L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes/Chapitre 3


CHAPITRE III

LA CLINIQUE SUBJECTIVE


Passer de l’examen des autres au retour sur soi-même, c’est évidemment restreindre son champ d’enquête, mais, en revanche, c’est incomparablement gagner en pénétration d’analyse et puissance d’expression.

Hypéracuité d’une part, plus grande intensité de vie de l’autre, ces deux qualités communes à toute introspection s’exaspèrent ici du fait qu’il s’agit d’introspection douloureuse.

Car la douleur — surtout mentale — est aiguisante et féconde, elle affine le cerveau qu’elle épreint, l’évade pour un instant de sa médiocrité.

« Est-ce curieux, notent les de Goncourt à propos de Belot, est-ce curieux : cet homme qui, dans la souffrance, a des sensations distinguées, assaisonnées de remarques et de réflexions presque littéraires, lorsqu’il écrit est absolument dénué de littérature et ne se doute pas du tout de ce qui fait la beauté d’un livre »[1].

Si l’être qui souffre n’est plus un médiocre, le résultat s’élève d’autant. « Daudet, affirme encore de Goncourt, est un type à cet égard. C’est un cerveau très affiné, un cerveau supérieur depuis qu’il est malade ». Et Xaxier Aubryet, en temps ordinaire strictement homme d’esprit[2], atteignait au plus terrible pittoresque dès qu’il peignait ses douleurs : « Je deviens aveugle, disait-il, de jour en jour, je descends dans l’ombre ; j’ai vu, tour à tour, disparaître les barreaux de ma fenêtre puis la vitre elle-même ; et maintenant je n’aperçois plus qu’une tache de lumière lorsqu’elle m’arrive à bout portant !… »

« Vous connaissez, a-t-il écrit dans la préface de son livre Chez nos voisins et chez nous, la res angusta domi ; ma maladie est la res angusta corporis. Les douleurs les plus fugaces deviennent des points d’orgue, les coups de couteau, qui d’abord dépassaient à peine l’épiderme, creusent profondément la chair. Le squelette entier prend la sensibilité d’une dent malade[3]. »

La seconde qualité de l’introspection douloureuse est l’intensité de vie des images qu’elle fournit. Certes, disséquer sa souffrance, c’est, pour un curieux de soi-même, en partie l’adoucir. C’est, par une loi mentale analogue à la loi physique de l’équivalence des forces, en transmuer le retentissement douloureux en un autre mode de vibrer, la création esthétique, où l’énergie totale n’a nullement diminué. Le chien blessé hurle et s’agite : l’artiste dolent écrit et se calme. Oh ! l’apaisement lumineux qui surgit quand, l’esprit en détresse, on entrevoit cette possible genèse d’une œuvre d’art, fille de sa détresse ainsi fécondée. Et quel conseil efficace, en cette thérapeutique toute spéciale des gens de lettres[4], à donner à l’artiste en sa peine, que lui dire : Vous souffrez : notez-le.

Mais cette transformation de la douleur en production artistique n’est pas absolue : la vibration douloureuse a changé de rythme. Elle n’est pas étouffée : elle subsiste encore en partie à l’état d’Idée-Force ; et l’artiste qui, ayant pleuré, rappelle ses larmes, ayant péché avoue sa faiblesse, est encore, à l’instant même de son aveu, sanglotant et ému. Voici donc pourquoi l’observation du « soi-même » est forcément vivante. C’est que les documents passés se raniment à cette émotion résiduelle, sous laquelle tremble encore la main qui les écrit.

Pourtant il ne suffit pas qu’une idée soit dolente pour être belle. On peut souffrir toute une vie sans avoir — fût-ce une minute — fait œuvre d’artiste. Il est des douleurs mesquines, les plus aiguës pour certains.

Et l’on pourrait, à ce point de vue, se bâtir une classification des grandes diathèses physiques et mentales. D’un côté :

« … Ces maladies, dit Xavier Aubryet, qui, malheureusement peut-être pour leurs victimes, avivent plutôt qu’elles n’éteignent le foyer de la pensée, comme si le corps en se consumant fournissait plus d’aliments à la flamme intellectuelle »[5].

Cette lucidité volontiers s’extériorise, devenant pour le patient sujet délicat et favori de conversation. « Les Tartarins de la douleur », les appelait Daudet en y mettant au premier rang les ataxiques au début, dont lui-même. Longtemps avant sa mort, il avait d’ailleurs projeté de publier son authentique observation, complétée de traits empruntés à ceux qu’il appelait ses « sosies de douleur » : H. Heine et Aubryet.

Cette sorte de testament littéraire devait s’appeler Mes Douleurs. « Je sais, disait-il, à ce sujet au Dr  Cabanès, je sais qu’on me reproche de mettre trop de complaisance à m’étudier, et ce reproche, nos voisins les Anglais, qui sont si bien renseignés sur notre littérature, me l’ont signifié sous une forme bien inattendue : un caricaturiste de là-bas a imaginé de me représenter faisant des grimaces, des contorsions devant une glace et les notant sur le papier. Heureusement, je ne me suis pas ému de ces critiques. Mon livre viendra, malgré tout, en son temps »[6].

De la même maladie Aubryet nous a laissé, outre des descriptions exactes à en frissonner comme celles précédemment citées, une très curieuse étude de « Psychologie mondaine ». Narquois et acéré, il note la sympathie première de l’entourage pour le débutant en ces interminables douleurs, l’indifférence finale de tous pour ces dénoûments funèbres qui ont des longueurs.

« Il prenait d’ailleurs plaisir à conter toutes ses angoisses devant le moindre mouvement à faire, le transport de sa chaise à son lit, le plus petit choc prenant tout le suraigu douloureux d’une opération chirurgicale, et ses terreurs, chaque soir, devant la nuit qui venait, et le besoin impérieux, apeuré, qu’il avait de ce tic-tac d’une pendule »[7].

La neurasthénie à forme cérébrale, pour être d’allure moins suppliciante, est tout aussi féconde. Elle a présidé, de l’aveu formel des de Goncourt, à la genèse douloureuse de leur œuvre totale ; et c’est peut-être son originalité, écrivait Edmond à Zola, au lendemain de la mort de son frère, « que ces peintures de la maladie, nous les avons tirées de nous-mêmes, et qu’à force de nous détailler, de nous étudier, de nous disséquer, nous sommes arrivés à une sensibilité supra-aiguë que blessaient les infiniment petits de la vie. Je dis nous, car, quand nous avons fait Charles Demailly, j’étais plus malade que lui. Hélas ! il a pris la corde, depuis. Charles Demailly ! C’est bien singulier, écrire son histoire quinze ans d’avance ! Cette histoire, cependant, n’a pas été, Dieu merci, tout à fait aussi horrible »[8].

Ce n’était d’ailleurs pas une œuvre stricte d’autoréminiscence. Comme Daudet empruntant à ses « sosies » les documents complémentaires de son propre sujet, les frères de Goncourt, pour parfaire ce type de « fou lettré qui lutte contre la folie envahissante » s’étaient adressés aux recueils spéciaux. Souvent, en effet, l’auto-observation n’est que le point de départ, l’élément initial d’une étude que vient élargir l’intelligente assimilation des matériaux techniques. Il serait dès lors déplacé, inexact et injuste, de s’obstiner à retrouver l’auteur derrière le moindre geste de son protagoniste littéraire : un cas de neurasthénie évoluant dans une mentalité d’artiste et d’érudit peut être initiateur d’un tableau plus complet.

C’est à ce titre que nous nous permettrons de donner, en ce chapitre, le schéma clinique du prodigieux et complexe À Rebours[9].

Observation β
D’après J.-K. Huysmans.
Hystéro-neurasthénie.

Jean Floressas des Esseintes, âgé de 30 ans.

Antécédents héréditaires : Issu d’une famille primitivement robuste composée « d’athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres »… « Par un singulier phénomène d’atavisme », il ressemble à l’antique aïeul qui, au XVIe siècle, introduit dans la race des éléments de dégénérescence et chez lequel se marque « la prédominance de la lymphe dans le sang ». « Comme pour achever l’œuvre des âges, les des Esseintes marièrent pendant deux siècles leurs enfants entre eux, usant leur reste de vigueur dans les unions consanguines ».

Père mort, il y a treize ans — des Esseintes atteignait alors sa dix-septième année — « d’une maladie vague ».

Mère : « Longue femme silencieuse et blanche » ne pouvant supporter sans crises de nerfs la clarté et le bruit… « est morte d’épuisement ».

Il est « le seul rejeton » de la famille.

Antécédents personnels : Il eut une enfance « funèbre », menacée de scrofules, accablée par d’opiniâtres fièvres. « Depuis son extrême jeunesse, il avait été torturé par d’inexplicables répulsions, par des frémissements qui lui glaçaient l’échine, lui contractaient les dents ; par exemple quand il voyait du linge mouillé qu’une bonne était en train de tordre ».

D’intelligence précoce et vive, il « s’abreuvait » déjà de solitude.

À la nubilité, « les nerfs prirent le dessus, matèrent les langueurs et les abandons de la chlorose ».

Il usa de l’opium et du haschich, « mais ces deux substances avaient amené des vomissements et des perturbations nerveuses intenses. Il avait dû tout aussitôt renoncer à les absorber ».

À la suite d’excès de tous genres « la nuque devenait déjà sensible et la main remuait, droite encore lorsqu’elle saisissait un objet lourd, capricante et penchée quand elle tenait quelque chose de léger, tel qu’un petit verre ».

Écœuré du contact de ses semblables, il décide de se blottir loin du monde, de se calfeutrer dans une retraite pour y vivre une existence factice.

Histoire de la maladie : Dans ces conditions, le surmenage par la sensation ne tarde pas à agir en exagérant la tendance morbide.

L’activité se transforme en rêverie. « Des Esseintes rêvassait… lancé à toutes brides sur une piste de souvenirs effacés.

» La solitude avait agi sur son cerveau, de même qu’un narcotique. Après l’avoir tout d’abord énervé et tendu, elle amenait une torpeur hantée de songeries vagues ; elle annihilait ses desseins, brisait ses volontés, guidait un défilé de rêves qu’il subissait passivement, sans même essayer de s’y soustraire ».

Après un repos de courte durée, la maladie reprend son cours, ramenant d’anciens accidents qu’une vie plus réglée, plus calme, avait lentement fait disparaître.

Pour conjurer le danger, il voulut sortir, se força à marcher, à prendre de l’exercice ; « mais le passage entre l’immobilité d’une vie recluse et le mouvement d’une existence libérée avait été trop brusque ». Une très vive impression causée par la contemplation de plantes exotiques et monstrueuses fait éclater la crise.

État actuel.Habitus extérieur : « Grêle jeune homme de 30 ans, anémique et nerveux, aux joues caves, aux yeux d’un bleu froid d’acier, au nez éventé et pourtant droit, aux mains sèches et fluettes ».

Signes généraux : Il entreprend assez facilement une œuvre, mais la fatigue vient vite avec des étourdissements, un besoin de s’appuyer ou de s’asseoir s’il est debout. Elle persiste « ébranlant encore ses nerfs rompus, le jetant dans une telle prostration » qu’il s’affaisse évanoui, presque mourant.

Il est sensible aux variations atmosphériques, « semblable à tous les gens tourmentés par la névrose, la chaleur l’accablait ».

Parmi les stimulants habituels, l’alcool lui fait éprouver, « durant quelques minutes, un soulagement » mais accroît ensuite les défaillances.

Symptômes nerveux. — État mental : Il est tourmenté d’inquiétudes. La crainte de cette maladie avait fini par déterminer la maladie elle-même. Incapable d’une activité quelconque, « il était maintenant incapable de comprendre un mot aux volumes qu’il consultait », il se rangeait parmi ces épigones de Nietzsche, toujours tournés vers le passé.

« Son ennui devint sans borne, des obsessions libertines et mystiques hantaient, en se confondant, son cerveau. Il sortait de ces rêveries anéanti, brisé, presque moribond ».

Cauchemars, insomnie : « Il craignit de s’endormir… il resta étendu sur son lit des heures entières, tantôt dans de persistantes insomnies et de fiévreuses agitations, tantôt dans d’abominables rêves que rompaient des sursauts d’homme perdant pied, dégringolant du haut en bas d’un escalier, dévalant sans pouvoir se retenir au fond d’un gouffre ».

« Les couvertures le gênaient, il étouffait sous les draps et il avait des fourmillements par tout le corps, des cuissons de sang, des piqûres de puces le long des jambes ».

Troubles de la sensibilité. — Hallucinations de l’odorat : « Sa chambre embauma la frangipane ; il vérifia si un flacon ne traînait pas débouché, il n’y avait pas de flacon dans la pièce ; il passa dans son cabinet de travail, dans sa salle à manger, l’odeur persista ». Puis, à la suite de la symphonie olfactive, « à nouveau la frangipane dont son odorat avait perçu les éléments… assaillit ses narines excédées, ébranlant encore ses nerfs rompus… »

Perversions du goût : Il a le désir d’une « immonde tartine » mâchée par un « sordide gamin ». Il lui semble « que son estomac, qui se refusait à toute nourriture, digérerait cet affreux mets et que son palais s’en réjouirait comme d’un régal ».

Céphalée caractéristique : « … la sensation qu’un étau lui comprimait les tempes ».

Douleurs névralgiques « qui lui coupaient en deux la face, frappaient à coups continus les tempes, aiguillaient les paupières, provoquaient des nausées qu’il ne pouvait combattre qu’en s’étendant sur le dos, dans l’ombre ».

Symptômes digestifs. — « Les défaillances de son estomac ne lui permettaient plus d’absorber des mets variés et lourds ».

Les douleurs « allaient au ventre ballonné, dur, aux entrailles traversées d’un fer rouge, aux efforts inutiles et pressants… enfin l’appétit cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes, des feux secs lui parcoururent l’estomac ; il gonflait, étouffait, ne pouvait plus, après chaque tentative de repas, supporter une culotte boutonnée, un gilet serré ». Nausées fréquentes.

Symptômes respiratoires. — Essoufflement rapide, une « toux nerveuse, déchirante, aride, commençant juste à telle heure, durant un nombre de minutes toujours égal, le réveilla, l’étrangla au lit ».

Marche, traitement. — La marche de la névrose n’est pas régulièrement progressive. « Pendant cette singulière maladie qui ravage les races à bout de sang, de soudaines accalmies succèdent aux crises ».

La liste est longue, des traitements suivis : hydrothérapie, suppression des alcools, du café et du thé, régime lacté, promenades et exercice, assa fœtida, valériane et quinine, sans compter l’emploi d’une thérapeutique morale où « il essaya des lectures émollientes, tenta, en vue de se réfrigérer le cerveau, des solanées de l’art, lut ces livres si charmants pour les convalescents et les mal à l’aise… les romans de Dickens ». Il lui arrive enfin de se réveiller « tout valide, un beau matin ».

Une rechute se produit et encore il « se rétablit en quelques jours » au point d’avoir l’idée d’un voyage à Londres.

Mais les symptômes gastriques s’aggravent, nécessitent l’emploi du « sustenteur ». « Il dépêcha son domestique à Paris, à la recherche du précieux instrument, et, d’après le prospectus que le fabricant y joignit, il enseigna lui-même à la cuisinière la façon de couper le rosbif en petits morceaux, de le jeter à sec dans cette marmite d’étain, avec une tranche de poireau et de carotte, puis de visser le couvercle et de mettre le tout bouillir au bain-marie pendant 4 heures ».

Malgré le sustenteur « la dyspepsie nerveuse se réveilla ». La maladie reprit sa marche, des phénomènes inconnus l’escortèrent. « Après les cauchemars, les hallucinations de l’odorat, les troubles de la vue, la toux sèche, réglée de même qu’une horloge, les bruits des artères et du cœur et les suées froides ; surgirent les illusions de l’ouïe, ces altérations qui ne se produisent que dans la dernière période du mal ».

La déchéance s’accentue. « La figure était couleur de terre, les lèvres boursouflées et sèches, la langue ridée ; la peau rugueuse…, les yeux agrandis et liquoreux qui brûlaient d’un éclat fébrile dans cette tête de squelette hérissée de poils ». Il se crut perdu, puis dans l’accablement qui l’écrasa, une énergie d’homme acculé le mit sur son séant, lui donna la force d’écrire à son médecin ».

Traitement par les lavements nutritifs à la peptone d’abord, puis préparés suivant la formule :

Huile de foie de morue    20 grammes.
Thé de bœuf 200 grammes.
Vin de Bourgogne 200 grammes.
Jaune d’œuf No 1.

« Puis l’estomac se décida à fonctionner », les nausées et les vomissements sont domptés par la bière de gingembre et la potion antiémétique de Rivière et on parvient à lui faire avaler, par les voies ordinaires, un sirop de punch à la poudre de viande.

Enfin, peu à peu, les organes se restaurent ; « aidées par les pepsines, les véritables viandes furent digérées ; les forces se rétablirent »… « le moment échut où il put demeurer levé pendant des après-midi entières ».

Les fonctions digestives relevées, on devait « attaquer la névrose nullement guérie » nécessitant « des années de régime et de soins » et d’abord l’obliger à « rentrer dans la vie commune ».

Pas plus qu’À rebours pour M. Huysmans, le Horla n’est, pour Guy de Maupassant autobiographie faisant, en matière de diagnostic personnel, foi et lumière. L’appareil des symptômes qui s’y déroulent, les hallucinations, les tristesses, les craintes qui en font un terrible drame de Phobie… la Phobie de l’Invisible, tout cela est vrai, effrayamment vrai. « Le Horla, l’être fantastique, l’invisible puissance dont on subit d’abord le voisinage mystérieux le Horla intangible mais réel, qui possède les âmes et abolit les volontés, tue le courage ; « ce rôdeur d’une race surnaturelle », n’est-ce pas la folie qui rôde sans cesse autour du lettré, le guette, prête à fondre sur lui pour « en faire sa chose, un dément qu’on enfermera vivant dans une cellule qui s’ouvre sur une tombe ? »

Ainsi commente très judicieusement Burlat[10] mais il conclut un peu à la légère en étiquetant le Horla « une œuvre de folie par un candidat à la folie »[11], généralisant ainsi à la mentalité de l’auteur quelques troubles seulement épisodiques de sa vie morbide. Ce ne fut point la folie mais la paralysie générale qui terrassa Maupassant. Et la terrible diathèse ne comporte point d’hallucinations. Nous les attribuerons, avec le Dr  Régis, aux intoxications variées dont, à plaisir, l’auteur du Horla avait pris soin lui-même de compliquer sa mentalité.

Les qualités de vie, de puissance, signalées plus haut comme spéciales à l’auto-observation rendirent jaloux ceux qui n’en pouvaient disposer. Devant le succès de cette méthode — apanage des esprits malades ou des corps débiles — il arriva ceci : que loin de chérir l’équilibre et la force, on se prit à aimer leurs contraires. L’ « Amour du mal », suivant la forte expression de Paulhan, se substitua peu à peu au culte rigoureux et poncif qui jusque-là prônait le bien. Non seulement les faibles ne prirent soin de cacher leurs faiblesses mais les normaux désirèrent s’affaiblir[12]. Et il fut loin, le « beau temps de 1830 où nos poètes, taillés en hercules, se surmenaient sans en souffrir, ne causaient qu’à voix de Stentor, pouvaient se passer de sommeil, digéraient des repas de reîtres, vidaient d’un trait des flacons d’eau-de-vie et ne se sentaient jamais plus dispos au travail que quand ils étaient un peu gris »[13].

L’alcool parut inefficace, les névroses rebattues et usées… L’on s’adressa aux poisons orientaux.

Nous voici donc arrivé, par une marche logique, à une issue de chapitre exactement inverse de la précédente : l’observation objective, en s’épurant, atteignait, nous l’avons vu, le stade involontaire ; l’observation subjective, en s’exagérant, aboutit, au contraire, à la Consciente expérimentation.

Le type un peu outré de ces explorateurs spirituels nous fut donné tout récemment par P. Bonnetain[14], qui, sur le conseil d’Alph. Daudet, avait résolu d’écrire un roman sur l’opium. Sans doute pour entourer son expérience de plus de couleur locale — car le déplacement n’était pas nécessaire pour se procurer la « fumée brune » — il alla passer deux ans en Extrême-Orient.

Les maîtres, là-dessus, restent pourtant Baudelaire et Th. Gautier pour le haschisch ; Thomas de Quincey pour l’opium.

Le premier semble avoir renoncé bien vite à ses tentatives. « Qu’il ait essayé une ou deux fois du haschisch[15] comme expérience physiologique, cela est possible et même probable ; mais il n’en a pas fait un usage continu… Il ne vint que rarement et en simple observateur aux séances de l’hôtel Pimodan, où notre cercle se réunissait pour prendre le « Dawamesk », séances que nous avons décrites autrefois dans la Revue des Deux-Mondes, sous ce titre « le Club des Haschischins » en y mêlant le récit de nos propres hallucinations ». Le déterminisme rigoureux des visions du Haschisch ne pouvait, en effet, sourire à cet amoureux de la volonté libre, de la volonté seule maîtresse, pour lui, de l’inspiration. M. Catulle Mendès fut plus indulgent ; il a conservé de ses expériences d’antan d’ingénieux souvenirs, comme celui qu’il a bien voulu lui-même nous détailler et qui indique très nettement le désir d’analyse poursuivant l’artiste : alors que, de concert avec Villiers de l’Isle-Adam, il s’essayait aux « Paradis artificiels », une vision obsédante, identique à elle-même, le hantait tous les soirs : dans une forêt dense et pourtant lumineuse, des arbres sans feuillage dressaient d’un seul jet leurs troncs cylindriques luisant comme de l’or, le long desquels montaient et descendaient, alternativement, de grands singes couleur d’émeraude. La vision disparue, le poète chercha longtemps quel pouvait en être le point de départ, cet élément de réalité nécessaire à toutes les pseudo créations du haschisch. Il finit par le trouver, sous l’aspect le plus mesquin d’un vulgaire chandelier de cuivre (la forêt aux troncs d’or), le long duquel sa chandelle, en bavant, laissait des traînées de vert-de-gris (les singes d’émeraude).

Pour l’opium, Baudelaire avait un guide plutôt que de personnels souvenirs : Thomas de Quincey, helléniste distingué, écrivain supérieur, homme d’une respectabilité complète[16], qui osa jeter à la face pudibonde de l’Angleterre l’aveu de sa passion pour la « Noire idole », « décrire cette passion, en représenter les phases, les intermittences, les rechutes, les combats, les enthousiasmes, les abattements, les extases et les fantasmagories suivies d’inexprimables angoisses »[17].

De telles expériences ne valent que par les résultats artistiques qui peuvent en découler. Et parmi les genres variés que l’homme inventa de se désagréger, tous ne sont pas susceptibles d’être l’objet d’esthétiques recherches. Outre qu’il est souvent délicat de déterminer où finit l’expérimentation sincère — et commence l’habitude naissante, — il se trouve dans la hiérarchie par degré d’intellectualité des intoxications, des modes stériles, — les uns par amnésie subséquente (alcool) — les autres par sécheresse, infécondité spécifique (nicotine)[18]. L’on ne saurait reprocher à Zola de n’avoir pas couronné la documentation nécessaire à l’Assommoir — et en particulier à la scène magistrale de delirium qui la clôt — par une personnelle expérience d’éthylisme suraigu. Ni, de même, à André Couvreur — de ne s’être adonné aux liqueurs spiritueuses pour mieux se préparer à décrire dans sa Source fatale les méfaits supra-connus du fléau — mais il reste heureusement aux littérateurs un champ immense, vieux comme le monde, à exploiter ; un champ aux récoltes aussi toxiques que les plus vénéneuses plantations. L’alcaloïde qui s’en extrait n’est point susceptible de se réduire en formules actuelles ; il n’appartient « ni à la chimie minérale, ni à la chimie organique, il appartient à la psychologie… »

« C’est un poison tout de même et se comportant comme un poison »[19]. Ses symptômes extérieurs sont communément désignés dans la toxicologie mentale sous la rubrique : Intoxication-Amour.

Car l’amour, a très finement indiqué M. le docteur Maurice de Fleury, a toute l’allure d’une intoxication. Nous entendons parler ici de l’amour « triste, plaintif, dolent », de l’amour tel qu’il évolue chez les affinés ou exaspérés, et non du sentiment « joyeux, alerte, sain, sans remords, sans amertume », assez peu efficace et fécond, vraiment, comme matière esthétique.

Comme les intoxications précédemment citées, sa caractéristique est de « n’être apaisé dans sa souffrance que par une satisfaction qui l’entretient et qui l’augmente sitôt après »[20].

L’on peut tracer en graphique précis ses cycles habituels, évaluer en ordonnées ses exacerbations ou son déclin.

Inutile de citer, bénévoles ou passifs, tous les adeptes de l’intoxication-amour dans le monde des lettres. Car les grands artistes furent le plus souvent de profonds amoureux, et depuis trois cents ans la séméiologie des troubles qu’ils en éprouvèrent se murmure en prose, se déclame en vers, se chante en musique. Son règne littéraire a vu naître et passer les écoles et les genres. Jusqu’à présent justiciable seulement d’études empiriques, le voici qui se dose et se mesure, et se schématise… Les chimistes sans doute vont en tenter l’analyse.

Nous avons déjà ce Disciple[21] minutieux et prolixe ayant en guise d’humaine cervelle quelque chose comme une « mécanique à penser », enregistrante et totalisante. Nous avions encore la Fin d’un flirt où Ém. Pierret tentait d’illuminer la vieille trame romanesque des aperçus si ingénieux cités plus haut, et, textuellement, intercalait des courbes d’exacerbation amoureuse. Nous aurons bientôt sans doute le roman-type d’une telle expérimentation. « Et qui sait, ajoute M. de Fleury, si le XXe siècle n’écrira pas Werther à sa manière, avec figures dans le texte, chez un éditeur médical ? »[22]

La vérité physiologique y gagnera peut-être, mais l’intensité d’émotion, l’expression aiguë qui nous charment en l’introspection moins scientifique de nos poètes d’aujourd’hui seront mortes, desséchées. — Comme un tracé de sphygmographe exact et glacial.



  1. Chronique médicale, 1896, 15 février, p. 100.
  2. Un peu surfait même, disait Ed. de Goncourt.
  3. J. Claretie, La vie à Paris, 1880, p. 445-446, in Chronique médicale, 15 février 1896.
  4. Si brillamment créée, avons-nous dit dans notre Avant-propos, par le Dr  Maurice de Fleury. Nous trouvons dans sa très consolante Introduction à la médecine de l’esprit, la même remarque appliquée à Victor Hugo : « Dans sa longue existence où il a vu périr tant d’êtres qui le tenaient de près, comptez combien sont rares les minutes d’accablement moral et comme il versa peu de larmes personnelles pour lui tout seul. Mais ses sensations n’en furent pas moins véhémentes… Au lieu de se laisser surmener, torturer par ces forces qui l’envahissaient, au lieu de s’y complaire, il les restituait sous forme de travail ».
  5. Xavier Aubryet, Philosophie mondaine.
  6. Chron. médicale, 15 fév. 1896, p. 103.
  7. Claretie, Vie à Paris, 1889, p. 445-446.
  8. Chronique médicale, 15 février 1896.
  9. J.-K. Huysmans, À Rebours, Charpentier, 1884.
  10. Burlat, Le roman médical. Thèse Montpellier, 1898.
  11. Ibidem.
  12. V. Paulhan, L’amour du mal.
  13. M. de Fleury, Introduction à la médecine de l’esprit, p. 122, Alcan, 1898.
  14. P. Bonnetain, ex-sergent d’infanterie de marine, puis résident de France au Laos, L’opium.
  15. Th. Gautier, préface des Fleurs du mal.
  16. Th. Gautier, préface des Fleurs du mal.
  17. Thomas de Quincey, Confessions of English eater. Mangeur et non pas fumeur, ce qui est absolument dissemblable comme symptômes et pronostic. « Le fumeur d’opium est aussi différent de celui qui avale le produit que manger un cigare pourrait l’être de le fumer. Tous les alcaloïdes, la morphine en particulier, ne sont que peu volatils à 250°, température ordinaire à laquelle l’opium bout et s’évapore en dégageant des vapeurs (et non fumée) bleuâtres que le fumeur absorbe. Cette vapeur est donc beaucoup moins toxique que l’opium lui-même ». Dr  Laurent, Psycho-physiologie du fumeur d’opium, extrait d’un manuscrit encore inédit.
  18. Nous parlons ici des intoxications prises comme matière à description et non considérées comme excitants propres à fouetter le cerveau.
  19. Dr  Maurice de Fleury, Introduction à la médecine de l’esprit.
  20. Docteur Maurice de Fleury, Introduction à la médecine de l’esprit, p. 352.
  21. Paul Bourget, Le disciple.
  22. Ibid.