L’Offrande lyrique/Avant-propos

Traduction par André Gide.
NRF (p. 43-45).


Il est bien naturel que j’inscrive ici votre nom, cher ami. Grâce à vous, je fus peut-être le premier en France à connaître Rabindranath Tagore, alors que bien peu de lettrés le connaissaient encore en Angleterre.

Le Gitanjali venait à peine de paraître dans cette grande édition blanche, déjà si rare aujourd’hui, et qui sans doute, dans peu d’années, prendra pour les collectionneurs l’excessive valeur des premières éditions du Rubaiyât d’Omar Khâyyâm.

Je n’oublierai jamais que, pour moi, vous vous êtes dépouillé de votre propre exemplaire, feignant, pour rendre plus simple et plus exquis ce don, de ne point comprendre très bien mon souci de bibliophile. C’est aussi grâce à vous que j’obtins ce droit de traduction, qui prétendait être exclusif, jusqu’au jour où dans une revue, au cours d’une étude enthousiaste sur le poète hindou, parut la version hâtive d’un peu plus de la moitié du volume.

Vous savez combien on attrista cette défloraison impatiente et que ce n’est que sur les instances des amis de Tagore que je me remis au travail. Car je l’avais abandonné, laissant la place aux plus habiles, conscient de ne pouvoir rien faire de bien que lentement, je me persuade volontiers que je me suis donné beaucoup plus de mal et que j’ai mis bien plus longtemps à traduire tel de ses poèmes, que Tagore n’en prit à le composer. Dirai-je aussi qu’aucun écrit jamais ne m’avait coûté tant de peine. Il est bien naturel, du reste, qu’une traduction nécessite plus de retours, de repentirs et de ratures qu’une inspiration spontanée, et qu’aussi l’on ose traiter plus cavalièrement sa propre pensée que celle de celui qu’on prend à tâche de servir. Il m’a paru qu’aucune pensée de nos jours ne méritait plus de respect, j’allais dire de dévotion, que celle de Tagore et j’ai pris mon plaisir à me faire humble devant lui, comme lui-même pour chanter devant Dieu s’était fait humble.