
Ça me rappelle que le Temps nous a mis à la porte…
Qu’on est bizarre quand on rêve… On ne reconnaît pas sa propre main…
Qui est-ce qui rêve ?… Est-ce moi ?…
C’est peut-être moi… Qu’en sait-on ?… En attendant, ce mur entoure une maison que tu as vue plus d’une fois depuis ta naissance…
Une maison que j’ai vue plus d’une fois ?
Mais oui, petit endormi !… C’est la maison que nous avons quittée un soir, il y a tout juste, jour pour jour, une année…
Il y a tout juste une année ?… Mais alors ?…
N’ouvre pas des yeux comme des grottes de saphir… C’est elle, c’est la bonne maison des parents…
Mais je crois… En effet… Il me semble… Cette petite porte… Je reconnais la chevillette… Ils sont là ?… Nous sommes près de Maman ?… Je veux entrer tout de suite… Je veux l’embrasser tout de suite !…
Un instant… Ils dorment profondément ; il ne faut pas les réveiller en sursaut… Du reste, la porte ne s’ouvrira que lorsque l’heure sonnera…
Quelle heure ?… Il y a longtemps à attendre ?…
Hélas, non !… quelques pauvres minutes…
Tu n’es pas heureuse de rentrer ?… Qu’as-tu donc, la Lumière ?… Tu es pâle, on dirait que tu es malade…
Ce n’est rien, mon enfant… Je me sens un peu triste, parce que je vais vous quitter…
Nous quitter ?…
Il le faut… Je n’ai plus rien à faire ici ; l’année est révolue, la Fée va revenir et te demander l’Oiseau-Bleu…
Mais c’est que je ne l’ai pas, l’Oiseau-Bleu !… Celui du Souvenir est devenu tout noir, celui de l’Avenir est devenu tout rouge, ceux de la Nuit sont morts et je n’ai pas pu prendre celui de la Forêt… Est-ce ma faute à moi s’ils changent de couleur, s’ils meurent ou s’ils s’échappent ?… Est-ce que la Fée sera fâchée, et qu’est-ce qu’elle dira ?…
Nous avons fait ce que nous avons pu… Il faut croire qu’il n’existe pas, l’Oiseau-Bleu ; ou qu’il change de couleur lorsqu’on le met en cage…
Où est-elle, la cage ?…
Ici, maître… Elle fut confiée à mes soins diligents durant ce long et périlleux voyage ; aujourd’hui que ma mission prend fin, je vous la restitue, intacte et bien fermée, telle que je la reçus… (Comme un orateur qui prend la parole.) Maintenant, au nom de tous, qu’il me soit permis d’ajouter quelques mots…
Il n’a pas la parole !…
Silence !…
Les interruptions malveillantes d’un ennemi méprisable, d’un rival envieux… (Élevant la voix.) ne m’empêcheront pas d’accomplir mon devoir jusqu’au bout… C’est donc au nom de tous…
Pas au mien… J’ai une langue !…
C’est donc au nom de tous, et avec une émotion contenue mais sincère et profonde, que je prends congé de deux enfants prédestinés, dont la haute mission se termine aujourd’hui. En leur disant adieu avec toute l’affliction et toute la tendresse qu’une mutuelle estime…
Comment ?… Tu dis adieu ?… Tu nous quittes donc aussi ?…
Hélas ! il le faut bien… Je vous quitte, il est vrai ; mais la séparation ne sera qu’apparente, vous ne m’entendrez plus parler…
Ce ne sera pas malheureux !…
Silence !…
Cela ne m’atteint point… Je disais donc : vous ne m’entendrez plus, vous ne me verrez plus sous ma forme animée… Vos yeux vont se fermer à la vie invisible des choses ; mais je serai toujours là, dans la huche, sur la planche, sur la table, à côté de la soupe, moi qui suis, j’ose le dire, le plus fidèle commensal et le plus vieil ami de l’homme…
Eh bien, et moi ?…
Voyons, les minutes passent, l’heure est près de sonner qui va nous faire rentrer dans le silence… Hâtez-vous d’embrasser les enfants…
Moi d’abord, d’abord moi !… (Il embrasse violemment les enfants.) Adieu, Tyltyl et Mytyl !… Adieu, mes chers petits… Souvenez-vous de moi si jamais vous avez besoin de quelqu’un pour mettre le Feu quelque part…
Aïe ! aïe !… Il me brûle !…
Aïe ! aïe ! Il me roussit le nez !……
Voyons, le Feu, modérez un peu vos transports… Vous n’avez pas affaire à votre cheminée…
Quel idiot !…
Est-il mal élevé !…
Je vous embrasserai sans vous faire de mal, tendrement, mes enfants…
Prenez garde, ça mouille !…
Je suis aimante et douce ; je suis bonne aux humains…
Et les noyés ?…
Aimez bien les Fontaines, écoutez les Ruisseaux… Je serai toujours là…
Elle a tout inondé !…
Quand vous vous assiérez, le soir, au bord des sources, — il y en a plus d’une ici, dans la forêt, essayez de comprendre ce qu’elles essaient de dire… Je ne peux plus… Les larmes me suffoquent et m’empêchent de parler…
Il n’y paraît point !…
Souvenez-vous de moi lorsque vous verrez la carafe… Vous me trouverez également dans le broc, dans l’arrosoir, dans la citerne et dans le robinet…
S’il reste une petite place, dans votre souvenir, rappelez-vous que parfois ma présence vous fut douce… Je ne puis vous en dire davantage… Les larmes sont contraires à mon tempérament, et me font bien du mal quand elles tombent sur mes pieds…
Jésuite !…
Sucre d’orge ! berlingots ! caramels !…
Mais où donc sont passés Tylette et Tylô ?… Que font-ils ?…
(Au même moment, on entend des cris aigus poussés par le Chat.)
C’est Tylette qui pleure !… On lui fait du mal !…
Là !… En as-tu assez ?… En veux-tu encore ?… Là ! là ! là !…
Tylô !… Es-tu fou ?… Par exemple !… À bas !… Veux-tu finir !… A-t-on jamais vu !… Attends ! attends !…
Qu’est-ce que c’est ?… Que s’est-il passé ?…
C’est lui, madame la Lumière… Il m’a dit des injures, il a mis des clous dans ma soupe, il m’a tiré la queue, il m’a roué de coups, et je n’avais rien fait, rien du tout, rien du tout !…
Rien du tout, rien du tout !… (à mi-voix, lui faisant la nique.) C’est égal, t’en as eu, t’en as eu, et du bon, et t’en auras encore !…
Ma pauvre Tylette, dis-moi donc où c’est que t’as mal… Je vais pleurer aussi !…
Votre conduite est d’autant plus indigne que vous choisissez pour nous donner ce triste spectacle le moment, déjà assez pénible par lui-même, où nous allons nous séparer de ces pauvres enfants…
Nous séparer de ces pauvres enfants ?…
Oui, l’heure que vous savez va sonner… Nous allons rentrer dans le Silence… Nous ne pourrons plus leur parler…
et se jetant sur les enfants qu’il accable
de caresses violentes et tumultueuses.
Non, non !… Je ne veux pas !… Je ne veux pas !… Je parlerai toujours !… Tu me comprendras maintenant, n’est-ce pas, mon petit dieu ?… Oui, oui, oui !… Et l’on se dira tout, tout, tout !… Et je serai bien sage… Et j’apprendrai à lire, à écrire et à jouer aux dominos !… Et je serai toujours très propre… Et je ne volerai plus rien dans la cuisine… Veux-tu que je fasse quelque chose d’étonnant ?… Veux-tu que j’embrasse le Chat ?…
Et toi, Tylette ?… Tu n’as rien à nous dire.
Je vous aime tous deux, autant que vous le méritez…
Maintenant, qu’à mon tour, mes enfants, je vous donne le dernier baiser…
Non, non, non, la Lumière !… Reste ici, avec nous !… Papa ne dira rien… Nous dirons à Maman que tu as été bonne…
Hélas ! je ne peux pas… Cette porte nous est fermée et je dois vous quitter…
Où iras-tu toute seule ?
Pas bien loin, mes enfants ; là-bas, dans le pays du Silence des choses…
Non, non ; je ne veux pas… Nous irons avec toi… Je dirai à Maman…
Ne pleurez pas, mes chers petits… Je n’ai pas de voix comme l’Eau ; je n’ai que ma clarté que l’Homme n’entend point… Mais je veille sur lui jusqu’à la fin des jours… Rappelez-vous bien que c’est moi qui vous parle dans chaque rayon de lune qui s’épanche, dans chaque étoile qui sourit, dans chaque aurore qui se lève, dans chaque lampe qui s’allume, dans chaque pensée bonne et claire de votre âme… (Huit heures sonnent derrière le mur.) Écoutez !… L’heure sonne… Adieu !… La porte s’ouvre !… Entrez, entrez, entrez !…
Tableau X
LE RÉVEIL
Le même intérieur qu’au premier tableau, mais tout, les murs, l’atmosphère, y paraît incomparablement, féeriquement plus frais, plus riant, plus heureux. — La lumière du jour filtre gaiement par toutes les fentes des volets clos.
(À droite, au fond de la pièce, en leurs deux petits lits, Tyltyl et Mytyl sont profondément endormis. — Le Chat, le Chien et les Objets sont à la place qu’ils occupaient au premier tableau, avant l’arrivée de la Fée. — Entre la Mère Tyl.)
Debout, voyons, debout ! les petits paresseux !… Vous n’avez donc pas honte ?… Huit heures sont sonnées, le soleil est déjà plus haut que la forêt !… Dieu ! qu’ils dorment, qu’ils dorment !… (Elle se penche et embrasse les enfants.) Ils sont tout roses… Tyltyl sent la lavande et Mytyl le muguet… (Les embrassant encore.) Que c’est bon les enfants !… Ils ne peuvent pourtant pas dormir jusqu’à midi… On ne peut pas en faire des paresseux… Et puis, je me suis laissée dire que ce n’est pas trop bon pour la santé… (Secouant doucement Tyltyl.) Allons, allons, Tyltyl…
Quoi ?… La Lumière ?… Où est-elle ? Non, non, ne t’en vas pas…
La Lumière ?… mais bien sûr qu’elle est là… Il y a déjà pas mal de temps… Il fait aussi clair qu’à midi, bien que les volets soient fermés… Attends un peu que je les ouvre… (Elle pousse les volets, l’aveuglante clarté du grand jour envahit la pièce.) Là, voilà !… Qu’est-ce que t’as ?… T’as l’air tout aveuglé…
Maman, maman !… C’est toi !…
Mais bien sûr que c’est moi… Qui veux-tu que ce soit ?…
C’est toi… Mais oui, c’est toi !…
Mais oui, c’est moi… Je n’ai pas changé de visage cette nuit… qu’as-tu donc à me regarder comme un émerveillé ?… J’ai peut-être le nez à l’envers ?…
Oh ! que c’est bon de te revoir !… Il y a si longtemps, si longtemps !… Il faut que je t’embrasse tout de suite… Encore, encore, encore !… Et puis, c’est bien mon lit !… Je suis dans la maison !…
Qu’est-ce que t’as ?… Tu ne t’éveilles pas ?… T’es pas malade, au moins ?… Voyons, montre ta langue… Allons, lève-toi donc, et puis habille-toi…
Tiens ! je suis en chemise !…
Bien sûr… Passe ta culotte et ta petite veste… Elles sont là, sur la chaise…
Est-ce que j’ai fait ainsi tout mon voyage ?…
Quel voyage ?…
Mais oui, l’année dernière…
L’année dernière ?…
Mais oui, donc !… À Noël, lorsque je suis parti…
Lorsque t’es parti ?… T’as pas quitté la chambre… Je t’ai couché hier soir, et je te retrouve ce matin… T’as donc rêvé tout ça ?…
Mais tu ne comprends pas !… C’était l’année passée, lorsque je suis parti avec Mytyl, la Fée, la Lumière… elle est bonne, la Lumière ! le Pain, le Sucre, l’Eau, le Feu. Ils se battaient tout le temps… T’es pas fâchée ?… T’as pas été trop triste ?… Et Papa, qu’a-t-il dit ?… Je ne pouvais pas refuser… J’ai laissé un billet pour expliquer…
Qu’est-ce que tu chantes là ?… Bien sûr que t’es malade, ou bien tu dors encore… (Elle lui donne une bourrade amicale.) Voyons, réveille-toi… Voyons, ça va-t-il mieux ?…
Mais, Maman, je t’assure… C’est toi qui dors encore…
Comment ! je dors encore ?… Je suis debout depuis six heures… J’ai fait tout le ménage et rallumé le feu…
Mais demande à Mytyl si c’est pas vrai… Ah ! nous en avons eu des aventures !…
Comment, Mytyl ?… Quoi donc ?…
Elle était avec moi… Nous avons revu bon-papa et bonne-maman…
Bon-papa et bonne-maman ?…
Oui, au Pays du Souvenir… C’était sur notre route… Ils sont morts, mais ils se portent bien… Bonne-maman nous a fait une belle tarte aux prunes… Et puis les petits frères, Robert, Jean, sa toupie, Madeleine et Pierrette, Pauline et puis Riquette…
Riquette, elle marche à quatre pattes !…
Et Pauline a toujours son bouton sur le nez…
Vous avez trouvé la clef de l’armoire où Papa cache sa bouteille d’eau-de-vie ?…
Papa cache une bouteille d’eau-de-vie ?…
Marche un peu devant moi, que je voie si tu peux marcher droit… (Tyltyl obéit.) Mais non, ce n’est pas ça… Mon Dieu ! qu’est-ce qu’ils ont ?… Je vais les perdre aussi, comme j’ai perdu les autres !… (Subitement affolée, elle appelle.) Papa Tyl ! papa Tyl !… Venez donc ! Les petits sont malades !…
(Entre le Père Tyl, très calme, une hache à la main.)
Qu’y a-t-il ?…
pour embrasser leur père.
Tiens, Papa !… C’est Papa !… Bonjour, Papa !… Tu as bien travaillé cette année ?…
Eh bien, quoi ?… Qu’est-ce que c’est ?… Ils n’ont pas l’air malade ; ils ont fort bonne mine…
Il ne faut pas s’y fier… Ce sera comme les autres… Ils avaient fort bonne mine aussi, jusqu’à la fin ; et puis le bon Dieu les a pris… Je ne sais ce qu’ils ont… Je les avais couchés bien tranquillement hier au soir ; et ce matin, quand ils s’éveillent, voilà que tout va mal… Ils ne savent plus ce qu’ils disent ; ils parlent d’un voyage… Ils ont vu la Lumière, grand-papa, grand'maman, qui sont morts mais qui se portent bien…
Mais bon-papa, il a toujours sa jambe de bois…
Et bonne-maman ses rhumatismes…
Tu entends ?… Cours chercher le médecin !…
Mais non, mais non… Ils ne sont pas encore morts… Voyons, nous allons voir… (On frappe à la porte de la maison.) Entrez !
(Entre la Voisine, petite vieille qui ressemble à la Fée du premier acte, et qui marche en s’appuyant sur un bâton.)
Bien le bonjour et bonne fête à tous !
C’est la Fée Bérylune !
Je viens chercher un peu de feu pour mon pot-au-feu de la fête… Il fait bien frisquet ce matin… Bonjour, les enfants, ça va bien ?…
Madame la Fée Bérylune, je n’ai pas trouvé l’Oiseau-Bleu…
Que dit-il ?…
Ne m’en parlez pas, madame Berlingot… Ils ne savent plus ce qu’ils disent… Ils sont comme ça depuis leur réveil… Ils ont dû manger quelque chose qui n’était pas bon…
Eh bien, Tyltyl, tu ne reconnais pas la mère Berlingot, ta voisine Berlingot ?…
Mais si, madame… Vous êtes la Fée Bérylune… Vous n’êtes pas fâchée ?…
Béry… quoi ?
Bérylune.
Berlingot, tu veux dire Berlingot…
Bérylune, Berlingot, comme vous voudrez, madame… Mais Mytyl qui sait bien…
Voilà le pis, c’est que Mytyl aussi…
Bah, bah !… Cela se passera ; je vais leur donner quelques claques…
Laissez donc, ce n’est pas la peine… Je connais ça ; c’est rien qu’un peu de songeries… Ils auront dormi dans un rayon de lune… Ma petite fille qu’est bien malade est souvent comme ça…
À propos, comment qu’elle va, ta petite fille ?
Couci-couci… Elle ne peut se lever… Le docteur dit que c’est les nerfs… Tout de même je sais bien ce qui la guérirait… Elle me le demandait encore ce matin, pour son petit noël ; c’est une idée qu’elle a…
Oui, je sais, c’est toujours l’oiseau de Tyltyl… Eh bien, Tyltyl, ne vas-tu pas le lui donner enfin, à cette pauvre petite ?…
Quoi, Maman ?…
Ton oiseau… Pour ce que tu en fais… Tu ne le regardes même plus… Elle en meurt d’envie depuis si longtemps !…
Tiens, c’est vrai, mon oiseau… Où est-il ?… Ah ! mais voilà la cage !… Mytyl, vois-tu la cage ?… C’est celle que portait le Pain… Oui, oui, c’est bien la même ; mais il n’y a plus qu’un oiseau… Il a donc mangé l’autre ?… Tiens, tiens !… Mais il est bleu !… Mais c’est ma tourterelle !… Mais elle est bien plus bleue que quand je suis parti !… Mais c’est là l’Oiseau-Bleu que mous avons cherché !… Nous sommes allés si loin et il était ici !… Ah ! ça, c’est épatant !… Mytyl, vois-tu l’oiseau ?… Que dirait la Lumière ?… Je vais décrocher la cage… (Il monte sur une chaise et décroche la cage qu’il apporte à la Voisine.) La voilà, madame Berlingot… Il n’est pas encore tout à fait bleu ; ça viendra, vous verrez… Mais portez-le bien vite à votre petite fille…
Non ?… Vrai ?… Tu me le donnes, comme ça, tout de suite et pour rien ?… Dieu ! qu’elle va être heureuse !… (Embrassant Tyltyl.) Il faut que je t’embrasse !… Je me sauve … Je me sauve !…
Oui, oui ; allez vite… Il y en a qui changent de couleur…
Je reviendrai vous dire ce qu’elle aura dit…
Papa, Maman ; qu’avez-vous fait à la maison ?… C’est la même chose ; mais elle est bien plus belle…
Comment, elle est plus belle ?…
Mais oui, tout est repeint, tout est remis à neuf, tout reluit, tout est propre… Ça n’était pas comme ça, l’année dernière…
L’année dernière ?…
Et la forêt qu’on voit !… Est-elle grande, est-elle belle !… On croirait qu’elle est neuve !… Qu’on est heureux ici !… (Allant ouvrir la huche.) Où est le Pain ?… Tiens, ils sont bien tranquilles… Et puis, voilà Tylô !… Bonjour, Tylô, Tylô !… Ah ! tu t’es bien battu !… Te rappelles-tu dans la forêt ?…
Et Tylette ?… Elle me reconnaît bien, mais elle ne parle plus…
Monsieur le Pain… (Se tâtant le front.) Tiens, je n’ai plus le Diamant ! Qui est-ce qui m’a pris mon petit chapeau vert ?… Tant pis ! je n’en ai plus besoin… Ah ! le Feu !… Il est bon !… Il pétille en riant pour faire enrager l’Eau… (Courant à la fontaine.) Et l’Eau ?… Bonjour, l’Eau !… Que dit-elle ?… Elle parle toujours, mais je ne la comprends plus aussi bien..
Je ne vois pas le Sucre…
Dieu que je suis heureux, heureux, heureux !…
Moi aussi, moi aussi !…
Qu’ont-ils donc à tourniller comme ça ?…
Laisse donc, t’inquiète pas… Ils jouent à être heureux…
Moi, j’aimais surtout la Lumière… Où est sa lampe ?… Est-ce qu’on peut l’allumer ?… (Regardant encore autour de soi.) Dieu ! que c’est beau tout ça et que je suis content !…
Entrez donc !…
(Entre la Voisine, tenant par la main une petite fille d’une beauté blonde et merveilleuse qui serre dans ses bras la tourterelle de Tyltyl.)
Vous voyez le miracle !…
Pas possible !… Elle marche ?…
Elle marche !… C’est-à-dire qu’elle court, qu’elle danse, qu’elle vole !… Quand elle a vu l’oiseau, elle a sauté, comme ça, d’un saut, vers la fenêtre, pour voir à la lumière si c’était bien la tourterelle de Tyltyl… Et puis pfff !… dans la rue, comme un ange… C’est tout juste si je pouvais la suivre…
Oh ! qu’elle ressemble à la Lumière !…
Elle est bien plus petite…
Sûr !… Mais elle grandira…
Que disent-ils ?… Ça ne va pas encore ?…
Ça va mieux, ça se passe… Quand ils auront déjeuné, il n’y paraîtra plus…
Allons, va, ma petite, va remercier Tyltyl…
Eh bien, Tyltyl, qu’est-ce que t’as ?… T’as peur de la petite fille ?… Voyons, embrasse-la… Voyons, un gros baiser… Mieux que ça… Toi si effronté d’habitude !… Encore un !… Mais qu’est-ce donc que t’as ?… On dirait que tu vas pleurer…
(Tyltyl, après avoir gauchement embrassé la petite fille, reste un moment debout devant elle, et les deux enfants se regardent sans rien dire ; puis, Tyltyl caressant la tête de l’oiseau.)
Est-ce qu’il est assez bleu ?…
Mais oui, je suis contente…
J’en ai vu de plus bleus… Mais les tout à fait bleus, tu sais, on a beau faire, on ne peut pas les attraper.
Ça ne fait rien, il est bien joli…
Est-ce qu’il a mangé ?…
Pas encore… Qu’est-ce qu’il mange ?…
De tout, du blé, du pain, du maïs, des cigales…
Comment qu’il mange, dis ?…
Par le bec, tu vas voir, je vais te montrer…
(Il va pour prendre l’oiseau des mains de la petite fille ; celle-ci résiste instinctivement, et, profitant de l’hésitation de leur geste, la tourterelle s’échappe et s’envole.)
Maman !… Il est parti !…
Ce n’est rien… Ne pleure pas… Je le rattraperai… (S’avançant sur le devant de la scène et s’adressant au public.) Si quelqu’un le retrouve, voudrait-il nous le rendre ?… Nous en avons besoin pour être heureux plus tard…