L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes/Chapitre 2


CHAPITRE II

LA CLINIQUE OBJECTIVE


En toute conscience, les naturalistes devaient donc s’abstraire de leurs œuvres, réduire leur vision des choses à la constatation strictement objective. Étouffant toute personnelle sympathie, ils atteignirent, d’emblée, une quasi-férocité : Flaubert, que nous retrouverons maintenant à chaque pas de notre étude, car il fut par excellence antithétique et divers, adressait à Feydeau, au sujet de la mort prochaine de Madame Feydeau, cet encouragement décisif : « Pauvre petite femme ! c’est affreux ! Tu as et tu vas avoir de bons tableaux et tu pourras faire de bonnes études ! » « C’est chèrement les payer », daignait-il pourtant ajouter.

Edmond de Goncourt fut longtemps sous le coup du même reproche et soupçonné d’avoir, en une curiosité sacrilège, transcrit jusqu’aux dernières minutes la poignante agonie de son frère, ces symptômes dramatiques et terrifiants entre tous de la paralysie générale. Il s’était ainsi, disait-on, réservé matière à copie, mais, non sans amertume, il plaida sa cause :

« Oh ! il y aura des gens qui diront que je n’ai pas aimé mon frère, que les vraies affections ne sont pas descriptives. Cette affirmation ne me touche guère parce que j’ai la conscience de l’avoir plus aimé qu’aucun de ceux qui diront cela n’ont jamais aimé aucune créature humaine ; ..... mais, renfonçant toute sensibilité, j’ai pensé qu’il était utile pour l’histoire des lettres, de donner l’étude féroce de l’agonie et de la mort d’un mourant de la littérature..... »[1].

Et, cette justification achevée, suit une des plus poignantes et douloureuses observations cliniques qui aient jamais été recueillies par un cerveau dressé à l’analyse et tout proche de l’être souffrant :

Observation α
D’après Edmond de Goncourt.
Paralysie générale progressive[2].

Jules de Goncourt, 40 ans, homme de lettres.

Antécédents héréditaires : Passés sous silence.

Antécédents personnels : Surmenage intellectuel.

Histoire de la maladie : Le premier symptôme noté est l’embarras de la parole… « depuis quelque temps et cela est plus marqué tous les jours. Il y a certaines lettres qu’il prononce mal, des r sur lesquels il glisse, des c qui deviennent des t dans sa bouche. C’était pour moi, dans son enfance, quelque chose de doux et de charmant d’écouter sa petite parole trébuchant contre ces deux consonnes, et ses colères contre sa nou-ice. Retrouver aujourd’hui cette prononciation enfantine, entendre sa voix comme je l’ai entendue dans ce passé effacé, lointain, où les souvenirs ne rencontrent que la mort, cela me fait peur ».

Puis l’observation devient plus suivie.

État actuel. — Troubles organiques : À l’embarras de la parole viennent s’ajouter les mouvements incertains décrits à la date du 11 juin : « Ce soir j’ai été douloureusement ému. Nous finissions de dîner au restaurant. Le garçon lui apporte un bol. Il s’en sert maladroitement. Sa maladresse n’avait rien de bien grave, mais l’on nous regardait et je lui dis avec un peu d’impatience : « Mon ami, fais donc attention, nous ne pourrons plus aller nulle part ». Le voici qui se met à fondre en larmes, en s’écriant : « Ce n’est pas de ma faute, ce n’est pas de ma faute ! » et sa main tremblottante et contractée cherchait ma main sur la nappe : « Ce n’est pas de ma faute ! reprend-il, je sais combien je t’afflige, mais je veux souvent et je ne peux pas ». Et sa main serrait la mienne avec un « pardonne-moi » lamentable. Alors tous deux nous nous sommes mis à pleurer dans nos serviettes devant les dîneurs étonnés ».

Et plus loin : « 16 avril… Jour par jour assister à la destruction de ce qui faisait la distinction de ce jeune homme distingué entre tous. Le voir saler son poisson à la salière, prendre sa fourchette à pleine main, manger comme un pauvre enfant, c’est trop… »

Troubles organiques encore que ces « pétrifications, ces immobilités d’une demi-heure avec des battements de paupières sur des pupilles remuantes et roulantes ».

9 mai : Première crise légère. « Ce lundi, il lisait une page des Mémoires d’outre-tombe quand il est pris d’une petite colère, à propos d’un mot qu’il prononce mal. Il s’arrête tout à coup. Je me rapproche de lui, j’ai devant moi un être de pierre qui ne me répond pas et reste muet sur la page ouverte. Je l’engage à continuer, il demeure silencieux. Je le regarde, je lui vois un air étrange, avec des larmes et de l’effroi dans les yeux. Je le prends dans mes bras, je le soulève, je l’embrasse, alors ses lèvres jettent avec effort des sons qui ne sont plus des paroles, des murmures, des bruissements douloureux qui ne disent rien. Il y a dans lui une horrible angoisse nouvelle qui ne peut sortir de ses blondes moustaches toutes frissonnantes. Serait-ce, mon Dieu, une paralysie de la parole ?… Cela se calme un peu, au bout d’une heure, sans qu’il puisse dire d’autres paroles que des oui et des non avec des yeux troubles qui n’ont plus l’air de me comprendre. Tout à coup, le voici qui reprend le volume, le met devant lui et veut lire, veut absolument lire. Il lit le cardinal Pa(cca) puis plus rien, impossible de finir le mot. Il s’agite sur son fauteuil, il ôte son chapeau de paille, il promène et repromène ses doigts égratigneurs sur son front, comme s’il voulait fouiller son cerveau : il froisse la page, il l’approche de ses yeux.

Troubles psychiques : Affaiblissement de l’intelligence et de la volonté, manque d’attention, troubles de la mémoire : 8 avril : Un jour, quel jour ? je ne sais, que je le priais de m’attendre un moment, dans le passage des Panoramas, il m’a dit devant la grille du boulevard : « c’est là n’est-ce pas ? » Il ne reconnaissait pas le passage des Panoramas. Un autre jour, ce nom de Watteau qui était pour lui comme un nom de famille, il n’en retrouvait plus l’orthographe. Il est arrivé à ne distinguer que difficilement les poids avec lesquels il fait de la gymnastique, à ne reconnaître qu’avec un effort les gros des moyens, les moyens des petits. »

« L’attention, cette prise de possession intelligentielle de ce qui se passe autour de nous, cette opération si simple, si facile, si alerte, si inconsciente de la santé des facultés cérébrales, l’attention, il n’en est plus le maître. Il lui faut, pour l’exercer, un énorme effort, une contention qui fait saillir les veines de son front et le laisse brisé de fatigue. Dans cette figure animée, où il y avait l’intelligence, l’ironie, cette fine et joliment méchante mine de l’esprit, je vois se glisser, minute par minute, le masque hagard de l’imbécillité. Je souffre, je souffre, je crois, comme il n’a été donné à aucun être aimant de souffrir… »

Puis, le 24 avril : « Dans la lecture d’un volume qu’il lit et qu’il interrompt, il cherche où il en est, et après avoir longtemps fatigué le volume de la promenade de ses mains dessus, il me jette d’une voix timide : « Où en suis-je ?… »

« 11 juin : Ce matin, il lui a été impossible de se rappeler un seul titre de ses romans. Il possède encore deux facultés remarquables : la qualification pittoresque avec laquelle il caractérise en passant, l’épithète rare avec laquelle il peint un ciel… »

Modification du caractère. — « Avril : Absorption complète, refus de parler, toute l’après-midi, son chapeau de paille lui barrant la vue, il reste assis en face d’un arbre, dans une immobilité tristement farouche.

8 avril : « Peu à peu il se dépouille de l’affectuosité, il se déshumanise ; les autres commencent à ne plus compter pour lui et recommence en lui le féroce égoïsme de l’enfant ».

16 avril : « Ce qu’il y a d’affreux dans ces abominables maladies de l’intelligence, c’est qu’elles détruisent souterrainement et à la longue, chez l’être aimant qu’elles frappent, la sensibilité, la tendresse, l’attachement, c’est qu’elles suppriment le cœur… cette douce amitié qui était le gros lot de notre vie, de notre bonheur, je ne la trouve plus, je ne la rencontre plus… Non je ne me sens plus aimé par lui, et c’est le plus grand supplice que je puisse éprouver, et que tout ce que je puisse me dire n’adoucit en rien… ! Quelque chose d’irritant, c’est son obstination sourde, hostile contre tout ce qui est raisonnement. Il semble que son esprit ait pris la logique en haine. Quand on lui parle, on ne peut jamais obtenir de lui une réponse, l’engagement qu’il fera la chose demandée, au nom de cette raison. Il s’enferme dans un silence entêté, sa figure se couvre d’un nuage méchant et apparaît en lui, comme un être nouveau, inconnu, sournois, ennemi… sa physionomie s’est faite humble, honteuse ; elle fuit les regards, comme des espions de son abaissement, de son humiliation ».

Vers le 30 avril : « Ce qui me fait désespérer de lui, c’est quelque chose d’indéfinissable, que je ne puis mieux comparer qu’à l’apparition d’un autre être se glissant en lui. Son métier, dont il a été longtemps préoccupé après sa cessation de travail, ne l’occupe plus, ses livres sont pour lui comme s’il ne les avait pas écrits… »

Vers le 30 mai : « Comme un petit enfant, il s’occupe seulement de ce qu’il mange, de ce qu’il met. Il est sensible à un entremets, il est heureux d’un vêtement neuf ».

18 juin : Attaque épileptiforme : « Avant-hier, jeudi, il me lisait encore les Mémoires d’outre-tombe, car c’était le seul intérêt et la seule distraction du pauvre enfant. Je remarquai qu’il était fatigué, qu’il lisait mal. Je le priai d’interrompre sa lecture, l’engageant à venir faire un tour de promenade au bois de Boulogne. Il résista un peu, puis céda, et, se levant pour sortir de la chambre avec moi, je le vis trébucher et aller tomber sur un fauteuil. Je le relevai, le portai sur son lit, l’interrogeant, lui demandant ce qu’il éprouvait, voulant le forcer à me répondre, anxieux de l’entendre parler. Hélas ! comme dans sa première crise, il ne put que proférer des sons qui n’étaient plus des paroles. Fou d’inquiétude, je lui demandai s’il ne me reconnaissait pas. À cela, il me répondit par un gros rire railleur qui semblait me dire : « Est-ce assez bête à toi, de croire ça possible !… » Suivit bientôt un instant de calme, de tranquillité, ses regards doux, souriants, fixés sur moi. Je crus à une crise semblable au mois de mai. Mais tout à coup, il se renversa la tête en arrière, et poussa un cri rauque, guttural, effrayant, qui me fit fermer la fenêtre ».

Aussitôt, sur son joli visage, apparurent des convulsions qui le bouleversèrent, déformant toutes les formes, changeant toutes les places, comme si elles voulaient les retourner, pendant que sa bouche tordue crachotait une écume sanguinolente.

Nuit de samedi 18 juin à dimanche : « Il est deux heures du matin. Me voici relevé et remplaçant Pélagie près du lit de mon pauvre et cher frère qui n’a pas repris la parole, qui n’a pas repris connaissance depuis jeudi à deux heures de l’après-midi ».

Période agonique : Continuation de la nuit de samedi à dimanche, quatre heures du matin : « La mort s’approche, je la sens à sa respiration précipitée, à l’agitation qui succède au calme relatif de la journée d’hier, je la sens à ce qu’elle met sur sa figure. Sur le blanc de l’oreiller, sa pauvre tête est renversée, avec l’ombre portée de son profil amaigri et de sa longue moustache projetée par les lueurs d’une bougie mourante, luttant avec le jour.

» Ce jour levant, ce vert de l’arbre jaillissant de l’ombre, cet éveil du ciel et des oiseaux avec leurs notes bienheureuses, tombant dans une agonie, dans une fin de jeune existence, c’est bien horrible !…

» Le jour arrive à cette heure sur sa figure, dessine les creux et les ombres des yeux et de la bouche, le décharnement presque instantané, me montrant, dans sa chair aimée, la sculpture de la mort…

» 10 heures du matin : Toutes les secondes, je les compte par ces douloureuses aspirations d’une respiration brève, haletante…

» 4 heures de l’après-midi : Tant de souffrances pour mourir ! De si déchirants efforts pour avaler de petits morceaux de glace pas plus gros que des têtes d’épingle. Une respiration ronflante comme une basse, coupée d’une plainte continue et râlante qui vous déchire… Du milieu de cette plainte jaillissent des mots, des phrases qu’on ne peut saisir, et parmi lesquels il me semble entendre : « Maman, maman, à moi maman ! » Deux fois il a dit distinctement un nom de femme aimée : « Maï-a, Maï-a… ».

» 8 heures : Un cœur tumultueux soulevant comme les os et la peau de sa poitrine, et une respiration stridente qu’il semble tirer de son estomac… ».

Nuit de dimanche (19 juin) à lundi : « … Toute la nuit, ce bruit déchirant d’une respiration qui ressemble au bruit d’une scie dans du bois mouillé et que scandent à tout moment des plaintes douloureuses et des « han » plaintifs. Toute la nuit, cette poitrine qui bat et soulève le drap… Dieu ne me ménage pas l’agonie de celui que j’aime, m’épargnera-t-il les convulsions de la fin ?…

» Lundi 20 juin, 5 heures du matin : Le petit jour glisse sur sa figure qui a pris le jaune briqué et terreux de la mort. Des yeux larmoyants, profonds, ténébreux. Dans ses yeux, une expression de souffrance et de misère indicible…

» Créer un être comme celui-ci, si intelligent, si personnel, si original, et le briser à trente-neuf ans ! Pourquoi ?…

» 9 heures : Dans ses yeux troubles, tout à coup une éclaircie souriante avec le long appuiement sur moi d’un regard diffus et comme s’enfonçant lentement dans le lointain… Je touche ses mains, c’est du marbre mouillé…

» 9 heures 40 minutes : Il meurt, il vient de mourir. Dieu soit loué ! Il est mort après deux ou trois doux soupirs de la respiration d’un petit enfant qui s’endort… ».

On ne pouvait mieux réaliser les plus avancés desiderata de l’Impassibilité scientifique. Flaubert, quelque peu fanfaron dans sa lettre à Feydeau, n’avait pu, dans une circonstance infiniment plus simple, tenir jusqu’au bout : désireux d’étudier authentiquement les symptômes d’asphyxie laryngée qu’il comptait reproduire dans l’Éducation sentimentale, il s’en était référé au Dr  Marjolin, chef de service à l’hôpital Sainte-Eugénie. Deux jours après, un interne frappait à sa porte et hâtivement emmenait Flaubert, accompagné d’un de ses disciples. « D’abord, raconte l’interne d’alors, aujourd’hui le Dr  Chaume, Flaubert m’accabla de questions sur le petit malade que nous allions voir. Son âge ? Trois ans. Il l’eût voulu plus âgé ! Et ses parents, pourrait-on les voir, leur parler ? Assurément non. Puis nous causâmes diphtérie, croup, trachéotomie surtout et je vis qu’il connaissait la clinique de Trousseau. Cette conversation pathologique prit fin sur une boutade du jeune homme : « Tout cela, dit-il, est plus ou moins connu et décrit, ce que je voudrais voir, c’est un enragé ». Et nous de rire sur cet empiètement, avec surenchère sur le naturalisme du maître.

… » L’enfant allait plus mal, et déjà la sœur avait fait tous les préparatifs de l’opération. Il se débattait, toussait rauque, avec un fort tirage, et présentait tous les signes précurseurs de l’asphyxie. Flaubert, qui se tenait à distance, ne le quittait pas du regard. Cette observation, toute muette, dura à peine deux ou trois minutes. Puis, visiblement ému, il nous dit : « J’en ai assez vu ; je vous en prie, délivrez-le ».

» Et l’opération commença.

» Un instant, malgré la gravité de la circonstance, je me retournai. Flaubert et son satellite avaient disparu… « Oh ! me répondit, à ce sujet, Marjolin, cela ne doit point vous étonner ; une trachéotomie, c’était bien trop pour lui ; il est d’une sensibilité extrême ».

… » Et maintenant comprenez-vous pourquoi le petit Arnould[3] guérit par l’expulsion d’une fausse membrane, « quelque chose d’étrange, semblable à un tube de parchemin » ? Laissez-moi croire que le bon Flaubert préféra ce mode si simple, mais rare, de guérison, parce qu’il avait horreur de la trachéotomie »[4].

Il en coûte donc à l’artiste de sortir brusquement des spectacles expurgés de la rue ou de la maison, pour scruter sans délais des nudités douloureuses, écouter des plaintes voilées, rauques ou lointaines, flairer des relents de cadavre, se pénétrer enfin de tout ce cortège lamentable et mesquin de la souffrance vulgaire ; toutes choses auprès desquelles, avons-nous dit, le professionnel ne peut rester indifférent que parce qu’il les regarde mais ne les voit pas[5].

Sur la recommandation de Flaubert, les frères de Goncourt purent fréquenter quelque temps le service de Velpeau à la Charité, y faire des études sur « le vrai, le vif, le saignant »[6]. Leurs débuts furent, comme ceux de tous les novices, marqués de ce « petit trouble qui met le cœur mal à l’aise ». Mais ils se raidirent, suivirent la visite avec pourtant « un sentiment de la rotule dans les genoux et du froid dans la moelle des tibias. »[7].

La pénible impression persista longtemps. « C’est affreux, cette odeur d’hôpital qui vous poursuit. Je ne sais si c’est réel ou une imagination des sens, mais sans cesse il nous faut nous laver les mains. Et les odeurs mêmes que nous mettons dans l’eau prennent, il nous semble, cette fade et nauséabonde odeur de cérat… Il nous faut nous arracher de l’hôpital et de ce qu’il laisse en vous, par quelque distraction violente »[8].

Cette réaction au contact de la réalité dolente, est surtout l’apanage des sincères, des vibrants, des profonds artistes… « Lorsqu’on est empoigné de cette façon, lorsqu’on sent ce dramatique vous remuer ainsi dans la tête, et les matériaux de votre œuvre vous faire si frissonnant, combien le petit succès du jour vous est inférieur, et comme ce n’est pas à cela que vous visez, mais bien à réaliser ce que vous avez perçu avec l’âme et les yeux »[9].

Ce dernier desideratum n’est plus du tout celui d’Hector Malot dont les procédés de documentation, évidemment du meilleur réalisme, s’accordent le plus joliment du monde avec un très avéré désir de publicité, de succès. Son exactitude est minutieuse, ses tableaux cliniques ne seraient pas déplacés au concours d’internat… on doit lui savoir gré de la surabondance même de ses données techniques, en pensant que leur recherche faillit un jour lui coûter la vie. Elles n’ont, d’ailleurs, pas d’autre intérêt. Il rêvait alors à son roman Un beau-frère, portant tout entier sur les fous, la folie, les maisons d’aliénés ; et dans son zèle il avait prié des confrères de la presse de lui envoyer tous les détraqués dont ils pourraient avoir connaissance « et Dieu sait ce qu’il s’en présenta : des inventeurs méconnus, des persécutés, des ratés ; les uns doux, les autres plus ou moins violents. Un de ceux-là voulut un jour me faire passer par la fenêtre : j’en eus assez et j’engageai les camarades à ne plus m’en adresser »[10]. Dorénavant il ne fréquenta ces dangereux sujets qu’à Charenton ou lieux similaires et jamais plus en pleine liberté.

L’observation sur le vif suppose donc parfois certaines précautions et un préalable entraînement. Or, cette assuétude, plusieurs des plus aigus critiques et « voyants » la doivent à des études médicales techniques et universitaires. Parfois ébauchées à peine, elles restent suffisantes pour donner à un cerveau prédestiné l’initiale impulsion, l’esprit d’analyse et de dissection psychologique. Parfois elles sont complètes et diplômées. Flaubert avait trouvé, dans sa famille même et mêlées à ses souvenirs d’enfant, de sérieuses leçons anatomiques : son père, ancien prosecteur à l’hospice de Rouen, habitait un logement enclavé dans l’Hôtel-Dieu et s’était installé un véritable laboratoire où, quotidiennement, il professait en famille. Gustave Flaubert, son frère aîné revenu docteur à Rouen, Bouilhet qui commençait sa médecine, en étaient les premiers auditeurs[11]. A-t-il en réalité fait œuvre lui-même d’anatomiste pratiquant ? Il semble que oui d’après un désir de sa correspondance. « La semaine prochaine, écrit-il à Madame Roger des Genettes (1er mai 1874) j’irai à Clamart ouvrir des cadavres… Oui, Madame, voilà jusqu’où m’entraîne l’amour de la littérature »[12].

Durant toute sa vie, sa vie puissante et angoissée d’ailleurs, il resta l’anatomiste du verbe et, « tenant la plume comme un scalpel »[13], disséqua jusqu’à la souffrance ses phrases et ses périodes. Il atteignait leur squelette, s’assurait de sa solidité, puis par un travail inverse, replaçait les tendons dans leurs gaînes, les muscles dans leurs aponévroses et rendait vie à ses créations ainsi martyrisées. Il en faisait alors jouer minutieusement toutes les articulations et ne les exhibait qu’après d’interminables et pénibles essais.

Sainte-Beuve avait été plus loin dans la hiérarchie médicale. Sa première inscription date du 3 novembre 1823, et, tout en collaborant au Globe, il persista jusqu’en 1827. Une année durant il fit le service d’externe à l’hôpital Saint-Louis[14]. Il aima la médecine comme « étant de tous les temps et de tous les lieux »[15].

Parmi les contemporains, nous signalerons Ibsen pour ses débuts médicaux d’abord, puis pharmaceutiques[16] et Jean Richepin, fils d’un médecin militaire, qui, sous la direction de son père, se prépara pendant quelque temps à l’École de Strasbourg : « La dissection et la chirurgie, a-t-il écrit[17], furent surtout l’objet de son enseignement et de mes prédilections ».

La liste s’allonge tous les jours, des romanciers diplômés, des « évadés de la médecine », comme les étiquette le Dr  Cabanès qui les signale consciencieusement en sa curieuse « Chronique ». L’intérêt de ces débuts universitaires est, d’ailleurs, surtout anecdotique. On peut être profond observateur et clinicien véridique sans être apanagé du moindre parchemin médical[18].

Jusqu’à présent, nous avons supposé les observateurs partant d’un diagnostic connu et consciemment choisi. Il existe un second mode d’observation objective, plus impersonnelle encore, et ainsi plus rigoureuse : C’est l’observation Ignorante[19], vierge d’étiquette nosologique, l’exposé du symptôme pour lui-même, et non plus en raison d’un diagnostic initial qu’il s’agirait de fortifier. Trousseau en exprima l’intérêt, même au point de vue médical pur, dans les pages savoureuses qui ouvrent le recueil de ses magistrales cliniques : « Que les nosologies soient utiles à celui qui commence l’étude de la médecine, j’y consens au même titre qu’une clef analytique est assez bonne, au même titre que le système si faux de Linné peut être fort utile à celui qui essaie l’étude de la botanique ; mais, Messieurs, si vous connaissez assez pour pouvoir reconnaître, permettez-moi cette espèce de jeu de mots, hâtez-vous d’oublier la nosologie, restez au lit du malade, cherchant sa maladie comme le naturaliste étudie la plante en elle-même dans tous ses éléments.

» À mesure que les faits se dérouleront devant vos yeux ; à mesure que vous aurez examiné et que vous serez aptes à comparer, hâtez-vous de vous débarrasser des entraves scolastiques. Vous arriverez, par cette gymnastique intellectuelle, à donner à votre esprit une puissance de déduction inconnue à ceux qui restent servilement dans le sillon creusé par leurs maîtres, moins par respect pour ceux qui ont ouvert les portes de la science que par paresse ou insuffisance ».

L’emploi véridique de ce procédé, en littérature, suppose donc un certain degré de nescience de la part de l’auteur. Ce dernier peut même, en toute rigueur, ignorer pleinement avoir fait œuvre de pathologiste, avoir été peintre de morbidités. Cette ignorance authentique et splendide n’est à vrai dire plus possible en notre époque vulgarisatrice, surtout en ces dernières années de plus particulière attention médicale. Flaubert n’ignorait point les stigmates hystériques de Salambô ; ni de Goncourt que la crise dramatique où la « Faustin », ayant quitté son lit, en chemise, « au milieu de sa chambre, dans un rayon de lune, déclamait la tirade d’Hermione », avait nom somnambulisme naturel ; ni M. Zola que Coupeau, de l’Assommoir, succombait à une classique attaque de delirium tremens.

Nous devons donc, pour trouver un sincère emploi de cette méthode, reculer à des temps moins avertis : jusqu’à Shakespeare, par exemple, le protagoniste parfait de ce procédé superbe. Certes, la démence sénile du roi Lear, la manie aiguë à teinte érotique d’Ophélie, la mélancolie avec hallucinations de la vue de Lady Macbeth, ne pouvaient, en plein xvie siècle, être l’objet d’aucun diagnostic exact.

Leur peinture met donc en relief la puissance personnelle d’observation du grand dramaturge ; son chef-d’œuvre en la matière est réalisé dans le « cas Hamlet ». Au point de vue dramatique, le personnage d’Hamlet est double, nettement et consciemment : il y a le « fol par raison d’État et de vengeance »[20] ; il y a le mélancolique et dolent. Cette duplicité persiste à l’examen médical. D’une part : simulation de folie, d’autre part, aboulie, pessimisme misanthropique.

En dramaturge, en « homme de métier », Shakespeare ne dut avoir conscience, comme artifice scénique, que du premier de ces deux aspects. Pour lui ce drame résidait, à n’en pas douter, « dans une œuvre de vengeance poursuivie par le héros à l’aide d’un stratagème, la folie ». Mais l’observateur, en lui, l’emporta ; il alla jusqu’aux données secondes de son héros, jusqu’à cet Hamlet inquiet, torturé de l’idée fixe, mais impuissant, irrésolu, le seul qui nous poigne aujourd’hui ; finalement, le personnage total, dont la maquette primitive de simulateur aurait pu rester artificielle et fausse s’il n’était resté que simulateur, demeure cohérent et véridique. L’observation involontaire avait élargi et vivifié ce qu’avaient d’étroit et de technique les données premières. Un second exemple, plus immédiat, nous est fourni par l’emploi fréquent et toujours d’une précision étonnante des plus subtiles névroses dans l’œuvre wagnérienne. Senta et Elsa, en leurs rêves prophétiques, sont d’exquises mais authentiques hallucinées. C’est de l’amnésie que boit Siegfried en même temps que le philtre d’oubli. Sous le baiser divin de Wotan fascinateur, c’est d’hypnose que s’endort la Walkyrie sur son rocher incandescent. Enfin, l’étonnante création de Kundry est une curieuse adaptation scénique du dédoublement de la personnalité. Il était intéressant de savoir à quelle source avisée Wagner avait puisé, surtout s’il avait eu conscience, en ces fresques géantes, d’avoir atteint la précision clinique que nous y admirons aujourd’hui.

Nous ne le croyons pas. Ses études premières exclusivement artistiques, et secondes uniquement politiques et sociales, ne le disposaient pas aux recherches de psychologie documentaire. Elle lui aurait d’ailleurs été d’un piètre secours. En 1855, date Wagner terminait la Walkyrie, le baron du Potet dogmatisait avec une noble suffisance. En 1877, où s’achevait le livret de Parsifal, le dédoublement de conscience n’était que mythe et fatras. D’ailleurs, l’école de Bayreuth ne nous offre actuellement aucune tendance à l’interprétation volontairement médicale des personnages cités. Le jeu de scène maintenant classique à l’Académie nationale de musique en lequel, au final de la Walkyrie, Wotan fascine de son regard impérieux et sévère Brünhild épuisée avant de l’ensevelir d’un baiser dans une hypnose flamboyante, puis reculant pas à pas, appelle d’un très long regard le sommeil punisseur ; ce jeu de scène, disons-nous, est exact, cohérent, d’une vérité de technique surprenante, mais apocryphe. À Bayreuth, rien de tel : le Dieu conduit sans la fixer Brünhild endormie déjà de la seule volonté divine. Il fait œuvre de thaumaturge et non plus d’hypnotiseur[21]. Comme Shakespeare, Wagner n’avait certainement pas aperçu les éléments d’exacte beauté qu’enfermaient ses tableaux.

Au même titre, nous pouvons enfin citer une observation relevée dans Germinie Lacerteux ; observation dont la précocité souleva l’admiration même des spécialistes. Il s’agit d’un cas de phthisie prétuberculeuse : « Germinie, dans une nuit de jalousie, reste à la porte de son amant pour le guetter[22]. Il pleut ; refroidissement ; mais elle tient bon et continue à servir sa maîtresse sans vouloir se soigner, si bien qu’un médecin appelé ne l’ausculte que pour constater une pleurésie en voie de guérison. Mais le poumon s’ulcère ; puis survient la phthisie qui détermine la mort.

» Voilà donc un cas bien net de pleurésie phthisiogène daté au plus tard du mois d’octobre 1864. MM. de Goncourt, comme les gens de génie, ont deviné ou observé (je ne sais si l’un d’eux est médecin) que la pleurésie peut donner naissance à la phthisie ou être un des premiers et redoutables symptômes de la tuberculose pulmonaire. Aujourd’hui que l’on s’occupe beaucoup de cette question dans notre monde médical, j’ai trouvé intéressant de signaler ce fait, auquel n’ont probablement pas songé les auteurs du roman, ils ont fait mourir leur héroïne d’un rhume négligé, mais ils ont tracé les caractères et la marche du mal d’une manière que ne renierait pas l’auteur du meilleur Traité de clinique médicale que nous possédions ».

Questionné à ce sujet précis par le Dr  Cabanès, Ed. de Goncourt répondit textuellement dans une lettre : « Pour Germinie[23] ça s’est passé ainsi dans la nature, la pleurésie a précédé la tuberculose », et une autre fois « … j’ai décrit un cas de pleurésie prétuberculeuse, c’est bien l’expression technique ? à une époque où on n’avait pas encore nettement déterminé cette affection, même dans les traités de pathologie »[24].

Cette observation rentre donc nettement dans notre catégorie dernière de l’ « observation involontaire », superbement ignorante de la portée du symptôme décrite. Cette ignorance est pour elle brevet de vie, surcroît d’authenticité.

Une telle vision des choses, est « plus probante que la réalité même »[25].



  1. Edm. de Goncourt, La dernière maladie de J. de Goncourt citée par la Chronique Médicale, 1896, 1er  août, p. 464.
  2. Nous ne prétendons point poser de diagnostic historique. Nous avons simplement ordonné, suivant le cadre clinique usuel, les notes recueillies par Edm. de Goncourt pour mettre en lumière leur exactitude médicale.
  3. Flaubert, l’Éducation sentimentale.
  4. Chronique médicale, année 1900, p. 769, Dr  Chaume.
  5. V. plus haut, p. 22.
  6. Ed. et J. de Goncourt, Une visite à la Charité, Chronique médicale, 1896, 1er août.
  7. Ibid.
  8. Ibid.
  9. Ibid.
  10. Chronique médicale, 15 octobre 1896.
  11. Chronique médicale, 15 octobre 1901.
  12. Chronique médicale, 15 août 1901.
  13. Sainte-Beuve.
  14. Sainte-Beuve, Souvenirs et indiscrétions.
  15. Même auteur, Joseph Delorme, préface.
  16. Les revenants, préface.
  17. Chronique médicale, 15 janvier 1896, p. 58.
  18. Si, des écrivains, des artistes proprement dits, nous passons aux professionnels du théâtre, nous accorderons dix-huit mois de service hospitalier à l’un de nos meilleurs « metteurs en scène » actuels, M. Victorien Sardou. « Je disséquais consciencieusement mes semblables à Clamart (lit-on dans la Chronique médicale du 15 mars 1895) et tous les matins, externe bénévole à l’hôpital Necker dans un service de clinique, je faisais sans dégoût les pansements requis, et j’assistais curieusement à toutes les opérations ».
  19. Nous écartons à dessein le terme d’observation « inconsciente » pour éviter toute confusion, même de désinence, avec l’observation dite « subconsciente » très complètement étudiée dans la thèse du Dr  Chabaneix : Influence du subconscient dans les œuvres de l’esprit, Bordeaux, 1897.
  20. Dr  Régis, Le personnage d’Hamlet et son interprétation par Mme  Sarah Bernhardt. Bordeaux, 1899.
  21. Nous devons ces renseignements à M. Delmas, de l’Opéra, créateur en France du rôle de Wotan et auteur de cette curieuse et scientifique interprétation qu’il eut l’obligeance de détailler et presque de répéter devant nous.
  22. Chron. médicale.
  23. Avril 1896, Ed. de Goncourt, lettre au Dr  Cabanès.
  24. Chronique médicale, 1896, 1er  août.
  25. Guy de Maupassant, préface de Pierre et Jean.