L’Offrande lyrique/Introduction

Traduction par André Gide.
NRF (p. 13-37).
INTRODUCTION


Quand le temps ne me manquerait pas, c’est le cœur qui me manquerait devant l’amoncellement des gros livres de l’Inde antique ; devant cette littérature dont Paul de Saint-Victor écrivait habilement que « le dérèglement est sa règle ».

« Entre l’esprit européen et celui de l’Inde, disait-il encore, se dressent cent millions de dieux monstrueux. »

Ce que j’admire dans le Gitanjali c’est d’abord qu’il est tout petit. Ce que j’admire dans le Gitanjali, c’est qu’il n’est encombré d’aucune mythologie. Ce que j’admire dans le Gitanjali c’est que point n’est besoin de préparation pour le lire. — Et sans doute il peut être intéressant de constater par où ce livre se rattache aux traditions de l’Inde antique ; mais il est bien plus intéressant de considérer par où il s’adresse à nous.


Désireux de ne réserver que des louanges, je commencerai par signaler le grave défaut de ce livre : si petit qu’il soit, il est mal composé. Je n’entends pas par là qu’il échappe à nos rythmes occidentaux, à nos mètres, à nos mesures. Non ; mais une petite note imprimée à la fin du livre nous en avertit : le Gitanjali est fait de pièces et de morceaux — de pièces et de morceaux disparates. Les divers poèmes qui forment la matière du volume parurent primitivement en bengali dans trois livres distincts : le Naïvedya, le Kheya et le Gitanjali — qui prêtera son titre à la guirlande. D’autres poèmes, qui parurent encore, de-ci de-là, dans des revues, sont-là, semés comme au hasard, éparpillés au travers des autres suites qu’ils interrompent, déroutant l’esprit comme à plaisir.

De sorte qu’il n’était pas besoin de cette note pour dénoncer l’hétérogénéité du Gitanjali ; elle saute aux yeux vraiment et d’une manière qui peut choquer d’abord — pour devenir peut-être assez amusante dans la suite.

Oui, j’aime que l’auteur ait été, semble-t-il, pris au dépourvu. À l’âge de cinquante-quatre ans, sur les instances de quelques amis, lui, si célèbre sur les bords du Gange, il se décide à donner une version anglaise de ses poèmes — et voici qu’il n’en a pas assez pour emplir d’un coup le volume.

N’est-il pas plaisant de voir, pour une fois, le flot monstrueux de l’Inde énorme s’y reprendre à trois fois, à quatre, à cinq fois pour emplir l’étroite coupe que lui tend l’éditeur anglais !

Après les 214.778 vers du Mahabharata, les 48.000 vers du Ramayana, quel soulagement ! Ah ! combien je sais gré à l’Inde, grâce à Rabindranath Tagore[1] de pécher enfin par défaut — et combien ne gagnons-nous pas à cet échange de la longueur pour la qualité, du poids par quantité contre le poids par densité. Car des 103 petits poèmes qui composent le Gitanjali presque chacun est d’un poids admirable.


Je reviens à leur diversité. Mais comme mon désir est de réduire celle-ci de plus en plus, écartant peu à peu les éléments adventices pour ne parler bientôt plus que du centre même du livre et de son cœur exquis — je dirai d’abord quelques mots des autres écrits de Tagore :

Depuis l’apparition du Gitanjali, deux autres volumes de poèmes ont paru — l’un, The Crescent Moon, est un recueil de pièces enfantines ou de pièces concernant les enfants. Nous y retrouvons trois des poèmes du Gitanjali — non des meilleurs, mais de ceux qui, ces temps derniers, furent les plus cités (poèmes lx, lxi et lxii.

Un autre volume, The Gardener, a paru en novembre dernier. C’est une suite de poèmes, sinon précisément de jeunesse — du moins d’une époque antérieure, antérieure de beaucoup, dit la préface, à ceux du Gitanjali. Ce recueil est très inégal ; mais, parmi de moins bonnes pièces, scintillent quelques poèmes d’amour — non point d’amour divin comme ceux, les plus beaux, du Gitanjali — mais d’un amour humain, charnel même, dirai-je — encore que d’une qualité quasi mystique, si particulière que je ne résiste pas au plaisir de vous en citer un :

Je serre ses mains ; je la presse contre ma poitrine.

J’essaie d’emplir mes bras de sa beauté, de piller avec mes baisers son sourire, de boire avec mes yeux ses regards.

Hélas ! mais où est tout cela ? Qui peut forcer l’azur du ciel ?

J’essaie d’étreindre la beauté ; elle m’élude, ne laissant que le corps entre mes mains.

Confus et lassé, je retombe.

Comment pourrait le corps toucher la fleur que seule l’âme peut toucher ?


D’autres poèmes de ce livre, en plus grand nombre, sont d’une veine très différente. Ce sont des pièces sensiblement plus longues, qui, au lieu d’exprimer directement l’émotion, l’écartent de nous et la juchent sur une sorte de tréteau, de scène, où elle est jouée, interprétée au cours d’une affabulation légère — et même parfois dialoguée. Quelques-unes des poésies, sans doute les moins réussies, du Gitanjali, dérivent encore de cette source — que, pour ma part, je l’avoue, il m’arrive de ne pas goûter beaucoup. Ce monnayage de la sagesse ou de l’émotion en menus apologues, n’est pas toujours heureux. Certains de ceux-ci vont retrouver plutôt dans mon esprit, assez fâcheusement, le souvenir des contes du chanoine Schmidt.

À cette série se rattachent les poèmes LI et XXXI par exemple, et une pièce mystérieuse où il est question de guerriers, d’armures, de flèches ; pièce assez mal venue, mise dans ce recueil on ne sait trop pourquoi (peut-être uniquement pour le grossir) et que, pour ma part, je verrais tomber sans peine. Par contre, je ne me séparerais pas volontiers des deux apologues que voici (p. LXXVIII et L) :

Quand la création était neuve et que les étoiles brillaient toutes dans leur première splendeur, les dieux tinrent leur assemblée dans le ciel et chantèrent : « Ô tableau de la perfection ! joie sans mélange ! »

Mais l’un des dieux cria soudain : « Il semble qu’il y ait quelque part un laps dans cette chaîne de clarté et qu’une des étoiles se soit perdue. »

La corde d’or de leurs harpes rompit ; leur chant s’arrêta et dans l’épouvante ils pleurèrent : — « Certes, elle était la plus belle, cette étoile perdue, et la gloire de tous les cieux ! »

Depuis ce jour, on la cherche sans cesse et la lamentation de l’un à l’autre se transmet : « Avec elle le monde aura perdu sa seule joie ! »

Cependant, dans le profond silence de la nuit, les étoiles sourient et murmurent entre elles : « Vaine est cette recherche ! Une perfection ininterrompue est partout ! »


Le polythéisme subit de ce poème, unique dans le Gitanjali, déconcerte au premier abord — polythéisme apparent, non réel — il ne surprendra pas sans doute ceux qui se souviennent de l’admirable strophe du Rig-Veda, le livre le plus ancien de l’Inde ancienne, écrit dans une langue qui n’était pas encore le sanscrit.

« Qui connaît ces choses ? Qui peut parler d’elles ? D’où viennent les êtres ? Quelle est cette création ? Les dieux aussi ont été enfantés par Lui. Mais Lui, qui sait comment il existe ? »

Voici le second apologue :


J’étais allé, mendiant de porte en porte, sur le chemin du village lorsque ton chariot d’or apparut au loin, pareil à un rêve splendide et j’admirais quel était ce Roi de tous les rois !

Mes espoirs s’exaltèrent et je pensais : c’en est fini des mauvais jours, et déjà je me tenais prêt dans l’attente d’aumônes spontanées et de richesses éparpillées partout dans la poussière.

Le chariot s’arrêta là où je me tenais. Ton regard tomba sur moi et tu descendis avec un sourire. Je sentis que la chance de ma vie était enfin venue. Soudain, alors, tu tendis ta main droite et dis : « Qu’as-tu à me donner ? »

Ah ! quel jeu royal était-ce là de tendre la main au mendiant pour mendier ! J’étais confus et demeurai perplexe ; enfin de ma besace, je tirai lentement un tout petit grain de blé et te le donnai.

Mais combien fut grande ma surprise lorsque, à la fin du jour, vidant à terre mon sac, je trouvai un tout petit grain d’or parmi le tas des pauvres grains. Je pleurai amèrement alors et pensai : Que n’ai-je eu le cœur de te donner mon tout.


Cette poésie se rattache, d’autre part, à une longue suite dont je vous reparlerai bientôt — que l’on pourrait détacher du Gitanjali comme on pourrait détacher, du Buch der lieder de Heine, la suite du Heimkher ou le Lyrisches Intermezzo, et auquel on donnerait volontiers le titre un peu suranné de la poésie de Musset — L’espoir en Dieu — ou plus proprement encore L’attente de Dieu.

Il semble que ce soit la mise en poèmes, en chansons, le monnayage d’un des deux drames de Tagore. Le premier de ces deux drames, œuvre de première jeunesse, était inspiré du Mahabharata — le second, celui qui nous intéresse et qui me paraît de la même inspiration que cette suite de poèmes, est tout moderne en apparence. Il s’appelle : The Post-Office. Nous y voyons un enfant malade, que soutient l’anxieux espoir, l’attente d’une lettre du roi. L’enfant est assis à sa fenêtre et interpelle les passants, qui commencent à causer avec lui, contre leur gré d’abord ; mais bientôt la conversation enfantine les délivre de leurs soucis, sans même que bien précisément ils s’en doutent, de sorte qu’ils s’en retournent réconfortés. Cette lettre qu’attend l’enfant doit venir, doit toujours venir et n’arrive jamais. Mais comme l’enfant va mourir, le roi lui-même se présente enfin devant lui. Il ne se nomme pas, mais l’enfant cependant le reconnaît.

On imagine volontiers le petit poème que voici, écrit comme en marge de cet étrange drame.


Ceci est mon délice, d’attendre et d’épier ainsi sur le bord de la route où l’ombre poursuit la lumière, et la pluie vient sur les traces de l’été.

Des messagers, avec des nouvelles d’autres cieux, me saluent et se hâtent le long de la route. Mon cœur exulte au dedans de moi, et l’haleine de la brise qui passe est douce.

De l’aube au crépuscule, je reste devant ma porte ; je sais que, soudain, l’heureux moment viendra où je verrai.

Cependant je souris et je chante, tout solitaire. Cependant l’air s’emplit du parfum de la promesse.


Dans la suite de poèmes, dont fait partie celui-ci, toutes les formes de l’attente, tous les modes plutôt de l’attente, sont exprimés — et certaines strophes frémissent d’une intime musique qui me fait tour à tour penser à quelque mélodie de Schumann ou à tel arie d’une cantate de Bach (p. XLV, XLVI, XLVII et XL).

Par instants il semble presque que l’attente soit amoureuse ; puis aussitôt la voici qui redevient mystique éperdument (p. XLI).

Dans quelques-uns de ces poèmes un pronom féminin vient tout à coup nous avertir que c’est une femme qui parle. Mais comme rien n’indique où commence et où s’arrête cette suite, et qu’en anglais le genre, le sexe de la personne qui parle — de la première personne, peut rester plus lontemps, plus constamment caché qu’en français où les accords grammaticaux sont plus nombreux, — le traducteur se trouve parfois embarrassé. La vérité c’est que le chant est ici celui de l’âme même, asexuée.


Au petit matin un bruissement a dit que nous allions nous embarquer, toi seulement et moi, et qu’aucune âme au monde, jamais, ne saurait rien de notre pèlerinage sans but et sans fin.

Sur cet océan sans rivages, à ton muet sourire attentif, mes chants s’enfleraient en mélodies, libres comme les vagues, libres de l’entrave des paroles.

N’est-il pas temps encore ? Que reste-t-il à faire ici ? Vois, le soir est descendu sur la plage et dans la défaillante lumière l’oiseau de mer revole vers son nid.

N’est-il pas temps de lever l’ancre ? Que notre barque avec la dernière lueur du couchant s’évanouisse enfin dans la nuit.


Car vous entendez bien que le voyage dont il s’agit ici est un voyage mystique — ou peut-être celui qui faisait dire à Baudelaire :

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !

et qui, dans un sentiment bien peu baudelairien du reste, va tout à l’heure inspirer à Tagore ses chants les plus étranges et les plus beaux.



Nous voici parvenus bientôt au cœur même du livre. À force d’avoir écarté les pièces d’alentour, je n’ai presque plus devant moi, en plus des poèmes de l’adieu à la vie, que les poèmes métaphysiques.

Pourtant, avant de parler de ceux-ci, je voudrais lire encore deux hymnes à la lumière — si beaux qu’ils ne se laissent pas oublier — séparés dans le volume, mais qu’il semble assez naturel de rapprocher.


Lumière ! Où est la lumière ? Qu’elle s’anime au feu rutilant du désir !

Voici la lampe, mais sans jamais le vacillement d’une flamme — est-ce là ton destin, mon cœur ? La mort, ah ! pour toi serait de beaucoup préférable.

La misère frappe à ta porte ; son message est que ton maître est de veille et qu’il t’appelle au rendez-vous d’amour à travers l’obscurité de la nuit.

Le ciel est encombré de nuages et la pluie ne cesse pas. Je ne sais ce que c’est qui se soulève en moi ; je ne sais ce que cela veut dire.

La lueur soudaine d’un éclair ramène sur ma vue une ténèbre plus profonde, et mon cœur cherche à tâtons le sentier vers où la musique de la nuit m’appelle.

Lumière, ah ! où est la lumière ? Qu’elle s’anime au feu rutilant du désir ! Il tonne et le vent bondit en hurlant à travers l’espace. La nuit est noire comme l’ardoise. Ne laisse pas les heures s’écouler dans l’ombre. Anime avec ta vie la lampe de l’amour.




Lumière ! ma lumière ! lumière emplissant le monde, lumière baiser des yeux, douceur du cœur, lumière !

Ah ! la lumière danse au centre de ma vie ! Bien-aimé, mon amour retentit sous la frappe de la lumière. Les cieux s’ouvrent ; le vent bondit ; un rire a parcouru la terre.

Sur l’océan de la lumière, mon bien-aimé, le papillon ouvre son aile. La crête des vagues de lumière brille de lys et de jasmins.

La lumière, ô mon bien-aimé, brésille l’or sur les nuées ; elle éparpille à profusion les pierreries.

Une jubilation s’étend de feuille en feuille, ô mon amour ! une aise sans mesure. Le fleuve du ciel a noyé ses rives ; tout le flot de joie est dehors.


Certainement ces deux pièces se répondent. Je dis qu’il est naturel de les rapprocher — mais non ; elles sont bien chacune à sa place ; la première pleine d’angoisse encore parmi les poèmes de l’âme inquiète, attentive et passionnée, de l’âme qui cherche encore Dieu comme en deçà de l’apparence, qui, donc, n’a pas atteint la communion parfaite — la seconde : chant triomphant de l’âme exultante et débordée par Dieu.



Quel est donc le secret de cette joie frémissante qui ruisselle et scintille comme l’eau, qui luit et chauffe comme le jour ? Quelle est cette vérité qui tout à la fois nourrit l’âme et l’enivre ? Est-ce le fruit de la philosophie des brahmanes ? Est-ce le culte de Vischnou ? Non : c’est l’amour de cette philosophie, c’est l’amour de cette religion, Car, dit-il, dans la préface du livre où l’on a recueilli ses leçons :

« Pour les Occidentaux qui étudient les vénérables écrits religieux de l’Inde, ces textes ne paraissent présenter qu’un intérêt purement rétrospectif et archéologique, mais pour nous ils sont d’une vitale importance. »

Ce que j’admire ici, ce qui m’emplit de larmes et de rires, c’est l’animation passionnée de cette poésie, qui fait de l’enseignement brahmanique — on eût pu croire si intellectuel, si abstrait — quelque chose de frémissant, de pantelant, à la manière d’une phrase du Mystère de Jésus de Pascal — mais ici frémissant de joie.


Que tous les accents de la joie se mêlent dans mon chant suprême — la joie qui fait la terre s’épancher dans l’intempérante profusion de l’herbe ; la joie qui, sur le large monde, fait danser mort et vie jumelles ; la joie qui précipite la tempête — et alors un rire éveille et secoue toute vie ; la joie qui repose quiète parmi les larmes dans le rouge calice du lotus douleur ; et la joie enfin qui jette dans la poussière tout ce qu’elle a et ne sait rien.


Cette joie naît toute naturelle au sentiment de la vie universelle, au sentiment de la participation à cette vie.


Le même fleuve de vie, qui court à travers mes veines nuit et jour, court à travers le monde et danse en pulsations rythmées.

C’est cette même vie qui pousse à travers la poudre de la terre sa joie en innombrables brins d’herbe, et éclate en fougueuses vagues de feuilles et de fleurs.

C’est cette même vie que balancent flux et reflux dans l’océan-berceau de la naissance et de la mort.

Je sens mes membres glorifiés au toucher de cette vie universelle. Et je m’enorgueillis car le grand battement de la vie des âges, c’est dans mon sang qu’il danse en ce moment.

Et d’abord nous ne voyons ici qu’un sentiment quasi panthéistique ; celui dont nous trouvons déjà l’expression admirable dans le monologue du réveil qui ouvre le second Faust :

« Les pulsations de la vie battent avec une vivacité nouvelle pour saluer pieusement l’aube éthérée ; toi aussi. Terre, en cette nuit tu es restée la même, et tu respires nouvellement rafraîchie à mes pieds, tu commences déjà à m’environner de volupté ; tu excites, tu émeus en moi une puissante résolution de continuer toujours mon effort vers la plus haute existence… »

Bien plus, Faust lui-même, à la fin de ce monologue contemplant la cascade qui ruisselle de la montagne, dira :

« De chute en chute elle roule, se répandant à tout instant en mille et mille courants, faisant siffler haut dans les airs écume sur écume. Mais avec quelle majesté, naissant de cette tempête, se recourbe la changeante durée de l’arc, aux couleurs variées, tantôt purement dessiné, tantôt se dissipant dans l’air, répandant alentour une fraîche et vaporeuse ondée ! C’est ici le miroir de l’énergie humaine. Penses-y, et tu saisiras plus nettement : ce reflet coloré nous représente la vie. »

Et c’est bien à peu près là — ce reflet coloré — ce que la philosophie hindoue appellera Maya. Mais la joie qu’enseigne Tagore, c’est au delà précisément de la Maya qu’il la trouve ; et c’est tant qu’il cherchait son Dieu en deçà du reflet coloré, du mouvant rideau des phénomènes que son âme restait altérée.


Le jour que la fleur de lotus s’ouvrit, hélas ! mon esprit errait à l’aventure et je ne le sus pas. Ma corbeille était vide et la fleur resta délaissée.

Mais parfois et encore une tristesse s’abattait sur moi ; je m’éveillais en sursaut de mon songe et sentais la suave trace d’une étrange fragrance dans le vent du sud.

Cette vague douceur faisait mon cœur malade de désir ; il me semblait reconnaître l’ardente haleine de l’été s’efforçant vers sa perfection.

Je ne savais pas alors que c’était si près, que c’était mien, et que cette suavité parfaite s’était épanouie au profond de mon propre cœur.



Lors même que je serais plus qualifié pour le faire, je ne tenterais pas d’exposer, si sommairement que ce soit, la philosophie de Tagore ; d’autant moins que Tagore se défend d’apporter quelque changement, quelque innovation que ce soit à la philosophie contenue dans les Upanishads et que, donc, rien n’est moins neuf. Aussi bien n’est-ce pas cette philosophie que j’admire ici, mais bien l’émotion qui l’anime et l’art exquis par quoi Tagore va l’exprimer.

Tagore sait que Dieu a besoin de lui. Il se compare entre les mains de Dieu à cette flûte de roseau que lui, poète, anime de son souffle — « Mon poète », dit-il à Dieu, ou encore « Maître poète » — un maître poète dont il est, lui, dont l’homme est la vivante poésie. « Que seulement, dit-il, je fasse de ma vie une chose simple et droite, pareille à une flûte de roseau, que tu puisses emplir de musique ».

C’est par sa création, c’est en sa créature que Dieu prend conscience de soi. Que lui, Tagore, soit la conscience de Dieu, qu’il est la conscience de Dieu — c’est cette pensée qui anime les poésies les plus parfaites (p. LVI et LXV).

Parfaites celles encore où la Maya se définit, s’explique et s’entr’ouvre pour laisser voir le cœur même de la sagesse (p. LXXI ou LXVIII).

Dans les leçons de Tagore qu’on vient de réunir en volume, sous ce titre : Sadhana, il est plus d’un passage qui peut servir de commentaire à ces poèmes. Vers la fin du chapitre intitulé : « Réalisation dans l’amour », nous lisons, par exemple :

« Ne semble-t-il pas merveilleux, en vérité, que la nature ait à la fois et en même temps ces deux aspects antithétiques ; l’un d’esclavage, l’autre de liberté.

« La nature présente travail et effort d’une part, loisir de l’autre.

« Extérieurement, elle s’active sans répit ; intimement, elle est toute silence et paix. »

N’est-ce pas la signification de cette pièce étrange :


Tu es le ciel et tu es le nid aussi bien.

Ô toi plein de beauté ! ici, dans le nid des couleurs, des sons et des parfums, c’est ton amour qui enclôt l’âme.

Voici venir le Matin, avec une corbeille d’or à la main droite, que charge la guirlande de beauté dont il va sans bruit parer la terre.

Et voici venir, par de vierges sentiers, le Soir sur les pacages solitaires et qu’ont désertés les troupeaux ; il apporte dans sa cruche d’or le frais breuvage de la paix, flot de l’océan du repos, pris à la rive occidentale.

Mais là, là où s’éploie le ciel infiniment afin que l’âme s’y essore, là règne intacte et blanche la splendeur. Il n’est plus là ni nuit ni jour, ni formes ni couleurs, et ni paroles, ni paroles.

Tous les poèmes dont je viens de parler sont inspirés encore par le sentiment de cette dualité, dualité que commente ingénieusement ce charmant passage du Sadhana :

« Voyez, par exemple, la fleur. Si charmante qu’elle paraisse, elle est pressée de rendre un grand service. Sa forme et sa couleur ne sont qu’appropriées à son emploi. Elle doit mener à bien le fruit, sous peine d’interrompre la continuité de la vie de la plante et de laisser la terre prendre bientôt l’aspect du désert. La couleur de la fleur et son parfum ne sont qu’en raison de cela ; elle n’est pas plutôt fécondée par l’abeille, que voici venir le temps du fruit, que voici tomber ses délicats pétales et qu’une économie cruelle la contraint de résigner son doux parfum. Plus aucun loisir ne lui reste pour étaler au soleil sa parure ; elle est toute requise déjà.

« Vue du dehors la nécessité semble l’unique agent de la nature par quoi chaque chose est poussée. Par quoi le bouton tend à la fleur, la fleur au fruit. Par quoi le fruit répand sur le sol la semence. Par quoi la semence germe à nouveau, et par quoi la chaîne ininterrompue, ainsi, d’activité en activité se poursuit…

« Mais cette même fleur s’adresse-t-elle au cœur de l’homme, il n’est aussitôt plus question de sa pratique utilité ; la voici devenir aussitôt l’emblème du loisir et du repos. Ainsi ce même objet par quoi l’activité sans fin se manifeste est, d’autre part, la parfaite expression de la paix et de la beauté. »

Et nous retrouvons ici cette vieille distinction que Schopenhauer établissait entre ce qu’il appelait le motif et le quiétif.



Certes, de reconnaître cette dualité constante, c’est déjà beaucoup. Mais Tagore prétend atteindre au delà de la Maya à une félicité supérieure, car, dit-il encore dans le Sadhana, « ce côté de notre existence qui fait face à l’infini n’aspire point à l’opulence mais à la liberté, à la joie. Là cesse le règne de la nécessité et là notre fonction n’est point de posséder mais d’être. D’être quoi ? D’être un avec Brahma, car la religion de l’infini est la religion de l’unité ; c’est pourquoi nous lisons dans les Upanishads : « Celui qui comprend Dieu devient vrai. » C’est ici le lieu du devenir et non plus de la possession. La signification des mots, une fois que tu les connais, n’augmente point leur grosseur, mais alors les mots deviennent vrais, en ne formant plus qu’un avec l’idée.

« Quoique le monde occidental ait reconnu pour maître celui qui hardiment proclama son unité avec le Père, celui qui exhorta ses fidèles à être parfaits comme leur divin Père est parfait, le monde occidental ne s’est jamais précisément réconcilié avec l’idée de notre unité avec l’être infini. Il condamne à la manière d’un blasphème toute prétention de l’homme au devenir divin. Et cette condamnation n’était certainement pas l’idée que prêchait le Christ, non plus, peut-être, que l’idée des mystiques chrétiens ; mais elle semble bien être devenue populaire dans le christianisme occidental. »

Au contraire l’idée de ce devenir Dieu est si forte chez les Hindous que nous voyons le Rishi, auteur de l’hymne admirable du Rig-Veda dont je vous lisais une strophe au début de ma conférence, signer Prajapati, prenant ainsi le nom même du dieu nouveau qu’il invoque, de Prajapati « le seigneur des créatures. »

« Lorsque la perception de cette perfection de l’unité, dit Rabindranath Tagore en un autre endroit du Sadhana, n’est pas purement intellectuelle, lorsqu’elle ouvre jour à notre être sur la lumineuse conscience de la totalité, c’est alors que la joie rayonne, que l’amour s’étend sur tout. »

C’est cette résorption dans Brahma qu’il chante dans le poème du Gitanjali que voici :


Je me compare au lambeau de nuage qui dans le ciel d’automne erre inutilement. Ô mon soleil éternellement glorieux ! À ton toucher, ne s’est pas encore dissoute ma brume de sorte que je ne fasse plus qu’un avec ta lumière ; ainsi je vais, comptant les mois et les années où je suis séparé de toi.

Si tel est ton désir et si tel est ton jeu, empare-toi de mon inconsistance fugitive, orne-la de couleurs, que l’or la dore, que sur le vent lascif elle navigue, et s’épande en miracles changeants.

Puis de nouveau, si tel est ton désir de cesser ce jeu à la nuit, je fondrai, disparaîtrai dans l’ombre ; ou peut-être dans un sourire du matin blanc, dans la fraîcheur de cette pureté transparente.


Et là dans la « fraîcheur de cette pureté transparente » se résorbent également, avec l’être individuel, ses chagrins, ses inquiétudes, ses amours.


En une attente désespérée, je vais cherchant après elle dans tous les coins de ma demeure ; je ne la trouve pas.

Ma maison est petite et ce qui une fois en est sorti, jamais plus ne peut être ressaisi.

Mais immense est ton palais, mon Seigneur, et tandis que je la poursuivais, je suis parvenu devant ta porte.

Je m’arrête sous le céleste dais d’or de ton soir, et vers ton visage je lève mes yeux pleins de désir.

Je suis parvenu sur le bord de l’éternité d’où jamais rien ne se dissipe — nul espoir, nul bonheur, nul souvenir de visage entrevu à travers les larmes.

Oh ! trempe dans cet océan ma vie creuse, plonge-la dans le sein de cette plénitude, et que, cette caresse perdue, je la ressente enfin dans la totalité de l’univers.


Toutes les dernières pièces du Gitanjali sont à la louange de la mort. Je ne crois pas connaître, dans aucune littérature, accent plus solennel et plus beau.

  1. Prononcez : Robindronath Togore.