L’Oiseau bleu (Maeterlinck)/Acte 3
ACTE III
Tableau IV
LE PALAIS DE LA NUIT
Une vaste et prodigieuse salle d’une magnificence austère, rigide, métallique et sépulcrale, donnant l’impression d’un temple grec ou égyptien, dont les colonnes, les architraves, les dalles, les ornements seraient de marbre noir, d’or et d’ébène. La salle est en forme de trapèze. Des degrés de basalte, qui occupent presque toute sa largeur, la divisent en trois plans successifs qui s’élèvent graduellement vers le fond. À droite et à gauche, entre les colonnes, des portes de bronze sombre. Au fond, porte d’airain monumentale. Une lumière diffuse qui semble émaner de l’éclat même du marbre et de l’ébène éclaire seule le palais.
Qui va là ?…
sur les degrés de marbre.
C’est moi, mère la Nuit… Je n’en peux plus…
Qu’as-tu donc, mon enfant ?… Tu es pâle, amaigrie et te voilà crottée jusqu’aux moustaches… Tu t’es encore battue dans les gouttières, sous la neige et la pluie ?…
Il est bien question de gouttières !… C’est de notre secret qu’il s’agit !… C’est, le commencement de la fin !… J’ai pu m’échapper un instant pour vous prévenir ; mais je crains bien qu’il n’y ait rien à faire…
Quoi ?… Qu’est-il donc arrivé ?…
Je vous ai déjà parlé du petit Tyltyl, le fils du bûcheron, et du Diamant merveilleux… Eh bien, il vient ici pour vous réclamer l’Oiseau-Bleu…
Il ne le tient pas encore…
Il le tiendra bientôt, si nous ne faisons pas quelque miracle… Voici ce qui se passe : la Lumière qui le guide et qui nous trahit tous, car elle s’est mise entièrement du parti de l’Homme, la Lumière vient d’apprendre que l’Oiseau-Bleu, le vrai, le seul qui puisse vivre à la clarté du jour, se cache ici, parmi les oiseaux bleus des songes qui se nourrissent des rayons de lune et meurent dès qu’ils voient le soleil… Elle sait qu’il lui est interdit de franchir le seuil de votre palais ; mais elle y envoie les enfants ; et comme vous ne pouvez pas empêcher l’Homme d’ouvrir les portes de vos secrets, je ne sais trop comment tout cela finira… En tout cas, s’ils avaient le malheur de mettre la main sur le véritable Oiseau-Bleu, nous n’aurions plus qu’à disparaître…
Seigneur, Seigneur !… En quels temps vivons-nous ! Je n’ai plus une minute de repos… Je ne comprends plus l’Homme, depuis quelques années… Où veut-il en venir ?… Il faut donc qu’il sache tout ?… Il a déjà saisi le tiers de mes Mystères, toutes mes Terreurs ont peur et n’osent plus sortir, mes Fantômes sont en fuite, la plupart de mes Maladies ne se portent pas bien…
Je sais, ma mère la Nuit, je sais, les temps sont durs, et nous sommes presque seules à lutter contre l’Homme… Mais je les entends qui s’approchent… Je ne vois qu’un moyen : comme ce sont des enfants, il faut leur faire une telle peur qu’ils n’oseront pas insister ni ouvrir la grande porte du fond, derrière laquelle se trouvent les oiseaux de la Lune… Les secrets des autres cavernes suffiront à détourner leur attention ou à les terrifier…
Qu’est-ce que j’entends ?… Ils sont donc plusieurs ?
Ce n’est rien ; ce sont nos amis : le Pain et le Sucre ; l’Eau est indisposée et le Feu n’a pu venir, parce qu’il est parent de la Lumière… Il n’y a que le Chien qui ne soit pas pour nous ; mais il n’y a jamais moyen de l’écarter…
(Entrent timidement, à droite, au premier plan, Tyltyl, Mytyl, le Pain, le Sucre et le Chien.)
Par ici, par ici, mon petit maître… J’ai prévenu la Nuit qui est enchantée de vous recevoir… Il faut l’excuser, elle est un peu souffrante ; c’est pourquoi elle n’a pu aller au-devant de vous…
Bonjour, madame la Nuit…
Bonjour ? Je ne connais pas ça… Tu pourrais bien me dire : bonne nuit, ou tout au moins : bonsoir…
Pardon, madame… Je ne savais pas… (Montrant du doigt les deux enfants.) Ce sont vos deux petits garçons ?… Ils sont bien gentils…
Oui, voici le Sommeil…
Pourquoi qu’il est si gros ?…
C’est parce qu’il dort bien…
Et l’autre qui se cache ?… Pourquoi qu’il se voile la figure ?… Est-ce qu’il est malade ?… Comment c’est qu’il se nomme ?…
C’est la sœur du Sommeil… Il vaut mieux ne pas la nommer…
Pourquoi ?…
Parce que c’est un nom qu’on n’aime pas à entendre… Mais parlons d’autre chose… Le Chat vient de me dire que vous venez ici pour chercher l’Oiseau-Bleu ?…
Oui, madame, si vous le permettez… Voulez-vous me dire où il est ?…
Je n’en sais rien, mon petit ami… Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’il n’est pas ici… Je ne l’ai jamais vu…
Si, si… La Lumière m’a dit qu’il est ici ; et elle sait ce qu’elle dit, la Lumière… Voulez-vous me remettre vos clefs ?…
Mais, mon petit ami, tu comprends bien que je ne puis donner ainsi mes clefs au premier venu… J’ai la garde de tous les secrets de la Nature, j’en suis responsable et il m’est absolument défendu de les livrer à qui que ce soit, surtout à un enfant…
Vous n’avez pas le droit de les refuser à l’Homme qui les demande… je le sais…
Qui te l’a dit ?…
La Lumière…
Encore la Lumière ! et toujours la Lumière !… De quoi se mêle-t-elle à la fin ?…
Veux-tu que je les lui prenne de force, mon petit dieu ?…
Tais-toi, tiens-toi tranquille et tâche d’être poli… (À la Nuit.) Voyons, madame, donnez-moi vos clefs, s’il vous plaît…
As-tu le signe, au moins ?… Où est-il ?…
Voyez le Diamant…
Enfin… Voici celle qui ouvre toutes les portes de la salle… Tant pis pour toi s’il t’arrive malheur… Je ne réponds de rien.
Est-ce que c’est dangereux ?…
Dangereux ?… C’est-à-dire que moi-même je ne sais trop comment je pourrai m’en tirer, lorsque certaines de ces portes de bronze s’ouvriront sur l’abîme… Il y a là, tout autour de la salle, dans chacune de ces cavernes de basalte, tous les maux, tous les fléaux, toutes les maladies, toutes les épouvantes, toutes les catastrophes, tous les mystères qui affligent la vie depuis le commencement du monde… J’ai eu assez de mal à les enfermer là avec l’aide du Destin ; et ce n’est pas sans peine, je vous assure, que je maintiens un peu d’ordre parmi ces personnages indisciplinés… On voit ce qu’il arrive lorsque l’un d’eux s’échappe et se montre sur terre…
Mon grand âge, mon expérience et mon dévouement font de moi le protecteur naturel de ces deux enfants ; c’est pourquoi, madame la Nuit, permettez-moi de vous poser une question…
Faites…
En cas de danger, par où faut-il fuir ?…
Commençons par ici… Qu’y a-t-il derrière cette porte de bronze ?…
Je crois que ce sont les Fantômes… Il y a bien longtemps que je ne l’ai ouverte et qu’ils ne sont sortis…
Je vais voir… (Au Pain) Avez-vous la cage de l’Oiseau-Bleu ?…
Ce n’est pas que j’aie peur, mais ne croyez-vous pas qu’il serait préférable de ne pas ouvrir et de regarder par le trou de la serrure ?…
Je ne vous demande pas votre avis…
J’ai peur !… Où est le Sucre ?… Je veux rentrer à la maison !…
Ici, mademoiselle, je suis ici… Ne pleurez pas, je vais couper un de mes doigts pour vous offrir un sucre d’orge…
Finissons-en…
(Il tourne la clef et entr’ouvre prudemment la porte. Aussitôt s’échappent cinq ou six Spectres de formes diverses et étranges qui se répandent de tous côtés. Le Pain épouvanté jette la cage et va se cacher au fond de la salle, pendant que la Nuit, pourchassant les Spectres, crie à Tyltyl :
Vite ! vite !… Ferme la porte !… Ils s’échapperaient tous et nous ne pourrions plus les rattraper !… Ils s’ennuient là-dedans, depuis que l’Homme ne les prend plus au sérieux… (Elle pourchasse les Spectres en s’efforçant, à l’aide d’un fouet formé de serpents, de les ramener vers la porte de leur prison.) Aidez-moi !… Par ici !… Par ici !…
Aide-la, Tylô, vas-y donc !…
Oui ! oui ! oui !…
Et le Pain, où est-il ?…
Ici… Je suis près de la porte pour les empêcher de sortir…
(Comme un des Spectres s’avance de ce côté, il fuit à toutes jambes, en poussant des hurlements d’épouvante.)
Par ici, vous autres !… (À Tyltyl.) Rouvre un peu la porte… (Elle pousse les Spectres dans la caverne.) Là, ça va bien… (Le Chien en ramène deux autres.) Et encore ceux-ci… Voyons, vite, rangez-vous… Vous savez bien que vous ne sortez plus qu’à la Toussaint.
Qu’y a-t-il derrière celle-ci ?…
À quoi bon ?… Je te l’ai déjà dit, l’Oiseau-Bleu n’est jamais venu par ici… Enfin, comme tu voudras… Ouvre-là si ça te fait plaisir… Ce sont les Maladies…
Est-ce qu’il faut prendre garde en ouvrant ?…
Non, ce n’est pas la peine… Elles sont bien tranquilles, les pauvres petites… Elles ne sont pas heureuses… L’Homme, depuis quelque temps, leur fait une telle guerre !… Surtout depuis la découverte des microbes… Ouvre donc, tu verras…
(Tyltyl ouvre la porte toute grande. Rien ne paraît.)
Elles ne sortent pas ?…
Je t’avais prévenu, presque toutes sont souffrantes et bien découragées… Les médecins ne sont pas gentils pour elles… Entre donc un instant, tu verras…
(Tyltyl entre dans la caverne et ressort aussitôt après.)
L’Oiseau-Bleu n’y est pas… Elles ont l’air bien malades, vos Maladies… Elles n’ont même pas levé la tête… (Une petite Maladie, en pantoufles, robe de chambre et bonnet de coton, s’échappe de la caverne et se met à gambader dans la salle.) Tiens !… Une petite qui s’évade !… Qu’est-ce que c’est ?…
Ce n’est rien, c’est la plus petite, c’est le Rhume de cerveau… C’est une de celles qu’on persécute le moins et qui se portent le mieux… (Appelant le Rhume de cerveau) Viens ici, ma petite… C’est trop tôt ; il faut attendre l’hiver…
(Le Rhume de cerveau, éternuant, toussant et se mouchant, rentre dans la caverne dont Tyltyl referme la porte.)
Voyons donc celle-ci… Qu’est-ce que c’est ?…
Prends garde… Ce sont les Guerres… Elles sont plus terribles et plus puissantes que jamais… Dieu sait ce qui arriverait si l’une d’elles s’échappait !… Heureusement, elles sont assez obèses et manquent d’agilité… Mais tenons-nous prêts à repousser la porte tous ensemble, pendant que tu jetteras un rapide coup d’œil dans la caverne…
(Tyltyl, avec mille précautions, entrebâille la porte de manière qu’il n’y ait qu’une petite fente où il puisse appliquer l’œil. Aussitôt, il s’arc-boute en criant :)
Vite ! vite !… Poussez donc !… Elles m’ont vu !… Elles viennent toutes !… Elles ouvrent la porte !…
Allons, tous !… Poussez ferme ! … Voyons, le Pain, que faites-vous ?… Poussez tous !… Elles ont une force !… Ah ! voilà ! Ça y est… Elles cèdent… Il était temps !… As-tu vu ?…
Oui, oui !… Elles sont énormes, épouvantables !… Je crois qu’elles n’ont pas l’Oiseau-Bleu…
Bien sûr qu’elles ne l’ont point… Elles le mangeraient tout de suite… Eh bien, en as-tu assez ?… Tu vois bien qu’il n’y a rien à faire…
Il faut que je voie tout… La Lumière l’a dit…
La Lumière l’a dit… C’est facile à dire quand on a peur et qu’on reste chez soi…
Allons à la suivante… Qu’est-ce ?…
Ici, j’enferme les Ténèbres et les Terreurs…
Est-ce qu’on peut ouvrir ?…
Parfaitement… Elles sont assez tranquilles ; c’est comme les Maladies…
et risquant un regard dans la caverne.
Elles n’y sont pas…
Eh bien, les Ténèbres, que faites-vous ?… Sortez donc un instant, ça vous fera du bien, ça vous dégourdira. Et les Terreurs aussi… Il n’y a rien à craindre… (Quelques Ténèbres et quelques Terreurs, sous la figure de femmes couvertes, les premières de voiles noirs, les dernières de voiles verdâtres, risquent piteusement quelques pas hors de la caverne, et, sur un geste qu’ébauche Tyltyl, rentrent précipitamment.) Voyons, tenez-vous donc… C’est un enfant, il ne vous fera pas de mal… (À Tyltyl) Elles sont devenues extrêmement timides ; excepté les grandes, celles que tu vois au fond…
Oh ! qu’elles sont effrayantes !…
Elles sont enchaînées… Ce sont les seules qui n’aient pas peur de l’Homme… Mais referme la porte, de crainte qu’elles ne se fâchent…
Tiens !… Celle-ci est plus sombre… Qu’est-ce que c’est ?…
Il y a plusieurs Mystères derrière celle-ci… Si tu y tiens absolument, tu peux l’ouvrir aussi… Mais n’entre pas… Sois bien prudent, et puis préparons-nous à repousser la porte, comme nous avons fait pour les Guerres…
et passant craintivement la tête dans l’entre-bâillement.
Oh !… Quel froid !… Mes yeux cuisent !… Fermez vite !… Poussez donc ! On repousse !… (La Nuit, le Chien, le Chat et le Sucre repoussent la porte.) Oh ! j’ai vu !…
Quoi donc ?…
Je ne sais pas, c’était épouvantable !… Ils étaient tous assis comme des monstres sans yeux… Quel était le géant qui voulait me saisir ?…
C’est probablement le Silence ; il a la garde de cette porte… Il paraît que c’était effrayant ?… Tu en es encore tout pâle et tout tremblant…
Oui, je n’aurais pas cru… Je n’avais jamais vu… Et j’ai les mains gelées…
Ce sera bien pis tout à l’heure si tu continues…
Et celle-ci ?… Est-elle aussi terrible ?…
Non, il y a un peu de tout… J’y mets les Étoiles sans emploi, mes parfums personnels, quelques Lueurs qui m’appartiennent, tels que feux-follets, vers luisants, lucioles ; on y serre aussi la Rosée, le Chant des Rossignols, etc.
Justement, les Étoiles, le Chant des Rossignols… Ce doit être celle-là.
Ouvre-donc si tu veux ; tout cela n’est pas bien méchant…
Oh ! les jolies madames !…
Et qu’elles dansent bien !…
Et qu’elles sentent bon !…
Et qu’elles chantent bien !…
Qu’est-ce que c’est, ceux-là, qu’on ne voit presque pas ?…
Ce sont les parfums de mon ombre…
Et les autres, là-bas, qui sont en verre filé ?…
C’est la Rosée des forêts et des plaines… Mais en voilà assez… Ils n’en finiraient pas… C’est le diable de les faire rentrer une fois qu’ils se sont mis à danser… (Frappant dans ses mains.) Allons, vite, les Étoiles !… Ce n’est pas le moment de danser… Le ciel est couvert, il y a de gros nuages… Allons, vite, rentrez tous, sinon j’irai chercher un rayon de soleil…
(Fuite épouvantée des Étoiles, Parfums, etc., qui se précipitent dans la caverne que l’on referme sur eux. En même temps s’éteint le Chant des Rossignols.)
Voici la grande porte du milieu…
N’ouvre pas celle-ci…
Pourquoi ?…
Parce que c’est défendu…
C’est donc là que se cache l’Oiseau-Bleu ; la Lumière me l’a dit…
Écoute-moi, mon enfant… J’ai été bonne et complaisante… J’ai fait pour toi ce que je n’avais fait jusqu’ici pour personne… Je t’ai livré tous mes secrets… Je t’aime bien, j’ai pitié de ta jeunesse et de ton innocence et je te parle comme une mère… Écoute-moi et crois-moi, mon enfant, renonce, ne va point plus avant, ne tente pas le Destin, n’ouvre pas cette porte…
Mais pourquoi ?…
Parce que je ne veux pas que tu te perdes… Parce que nul de ceux, entends-tu, nul de ceux qui l’ont entr’ouverte, ne fût-ce que de l’épaisseur d’un cheveu, n’est revenu vivant à la lumière du jour… Parce que tout ce qu’on peut imaginer d’épouvantable, parce que toutes les terreurs, toutes les horreurs dont on parle sur terre, ne sont rien, comparées à la plus innocente de celles qui assaillent un homme dès que son œil effleure les premières menaces de l’abîme auquel personne n’ose donner un nom… C’est au point que moi-même, si tu t’obstines, malgré tout, à toucher cette porte, je te demanderai d’attendre que je sois à l’abri dans ma tour sans fenêtres… Maintenant c’est à toi de savoir, à toi de réfléchir…
et cherche à entraîner Tyltyl.)
Ne le faites pas, mon petit maître !… (Se jetant à genoux.) Ayez pitié de nous !… Je vous le demande à genoux… Vous voyez que la Nuit a raison…
C’est notre vie à tous que vous sacrifiez…
Je dois l’ouvrir…
Je ne veux pas !… Je ne veux pas !…
Que le Sucre et le Pain prennent Mytyl par la main et se sauvent avec elle… Je vais ouvrir…
Sauve qui peut !… Venez vite !… Il est temps !…
Attendez au moins que nous soyons au bout de la salle !…
Attendez !… attendez !…
(Ils se cachent derrière les colonnes à l’autre bout de la salle. Tyltyl reste seul avec le Chien, près de la porte monumentale.)
Moi, je reste, je reste… Je n’ai pas peur… Je reste !… Je reste près de mon petit dieu… Je reste !… Je reste…
C’est bien, Tylô, c’est bien !… Embrasse-moi… Nous sommes deux… Maintenant gare à nous !… (Il met la clef dans la serrure. Un cri d’épouvante part de l’autre bout de la salle où se sont réfugiés les fuyards. À peine la clef a-t-elle touché la porte que les hauts battants de celle-ci s’ouvrent par le milieu, glissent latéralement et disparaissent, à droite et à gauche, dans l’épaisseur des murs, découvrant tout à coup, irréel, infini, ineffable, le plus inattendu des jardins de rêve et de lumière nocturne, où, parmi les étoiles et les planètes, illuminant tout ce qu’ils touchent, volant sans cesse de pierreries en pierreries, de rayons de lune en rayons de lune, de féeriques oiseaux bleus évoluent perpétuellement et harmonieusement jusqu’aux confins de l’horizon, innombrables au point qu’ils semblent être le souffle, l’atmosphère azurée, la substance même du jardin merveilleux. — Tyltyl, ébloui, éperdu, debout dans la lumière du jardin :) Oh !… le ciel !… (Se tournant vers ceux qui ont fui.) Venez vite !… Ils sont là !… C’est eux ! c’est eux ! c’est eux !… Nous les tenons enfin !… Des milliers d’oiseaux bleus ! Des millions !… Des milliards !… Il y en aura trop !… Viens, Mytyl !… Viens, Tylô !… Venez tous !… Aidez-moi !… (S’élançant parmi les oiseaux.) On les prend à pleines mains !… Ils ne sont pas farouches !… Ils n’ont pas peur de nous !… Par ici ! par ici !… (Mytyl et les autres accourent. Ils entrent tous dans le jardin éblouissant, hormis la Nuit et le Chat.) Vous voyez !… Ils sont trop !… Ils viennent dans mes mains !… Regardez donc, ils mangent les rayons de la lune !… Mytyl, où donc es-tu ?… Il y a tant d’ailes bleues, tant de plumes qui tombent qu’on n’y voit plus du tout !… Tylô ! ne les mord pas… Ne leur fais pas de mal !… Prends-les très doucement !
J’en ai déjà pris sept !… Oh ! qu’ils battent des ailes !… Je ne puis les tenir !…
Moi non plus !… J’en ai trop !… Ils s’échappent !… Ils reviennent !… Tylô en a aussi !… Ils vont nous entraîner !… nous porter dans le ciel !… Viens, sortons par ici !… La Lumière nous attend !… Elle sera contente !… Par ici, par ici !…
Ils ne l’ont pas ?…
Non… Je le vois là sur ce rayon de lune… Ils n’ont pas pu l’atteindre, il se tenait trop haut…
(Le rideau tombe. Aussitôt après, devant le rideau tombé, entrent simultanément, à gauche la Lumière, à droite Tyltyl, Mytyl et le Chien, accourant tout couverts des oiseaux qu’ils viennent de capturer. Mais déjà ceux-ci paraissent inanimés et, la tête pendante et les ailes brisées, ne sont plus dans leurs mains que d’inertes dépouilles.)
Eh bien, l’avez-vous-pris ?…
Oui, oui !… Tant qu’on voulait… Il y en a des milliers !… Les voici !… Les vois-tu !… (Regardant les oiseaux qu’il tend vers la Lumière et s’apercevant qu’ils sont morts.) Tiens !… Ils ne vivent plus… Qu’est-ce qu’on leur a fait ?… Les tiens aussi, Mytyl ?… Ceux de Tylô aussi. (Jetant avec colère les cadavres d’oiseaux.) Ah ! non, c’est trop vilain !… Qui est-ce qui les a tués ?… Je suis trop malheureux !…
(Il se cache la tête sous le bras et paraît tout secoué de sanglots.)
Ne pleure pas, mon enfant… Tu n’as pas pris celui qui peut vivre en plein jour… Il est allé ailleurs… Nous le retrouverons…
Est-ce qu’on peut les manger ?…
Tableau V
LA FORÊT
Une forêt. — Il fait nuit. — Clair de lune. — Vieux arbres de diverses espèces, notamment : un chêne, un hêtre, un orme, un peuplier, un sapin, un cyprès, un tilleul, un marronnier, etc.
Salut à tous les arbres !…
Salut !…
C’est un grand jour que ce jour-ci !… Notre ennemi vient délivrer vos énergies et se livrer lui-même… C’est Tyltyl, le fils du bûcheron qui vous a fait tant de mal… Il cherche l’Oiseau-Bleu que vous cachez à l’Homme depuis le commencement du monde, et qui sait seul notre secret… (Murmure dans les feuilles.) Vous dites ?… Ah ! c’est le Peuplier qui parle… Oui, il possède un diamant qui a la vertu de délivrer un instant nos esprits ; il peut nous forcer à livrer l’Oiseau-Bleu, et nous serons dès lors, définitivement, à la merci de l’homme… (Murmure dans les feuilles.) Qui parle ?… Tiens ! c’est le Chêne… Comment allez-vous ?… (Murmure dans les feuilles du Chêne.) Toujours enrhumé ?… La Réglisse ne vous soigne plus ?… Toujours les rhumatismes ?… Croyez-moi, c’est à cause de la mousse ; vous en mettez trop sur vos pieds… L’Oiseau-Bleu est toujours chez vous ?… (Murmures dans les feuilles du Chêne.) Vous dites ?… Oui, il n’y a pas à hésiter, il faut en profiter, il faut qu’il disparaisse… (Murmure dans les feuilles.) Plaît-il ?… Oui, il est avec sa petite sœur ; il faut qu’elle meure aussi… (Murmure dans les feuilles.) Oui, le Chien les accompagne ; il n’y a pas moyen de l’éloigner… (Murmure dans les feuilles.) Vous dites ?… Le corrompre ?… Impossible… J’ai essayé de tout… (Murmures parmi les feuilles.) Ah ! c’est toi, le Sapin ?… Oui, prépare quatre planches… Oui, il y a encore le Feu, le Sucre, l’Eau, le Pain… Ils sont tous avec nous, excepté le Pain qui est assez douteux… Seule la Lumière est favorable à l’Homme ; mais elle ne viendra pas… J’ai fait croire aux petits qu’ils devaient s’échapper en cachette pendant qu’elle dormait… L’occasion est unique… (Murmure dans les feuilles.) Tiens ! c’est la voix du Hêtre !… Oui, vous avez raison ; il faut que l’on prévienne les Animaux… Le Lapin a-t-il son tambour ?… Il est chez vous ?… Bien, qu’il batte le rappel, tout de suite… Les voici !…
(On entend s’éloigner les roulements de tambour du Lapin. — Entrent Tyltyl, Mytyl et le Chien.)
C’est ici ?…
se précipitant au-devant des enfants.
Ah ! voilà, mon petit maître !… Que vous avez bonne mine et que vous êtes joli, ce soir !… Je vous ai précédé pour annoncer votre arrivée… Tout va bien. Cette fois nous tenons l’Oiseau-Bleu, j’en suis sûre… Je viens d’envoyer le Lapin battre le rappel afin de convoquer les principaux Animaux du pays… On les entend déjà dans le feuillage… Écoutez !… Ils sont un peu timides et n’osent approcher… (Bruits d’animaux divers, tels que vaches, porcs, chevaux, ânes, etc. — Bas à Tyltyl, le prenant à part.) Mais pourquoi avez-vous amené le Chien ?… Je vous l’ai déjà dit, il est au plus mal avec tout le monde, même avec les arbres… Je crains bien que sa présence odieuse ne fasse tout manquer…
Je n’ai pu m’en débarrasser… (Au Chien, la menaçant) Veux-tu bien t’en aller, vilaine bête !…
Qui ?… Moi !… Pourquoi ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?…
Je te dis de t’en aller !… On n’a que faire de toi, c’est bien simple… Tu nous embêtes à la fin !…
Je ne dirai rien… Je suivrai de loin… On ne me verra pas… Veux-tu que je fasse le beau ?…
Vous tolérez pareille désobéissance ?… Donnez-lui donc quelques coups de bâton sur le nez, il est vraiment insupportable !…
Voilà qui t’apprendra à obéir plus vite !…
Aïe ! Aïe ! Aïe !…
Qu’en dis-tu ?…
Il faut que je t’embrasse puisque tu m’as battu !…
Voyons… C’est, bien… Ça suffit… Va-t’en !…
Non, non ; je veux qu’il reste… J’ai peur de tout quand il n’est pas là…
qu’il accable de caresses précipitées et enthousiastes.
Oh ! la bonne petite fille !… Qu’elle est belle ! Qu’elle est bonne !… Qu’elle est belle, qu’elle est douce !… Il faut que je l’embrasse ! Encore ! encore ! encore !…
Quel idiot !… Ma foi, nous verrons bien… Ne perdons pas de temps… Tournez le Diamant…
Où faut-il me placer ?
Dans ce rayon de lune ; vous y verrez plus clair… Là ! tournez doucement…
Des Hommes !… De petits Hommes !… On pourra leur parler !… C’est fini le Silence !… C’est fini !… D’où viennent-ils ?… Qui est-ce ?… Qui sont-ils ?… (Au Tilleul qui s’avance en fumant tranquillement sa pipe.) Les connais-tu, toi, père Tilleul ?…
Je ne me rappelle pas les avoir vus…
Mais si, voyons, mais si !… Tu connais tous les Hommes, tu es toujours à te promener autour de leurs maisons…
Mais non, je vous assure… Je ne les connais pas… Ils sont encore trop jeunes… Je ne connais bien que les amoureux qui viennent me voir au clair de lune ; ou les buveurs de bière qui trinquent sous mes branches…
Qu’est-ce que c’est que ça ?… C’est des pauvres de la campagne ?…
Oh ! vous, monsieur le Marronnier, depuis que vous ne fréquentez plus que les boulevards des grandes villes…
Mon Dieu, mon Dieu !… Ils viennent encore me couper la tête et les bras pour en faire des fagots !…
Silence !… Voici le Chêne qui sort de son palais !… Il a l’air bien souffrant ce soir… Ne trouvez-vous pas qu’il vieillit ?… Quel âge peut-il avoir ?… Le Sapin dit qu’il a quatre mille ans ; mais je suis sûre qu’il exagère… Attention, il va nous dire ce que c’est…
Il a l’Oiseau-Bleu !… Vite ! vite !… Par ici !… Donnez-le-moi !…
Silence !…
Découvrez-vous, c’est le Chêne !…
Qui es-tu ?…
Tyltyl, monsieur… Quand est-ce que je pourrai prendre l’Oiseau-Bleu ?…
Tyltyl, le fils du bûcheron ?…
Oui, monsieur…
Ton père nous a fait bien du mal… Dans ma seule famille il a mis à mort six cents de mes fils, quatre cent soixante-quinze oncles et tantes, douze cents cousins et cousines, trois cent quatre-vingts brus et douze mille arrière-petits-fils !…
Je ne sais pas, monsieur… Il ne l’a pas fait exprès…
Que viens-tu faire ici, et pourquoi as-tu fait sortir nos âmes de leurs demeures ?…
Monsieur, je vous demande pardon de vous avoir dérangé… C’est le Chat qui m’a dit que vous alliez nous dire où se trouve l’Oiseau-Bleu…
Oui, je sais, tu cherches l’Oiseau-Bleu, c’est-à-dire le grand secret des choses et du bonheur, pour que les Hommes rendent plus dur encore notre esclavage…
Mais non, monsieur ; c’est pour la petite fille de la Fée Bérylune qui est très malade…
Il suffit !… Je n’entends pas les animaux… Où sont-ils ?… Tout ceci les intéresse autant que nous… Il ne faut pas que nous, les arbres, assumions seuls la responsabilité des mesures graves qui s’imposent… Le jour où les Hommes apprendront que nous avons fait ce que nous allons faire, il y aura d’horribles représailles… Il convient donc que notre accord soit unanime, pour que notre silence le soit également…
Les animaux arrivent… Ils suivent le Lapin… Voici l’âme du Cheval, du Taureau, du Bœuf, de la Vache, du Loup, du Mouton, du Porc, du Coq, de la Chèvre, de l’Âne et de l’Ours…
(Entrée successive des âmes des animaux qui, à mesure que les énumère le Sapin, s’avancent et vont s’asseoir entre les arbres, à l’exception de l’âme de la Chèvre qui vagabonde çà et là, et de celle du Porc qui fouille les racines.)
Tous sont-ils ici présents ?…
La Poule ne pouvait pas abandonner ses œufs, le Lièvre est en courses, le Cerf a mal aux cornes, le Renard est souffrant, — voici le certificat du médecin, — l’Oie n’a pas compris et le Dindon s’est mis en colère…
Ces abstentions sont extrêmement regrettables… Néanmoins, nous sommes en nombre suffisant… Vous savez, mes frères, de quoi il est question. L’enfant que voici, grâce à un talisman dérobé aux puissances de la Terre, peut s’emparer de notre Oiseau-Bleu, et nous arracher ainsi le secret que nous gardons depuis l’origine de la Vie… Or, nous connaissons assez l’Homme pour n’avoir aucun doute sur le sort qu’il nous réserve lorsqu’il se trouvera en possession de ce secret. C’est pourquoi il me semble que toute hésitation serait aussi stupide que criminelle… L’heure est grave ; il faut que l’enfant disparaisse avant qu’il soit trop tard…
Que dit-il ?…
As-tu vu mes dents, vieux perclus ?…
Il insulte le Chêne !…
C’est le Chien ?… Qu’on l’expulse ! Il ne faut pas que nous tolérions un traître parmi nous !…
Éloignez le Chien… C’est un malentendu… Laissez-moi faire, j’arrangerai les choses… Mais éloignez-le au plus vite…
Veux-tu t’en aller !…
Laisse-moi donc lui déchirer ses pantoufles de mousse à ce vieux goutteux-là !… On va rire !…
Tais-toi donc !… Et va-t’en !… Mais va-t’en, vilaine bête !…
Bon, bon, on s’en ira… Je reviendrai quand tu auras besoin de moi…
Il serait plus prudent de l’enchaîner, sinon il fera des bêtises ; les Arbres se fâcheront, et tout cela finira mal…
Comment faire ?… J’ai égaré sa laisse…
Voici tout juste le Lierre qui s’avance avec de solides liens…
Je reviendrai, je reviendrai !… Podagre ! bronchiteux !… Tas de vieux rabougris, tas de vieilles racines !…C’est le Chat qui mène tout !… Je lui revaudrai ça !… Qu’as-tu donc à chuchoter ainsi, Judas, Tigre, Bazaine !… Wa ! wa ! wa !…
Vous voyez, il insulte tout le monde…
C’est vrai, il est insupportable et l’on ne s’entend plus… Monsieur le Lierre, voulez-vous l’enchaîner ?…
Il ne mordra pas ?…
Au contraire ! au contraire !… Il va bien t’embrasser !… Attends, tu vas voir ça !… Approche, approche donc, tas de vieilles ficelles !…
Tylô !…
Que faut-il faire, mon petit dieu ?…
Te coucher, à plat ventre !… Obéis au Lierre… Laisse-toi garrotter ou sinon…
le Lierre le garrotte.
Ficelle !… Corde à pendus !… Laisse à veaux !… Chaîne à porcs !… Mon petit dieu, regarde… Il me tord les pattes… Il m’étrangle !…
Tant pis !… Tu l’as voulu !… Tais-toi, tiens-toi tranquille, tu es insupportable !…
C’est égal, tu as tort… Ils ont de vilaines intentions… Mon petit dieu, prends garde !… Il me ferme la bouche !… Je ne peux plus parler !…
Où faut-il le porter ?… Je l’ai bien bâillonné… il ne souffle plus mot…
Qu’on l’attache solidement là-bas, derrière mon tronc, à ma grosse racine… Nous verrons ensuite ce qu’il convient d’en faire… (Le Lierre aidé du Peuplier porte le Chien derrière le tronc du Chêne) Est-ce fait ?… Bien, maintenant que nous voilà débarrassés de ce témoin gênant et de ce renégat, délibérons selon notre justice et notre vérité… Mon émotion, je ne vous le cache point, est profonde et pénible… C’est la première fois qu’il nous est donné de juger l’Homme et de lui faire sentir notre puissance… Je ne crois pas qu’après le mal qu’il nous a fait, après les monstrueuses injustices que nous avons subies, il reste le moindre doute sur la sentence qui l’attend…
Non ! Non ! Non !… Pas de doute !… La pendaison !… La mort !… Il y a trop d’injustice !… Il a trop abusé !… Il y a trop longtemps !… Qu’on l’écrase ! Qu’on le mange !… Tout de suite !… Tout de suite !…
Qu’ont-ils donc ?… Ils ne sont pas contents ?…
Ne vous inquiétez pas… Ils sont un peu fâchés à cause que le Printemps est en retard… Laissez-moi faire, j’arrangerai tout ça…
Cette unanimité était inévitable… Il s’agit à présent de savoir, pour éviter les représailles, quel genre de supplice sera le plus pratique, le plus commode, le plus expéditif et le plus sûr ; celui qui laissera le moins de traces accusatrices lorsque les Hommes retrouveront les petits corps dans la forêt…
Qu’est-ce que c’est que tout ça ?… Où veut-il en venir ?… Je commence à en avoir assez… Puisqu’il a l’Oiseau-Bleu, qu’il le donne…
Le plus pratique et le plus sûr, c’est un bon coup de corne au creux de l’estomac. Voulez-vous que je fonce ?…
Qui parle ainsi ?…
C’est le Taureau.
Il ferait mieux de se tenir tranquille… Moi, je ne m’en mêle pas… J’ai à brouter toute l’herbe de la prairie qu’on voit là-bas, dans le bleu de la lune… J’ai trop à faire…
Moi aussi. D’ailleurs, j’approuve tout d’avance…
Moi, j’offre ma plus haute branche pour les pendre…
Et moi le nœud coulant…
Et moi les quatre planches pour la petite boîte…
Et moi la concession à perpétuité…
Le plus simple serait de les noyer dans une de mes rivières… Je m’en charge…
Voyons, voyons… Est-il bien nécessaire d’en venir à ces extrémités ? Ils sont encore bien jeunes… On pourrait tout bonnement les empêcher de nuire en les retenant prisonniers dans un clos que je me charge de construire en me plantant tout autour…
Qui parle ainsi ?… Je crois reconnaître la voix mielleuse du Tilleul…
En effet…
Il y a donc un renégat parmi nous, comme parmi les animaux ?… Jusqu’ici, nous n’avions à déplorer que la défection des arbres fruitiers ; mais ceux-ci ne sont pas de véritables arbres…
Moi, je pense qu’il faut d’abord manger la petite fille… Elle doit être bien tendre…
Que dit-il celui-là ?… Attends un peu, espèce de…
Je ne sais ce qu’ils ont ; mais cela prend mauvaise tournure…
Silence !… Il s’agit de savoir qui de nous aura l’honneur de porter le premier coup ; qui écartera de nos cimes le plus grand danger que nous ayons couru depuis la naissance de l’Homme…
C’est à vous, notre roi et notre patriarche, que revient cet honneur…
C’est le Sapin qui parle ?… Hélas ! je suis trop vieux ! Je suis aveugle, infirme, et mes bras engourdis ne m’obéissent plus… Non, c’est à vous, mon frère, toujours vert, toujours droit, c’est à vous, qui vîtes naître la plupart de ces arbres, qu’échoit, à mon défaut, la gloire du noble geste de notre délivrance…
Je vous remercie, mon vénérable père… Mais comme j’aurai déjà l’honneur d’ensevelir les deux victimes, je craindrais d’éveiller la juste jalousie de mes collègues ; et je crois qu’après nous, le plus ancien et le plus digne, celui qui possède la meilleure massue, c’est le Hêtre…
Vous savez que je suis vermoulu et que ma massue n’est point sûre… Mais l’Orme et le Cyprès ont de puissantes armes…
Je ne demanderais pas mieux ; mais je puis à peine me tenir debout… Une taupe, cette nuit, m’a retourné le gros orteil…
Quant à moi, je suis prêt… Mais, comme mon bon frère le Sapin, j’aurai déjà, sinon le privilège de les ensevelir, tout au moins l’avantage de pleurer sur leur tombe… Ce serait illégitimement cumuler… Demandez au Peuplier…
À moi ?… Y pensez-vous ?… Mais mon bois est plus tendre que la chair d’un enfant !… Et puis, je ne sais ce que j’ai… Je tremble de fièvre… Regardez donc mes feuilles… J’ai dû prendre froid ce matin au lever du soleil…
Vous avez peur de l’Homme !… Même ces petits enfants isolés et sans armes vous inspirent la terreur mystérieuse qui fit toujours de nous les esclaves que nous sommes !… Eh bien, non ! C’est assez !… Puisqu’il en est ainsi, puisque l’heure est unique, j’irai seul, vieux, perclus, tremblant, aveugle, contre l’ennemi héréditaire !… Où est-il ?…
(Tâtonnant de son bâton, il s’avance vers Tyltyl.)
C’est à moi qu’il en a, ce vieux-là, avec son gros bâton ?…
(Tous les autres arbres, poussant un cri d’épouvante à la vue du couteau, s’interposent et retiennent le Chêne.)
Le couteau !… Prenez garde !… Le couteau !…
Laissez-moi !… Que m’importe !… Le couteau ou la hache !… Qui me retient ?… Quoi ! vous êtes tous ici ?… Quoi ! vous tous vous voulez ?… (Jetant son bâton) Eh bien, soit !… Honte à nous !… Que les animaux nous délivrent !…
C’est cela !… Je m’en charge !… Et d’un seul coup de corne !…
De quoi te mêles-tu ?… Ne fais pas de bêtises !… C’est une mauvaise affaire !… Cela finira mal… C’est nous qui trinquerons… Laisse donc… C’est affaire aux animaux sauvages…
Non, non !… C’est mon affaire !… Attendez !… Mais retenez-moi donc ou je fais un malheur !…
N’aie pas peur !… Mets-toi derrière moi… J’ai mon couteau…
C’est qu’il est crâne, le petit !…
Alors, c’est décidé, c’est à moi qu’on en veut ?…
Mais bien sûr, mon petit, tu y as mis le temps, à t’en apercevoir !…
Tu peux faire ta prière, va, c’est ta dernière heure. Mais ne cache pas la petite fille… Je veux m’en régaler les yeux… C’est elle que je mangerai la première…
Qu’est-ce que je vous ai fait ?…
Rien du tout, mon petit… Mangé mon petit frère, mes deux sœurs, mes trois oncles, ma tante, bon-papa, bonne-maman… Attends, attends, quand tu seras par terre, tu verras que j’ai des dents aussi…
Et que j’ai des sabots !…
Vous allez voir ce que vous allez voir !… Aimez-vous mieux que je le déchire à belles dents ou que je vous l’abatte à coups de pied ?… (Il s’avance magnifiquement sur Tyltyl qui lui fait face en levant son couteau. Tout à coup, le Cheval, pris de panique, tourne le dos et fuit à toutes jambes.) Ah ! mais non !… Ce n’est pas juste !… Ce n’est pas de jeu !… Il se défend !…
C’est égal, le petit n’a pas froid aux yeux !…
Précipitons-nous tous ensemble… Je vous soutiendrai par derrière… Nous les renverserons et nous nous partagerons la petite fille quand elle sera par terre…
Amusez-les par là… Je vais faire un mouvement tournant… (Il tourne Tyltyl qu’il attaque par derrière et renverse à demi.)
Judas !… (Il se redresse sur un genou, brandissant son couteau et couvrant de son mieux sa petite sœur qui pousse des hurlements de détresse. — Le voyant à demi renversé, tous les animaux et les arbres se rapprochent et cherchent à lui porter des coups. Éperdument, Tyltyl appelle à l’aide.) À moi ! À moi !… Tylô ! Tylô !… Où est le Chat ?… Tylô !… Tylette ! Tylette !… Venez ! venez !…
Je ne peux pas… Je viens de me fouler la patte…
À moi !… Tylô ! Tylô !… Je ne peux plus !… Ils sont trop !… L’Ours ! le Cochon ! le Loup ! l’Âne ! le Sapin ! le Hêtre !… Tylô ! Tylô ! Tylô !…
(Traînant ses liens brisés, le Chien bondit de derrière le tronc du Chêne et, bousculant arbres et animaux, se jette devant Tyltyl qu’il détend avec rage.)
Voilà ! voilà ! mon petit dieu !… N’aie pas peur ! Allons-y !… J’ai de bons coups de gueule !… Tiens, voilà pour toi, l’Ours, là dans ton gros derrière !… Voyons, qui en veut encore ?… Voilà pour le Cochon, et ça pour le Cheval et la queue du Taureau ! Voilà ! j’ai déchiré la culotte du Hêtre et le jupon du Chêne !… Le Sapin f… le camp !… C’est égal, il fait chaud !…
Je n’en peux plus !… Le Cyprès m’a donné un grand coup sur la tête…
Aïe ! c’est un coup du Saule !… Il m’a cassé la patte !…
Ils reviennent à la charge ! Tous ensemble !… Cette fois, c’est le Loup !…
Attends, que je l’étrenne !…
Imbécile !… Notre frère !… Ses parents ont noyé tes petits !…
Ils ont bien fait !… Tant mieux !… C’est qu’ils te ressemblaient !…
Renégat !… Idiot !… Traître ! Félon ! Nigaud !… Judas !… Laisse-le ! C’est la mort ! Viens à nous !
Non ! non !… Seul contre tous !… Non, non !… Fidèle aux dieux ! aux meilleurs ! aux plus grands !… (À Tyltyl.) Prends garde, voici l’Ours !… Méfie-toi du Taureau… Je vais lui sauter à la gorge… Aïe !… C’est un coup de pied… L’Âne m’a cassé deux dents…
Je ne peux plus, Tylô !… Aïe !… C’est un coup de l’Orme… Regarde, ma main saigne… C’est le Loup ou le Porc…
Attends, mon petit dieu… Laisse-moi t’embrasser. Là, un bon coup de langue… Ça te fera du bien… Reste bien derrière moi… Ils n’osent plus approcher… Si !… Les voilà qui reviennent !… Ah ! ce coup, c’est sérieux !… Tenons ferme !…
Non, ce n’est plus possible…
On vient !… J’entends, je flaire !…
Où donc ?… Qui donc ?…
Là ! là !… C’est la Lumière !… Elle nous a retrouvés !… Sauvés, mon petit roi !… Embrasse-moi !… Sauvés !… regarde !… Ils se méfient !… Ils s’écartent !… Ils ont peur !…
La Lumière !… La Lumière !… Venez donc !… Hâtez-vous !… Ils se sont révoltés !… Ils sont tous contre nous !…
(Entre la Lumière : à mesure qu’elle s’avance, l’Aurore se lève sur la forêt qui s’éclaire.)
Qu’est-ce donc ?… Qu’y a-t-il ?… Mais, malheureux ! tu ne savais donc pas !… Tourne le Diamant ! Ils rentreront dans le Silence et dans l’Obscurité ; et tu ne verras plus leurs sentiments…
(Tyltyl tourne le Diamant. — Aussitôt les âmes de tous les Arbres se précipitent dans les troncs qui se referment. — Les âmes des Animaux disparaissent également ; et l’on voit, au loin, brouter une Vache et un Mouton paisibles, etc. — La Forêt redevient innocente. Étonné, Tyltyl regarde autour de soi.)
Où sont-ils ?… Qu’avaient-ils ?… Est-ce qu’ils étaient fous ?…
Mais non, ils sont toujours ainsi ; mais on ne le sait pas parce qu’on ne le voit pas… Je te l’avais bien dit : il est dangereux de les réveiller quand je ne suis pas là…
C’est égal ; sans le Chien et si je n’avais pas eu mon couteau… Je n’aurais jamais cru qu’ils fussent si méchants !…
Tu vois bien que l’Homme est tout seul contre tous, en ce monde…
Tu n’as pas trop de mal, mon petit dieu ?…
Rien de grave… Quant à Mytyl, ils ne l’ont pas touchée… Mais toi, mon bon Tylô ?… Tu as la bouche en sang, et ta patte est cassée ?…
Pas la peine d’en parler… Demain, il n’y paraîtra plus… Mais l’affaire était chaude !…
Je crois bien !… Le Bœuf m’a donné un coup de corne dans le ventre… On n’en voit pas la trace, mais il me fait bien mal… Et le Chêne m’a cassé la patte…
J’aimerais bien savoir laquelle…
Ma pauvre Tylette, est-ce vrai ?… Où donc te trouvais-tu ?… Je ne t’ai pas aperçue…
Petite mère, j’ai été blessée tout de suite, en attaquant le vilain Porc qui voulait te manger… C’est alors que le Chêne m’a donné ce grand coup qui m’a étourdie…
Toi, tu sais, j’ai deux mots à te dire… Tu ne perdras rien pour attendre !…
Petite mère, il m’insulte… Il veut me faire du mal…
Veux-tu bien la laisser tranquille, vilaine bête…