L’Oblat (Reybaud)/Texte entier


L’Oblat



L’OBLAT

PREMIÈRE PARTIE.

I.

Au mois d’août, en l’année 1778, un carrosse élégant, escorté de deux laquais et traîné par quatre chevaux de poste, roulait à travers des flots de poussière sur la grande route de Paris à Marseille. Bien que ce train considérable semblât annoncer quelque personnage de distinction, la voiture ne portait pas d’écusson armorié, et un simple chiffre était tracé sur les panneaux d’un bleu d’outre-mer. Une femme sommeillait assise au fond du carrosse, dont les stores étaient soigneusement baissés. Le demi-jour qui filtrait à travers le taffetas vert jetait un reflet pâle et adouci sur cette figure naturellement haute en couleurs, et qu’une légère couche de rouge enluminait encore. La dame avait dû être belle jadis ; mais les jours fleuris de sa jeunesse étaient depuis long-temps écoulés, et de ses charmes tant admirés, il ne lui restait qu’une tournure noble, certains airs de tête imposans et les plus belles mains du monde. Le costume qu’elle portait semblerait aujourd’hui souverainement ridicule et gênant ; mais, pour cette époque, il était d’une simplicité tout-à-fait élégante et commode. Elle avait quitté ses paniers, et d’énormes poches de crin soutenaient sa jupe d’étoffe de Perse à grands ramages. Une grosse épingle à médaillon attachait son fichu, dont les plis bien empesés se gonflaient à chaque mouvement de sa poitrine, et lui donnaient quelque ressemblance avec un pigeon qui se rengorge. Ses cheveux crêpés et poudrés à frimas étaient coquettement surmontés d’une coiffure de gaze ornée de rubans violets. Toute sa personne exhalait une senteur ambrée, qui, se combinant avec l’odeur violente du tabac d’Espagne contenu dans une délicieuse boîte d’écaille, remplissait l’air de ces émanations irritantes auxquelles sans doute il faut attribuer la découverte des maladies nerveuses que nos grand’mères appelaient des vapeurs.

Sur le devant du carrosse était assise une autre femme, qu’à sa tenue, à sa physionomie discrète et prévenante, il était aisé de reconnaître pour une suivante de bonne maison. Un petit chien hargneux, tout pomponné de rubans roses, et qui répondait au nom de Mignon, dormait sur les genoux de la dame. À moitié du relais avant d’arriver à Aix, la voyageuse s’éveilla et avança la tête à la portière.

— Andrette, s’écria-t-elle, nous arrivons.

— Madame reconnaît le pays ; un beau pays, vraiment ! répondit la suivante en regardant par l’autre portière la campagne grisâtre, silencieuse et embrasée.

— Oh ! non, non, Andrette, ce pays n’est pas beau, répliqua la dame en parcourant d’un regard ému la plaine bornée par les montagnes chauves de la Trévarèse ; mais c’est ici que je suis née. Là-bas, je vois la maison de mon père, la maison que je quittai il y a trente ans passés, et où je n’étais plus revenue.

À ces mots, elle passa son mouchoir sur ses yeux mouillés de larmes, et, se penchant à la portière, elle cria au postillon en langue provençale :

— À la Tuzelle ! Coupez droit par le petit chemin à gauche, et, si les ornières sont trop profondes, prenez à travers champs.

Le postillon lança intrépidement ses chevaux dans un chemin pierreux et coupé de ravins, où le carrosse roula avec d’horribles cahots, et non sans péril de verser sur les tas de cailloux qui bordaient cette voie peu fréquentée. La campagne était déserte, de tous côtés s’étendaient à perte de vue des champs dont la végétation semblait morte comme pendant les mois d’hiver ; pourtant, de loin en loin, quelques allées de vigne égayaient de leur verdure les tons grisâtres et brûlés du paysage. Pas un oiseau ne traversait l’air enflammé ; les insectes se taisaient sous l’herbe flétrie ; les cigales seules, suspendues aux branches des amandiers, chantaient d’une voix monotone et fêlée.

La dame parcourait d’un regard attendri cette campagne aride et nue ; elle reconnaissait avec émotion chaque site, chaque accident de terrain ; elle les revoyait à travers le charme de mille souvenirs touchans et doux, des souvenirs de son enfance, de sa première jeunesse, de ses plus beaux jours. Pendant quelques momens, elle se tut, recueillie dans ses impressions ; puis, se rejetant au fond du carrosse, elle s’écria :

— Je n’aurais jamais pensé que quelque chose au monde pût me remuer ainsi le cœur. Ah ! ma pauvre Andrette, il me semble que mon ame s’est tout à coup rajeunie, que je reviens à vingt ans. Quelle faiblesse ! Moi, Mme Godefroi, une vieille femme qui a passé sa vie à raisonner sur toutes choses dans la société des plus grands philosophes de notre temps, je m’attendris, je pleure comme une petite fille, comme une pensionnaire qu’on ramène du couvent à la maison paternelle ! C’est ridicule.

— Madame va surprendre son monde, dit la suivante ; on ne l’attend pas de si bonne heure.

— Je le sais bien, répondit-elle ; c’est ce que je voulais. Andrette, vois-tu là-bas ce toit rouge surmonté d’une girouette ? Vois-tu ce grand portail au bas de la prairie ? Nous arrivons !

Andrette se pencha à la portière, et aperçut une assez grande maison au-delà d’un terrain vague qui pouvait effectivement, après les pluies d’hiver, ressembler à une prairie, mais où, pour le moment, on aurait inutilement cherché un brin d’herbe fraîche. La maison était au fond d’une cour plantée d’aliziers ; d’un côté s’élevait le colombier, de l’autre le petit clocher de la chapelle, et tout à l’entour de vieux murs crénelés, qui lui donnaient un certain aspect seigneurial.

Le carrosse entra au grand trot dans la cour, précédé par les deux laquais à cheval, et vint tourner devant le perron, où il s’arrêta. Les postillons firent claquer leur fouet en l’air, et les laquais, se hâtant de mettre pied à terre, vinrent ouvrir la portière. Cette entrée bruyante sembla réveiller les échos depuis long-temps endormis de ce séjour ; les chiens aboyèrent au fond de la bergerie, une nuée de pigeons s’envola du colombier, et quelques oisons effarouchés s’enfuirent en piaulant à travers les tas de broussailles qui embarrassaient la cour. Mais personne ne paraissait autour de la maison ; aucun visage joyeux et surpris ne se montrait aux fenêtres, dont les contrevents rouges restaient fermés.

— Personne ! il n’y a personne ! s’écria la dame d’un air triste et contrarié ; Mme de Blanquefort est à la ville sans doute.

En ce moment la porte s’ouvrit, et une femme déjà sur le retour de l’âge parut au perron. La voyageuse hésita : sa mémoire lui retraçait une figure blonde, rose, souriante ; elle ne reconnaissait pas ce visage pâle, flétri, et dont les traits étaient altérés par une effrayante maigreur.

— Ma sœur ! ma chère sœur ! s’écria la dame les larmes aux yeux.

Elles se jetèrent en pleurant dans les bras l’une de l’autre ; une joie douloureuse pénétrait leur ame. Après tant d’années d’absence, elles retrouvaient au fond de leur cœur les sentimens, les tendres affections de leur première jeunesse, et pourtant elles avaient eu peine à reconnaître sous leurs rides ces traits que toutes deux avaient gardés si jeunes et si charmans dans leur souvenir. Après ce premier instant d’effusion et d’attendrissement, Mme Godefroi retira ses mains des mains de sa sœur, et, reculant un peu pour la mieux considérer, elle lui dit avec un grand soupir : — Cécile, nous avons vieilli !

— Non, ma chère Adélaïde, vous n’êtes pas vieille, répondit Mme de Blanquefort ; à présent c’est moi qui suis votre aînée. Mon Dieu ! qui croirait le contraire en nous voyant ensemble ? qui ne me donnerait dix ans de plus qu’à vous ?

En effet, Mme Godefroi avec sa taille haute et ferme, son fard, sa poudre et son élégant déshabillé, représentait encore quelque chose de ce qu’elle fut naguère, tandis que sa sœur n’avait plus même l’ombre de sa beauté passée. D’ailleurs on voyait à l’ajustement de la marquise qu’elle négligeait complètement les ressources de la toilette, qu’elle ignorait l’art qui étaie et conserve des attraits que le temps commence à sillonner de son ongle cruel et profond. Soit dédain de la mode, soit quelque autre motif, elle ne portait point de poudre, et ses cheveux blonds, entremêlés de fils argentés, étaient relevés sous le béguin de grosse mousseline qui encadrait son front austère. Elle était vêtue d’une simple robe de fleuret violet dont les plis flasques et sans ampleur laissaient apercevoir la maigreur excessive de ses formes.

Mme Godefroi, les yeux fixés sur ce blême visage, semblait y chercher la fraîcheur, le sourire, les charmes à jamais effacés qu’elle avait laissés jadis dans toute leur splendeur ; elle semblait interroger cette physionomie triste, immobile, éteinte, avec une douloureuse surprise, car il était évident que le temps seul n’avait pu amener un si complet et si terrible changement. Mme de Blanquefort avait baissé les yeux sous ce regard ; des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues sans qu’elle songeât à les essuyer, et elle courbait la tête avec une expression humble et résignée.

— Ma pauvre Cécile, vous n’avez pas été heureuse ! dit Mme Godefroi en lui serrant tendrement les mains. Si je l’avais su, je serais venue plus tôt ; mais dans vos lettres, qui étaient si rares, si courtes, jamais un mot de vos peines : vous ne m’avez jamais rien dit.

— Vous vous trompez, ma sœur, répondit la marquise avec effort ; je ne me plains pas de la Providence, je ne murmure pas contre la position qu’elle m’a donnée ; la vie que je mène vous paraîtra triste, mais c’est la seule qui me convienne ; je l’ai choisie et non pas acceptée.

— Ma pauvre Cécile ! répéta Mme Godefroi en secouant la tête avec un sourire plein de tristesse et de doute, un sourire de vieille femme clairvoyante et expérimentée ; puis elle ajouta vivement : — Et dites-moi, M. le marquis de Blanquefort, conseiller au parlement de Provence, mon très honoré beau-frère, a-t-il été averti de ma prochaine arrivée ?

— Oui, ma sœur ; il comptait que vous seriez ici ce soir seulement, et il doit venir pour vous recevoir.

— Ah ! il me fait cet honneur ! dit Mme Godefroi avec quelque ironie ; de mon côté je serai charmée de le connaître enfin. Et vos enfans ? et mon neveu M. le comte de Blanquefort ?

— Mon fils aîné est à la ville avec son père, répondit la marquise ; à son âge on ne se plaît guère dans une solitude comme celle où je vis ; sans doute vous le verrez aussi ce soir.

— Et votre Benjamin, votre petit Estève ?

— Le voici, ma sœur, répondit Mme de Blanquefort en tournant les yeux vers un jeune garçon de quinze ou seize ans qui se tenait à l’écart et regardait de loin, d’un air curieux et effarouché, la voyageuse et sa suite. Venez, Estève, venez saluer votre tante. — Comment ! c’est là mon petit neveu ? qu’il est joli ! qu’il est beau ! s’écria Mme Godefroi en l’embrassant avec une effusion presque maternelle ; mais il ressemble à une fille avec ses cheveux cendrés, ses grands yeux bleus et son teint couleur de rose ! Il a de vos airs, ma sœur ; pourtant c’est un autre type plus régulier, plus rare. Devez-vous être fière de ce visage-là !

Ces mots n’amenèrent pas sur les lèvres de Mme de Blanquefort le sourire d’orgueilleuse joie qui s’épanouit sur le visage des mères glorieuses de leurs enfans ; elle détourna la vue, et, passant sa main sèche et blanche sur le front du bel adolescent, elle dit d’une voix triste :

— La beauté, ma sœur, est un vain et dangereux avantage dont il ne faut féliciter personne.

— Eh ! ma chère Cécile, que dites-vous là ? interrompit Mme Godefroi en souriant ; vous ne pensiez pas ainsi jadis, vous étiez un peu vaine de votre beauté, et votre petit cœur s’épanouissait quand notre oncle le commandeur vous appelait le lis de la Provence.

— Hélas ! depuis long-temps j’ai reconnu le néant de ces vanités, le danger de ces frivoles avantages.

— Oui, depuis que vous êtes devenue dévote. Ah ! ma sœur, malgré votre réserve, vos lettres m’ont tout dit.

Mme de Blanquefort fit un mouvement, le sang remonta à ses joues et répandit sur son visage comme une lueur passagère ; elle avait intérieurement tressailli, mais elle ne répondit pas à ces paroles, qui semblaient un reproche, et elle eut l’air d’attendre que sa sœur achevât d’expliquer sa pensée.

— Ma chère Cécile, reprit affectueusement Mme Godefroi, je ne viens pas ici pour blâmer votre vie et prêcher contre vos croyances ; mais il est des choses, des affaires de famille sur lesquelles j’ai, je crois, le droit de remontrance, et dont je veux vous parler en l’absence de votre mari : c’est pour cela que je suis arrivée quelques heures plus tôt. Oh ! ma sœur, est-ce possible ce que vous m’avez écrit de l’avenir destiné à vos enfans ? Est-il possible qu’un sort si différent les attende et que l’aîné seul soit traité comme votre fils ? Est-il possible que le cadet déshérité, chassé de la maison paternelle, soit enfermé dans un cloître, enseveli vivant dans un habit de moine ? Non, non. Vous avez pour tous deux des entrailles de mère, vous n’y consentirez pas, ma sœur !

Aux premiers mots prononcés par Mme Godefroi, la marquise avait fait signe à son fils de s’éloigner ; personne n’avait pu entendre cet appel à ses sentimens de mère, pourtant elle regardait autour d’elle tremblante et comme épouvantée.

— Ma sœur, je ne puis rien, dit-elle d’une voix éteinte ; ne me parlez plus ainsi.

— Ma pauvre Cécile, vous ne pouvez, vous n’osez défendre la position, les droits de votre enfant. Je l’oserai, moi ; je parlerai au marquis.

— Non, non, interrompit la marquise avec un effroi contenu ; devant M. de Blanquefort, devant cet enfant, devant tout le monde, gardez le silence, je vous en supplie. Vos représentations ont une apparence de raison, de justice, et pourtant il serait inutile, dangereux de les renouveler.

En parlant ainsi, les deux femmes avaient monté l’escalier, et elles étaient entrées dans un salon au premier étage. Cette pièce, fort vaste et éclairée par de hautes croisées, était meublée dans un goût déjà fort ancien. Plusieurs générations avaient dû travailler à l’embellir et à l’orner ; il avait fallu bien des années pour broder ces larges fauteuils alignés contre la tapisserie de cuir doré, pour fabriquer avec l’aiguille à filet ces réseaux semés de capricieux ornemens qui servaient de rideaux à ces immenses fenêtres dont les carreaux verdâtres étaient enchâssés dans des lames de plomb. Divers petits ouvrages qui témoignaient de l’adresse, de la patience infinie et surtout des loisirs de celles qui les avaient confectionnés, étaient rangés sur les tables et sur la cheminée ; tout enfin dans ces lieux annonçait une vie calme, pleine d’ordre, incessamment occupée, la vie de la plupart des femmes d’autrefois. En entrant dans ce salon, Mme Godefroi se retrouva tout à coup en présence de mille souvenirs qui détournèrent un moment son esprit des idées dont il était préoccupé. Elle s’arrêta, et dit en jetant autour d’elle un long regard :

— Rien n’est changé ici… Voilà le fauteuil de notre mère, la place où je me mettais près d’elle. Ce tabouret est un travail de ses mains. Il me semble que toute notre famille va venir, comme aux grands jours, s’asseoir sur ces siéges vides…

Elle fit lentement le tour du salon. Quand elle fut devant le miroir qui, tant d’années auparavant, avait réfléchi sa jeune et charmante figure, elle s’arrêta triste et assaillie par ses souvenirs. — Hélas ! murmura-t-elle avec un soupir, moi aussi j’étais belle ! — Puis elle alla vers les fenêtres qui donnaient sur le jardin et regarda dehors. Là tout était changé au contraire : l’ortie et la bardane avaient envahi le terrain ; plus d’ombrage, plus de fleurs ; on eût dit un cimetière de village. Mme Godefroi fut frappée de cette désolation autant que de l’ordre minutieux, des habitudes immuables de cette maison, où rien ne semblait avoir été touché ni dérangé depuis trente ans.

— Ah ! ma sœur, ma sœur ! dit-elle en faisant asseoir la marquise auprès d’elle et en la regardant tristement, que s’est-il donc passé pendant ma longue absence ? Que signifie tout ce que je vois ? Tout ici porte comme l’empreinte d’une immobile désolation. Et vous-même vous êtes la vivante image de la souffrance, des longues douleurs qui conduisent au dégoût de toutes choses. Ma chère Cécile, votre aspect me navre. Je croyais retrouver une heureuse mère de famille dont la jeunesse devait s’être prolongée dans une vie calme et prospère, et je vois une femme délaissée, détruite par je ne sais quelles peines affreuses. Pourtant vous avez fait un grand mariage selon le monde, et je crois aussi un mariage selon votre cœur.

— Je ne me plains pas de M. de Blanquefort, répondit la marquise, dont l’austère visage trahissait les angoisses d’une ame qui réprime ses souffrances.

Mme Godefroi serra la main qui était restée entre les siennes, et après un silence elle reprit doucement : — Ma sœur, votre cœur a changé pour moi ; j’ai bien retrouvé en vous la tendre amitié de nos premières années, mais la confiance est perdue. Vous vous êtes déshabituée de me parler comme autrefois, quand nous nous disions tous nos secrets de jeunes filles : j’attendrai que cette confiance revienne.

La marquise soupira profondément et ne répondit pas.

— Ma chère Adélaïde, parlons de vous, dit-elle après un silence ; M. Godefroi a été un bon mari ; vous avez eu une vie heureuse et pleine de prospérités.

— Oui, la fortune nous a souri ; M. Godefroi est devenu immensément riche, répondit la vieille dame. Nous avons ce qu’on appelle une bonne maison, et j’en fais, je crois, assez bien les honneurs pour une parvenue.

— Comme une femme de la maison de Tuzel doit savoir faire les honneurs de chez elle, interrompit gravement la marquise.

— J’aurais pu oublier ces bonnes traditions, si la fortune n’était venue en aide à ma noblesse, répliqua en souriant la vieille dame. Par le temps où nous vivons, les gens de finance vont de pair avec tous ; M. Godefroi tout court est reçu dans le monde où vont les plus grands seigneurs du royaume, et j’y ai naturellement ma place près de lui. Nos enfans sont déjà des hommes, et leur position est toute faite ; l’un sera fermier-général comme son père, l’autre étudie les sciences naturelles : il deviendra, je l’espère, un savant. Je mène une vie calme et agréable au milieu de ma famille, dans la société des gens d’esprit, des philosophes dont je me suis entourée. J’avais débuté d’une façon plus romanesque ; mais ma première folie m’a rendue sage à tout jamais, et depuis long-temps M. Godefroi ni moi ne ressemblons plus à des personnages de roman.

La marquise avait écouté ces paroles avec une joie inquiète.

— Ma chère Adélaïde, dit-elle, la Providence a veillé sur vous ; au milieu de votre bonheur, il faut vous souvenir que vous tenez tout de la main de Dieu, il faut songer à lui…

— Ne prêchons pas, ma sœur ! interrompit Mme Godefroi avec une bonhomie tant soit peu railleuse ; si vous tentiez de me convertir, je serais obligée de me défendre par des argumens qui vous scandaliseraient. Rappelez plutôt mon neveu ; je veux que cet enfant s’habitue à voir sa tante.

Un moment après, Estève entra au salon avec un homme âgé, d’un extérieur grave, et qui portait l’habit ecclésiastique.

— Ma sœur, je vous présente M. l’abbé Girou, dit la marquise en se levant à demi pour saluer le prêtre ; nous lui avons de grandes obligations. Il a bien voulu se charger de l’éducation de mon fils, et Estève lui doit tout ce qu’il sait, tout ce qu’il est ; il lui doit d’avoir à son âge plus de sagesse et de piété que bien des jeunes gens élevés dans le monde.

Mme Godefroi salua froidement l’abbé et jeta rapidement sur lui un regard observateur, sévère, presque dédaigneux. La vieille femme philosophe professait une franche aversion pour les prêtres en général, et l’abbé Girou lui était suspect en particulier par la position qu’il semblait avoir prise dans la maison de sa sœur. Sans paraître faire plus d’attention à lui, elle attira Estève près d’elle et dit en le flattant d’un geste affectueux :

— Voyons, mon beau neveu, dites-moi si vous ne seriez pas bien aise de faire un voyage à Paris et de connaître vos cousins Godefroi ? Ne viendriez-vous pas volontiers avec moi quand je partirai ?

L’enfant regarda sa mère, puis son précepteur, et n’osa répondre. Cette soumission, cette obéissance passive, indignèrent Mme Godefroi ; selon ses idées, elle avait sous les yeux la triste victime d’une éducation dirigée d’après des préjugés odieux, des idées absurdes. Il y eut un moment de silence ; la vieille dame était près de manifester hautement son opinion. Elle se tourna vers l’abbé pour l’attaquer de quelque parole mordante ; mais ses yeux rencontrèrent les yeux pleins de mélancolie et de sérénité du vieillard. Il y avait dans la physionomie de cet homme quelque chose qui la désarma à demi ; elle passa la main sur les cheveux d’Estève, et reprit en souriant : — Allons, cher enfant, relevez votre petite tête et répondez-moi : Est-ce que vous ne seriez pas content de voir un peu le monde, de voir les grandes villes ?

— J’ai été deux fois à Aix, répondit naïvement Estève.

— Vraiment ! deux fois en votre vie vous avez fait ce voyage ? Trois grandes lieues ! Voilà ce qui s’appelle avoir vu le monde ! Et dites-moi, vous êtes-vous amusé à la ville ?

— Je suis allé à vêpres à la cathédrale, et j’ai entendu les orgues : c’était bien beau !

— Et l’on ne vous a pas mené aussi à la comédie ?

— Un oblat ne peut prendre part à des plaisirs si mondains, dit l’abbé avec une gravité qui n’avait rien de trop sévère et en regardant la marquise, dont la physionomie annonçait un secret malaise, un pénible embarras et toutes les anxiétés d’une conscience timorée en présence de certaines questions.

— Un oblat ! qu’est-ce qu’un oblat ? demanda Mme Godefroi en s’adressant cette fois à l’abbé Girou.

— Madame, répondit-il simplement, c’est celui qui a été offert au Seigneur et voué dès sa naissance à l’état religieux.

— Et cet enfant est un oblat ? dit Mme Godefroi en se tournant vers la marquise.

— Oui, répondit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre calme et assurée, mais avec un tremblement, une pâleur, qui démentaient cette apparente fermeté ; oui, avant sa naissance, j’ai fait vœu pour lui, je l’ai consacré à Dieu, j’ai promis qu’il prendrait l’habit dans l’ordre de Saint-Benoît.

À cette déclaration, Mme Godefroi se leva avec un geste d’indignation concentrée. Sa première parole allait être un blâme énergique, une protestation contre le fanatisme aveugle et téméraire qui avait dicté ce vœu terrible ; mais un mouvement de l’abbé Girou l’arrêta : il lui montrait silencieusement Mme de Blanquefort. La marquise était à deux pas d’Estève qui, assis sur un tabouret devant elle, ne pouvait la voir, et, la tête inclinée, les mains jointes, immobile et comme raidie par quelque horrible contraction intérieure, elle arrêtait sur son fils ses yeux fixes et brûlans, des yeux où, malgré elle, éclatait un morne et muet désespoir. Mme Godefroi comprit cette révélation tacite ; elle comprit que ce n’était pas le zèle d’une dévotion exagérée qui avait décidé du sort d’Estève, mais elle ne pénétra pas le secret d’une si étrange et si cruelle situation. Inquiète, étonnée, elle gardait le silence et interrogeait du regard l’abbé Girou. Le vieillard s’était rapproché de la marquise ; on voyait, à sa manière de lui parler, qu’il avait l’habitude de venir en aide à cette ame souffrante.

— Madame la marquise, voulez-vous me permettre d’emmener mon élève ? dit-il doucement ; nous avons encore à travailler aujourd’hui, et voici l’heure de la méditation.

— Oui, oui, monsieur l’abbé ; ne violons pas la règle, répondit Mme de Blanquefort, d’une voix faible et avec une expression déjà plus calme.

Estève salua sa tante et se retira lentement ; mais quand il eut passé l’antichambre, il se mit à sauter les degrés quatre à quatre comme un franc écolier. Mme Godefroi était allée avec l’abbé jusqu’à la porte du salon.

— Le travail, puis la méditation à la chapelle sans doute, dit-elle gravement, mais sans aucune nuance de raillerie ou de blâme. Ah ! monsieur l’abbé, vous élevez ce pauvre enfant de manière à n’en faire jamais un homme.

— Puisqu’il doit être moine, répondit l’abbé Girou à demi-voix et sans lever les yeux.

— Il a raison, murmura Mme Godefroi en revenant près de la marquise.

Un moment après, elle se retira dans son ancienne chambre, sa chambre de demoiselle, où l’attendait Andrette. Là aussi tout était resté dans le même ordre, et la vieille femme retrouva des vestiges d’une époque de sa vie dont les souvenirs même s’étaient graduellement effacés de son cœur. Elle sourit et soupira en reconnaissant un nœud de rubans roses qui ornait jadis un bouquet offert furtivement par M. Godefroi, et qu’elle avait attaché au chevet de son lit.

— Je sonnerai si j’ai besoin de toi, dit-elle en congédiant du geste Andrette, qui attendait ses ordres.

Puis elle ferma sa porte, et vint s’asseoir devant une petite table sur laquelle autrefois elle avait écrit en secret bien des lettres, des lettres d’amour, adressées à M. Godefroi. Mais ce souvenir ne se réveilla pas vif et profond comme celui de ses affections de famille, des joies innocentes de sa première jeunesse. Il lui semblait que l’histoire dont ces lieux furent témoins n’était pas la sienne, et que les personnages dont ils lui retraçaient la mémoire étaient morts depuis long-temps. En effet, la figure carrée du fermier-général Godefroi ne ressemblait guère à celle que se rappelait en ce moment la bonne dame : une figure vive, svelte, élégante, le vrai type d’un héros de roman. Et ç’avait été, du reste, tout un roman que les amours de Mlle de Tuzel avec Sébastien Godefroi. Mlle Adélaïde de Tuzel était la fille aînée d’un gentilhomme qui vivait à la campagne fort honorablement, mais qui passait pour avoir moins de fortune que de noblesse. Sa terre était un arrière-fief, dont les droits et les honneurs féodaux se réduisaient à quelques redevances pour les bonnes fêtes et à la prérogative de forcer les manans à tirer leur chapeau quand ils passaient devant l’écusson sculpté au-dessus du portail de la grande cour. Ce domaine, assez vaste, était d’une stérilité passée en proverbe dans le pays ; on disait d’un champ qui ne produisait rien : Il est comme les terres de la Tuzelle. Cependant la famille de Tuzel s’était soutenue avec son mince revenu grace à une circonstance singulière : pendant quatre générations, il n’y avait eu dans cette maison que des fils uniques, et aucune parcelle, si minime qu’elle fût, n’avait été détournée de la succession en ligne droite. La maison qu’on appelait le château avait toujours été convenablement réparée, le colombier ne tombait pas en ruine, et même on avait fait quelques embellissemens à la chapelle. Les Tuzel avaient vécu de père en fils avec une religieuse économie pour subvenir à l’entretien de toutes ces constructions, qui sans doute dataient d’une époque plus prospère. Les femmes de la famille avaient aussi concouru à l’œuvre et travaillé pour orner leur manoir. La plupart des meubles qu’on y voyait étaient l’ouvrage de leurs mains. Ce fut un grand étonnement et une grande douleur pour le dernier des Tuzel lorsqu’après quelques années de mariage il se trouva père de deux filles. Dès-lors son parti fut pris ; il résolut de marier l’aînée, en lui substituant ses biens et son nom, et de mettre la cadette en religion chez les bénédictines d’Aix. Pourtant les deux sœurs restèrent à la Tuzelle et furent élevées ensemble. À la vérité, il n’y avait pas grande différence entre ce séjour et celui du couvent. Mme de Tuzel mourut jeune, et les deux sœurs demeurèrent seules sous la garde et tutelle de leur père, un bon gentilhomme campagnard qui chassait tout le jour, s’endormait aussitôt après souper, et dans l’esprit duquel ne s’élevait aucune inquiétude à l’aspect de ces deux charmantes filles qui rêvaient, s’ennuyaient et faisaient dans leur tête des romans dont elles ne lui disaient jamais un mot. Elles allaient rarement à la ville, et leur solitude n’était égayée que par les visites d’un vieux parent de leur mère, commandeur de Malte, lequel leur faisait de grands récits du beau monde, où il avait vécu jadis sans se mettre en peine d’observer rigoureusement les trois vœux de son ordre. Les années s’écoulaient, et M. de Tuzel n’expliquait pas encore ses volontés ; pourtant les deux sœurs s’attendaient d’un jour à l’autre à entendre parler de mariage et de couvent. L’aînée avait en perspective un mari choisi par son père et qu’il faudrait accepter, fût-il peu agréable ; la cadette, le voile noir et la clôture chez les bénédictines. Parfois, considérant le sort qui les attendait, elles se désolaient et formaient, pour s’y soustraire, des projets extravagans. La belle Adélaïde surtout ne pouvait se faire à l’idée de devenir la femme de quelqu’un de ces gentilshommes campagnards qui demeuraient aux environs de la Tuzelle. Sur ces entrefaites, le plus simple hasard commença l’histoire romanesque qui revenait maintenant à l’esprit de Mme Godefroi. Un soir qu’il faisait mauvais temps, on entendit frapper au grand portail : c’était un homme à cheval, qui, surpris par l’orage aux environs de la Tuzelle, demandait un gîte pour la nuit. Quelques instans après, un grand jeune homme de très bonne mine entrait dans le salon où les deux sœurs veillaient avec leur père. L’étranger déclina son nom ; il s’appelait Sébastien Godefroi, et il était commis aux gabelles. M. de Tuzel était plus qu’aucun gentilhomme infatué de sa noblesse ; mais il ne mettait aucune morgue dans ses relations, et souvent, le dimanche, il faisait la partie de boule avec ses paysans. Il introduisit le commis aux gabelles dans le salon, et ces demoiselles eurent la condescendance de faire la conversation avec lui. Quand Sébastien Godefroi partit le lendemain matin, il était déjà amoureux de Mlle Adélaïde. Le vieux gentilhomme avait bien pu recevoir une fois sans conséquence et faire asseoir à sa table un commis aux gabelles ; mais de telles relations devaient nécessairement s’arrêter là. Godefroi se garda bien de risquer une visite, mais il se permit secrètement mille galanteries ; il envoya des vers, des bouquets, qu’on n’accepta pas d’abord ; il se déguisa en colporteur pour revoir l’objet de sa flamme ; enfin il fit des folies qui finirent par toucher le cœur d’Adélaïde. Une correspondance s’établit ; on expliqua par lettres les sentimens de son cœur. C’était, d’une part, l’amour le plus humble et le plus désespéré ; de l’autre, un commerce de tendresse entremêlé de résistance et de remords. Toute cette belle passion aurait fini sans doute par s’user d’elle-même, si une circonstance décisive n’était venue l’entraver. Un jour, M. de Tuzel fit venir ses filles, et annonça sans préambule, à l’une, qu’elle épouserait le marquis de Blanquefort, conseiller au parlement de Provence ; à l’autre, qu’elle entrerait au couvent le surlendemain. Le parti qui se présentait pour Adélaïde était bien au-dessus de ce que son père avait espéré pour elle ; il ne s’agissait plus de ces gentilshommes campagnards dont l’alliance l’avait épouvantée. Le marquis avait une belle fortune, une belle position dans le monde, et, comme on disait dans ce temps-là, c’était un cavalier accompli. M. de Blanquefort n’était jamais venu à la Tuzelle, et les paroles ne devaient être données qu’après la première entrevue ; mais M. de Tuzel avait voulu éloigner d’abord sa seconde fille, dans la crainte des comparaisons. Adélaïde avait pourtant une beauté régulière, des yeux noirs, fiers et charmans. C’était la plus belle créature qu’on pût voir ; mais Cécile avait des cheveux blonds, des yeux d’un bleu mourant, et ressemblait à un ange.

Les deux sœurs n’eurent pas même la pensée de résister aux volontés de leur père ; elles allèrent s’enfermer dans leur chambre pour pleurer tout à leur aise. — Que je suis à plaindre ! dit Adélaïde ; quel malheur d’épouser un homme qu’on ne saurait aimer ! — Cela vaut encore mieux que d’entrer au couvent, s’écria Cécile tout en larmes. Ah ! ma sœur, que vous êtes heureuse d’être l’aînée !

Le surlendemain, M. de Tuzel conduisit ses filles à la ville. Adélaïde accompagna sa sœur jusqu’à la porte du couvent. Quand il fallut se séparer, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre ; Cécile, suffoquée par ses sanglots, était près de s’évanouir.

— Oh ! ma sœur ! ma sœur ! répétait-elle tout bas, j’en mourrai !

Alors une pensée soudaine vint à l’esprit d’Adélaïde, elle considéra le désespoir de Cécile et sa propre situation ; elle songea à Sébastien Godefroi, et sa résolution fut prise.

— Allez, allez sans crainte, ma sœur, dit-elle en étreignant Cécile avec un mouvement indicible de tendresse, de douleur et d’énergique volonté ; vous ne resterez pas long-temps dans cette maison : demain, c’est vous qui serez l’aînée.

En effet, la même nuit, Adélaïde de Tuzel partit avec Sébastien Godefroi.

Les deux amans arrivèrent le lendemain à Avignon. Une fois en terre papale, ils étaient à l’abri de toute poursuite. Quelques jours plus tard ils se marièrent. Godefroi était intelligent, ambitieux ; il alla tenter fortune à Paris, et devint en peu d’années un des plus riches financiers de l’époque. Cécile épousa l’homme auquel sa sœur avait été destinée. Ce mariage consola M. de Tuzel de ce qu’il appelait la honteuse mésalliance de sa fille aînée. Le vieux gentilhomme ne pardonna jamais à Mme Godefroi, qui demeura brouillée avec toute sa famille. La marquise seule lui écrivait en secret. Cela dura ainsi trente ans. Pendant ce laps de temps, la première indignation s’était un peu apaisée, et, quelques années après la mort de M. de Tuzel, le marquis de Blanquefort avait permis à sa femme de recevoir Mme Godefroi, lui-même avait annoncé qu’il viendrait à la Tuzelle saluer sa belle-sœur.

La vieille dame, assise au milieu de sa chambre de demoiselle, revenait avec une sorte d’étonnement sur ces souvenirs : il y avait si loin des illusions tumultueuses de sa jeunesse aux froides réalités du présent ! Il s’était opéré en elle une si complète métamorphose ! Après avoir été une jeune fille exaltée et romanesque, elle était devenue, presque sans transition, une femme philosophe et raisonneuse. Au milieu de toutes ces réflexions, la bonne dame s’était insensiblement assoupie. Un léger bruit la réveilla au bout de deux heures : c’était la marquise qui entrait ; elle était agitée et tremblante.

— Qu’avez-vous, ma sœur ? Que se passe-t-il ? dit Mme Godefroi en se levant vivement ; vous êtes toute troublée.

— J’entends une voiture, répondit-elle, c’est M. de Blanquefort… Il arrive.

— Et voilà l’effet que produit sur vous sa présence ! s’écria Mme Godefroi en la regardant avec inquiétude.

Mme Blanquefort détourna les yeux en serrant le bras de sa sœur ; elle lui dit d’une voix plus basse, et comme si quelque crainte qu’elle n’osait avouer l’eût préoccupée :

— Je vous en prie, Adélaïde, gardez le silence sur certaines questions en présence de M. de Blanquefort ; il serait inutile, dangereux, de vous expliquer devant lui…

— Il ne faut pas lui parler d’Estève ? interrompit Mme Godefroi.

— Ne prononcez pas même le nom de cet enfant devant le marquis, répondit Mme de Blanquefort, dont les traits décomposés annonçaient quelque secrète et terrible angoisse qu’elle essayait vainement de dominer.

— Il y a long-temps que vous n’avez vu votre mari ? dit Mme Godefroi après un moment de silence.

La marquise fit un signe affirmatif : elle était défaillante.

— Des années peut-être ? reprit Mme Godefroi.

— Plusieurs années, répondit Mme de Blanquefort en levant les yeux au ciel, comme pour demander à Dieu la force de supporter cette entrevue.

— Ma pauvre sœur, est-il possible que vous ayez été si malheureuse ! s’écria Mme Godefroi surprise et consternée.

En ce moment, l’arrivée d’une voiture ébranla le pavé de la cour. À ce bruit, Mme Godefroi releva la marquise, qui était tombée sans force sur un siége.

— Venez, ma sœur, reprit-elle avec énergie, venez ; que pouvez-vous craindre ? Ce n’est pas devant moi, dans la maison de votre père, que M. de Blanquefort oserait manquer aux égards qu’il vous doit.

Elles descendirent. Le marquis et son fils aîné étaient déjà au bas de l’escalier. Mme Godefroi s’avança avec une politesse froide et fière : elle s’attendait à quelque scène embarrassante ; mais le marquis démentit sur-le-champ ses prévisions. Il baisa la main de sa belle-sœur, salua sa femme comme s’il l’eût vue la veille, et dit à Mme Godefroi, en lui présentant son fils aîné : — Madame, voici votre neveu, le comte Armand de Blanquefort. Il était aussi impatient que moi de vous rendre ses devoirs.

— Monsieur le marquis, je vous remercie de me l’avoir amené, répondit la vieille dame ; c’est un charmant cavalier. — Et se tournant vers la marquise, elle ajouta : — Vous avez le droit, ma sœur, d’être une orgueilleuse mère !

Mme de Blanquefort entendit à peine ces paroles ; elle s’était rapprochée de son fils aîné, et le considérait, absorbée dans un secret attendrissement. Sans doute elle avait été bien long-temps privée de sa présence, car, en le revoyant, elle avait tressailli, l’ame saisie d’une émotion qui dominait l’impression terrible que lui avait causée l’arrivée de son mari. Le comte Armand allait baiser la main qu’elle lui tendait ; mais elle s’arrêta en disant, avec l’accent d’un doux reproche : — Vous ne m’embrassez pas, mon cher fils ?

— Ma mère ! répondit le jeune homme en baissant la voix comme s’il eût craint d’être entendu, ma bonne mère, que je suis heureux de vous revoir !

Il fallait que Mme de Blanquefort eût été bien long-temps et bien cruellement délaissée de sa famille ; il fallait qu’elle eût craint de perdre jusqu’à l’affection de son fils, car, à ce mot, elle devint pâle de joie, et, se tournant vers M. de Blanquefort avec un élan de reconnaissance, elle s’écria : — Ah ! monsieur, que de graces je vous dois ! Qu’il y a long-temps que Dieu ne m’avait donné un jour heureux comme celui-ci !

En ce moment, Estève, conduit par l’abbé Girou, descendit pour saluer son père. À son aspect, la marquise se tut ; l’expression de joie qui avait éclairé ses traits s’effaça subitement ; un frisson intérieur parcourut tout son être ; on eût dit que le poids de ses douleurs, un instant soulevé, retombait plus pesant sur son cœur. En apercevant Estève, le marquis avait aussi changé de visage. Quelque chose de sombre et de violent éclatait dans le regard qu’il arrêta sur lui ; mais, se remettant aussitôt, il salua le précepteur, et lui dit, en manière d’observation : — Cet enfant a beaucoup grandi, monsieur l’abbé.

Ce fut là toute l’attention qu’il accorda au pauvre Estève, qui, tout interdit et troublé, s’était instinctivement rapproché de sa mère. Le marquis passa devant lui sans le regarder, et offrit la main à Mme Godefroi pour remonter au salon.

Le marquis de Blanquefort était alors un homme d’environ soixante ans. Aucune infirmité n’avait frappé sa vigoureuse vieillesse, et sa figure présentait encore un type frappant. Ses traits étaient fortement accusés, et son profil offrait ces grandes lignes auxquelles on reconnaît les portraits de Louis XIV ; c’était une beauté de race qui caractérisait les Blanquefort, et se transmettait avec le sang. Le marquis avait les façons élégantes et polies d’un homme du monde, mais tempérées par une austère gravité. Comme tous les membres des anciennes cours souveraines, il était justement pénétré de la dignité de ses fonctions, et l’on sentait en lui à un haut degré la religion d’honneur d’un gentilhomme et la sévère intégrité d’un magistrat. Pourtant, à travers ces grandes manières, qui véritablement imposaient le respect, perçaient parfois certains traits de caractère, et ceux qui approchaient de près le marquis, savaient qu’il était d’un naturel violent, despotique et inflexible.

Le comte Armand avait tous les traits de son père ; c’était une de ces ressemblances frappantes qui caractérisent l’individu et font connaître au premier aspect de quelle race il sort. En voyant les traits du comte Armand, on reconnaissait qu’il était un Blanquefort aussi bien que s’il eût, comme au temps passé, porté son écusson armorié sur la poitrine ; mais sa physionomie annonçait, entre son père et lui, une dissemblance morale non moins complète que la ressemblance physique : le jeune comte avait l’air doux, timide et mélancolique de sa mère.

Mme Godefroi avait été rassurée à demi par l’accueil de son beau-frère. Elle jugea sur-le-champ que c’était un homme d’un esprit élevé, d’un noble caractère, et il lui sembla que le bonheur de cette famille qu’elle venait de trouver si désunie n’était pas entièrement perdu. Elle résolut d’observer en silence cette situation qu’elle ne comprenait pas encore entièrement et d’agir ensuite d’une manière directe auprès du marquis.

On s’était assis dans le salon, et entre ces quatre personnes, dont l’esprit devait cependant être préoccupé d’intérêts vifs et présens, il n’était question que des choses les plus indifférentes. Pendant une heure, la conversation roula sur la guerre avec l’Angleterre et sur l’arrêt du conseil qui venait récemment de casser l’arrêt du parlement contre le malheureux Lally. Au milieu de cet entretien, le marquis se tourna vers sa femme et lui dit :

— Je soupe ici et m’en retournerai ensuite à la ville.

— Si tard, monsieur, et par un chemin si désert ? s’écria Mme Godefroi.

— Dans deux heures, la lune éclairera notre route ; d’ailleurs, Saint-Jean suit à cheval ; il a toujours ses pistolets dans les fontes ; nous nous défendrions en cas de mauvaise rencontre, répondit le marquis en regardant sa femme.

À ce mot si simple, Mme de Blanquefort frémit et se leva brusquement. Un moment après, elle quitta le salon comme pour aller donner quelques ordres. Le marquis la suivit des yeux.

— Comme elle est changée ! dit-il ; certainement elle pratique des austérités au-dessus de ses forces.

— Mais, monsieur, c’est à vous de le lui remontrer, interrompit vivement Mme Godefroi ; c’est à vous d’empêcher votre femme de mourir martyre de sa dévotion.

— Elle a l’ambition de devenir une sainte, et je ne saurais l’en blâmer, répondit le marquis avec tranquillité.

Et comme Mme Godefroi avait fait un mouvement de surprise et de désapprobation il ajouta :

— Vous n’êtes pas dévote, vous, madame ?

— Je crois en Dieu, et je nie la religion révélée, répliqua-t-elle intrépidement.

À cette manifestation de principes, le marquis ne témoigna ni étonnement ni indignation.

— Vous êtes philosophe et de l’école des encyclopédistes, dit-il ; je suis assez au courant de ces nouvelles doctrines, et je conçois qu’elles aient des adeptes fervens.

— Ainsi, monsieur, vous ne partagez pas les idées de ma sœur ? s’écria Mme Godefroi avec satisfaction ; vous blâmez cette dévotion exaltée, farouche, toujours prête aux plus douloureux, aux plus absurdes sacrifices ?

Le marquis saisit la vague allusion que renfermaient ces derniers mots ; un sourire singulier plissa sa lèvre dédaigneuse et fut près de trahir quelque arrière-pensée, quelque emportement secret, mais presqu’aussitôt il s’apaisa et répondit avec calme :

— Oui, madame, je suis essentiellement tolérant et ne me fais pas juge des cas de conscience. À chacun sa religion. Je puis entendre, sans me scandaliser, la profession de foi d’un déiste et même l’exposé des doctrines d’un athée ; mais, dans mon respect pour toutes les convictions, je tolère aussi la ferveur, le zèle des ames dévotes ; et à Dieu ne plaise que je m’oppose jamais à aucun de ces sacrifices contre lesquels votre raison se révolte !

Mme Godefroi fut sur le point de provoquer une réponse plus explicite ; mais elle se souvint des recommandations de sa sœur, et une vague appréhension l’arrêta.

On annonça le souper. En entrant dans la salle à manger, Mme Godefroi ne vit point Estève ; comme elle le cherchait des yeux, Mme de Blanquefort s’approcha, et lui dit rapidement à voix basse :

— Ne demandez pas Estève, je vous en prie ; il se couche de bonne heure ordinairement ; je n’ai pas voulu qu’il changeât ses habitudes ; il est déjà monté dans sa chambre avec M. l’abbé.

Le souper fut triste. Chacun des convives semblait être sous l’influence de quelque préoccupation pénible. La marquise surtout était en proie à une souffrance que trahissaient son extrême pâleur et l’altération de sa voix. Assise en face de son mari, elle ne pouvait lever les yeux sans rencontrer ce regard sévère et froid toujours arrêté sur elle. Saint-Jean, le valet de chambre du marquis, servait, debout derrière le fauteuil de son maître. Une fois Mme de Blanquefort leva les yeux jusque sur cette figure droite et silencieuse : quiconque l’eût observée en ce moment aurait vu ses lèvres frémir et une sueur froide mouiller ses tempes, comme si le choc répété de quelque horrible souvenir l’eût intérieurement bouleversée. Le comte Armand, placé à côté de sa mère, paraissait profondément triste. Soit qu’il ne pût dominer ses impressions, soit qu’il n’essayât pas de les dissimuler, on devinait qu’il assistait à cette réunion de famille avec un attendrissement douloureux, et qu’il observait son père avec une sorte de crainte. Le marquis avait l’air violent, la parole brève d’un homme tourmenté par quelque irritation trop long-temps contenue.

C’était en vain que Mme Godefroi s’efforçait de ramener une apparence de sérénité sur ces visages tristes, soucieux et sombres ; ses discours n’obtenaient que des réponses courtes et distraites ; son esprit, sa finesse et ses bonnes intentions échouèrent contre la contrainte et l’embarras toujours croissant de cette situation. Les pas des valets résonnaient seuls dans la salle ; on eût dit le festin silencieux auquel présidait la statue du commandeur.

Enfin la marquise se leva. Son fils lui offrit cérémonieusement la main, et ils restèrent un peu en arrière, parlant à voix basse. Mme Godefroi prêta l’oreille à cet entretien, et elle entendit le comte Armand dire avec émotion : — Ma mère, je reviendrai vous voir. Je ne veux plus passer ainsi des années loin de vous. Si mon père s’oppose à un désir si juste, je lui désobéirai. — Non, mon cher enfant ; non, je vous en prie, répondit Mme de Blanquefort ; respectez la volonté de votre père. Je m’y soumets sans murmure, et pourtant c’est une grande joie pour moi que votre présence, la plus grande joie que Dieu puisse m’accorder !

— Ce qui se passe ici est inconcevable, pensa Mme Godefroi en regardant furtivement le fils et la mère, qui tous deux avaient les larmes aux yeux.

Un quart d’heure après, le marquis et le comte Armand remontèrent en voiture. Quand les deux femmes furent seules. Mme Godefroi vint droit à sa sœur et lui dit : — Cécile, il faut que vous ayez confiance en moi. Vous êtes la meilleure des femmes, et votre mari me paraît un fort galant homme ; pourtant vous vivez désunis, malheureux. Quelque déplorable malentendu vous a sans doute séparés, mais vous me direz tout, et nous réparerons le mal produit par des sentimens exagérés, par une fausse appréciation des choses ou peut-être par le hasard des évènemens. Allons, ma chère Cécile, un peu de confiance et d’abandon ; après avoir versé tant de larmes dans la solitude et l’isolement, pleurez sans contrainte devant votre sœur qui pleure avec vous.

En achevant ces mots, Mme Godefroi chercha la main de la marquise, qui, penchée à la fenêtre, semblait regarder la voiture déjà près de disparaître au fond du chemin.

— Ma chère Cécile, venez, reprit la vieille dame ; venez, il faut que nous parlions de vous, de vos enfans.

Mme de Blanquefort se releva et fit quelques pas en chancelant ; puis, se retenant au bras de sa sœur, elle murmura : — Mon Dieu ! les forces me manquent. Je me sens mourir, ma sœur !

Elle n’acheva pas, ses genoux faiblirent, et elle tomba inanimée sur le parquet. Mme Godefroi, effrayée, appela au secours et se hâta de dénouer les cordons qui serraient la robe de Mme de Blanquefort ; mais ce qu’elle aperçut alors lui fit détourner les yeux avec une exclamation d’horreur : la marquise portait sur la poitrine nue un cilice dont le rude tissu de crin, parsemé de clous, meurtrissait ses chairs et lui infligeait une torture continuelle.

— Elle est folle, tout-à-fait folle ! s’écria Mme Godefroi en lui arrachant le cilice avec une pitié mêlée d’indignation. Oh ! triste victime ! déplorables erreurs ! funestes infirmités de l’ame humaine ! voilà les fruits d’une religion aveugle et des stupides vertus qu’elle enseigne !

En déclamant ainsi, Mme Godefroi relevait sa sœur et la serrait dans ses bras avec un transport de douleur qui montrait bien que chez elle l’habitude de raisonner à propos de tout n’avait pas éteint la tendresse et la sensibilité du cœur.

Toute la maison était accourue ; l’abbé Girou lui-même, qui veillait encore près de son élève endormi, était descendu au salon. Mme Godefroi l’aperçut au moment où l’on transportait la marquise, toujours évanouie, dans sa chambre. — Monsieur l’abbé, vous assistez au supplice d’une martyre, lui dit-elle amèrement ; sans doute, vos exhortations la soutiennent au milieu des supplices qu’elle s’inflige. Soyez fier et satisfait de votre ouvrage. Bientôt elle mourra comme une sainte, et quelque jour peut-être elle sera béatifiée en cour de Rome.

— Je ne suis pas le directeur de Mme la marquise, répondit l’abbé avec douceur ; elle ne me consulte point relativement à ses pratiques de dévotion. Cependant, tout exagérées qu’elles paraissent, je les lui conseillerais peut-être si j’étais appelé à la diriger : ceux qui comme vous, madame, ont toujours vécu dans la paix et la prospérité, ne comprendront pas le but de ces mortifications ; mais ceux qui ont éprouvé les agitations, les longs désespoirs auxquels notre vie ici-bas est sujette, savent que les souffrances du corps sont bonnes contre celles de l’ame. Ce ne serait pas en vue de son salut éternel que j’exhorterais Mme la marquise à la prière, aux austérités, à toutes les pratiques d’une dévotion excessive, ce serait pour son repos, pour sa consolation en ce monde.

— Ceci a un sens raisonnable, murmura Mme Godefroi pensive ; et, saluant l’abbé d’un air radouci, elle entra dans la chambre de sa sœur.

La marquise avait repris connaissance, mais elle était d’une faiblesse extrême. Couchée sur son lit, la tête renversée en arrière et les yeux fixés au ciel, elle semblait prier dans les terreurs et les défaillances de la dernière agonie. Au milieu de ses angoisses, elle fit signe à sa sœur de congédier tout le monde et de fermer la porte de la chambre. Cette pièce, où Mme Godefroi n’était pas encore entrée depuis son arrivée, était la chambre de demoiselle de la marquise, et rien non plus n’y avait été changé. Mais la vieille dame s’aperçut, avec un serrement de cœur inexprimable, que cette apparence d’ordre et même de recherche dissimulait l’absence volontaire des commodités les plus simples. Le lit, qui semblait au premier coup d’œil blanc et douillet, était plus misérable que celui d’une carmélite : la courte-pointe brodée masquait des planches nues, et un sac de paille tenait lieu d’oreiller. La toilette, depuis long-temps fermée, était recouverte d’un tapis à franges et servait de prie-dieu ; sous le tapis étaient cachés un sablier, une discipline et une tête de mort. D’abord la marquise parut faire un effort pour adresser à sa sœur quelque révélation, quelque recommandation suprême ; mais, arrêtée aussitôt par ses scrupules ou ses craintes, elle murmura seulement en joignant les mains avec un élan de tendresse ardente et désespérée : — Estève, oh ! pauvre enfant innocent ! Mon Dieu ! appelez-le, gardez-le, donnez-lui la force, la vocation d’être à vous ! Mon Dieu ! ayez pitié de moi, souvenez-vous que je suis responsable de son bonheur dans cette vie, de son salut dans l’autre !

Mme Godefroi, penchée sur le grabat de la marquise, écouta ces paroles avec une sorte d’espoir, car elle crut entrevoir un moyen de calmer la conscience de sa sœur, et de la soulager de cette responsabilité terrible qu’elle semblait redouter comme un remords.

— Ma chère Cécile, lui dit-elle, reprenez courage, il y a un moyen de changer le sort d’Estève, qui ne répugnera pas à votre religion. Il ne s’agit au fond que d’un cas de conscience ; eh bien ! nous enverrons l’abbé Girou à Rome, il fera les démarches nécessaires, et le pape vous relèvera de votre vœu.

— Non, non, jamais ! c’est impossible, interrompit la marquise en s’agitant comme si elle eût été sous l’obsession d’une pensée qu’elle voulait repousser ; j’ai fait à Dieu un sacrifice volontaire, il faut l’accomplir…

L’abattement qui succède toujours aux crises violentes empêcha la marquise de continuer ; ses facultés morales s’affaiblissaient, les forces lui manquaient pour souffrir. Elle tomba dans une lourde somnolence, et ne manifesta plus ses douleurs que par quelques plaintes.

Mme Godefroi veilla toute la nuit près de sa sœur. Vers le matin, comme elle traversait le salon pour rentrer dans sa chambre, elle vit l’abbé Girou qui, debout devant la fenêtre, lisait son bréviaire aux premières clartés du jour : lui aussi avait veillé, sans qu’on le sût, pour être prêt dans le cas où sa présence serait nécessaire, et, après cette nuit de fatigue et d’insomnie, il allait se retirer sans bruit.

Mme Godefroi fut touchée de ce dévouement silencieux, et, s’avançant vers l’abbé, elle lui dit : — Ma pauvre sœur est dans une situation qui me navre, elle a des peines qui la tuent. Monsieur l’abbé, j’espère en vos bons conseils pour la sauver.

II.

Mme de Blanquefort revint de cette crise qui, un moment, avait mis sa vie en péril ; mais elle resta si épuisée, si languissante, que sa sœur la jugea hors d’état de supporter la plus légère commotion morale. Mme Godefroi tremblait à l’idée d’une nouvelle visite du marquis ; heureusement il s’excusa auprès d’elle dans un billet fort poli, et prétexta les devoirs de sa charge pour se dispenser de revenir à la Tuzelle.

Mme Godefroi ne devait passer qu’une quinzaine de jours près de sa sœur, et cet espace de temps lui semblait bien court pour la mission qu’elle avait résolu d’accomplir. La bonne dame, accoutumée au luxe de sa maison, à la société des beaux-esprits et aux amusemens du monde, se serait fort ennuyée dans cette campagne solitaire, en compagnie d’un prêtre, d’un écolier et d’une pauvre femme malade, si elle n’eût été distraite par une continuelle attention à observer cet enfant dont le sort la préoccupait si vivement, et peut-être aussi poussée par un certain goût de réforme, un besoin d’exercer son esprit à combattre ce qu’elle appelait des abus et des préjugés.

Dès le lendemain de son arrivée, Mme Godefroi était familièrement montée chez son neveu pour le surprendre au milieu de ses occupations. Estève et l’abbé Girou habitaient au second étage une grande chambre, la plus triste et la plus nue de la maison. Deux lits sans rideaux, une table, quelques chaises et quelques planches servant d’étagères, formaient tout l’ameublement ; quelques vieux livres étaient posés sur la table, à côté d’une écritoire et d’un sablier pareils à ceux dont se servaient les moines pour mesurer les heures qu’ils passaient dans leurs cellules. Un ordre exact, mais sans grace, régnait dans l’arrangement de ce chétif mobilier, où l’on aurait vainement cherché quelqu’une de ces élégances que la pauvreté la plus dénuée peut se procurer. Une fleur épanouie dans un pot de terre, un lambeau suspendu devant la fenêtre et à travers lequel le jour filtre adouci, suffisent pour égayer le plus misérable réduit ; mais ici, ces humbles recherches avaient été oubliées ou dédaignées. Le soleil, qui dardait sur les contrevents fermés, projetait une réverbération rougeâtre sur le carreau poudreux ; les étagères étaient couvertes d’échantillons de minéralogie dont les couleurs terreuses formaient une assez laide mosaïque ; quelques fleurs étaient arrangées sur une encognure, mais c’étaient des fleurs artificielles fabriquées avec des coquillages : bouquets bizarres, sans parfum, sans fraîcheur et sans grace.

— Ne vous dérangez pas, mon cher enfant, dit Mme Godefroi en forçant Estève à se rasseoir devant la table ; je viens, si M. l’abbé le permet, assister à une de vos leçons ; faites comme si je n’étais pas là, et continuez votre lecture.

— Mais cela va vous ennuyer beaucoup, observa naïvement Estève.

— Eh ! pourquoi ? Cette étude vous ennuie donc vous-même ?

— Moi, c’est bien différent.

— Vraiment, mon neveu ! s’écria Mme Godefroi, en souriant de la vanité ingénue qu’elle croyait découvrir dans cette réponse.

— Madame votre tante ne vous comprend pas bien, mon cher Estève, dit doucement l’abbé Girou ; achevez d’expliquer votre pensée.

Estève baissa les yeux, et dit en reprenant un cahier manuscrit qu’il avait posé sur le gros in-folio ouvert devant lui : — Ce travail est d’obligation ; si je le faisais avec ennui, je commettrais une faute.

— J’entends, dit Mme Godefroi, touchée de ce naïf effort de conscience, vous prenez goût à vos occupations par devoir, n’est-ce pas ? C’est bien, mon enfant ! Et dites-moi quel est ce livre que vous lisiez quand je suis entrée ?

— C’est, répondit Estève, le trentième volume des Acta sanctorum.

— Nous en avons traduit une partie, ajouta l’abbé ; c’est cette traduction que nous allions revoir.

— Voyons, j’écoute, dit Mme Godefroi en s’asseyant.

Estève reprit ses cahiers et lut à haute voix la légende qu’il venait de mettre en français ; c’était la vie de deux sœurs, de deux nobles dames syriennes, sainte Marane et sainte Cyre, qui avaient quitté leur palais pour habiter une cellule murée, et dont la pénitence avait duré quarante ans. Leur histoire n’était que la lugubre énumération des austérités inouies, des supplices étranges qu’elles avaient volontairement supportés. Mme Godefroi écoutait cette sinistre histoire sans en être révoltée ni surprise ; cela lui faisait l’effet de quelque récit des temps fabuleux. Distraite et l’esprit occupé d’autres pensées, elle regardait Estève, qui, penché sur ses livres, lisait avec une application entière et soutenue, comme pour accomplir consciencieusement sa tâche. Mme Godefroi considéra un moment cette jeune tête ainsi courbée, ces in-folios poudreux, ces épais manuscrits, témoignages d’un labeur patient et assidu ; puis ses yeux se reportèrent sur le sablier qui avait mesuré tant de jours monotones, tant d’heures perdues dans d’inutiles travaux, et, le touchant du doigt, elle le secoua avec une sorte d’impatience. L’abbé Girou comprit ce geste, et, répondant à la pensée de Mme Godefroi, il lui dit : — On ne sent guère la marche du temps quand tous les jours de la vie se ressemblent ; les années s’écoulent ainsi sans désirs, sans regrets, sans souvenirs.

— C’est être déjà mort, murmura Mme Godefroi.

— C’est n’avoir pas encore vécu, reprit l’abbé Girou en tournant sur Estève un regard plein d’affection et de mélancolie.

Les derniers grains de sable tombaient au fond du clepsydre ; les heures consacrées à l’étude venaient de finir. Sur un signe de l’abbé, Estève referma son cahier et se leva.

— Et à présent, qu’allons-nous faire ? demanda Mme Godefroi.

— C’est l’heure de la récréation, répondit l’abbé ; Estève la passe dans le jardin. — Allons, mon enfant, saluez madame votre tante et descendez ; vous me retrouverez à la chapelle.

— Il n’est pas malheureux encore, dit Mme Godefroi en suivant du regard Estève qui s’éloignait d’un air posé ; il supporte le présent sans effort, sans ennui ; il est sans crainte, sans prévision pour l’avenir.

— C’est un esprit simple, une ame innocente, telle encore qu’elle est sortie des mains de Dieu, dit l’abbé Girou avec un soupir ; veuille le ciel qu’elle reste toujours dans sa sainte ignorance !

— Vous avez tout fait, monsieur, pour qu’elle n’en sorte jamais, s’écria Mme Godefroi d’un ton qui exprimait plutôt un regret qu’un reproche.

— Il est vrai, répondit tristement le vieux prêtre ; j’ai caché la lampe sous le boisseau ; j’ai éloigné des yeux de cet enfant la lumière qui lui eût montré des abîmes ; je l’ai garanti de la science qui mène au doute, car l’ignorance et la foi peuvent seules le sauver.

— Vous pensez donc, monsieur, que son sort est irrévocablement fixé ? Vous croyez qu’il ne sortira d’ici que pour entrer au couvent et se faire moine ?

— Si j’en eusse douté, madame, l’aurais-je élevé ainsi, répliqua vivement l’abbé Girou.

— Vous avez aussi prévu, monsieur l’abbé, les privations matérielles que l’état religieux impose, reprit Mme Godefroi en jetant un regard autour d’elle ; Estève ne s’est sans doute jamais aperçu qu’il est né d’une famille riche.

— Jamais. Il fera vœu de pauvreté sans savoir ce que c’est que la richesse ; ainsi, loin de la regretter, il croira avoir trouvé dans son couvent tout le bien-être qu’elle donne. L’ordre a des revenus considérables, certaines recherches sont permises chez les bénédictins : en entrant dans la cellule où il doit passer sa vie, Estève s’apercevra qu’elle est mieux ornée et d’un aspect plus gai que cette chambre ; il ne lui viendra pas à l’esprit de la considérer comme une prison, et tout d’abord il s’y plaira. Ce nouveau séjour lui offrira d’ailleurs bien des distractions innocentes dont je le prive. Il sera sensible aux petites jouissances de la vie monastique, car ici il n’aura connu que le travail et les privations.

— Ainsi votre but a constamment été de rendre son existence dans le monde plus monotone, plus pénible, plus dure que celle qui l’attend dans le cloître ?

— Oui, madame ; telle est la triste tâche que je me suis imposée ; si je m’étais trompé, que Dieu me pardonne en faveur de ma bonne intention !

— Et pour rendre moins affreux le sacrifice de cet enfant, vous avez, vous-même sacrifié plusieurs années de votre vie ! s’écria Mme Godefroi, frappée de tant d’abnégation ; vous avez partagé cette existence bornée, cet esclavage de l’ame et du corps, vous qui savez qu’il y a hors d’ici le monde, la liberté ! Ah ! monsieur, c’est un sublime dévouement !

— Je n’ai fait que mon devoir de chrétien et de prêtre, dit humblement l’abbé Girou.

Cette réponse refoula momentanément les sympathies qui commençaient à gagner la vieille dame ; les mots de prêtre et de chrétien réveillaient toujours dans son esprit certaines rancunes et comme un instinct de controverse. Cependant elle garda le silence, et, saluant l’abbé d’un geste amical, elle descendit pour chercher Estève.

Le soleil disparaissait à l’horizon au sein des nuages enflammés ; des clartés plus douces inondaient les cieux et la terre. La végétation souffrante et dévorée par les feux du jour semblait reverdir et aspirer les vagues fraîcheurs qui circulaient dans l’air. De faibles gazouillemens commençaient à s’élever des arbres où la cigale avait répété son aigre chanson, tant qu’un rayon de soleil avait dardé sur son corselet gris. Déjà les vers luisans brillaient comme de pâles émeraudes dans les herbes du jardin, et les oiseaux nocturnes ouvraient leurs lourdes ailes sur la crête des vieux murs.

Le jardin de la Tuzelle était un terrain vague qui depuis nombre d’années n’avait reçu aucune culture. On y aurait vainement cherché les masses de lauriers-roses, les buissons de myrte, les fleurs rares que le vieux M. de Tuzel montrait avec tant d’orgueil, et dont ses deux charmantes filles faisaient jadis de si beaux bouquets. Les arbres indigènes avaient étouffé les arbustes exotiques ; de tous côtés, le figuier étendait ses vigoureux rejets, et, à l’ombre de ses feuilles larges et dures, les plantes délicates avaient toutes péri. Les rameaux vivaces de la vigne rampaient sur le sol, au lieu de s’élever en treilles et de mêler comme autrefois leurs pampres aux tiges élégantes du jasmin d’Espagne. Le jet d’eau était à jamais tari, et les figures en terre cuite des quatre Saisons, tombées de leurs piédestaux, n’étaient plus que d’informes débris épars entre les ronces. Mme Godefroi marchait silencieusement dans ce vaste jardin ; elle cherchait Estève et pensait le surprendre au milieu de sa récréation, tout rouge, tout essoufflé par quelqu’un de ces exercices violens auxquels se livrent volontiers les jeunes gens contraints à de longues heures de travail et d’immobilité ; pourtant aucun joyeux éclat de voix, aucun bruit de pas ne se faisait entendre, et la vieille dame allait au hasard, à travers ces sentiers qu’elle ne reconnaissait plus. Enfin elle aperçut Estève assis au fond du jardin. Il n’était pas seul ; une vieille servante attachée à la famille de Tuzel depuis un demi-siècle, et qui avait vu naître les deux sœurs, marmottait à côté de lui son chapelet. Estève, les coudes sur les genoux, le front dans ses mains, semblait absorbé dans quelque pensée triste.

— Mon cher neveu, que faites-vous donc là ? s’écria Mme Godefroi ; est-ce que vous récitez le rosaire avec Babeau ?

— Non, ma tante, répondit-il en rougissant comme s’il se fut surpris à commettre une faute, hélas ! non ; tandis que Babeau disait son chapelet à l’intention de ma mère, moi, j’oubliais de faire les répons.

— Et à quoi pensiez-vous donc, mon enfant ?

— Je n’ose presque le dire, murmura-t-il d’une voix mêlée de larmes qui tout à coup débordaient de son cœur. Il m’est venu une pensée que je ne puis envisager : ma mère est malade ; aujourd’hui je ne l’ai pas vue, et subitement j’ai ressenti au fond de mon cœur comme un grand effroi. Pour la première fois de ma vie j’ai pensé à la mort.

— Taisez-vous donc, monsieur, s’écria la Babeau, que les larmes gagnaient aussi ; Mme la marquise est jeune, elle n’a pas cinquante ans : est-ce qu’on meurt à cet âge-là ? J’ai trente ans de plus qu’elle, et je compte que Dieu ne me prendra pas encore.

— Elle a raison ; vous vous affligez sans motif, ajouta Mme Godefroi en affectant une sécurité qu’elle n’avait peut-être pas ; votre mère est souffrante, mais il n’y a pas le moindre danger à craindre. Allons, enfant, séchez vos yeux et n’ayez plus de chagrin.

Ces paroles rassurèrent complètement Estève. Comme tous ceux qui en sont à leurs premiers chagrins, il pouvait être aisément consolé. Un instant encore il demeura silencieux, agité, tremblant, sous le coup des impressions violentes qui venaient de l’assaillir. Son ame avait passé d’une douleur excessive à un vif sentiment d’espoir et de joie, et on voyait encore en lui comme les oscillations d’un ébranlement intérieur tel qu’il n’en avait jamais éprouvé ; mais enfin tous ces troubles s’apaisèrent, et la tranquillité revint dans son cœur soulagé.

— Oh ! mon Dieu, dit-il avec un profond soupir, mon Dieu ! que je suis heureux d’être délivré de ces angoisses ! C’est le mauvais esprit qui me les avait envoyées pour m’abattre et me tenter.

— Vous tenter ! s’écria Mme Godefroi d’un air d’indulgente raillerie ; mais c’est absurde, ce que vous dites là, mon enfant ! À quelle faute, à quelle tentation le démon peut-il vous induire en vous désespérant par la prévision d’un si grand malheur ?

— À la plus grande de toutes les fautes, répondit Estève ; au murmure, à la révolte contre la volonté de Dieu, qui m’aurait envoyé une telle affliction.

Mme Godefroi hocha la tête et considéra en silence cet enfant, dans la voix duquel vibrait encore une sourde émotion. Elle était effrayée de ce qu’elle venait de découvrir en lui de puissance pour aimer et d’énergie pour souffrir.

— Ah ! pauvre petit, pensa-t-elle, l’abbé Girou a beau faire, tu as trop de cœur pour être jamais un bon moine.

Un moment après, le premier coup de l’Angélus avertit Estève que l’abbé l’attendait à la chapelle. Il s’éloigna. Mme Godefroi retint la Babeau, qui s’en allait aussi.

— Ma bonne Babeau, lui dit-elle en la faisant asseoir à son côté, sais-tu que tu dois avoir bien des choses à me raconter ? Il s’est passé tant d’évènemens dans la famille depuis que nous ne nous sommes vues !

La Babeau fit tristement un signe affirmatif.

— Il s’est passé peut-être bien des malheurs, des malheurs que j’ai ignorés, reprit Mme Godefroi. Ma sœur n’a pas été heureuse avec M. de Blanquefort ; il l’a bien délaissée ; depuis long-temps il ne l’aime plus.

— Il la hait et il voudrait la voir morte, répondit sourdement la Babeau.

— Ceci dépasse tout ce que j’avais soupçonné, murmura Mme Godefroi consternée. Comment une femme si douce, si vertueuse, si parfaite, a-t-elle pu inspirer de tels ressentimens ? Peut-être est-ce une injuste jalousie qui a animé contre elle son mari ?

— Non, madame, non. Eh ! de qui donc aurait-il pu être jaloux, bonne sainte Vierge ? De son ombre ? Mme la marquise est une de ces femmes sur lesquelles il ne peut pas y avoir un soupçon.

— Mais alors quelle est la cause de cette haine ?

— La cause ! qui le croirait, qui oserait le penser sans l’avoir vu de ses yeux ? s’écria la vieille servante avec une indignation qui, long-temps comprimée, éclatait tout à coup et comme malgré elle. La cause ! c’est ce pauvre innocent que Mme la marquise a mis au monde pour son malheur ! Dieu me garde de manquer au respect que je dois à mon maître ; mais, puisque vous me demandez la vérité, il faut la dire : M. le marquis est un mauvais père. Il ne voulait qu’un héritier, et, quand cet enfant est venu au monde, il l’a maudit ; j’en suis sûre, je l’ai entendu.

— Est-il possible qu’un sordide et misérable orgueil ait ainsi étouffé en lui tous les sentimens de tendresse et de justice ! Est-il possible qu’il ait osé manifester cette haine abominable contre son propre sang !

— Non, non, madame, il n’a rien manifesté aux yeux du monde : le respect humain, qui est toute sa loi, l’a retenu ; mais, quand les portes étaient fermées, dans la chambre de Mme la marquise, où j’étais seule avec elle, quels emportemens ! quelles malédictions ! que de pleurs ! que d’angoisses ! À force de mauvais traitemens, de secrètes injures, d’horribles menaces, il a chassé de chez lui la mère et l’enfant. Mme la marquise est venue se réfugier ici, et alors elle a été tranquille.

M. de Blanquefort ne venait donc jamais la voir ?

— Jamais. Pendant bien des années, Mme la marquise a vécu ainsi abandonnée, sans voir d’autres personnes que M. l’abbé et le révérend père Damase, son confesseur. La consolation de voir son fils aîné lui a même été refusée. Elle s’est soumise à tout sans murmure ; elle a mis ses peines au pied de la croix et tout son espoir en Dieu. Dans le monde, on croit qu’elle a quitté sa famille par un excès de dévotion, et M. le marquis en a répandu partout le bruit, en disant qu’elle avait tout abandonné pour ne plus songer qu’à son salut. Il feint de se conformer à sa volonté en la laissant ici, et il assure qu’elle se trouve la plus heureuse créature qu’il y ait ici-bas ; mais cela n’est pas vrai : elle se meurt de chagrin, vous le voyez.

— Je comprends à présent, s’écria Mme Godefroi ; ma pauvre sœur a offert et voué son enfant à Dieu pour le soustraire à la haine de son père. Mon beau-frère a fait tous ces abominables calculs, tous ces mensonges, pour donner un prétexte à sa conduite, pour déguiser les sentimens dénaturés qui lui ont fait commettre déjà tant d’iniquités, et il a pensé que ma sœur ne le démentirait pas, qu’elle n’oserait dire la vérité, même devant moi. En effet, elle est capable de cet absurde et sublime effort de vertu ; elle m’a tout caché, et sans doute elle persistera jusqu’au bout à se taire.

— Certainement elle n’accusera jamais M. le marquis devant vous, dit la Babeau ; elle ne l’accuserait pas quand même il s’agirait de sa vie.

— Elle le craint donc plus que la mort ?

— C’est plutôt la crainte de Dieu qui la retient ; elle regarderait la moindre plainte comme un péché.

— Mais qui donc a réussi à lui persuader tout cela ? s’écria Mme Godefroi ; qui s’est emparé ainsi de son esprit et lui a donné des convictions si aveugles et si fermes ? qui l’a sermonnée et prêchée avec tant de succès ?

— Personne, répliqua Babeau ; non, en vérité, personne. Mme la marquise est devenue tout à coup dévote.

— Comment ! du jour au lendemain, pour ainsi dire ?

— Oui, madame, à la suite d’un malheur dont elle a été témoin, répondit la Babeau en se rapprochant de la vieille dame comme si quelque souvenir effrayant revenait à son esprit. Mme la marquise a toujours eu de la religion ; pourtant elle ne passait pas sa vie à l’église, elle allait au bal, enfin elle était comme tout le monde. À cette époque, il n’y avait encore qu’un enfant dans la maison, et M. le marquis n’était pas ce qu’il a été depuis. Madame était jeune, jolie, partout fêtée ; elle ne songeait guère à son salut : tout à coup ses idées changèrent ; elle tomba dans la dévotion à la suite d’un évènement terrible qui s’est passé ici, sous ses yeux… il y aura dix-sept ans à la Saint-Lazare.

— Ma sœur ne m’en a rien écrit, je n’en ai rien su ! dit Mme Godefroi étonnée ; il y a long-temps de cela ; mais tu dois t’en souvenir ; tu étais là sans doute ?

— Sainte Vierge ! il me semble que j’y suis encore, répondit la Babeau en regardant la lune dont le disque argenté se levait à l’horizon. C’était par une soirée comme celle-ci, une belle soirée claire comme le jour ; Mme la marquise était à la campagne depuis une semaine ; monsieur devait la venir trouver pour les vacances, qui commençaient au 1er septembre. Donc le jour de Saint-Lazare, qui est le dernier du mois d’août, Mme la marquise était seule ici avec ses gens et le petit comte, M. Armand, qui avait alors dix ans. Il pouvait être environ minuit ; les gens étaient déjà couchés ; Mme la marquise m’avait dispensée de l’attendre pour la déshabiller ; je l’avais laissée lisant dans le salon, et j’étais montée à ma chambre. Je faisais mes prières, lorsque j’entendis dans le chemin un coup de fusil, et presque aussitôt deux autres coups, puis le bruit d’une voiture qui arrivait. Nous n’attendions monsieur que le lendemain ; pourtant j’eus l’idée que c’était lui, car les chiens n’aboyèrent pas. Je descendis, et dans l’escalier je rencontrai madame ; elle était pâle comme une trépassée, et si tremblante qu’elle fut obligée de s’asseoir sur les marches. — Babeau, me dit-elle, as-tu entendu ? Je suis sûre qu’il est arrivé un malheur. — Au même moment on frappa au grand portail. Madame se releva ; l’inquiétude où elle était par rapport à M. le marquis lui donna subitement une force extraordinaire ; ce fut elle qui ouvrit le portail. En reconnaissant la voiture de monsieur, elle jeta un cri et s’appuya sur moi, sans oser s’assurer par elle-même de ce qui était arrivé ; ce fut moi qui, regardant au fond du carrosse, aperçus la première un corps étendu sur les coussins. M. le marquis était assis sur le devant, et il avait fait monter Saint-Jean à côté de lui.

Madame ne comprit pas d’abord ce qui venait d’arriver ; elle avait un si grand effroi, qu’elle était comme égarée et poussait des gémissemens pitoyables. M. le marquis descendit de carrosse ; il était tout couvert de sang, et, sans prendre garde à cela, il vint vers sa femme : — Rassurez-vous, lui dit-il, je ne suis pas blessé ; mais il y a là quelqu’un de mort… le vicomte Gabriel d’Entrevaux.

Madame fit un cri étouffé et cacha son visage ; la vue du sang et ce corps mort à deux pas d’elle lui donnaient le vertige. Monsieur reprit avec une tranquillité qui montrait bien sa dureté d’ame : — Comme je venais vous surprendre ce soir, j’ai rencontré le vicomte qui, de son côté, allait à la campagne pour un rendez-vous de chasse. Nous avons fait route ensemble ; à cent pas d’ici, nous avons été attaqués par des hommes postés en embuscade au bord du chemin. J’étais sans armes, mais Saint-Jean, qui suivait à cheval, avait des pistolets dans les fontes ; il a tiré ses deux coups, les voleurs ont riposté, et d’Entrevaux est tombé raide mort avec une balle dans la tête.

— Ah ! je vois maintenant, interrompit Mme Godefroi contristée par ce récit, je vois pourquoi ma sœur a changé de visage hier soir quand son mari a dit qu’il ne craignait pas les mauvaises rencontres, pourquoi elle semblait éprouver une si pénible impression chaque fois que ses yeux s’arrêtaient sur ce vieux Saint-Jean. Mais, dis-moi, qui était M. d’Entrevaux ? Quelque parent du marquis, je suppose ? quoique ami de la famille ?

— Point du tout, répondit la Babeau ; madame ne l’avait pas vu quatre fois en sa vie peut-être. C’était un beau cavalier, pimpant et galant, la fleur de la jeune noblesse du pays. M. le marquis ne recevait pas des gens comme cela chez lui.

— Mais alors comment se peut-il que ma sœur ait pris tant à cœur sa triste fin ?

— Ce n’est pas le chagrin qu’elle en a conçu qui a subitement tourné son ame vers la religion, c’est le tableau qu’elle a eu toute une nuit sous les yeux. Figurez-vous, madame, qu’elle tomba sur le perron à moitié morte de saisissement lorsqu’elle aperçut ce pauvre corps que Saint-Jean et le cocher tiraient du carrosse par les pieds. Jésus ! le cœur me manqua aussi quand je vis tout sanglant et raide mort ce beau jeune homme qui, un moment auparavant, était plein de vie et ne songeait guère qu’il allait paraître devant Dieu. M. le marquis le fit transporter dans la maison ; on l’étendit sur le canapé du salon d’en bas et on jeta sur lui un drap de lit. Quelle nuit nous passâmes ! Tous les domestiques veillaient dans l’antichambre. Les portes et les fenêtres du salon étaient ouvertes. On avait allumé un cierge devant le canapé. M. le marquis n’avait pas voulu se retirer, il veillait aussi dans le salon, un livre de prières à la main.

— Mais ma sœur n’était pas restée là, son mari l’avait sans doute éloignée ?

— Au contraire ; dès qu’elle fut un peu revenue de son saisissement, il la fit entrer dans le salon pour qu’elle lui tînt compagnie pendant cette triste veillée. Mme la marquise obéit. Elle se mit à genoux devant un fauteuil, son livre de prières à la main. Elle ne lisait pas ; elle avait les yeux fixés sur le mort, et cette vue lui donnait des frissons qui lui faisaient dresser les cheveux sur le front. De temps en temps M. le marquis lui parlait, mais elle ne répondait pas. Toute la nuit se passa ainsi. Le lendemain matin les gens de justice arrivèrent, et, après qu’ils eurent fait leur procès-verbal, on mit le corps dans la chapelle. Le même jour les parens et tout le clergé d’Aix vinrent pour les funérailles. Le vicomte fut enterré le lendemain. Mme la marquise avait passé toute cette journée en prières. Le père Damase, son confesseur, vint la voir, et dès-lors elle manifesta ses nouveaux sentimens. Elle ne pensait plus qu’à la mort, et elle s’y préparait comme si sa fin eût été proche. C’était une idée, une sorte de terreur qui s’était emparée de son esprit. Quelquefois, je puis vous le dire à vous, j’avais peur qu’elle ne devînt folle. La naissance de son second fils la détourna de ces imaginations. Elle ne parla plus de la mort quand elle eut cet enfant ; mais sa dévotion n’a fait qu’augmenter au milieu de ses chagrins, et véritablement c’est sa confiance en Dieu qui l’a soutenue dans une si triste vie.

— C’est une ame pleine de douceur et de faiblesse, dit tristement Mme Godefroi ; elle a succombé sans aucune résistance, sans tenter un effort contre les autres ou sur elle-même. Et, dis-moi, les meurtriers du vicomte ont-ils été reconnus et pendus ?

— Malheureusement non. Ils firent du chemin pendant la nuit, et, le lendemain, quand la maréchaussée se mit à leur poursuite, ils avaient peut-être quinze lieues d’avance. M. le marquis ne s’épargna pas dans cette affaire ; mais toutes ses diligences n’aboutirent à rien.

— Voilà une lugubre histoire, dit la vieille dame en se rapprochant instinctivement de la Babeau. Malgré sa force d’ame, elle ressentait une vague terreur, et les faibles bruits que le moindre souffle de vent éveillait dans le feuillage des figuiers la faisaient frissonner.

— Viens, Babeau, reprit-elle en se levant vivement comme pour s’enfuir, viens, rentrons.

Plusieurs jours s’écoulèrent dans la monotone uniformité de cette vie solitaire, inaccessible aux bruits extérieurs, dont les habitans de la Tuzelle avaient depuis si long-temps l’habitude. La présence de Mme Godefroi et de sa suite n’avait pu animer et remplir cette maison vide et muette. On y parlait à voix basse, on n’y riait jamais, on s’y pétrifiait en quelque sorte dans la scrupuleuse observation des commandemens de Dieu et de l’église. Les deux laquais de Mme Godefroi passaient leur temps, dans une salle basse, à dormir ou à jouer aux cartes en cachette. Andrette, la suivante parisienne, pleurait d’ennui tout le jour. Mme Godefroi ne quittait guère la marquise, que son état d’épuisement et de maladie retenait dans la chambre. Les deux femmes se parlaient peu ; il n’y avait entre elles aucun échange d’idées ; tout se bornait à de tendres soins d’un côté, et de l’autre aux témoignages d’une affection reconnaissante. Pourtant, malgré le silence qu’elles gardèrent sur certaines questions, les deux sœurs s’entendirent et se laissèrent aller, presque à leur insu, à de mutuelles concessions. Mme Godefroi vit sans se courroucer la vénération qu’un vieux moine, le père Damase, inspirait à la marquise, dont il était depuis bien des années le directeur. Elle toléra parfaitement des pratiques de dévotion qu’au premier abord elle avait trouvées absurdes, et dont elle s’était intérieurement moquée. Le père Damase lui inspira, en dépit de ses préjugés philosophiques, les mêmes sympathies que l’abbé Girou. Elle ne put, dans la sagacité de son esprit et la justice de son ame, méconnaître la vertu de ces deux hommes, réellement vénérables et saints par leurs œuvres. Elle ne fut pas tentée de se convertir à leur exemple, mais elle respecta leurs convictions au point de ne rechercher avec eux aucune controverse. D’autre part, Mme de Blanquefort se relâcha un peu de ses austérités. Elle consentit à quitter son horrible cilice et à coucher sur un meilleur lit. Le dimanche qui suivit l’arrivée de sa sœur, elle fit une plus grande concession : comme elle voulait se lever malgré sa faiblesse, afin de remplir ses devoirs religieux, Mme Godefroi la supplia de s’en dispenser pour cette seule fois ; elle céda sans résistance, et assista d’intention à la messe que le père Damase célébrait dans la chapelle.

Mme Godefroi ne tarda pas à s’apercevoir que sa sœur était une de ces femmes chez lesquelles l’instinct maternel va jusqu’à la passion. Elle ne pouvait entendre le nom de son fils aîné sans un attendrissement mêlé de larmes, et la douleur d’être séparée de lui était continuelle dans son cœur. La présence d’Estève était sa consolation, son bonheur, toute sa joie : joie amère et troublée par la prévision d’une séparation inévitable et peut-être prochaine. Sa physionomie, habituellement mélancolique et morne, avait une expression plus sereine quand cet enfant était près d’elle ; il semblait, quand elle arrêtait sur lui ses grands yeux tristes, que son ame soulagée se reposait un moment dans la satisfaction suprême d’une si chère contemplation ; mais la religion, qui défend tout témoignage excessif, même lorsqu’il s’agit de l’attachement le plus naturel et le plus légitime, retenait chez la marquise l’expression de ses sentimens. Elle s’interdisait ces caresses, ces douces paroles, dont les mères sont si prodigues, et réprimait continuellement tous les élans de son amour. Estève répondait à cette affection sérieuse et calme en apparence par une tendresse infinie, une profonde vénération. Il y avait encore dans les témoignages de cette tendresse quelque chose d’enfantin et de charmant qui faisait parfois sourire la triste mère. Estève n’avait pas perdu l’habitude de se reposer à ses pieds, la tête appuyée sur ses genoux, et toujours prêt à écouter quelque récit, l’histoire de quelque enfant prédestiné devenu un saint, ou bien celle de quelque image miraculeuse. C’était encore près de sa mère qu’il se réfugiait dans ses jours de trouble et de chagrin, lorsque l’abbé Girou l’avait regardé presque sévèrement pour une légère faute, ou bien lorsque une vague inquiétude s’emparait de son esprit, lorsque des idées qu’il ne pouvait pas formuler naissaient dans son cerveau semblables à ces germes qui, cachés trop profondément dans le sein de la terre, ne peuvent se faire jour, et périssent faute d’air et de soleil. Mais ces momens d’affliction étaient rares. Ordinairement Estève accourait calme et content près de sa mère ; il restait avec elle pendant tout le temps de sa récréation ; puis, l’heure du travail venue, il allait sans impatience et sans ennui recommencer la tâche accoutumée. La présence de Mme Godefroi l’avait d’abord effarouché ; mais bientôt il l’aima de tout son cœur. Pourtant il ne put jamais s’enhardir jusqu’à une certaine familiarité, et il ne lui témoignait en retour de ses bontés qu’un timide respect. Dans les conversations que la vieille dame provoquait, il montrait habituellement un esprit droit, mais simple et paresseux ; nul rayon ne traversait les ténèbres de son intelligence, nulle corde ne vibrait dans son ame endormie. Cependant, lorsque sa sensibilité était excitée, lorsque les seules facultés qui avaient pu se développer en lui recevaient une vive impulsion, il trouvait, pour exprimer ses sentimens, des mots qui plus d’une fois étonnèrent Mme Godefroi, en trahissant les trésors cachés de son intelligence. Alors la vieille dame arrêtait sur lui des regards inquiets, et disait en son ame : — Fasse le ciel que je le sauve du froc et du couvent !

Quinze jours s’écoulèrent ainsi, et telle était l’influence de cette vie monotone et murée, qu’elle commençait à agir sur le caractère de Mme Godefroi et à calmer son activité d’esprit. La vieille dame s’assoupissait aussi dans le cercle éternel de ces mornes habitudes où roulaient depuis si long-temps les habitans de la Tuzelle. L’époque de son départ approchait ; elle n’avait plus qu’une semaine à passer près de sa sœur, et pourtant elle n’avait encore rien fait, rien tenté pour rendre à cet enfant, dont le sort la touchait si vivement, sa liberté, ses droits, sa place dans la maison paternelle. Elle y songeait pourtant, et en parlait quelquefois à l’abbé Girou, qui, sans se permettre aucun conseil, lui laissait entrevoir peu d’espoir de succès, et semblait presque effrayé à l’idée de cette tentative.

Une après-midi, les deux sœurs étaient ensemble dans la chambre de la marquise, qui était encore plus faible et plus souffrante que d’habitude. L’atmosphère était lourde et suffocante ; une chaleur intense se faisait sentir jusqu’au fond des habitations, et l’air qui pénétrait à travers les joints des persiennes était brûlant comme s’il eût soufflé à travers une fournaise. Mme de Blanquefort avait voulu descendre à la chapelle, où le père Damase était venu de grand matin dire une messe de mort, et elle y était restée long-temps en prières. Sa sœur n’avait pas tenté de la détourner de ce redoublement de ferveur ; elle ne s’était pas étonnée non plus du service funèbre, car la Babeau l’avait prévenue la veille en lui disant : — C’est demain Saint-Lazare, un triste anniversaire. Mme la marquise passera la journée en prières pour que Dieu sauve l’ame de ce pauvre M. d’Entrevaux, qui mourut sans confession.

Mme de Blanquefort avait un moment fait trêve à ses exercices de piété ; elle se reposait près de sa sœur, la tête inclinée, les yeux à demi fermés, les mains jointes sur ses genoux. Au premier abord, on aurait cru qu’elle priait encore au milieu d’une involontaire somnolence ; mais, en la regardant mieux, on s’apercevait, au contraire, qu’elle était en proie à une souffrance intérieure, à une sombre agitation, contre laquelle son ame luttait désespérée et vaincue. Mme Godefroi la considérait tristement, et n’osait troubler cette funeste apparence de repos ; elle n’avait point de paroles pour calmer ce cœur affligé ; les ressources de sa philosophie, la grace de son esprit, l’autorité de sa raison, eussent été impuissantes auprès de cette pauvre femme, qui souffrait, croyait et ne raisonnait pas ; sa tendresse seule pouvait lui apporter de muettes consolations. Elle prit affectueusement la main sèche et brûlante de la marquise, et lui dit doucement :

— Allons, Cécile ; à quoi pensez-vous ? Voici l’heure de la récréation ; Estève attend peut-être déjà là dehors que nous lui disions d’entrer.

Comme elle disait ces mots, le bruit d’une voiture se fit entendre dans le lointain ; les deux femmes écoutèrent un moment sans parler et en se regardant avec effroi ; puis la marquise dit d’une voix éteinte :

— C’est M. de Blanquefort ; ah ! j’avais pensé qu’il viendrait. J’ai comme le pressentiment de quelque malheur ; mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de nous !

— Eh ! que pouvez-vous craindre, ma sœur ? dit Mme Godefroi avec fermeté, pourquoi tremblez-vous devant votre mari ? Parce qu’il a été injuste, violent, parce qu’il vous a méconnue et foulée aux pieds ? Mais le moment est venu de protester enfin contre la conduite odieuse, inique de cet homme. Pendant seize ans, vous avez gardé le silence, vous avez subi sans vous plaindre tant de douleurs et d’outrages, vous avez plié à deux genoux sous la main qui vous frappait ; mais aujourd’hui, ma sœur, vous vous relèverez, et, si la force vous manque, je serai là pour vous soutenir.

— Au nom du ciel ! ne parlez pas ainsi, Adélaïde, s’écria la marquise éperdue ; vous ne savez pas… vous ne connaissez pas M. de Blanquefort… Non, non, point de révolte, point de résistance ; pas un seul mot de reproche.

— Eh bien ! c’est moi qui parlerai, je parlerai seule et en mon nom seulement.

— Non, non, vous dis-je, interrompit la marquise avec égarement ; gardez le silence, quoi qu’il arrive, ma sœur ; il y va de ma vie, de celle de mon fils. Promettez-moi, jurez-moi de vous contenir, de vous taire ?

Mme Godefroi, saisie d’étonnement et de crainte à l’aspect de cette terreur, de ce désespoir, promit de garder le silence. La marquise se jeta à genoux devant son prie-dieu, et attendit. Un moment après, la voiture de M. de Blanquefort entra dans la cour : — Est-il seul ? demanda la malheureuse mère à Mme Godefroi qui regardait en bas, cachée derrière les persiennes.

— Il est seul, répondit-elle en revenant vers sa sœur ; allons, Cécile, soyez au moins calme et résignée.

— Je le suis, Dieu me fait cette grace, dit la marquise avec l’accent d’une secrète exaltation, comme si la courte prière qu’elle venait de faire lui eût tout à coup rendu une sorte de courage et de tranquillité.

Le marquis aborda sa femme et sa belle-sœur avec le même sang-froid, la même politesse aisée et grave qu’il avait montrée à la première entrevue ; il excusa le comte Armand, qui, engagé pour un dîner d’étiquette, n’avait pu l’accompagner, et parla ensuite pendant une demi-heure des choses les plus indifférentes. Les deux femmes ne prenaient à cet entretien que la part indispensable ; elles tâchaient de paraître calmes, mais il était facile de deviner que la marquise luttait contre une secrète épouvante, et que l’inquiétude ôtait à Mme Godefroi une partie de sa liberté d’esprit ordinaire. Au milieu de cette conversation languissante, M. de Blanquefort se tourna vers sa femme et lui dit sans aucun préambule : — Ma visite a aujourd’hui un autre motif que le plaisir de rendre mes devoirs à votre sœur ; je viens vous demander si vous persistez à accomplir le vœu que vous avez fait pour votre second fils.

— Oui, monsieur, répondit la marquise sans hésiter, mais d’une voix mourante.

— En ce cas, j’ai décidé qu’Estève entrerait au noviciat très prochainement, reprit M. de Blanquefort d’un ton bref ; il est temps de commencer ses préparatifs de voyage ; il partira avec madame votre sœur.

Mme Godefroi regarda son beau-frère avec un geste de doute, de stupéfaction ; elle était tentée de prendre ses paroles comme une raillerie, tant cette proposition de mettre elle-même Estève en religion lui semblait étrange. La marquise avait mieux compris l’intention de son mari, et elle s’écria toute tremblante :

— Vous voulez que cet enfant parte avec ma sœur ; et où doit-elle le mener, monsieur ?

— Ne l’avez-vous pas deviné déjà ? répondit froidement M. de Blanquefort ; dans la maison dont l’un des mes proches parens, le révérend père Anselme, est prieur, à l’abbaye de Châalis.

— Si loin de moi, mon Dieu ! si loin que je ne le reverrai jamais, murmura la marquise avec désespoir. Ah ! monsieur, j’avais espéré que vous ne me sépareriez pas ainsi de lui, qu’il me serait permis de le revoir quelquefois. Le sacrifice que vous ordonnez est au-dessus de mes forces.

Le marquis la regarda fixement, et dit avec le même calme : — Il dépend de vous de ne pas l’accomplir. C’est vous qui avez décidé du sort de cet enfant, qui l’avez voué à Dieu ; vous pouvez le lui reprendre ; le pape vous relèvera de votre vœu.

— Ma sœur ! s’écria Mme Godefroi incapable de se contenir plus long-temps ; ma sœur, c’est le parti que vous dictent la raison, la justice, vos sentimens de mère. Quel scrupule, quelle frayeur insensée peut vous arrêter ?

— Oui, madame, dites-le, ajouta le marquis sans détourner de dessus sa femme ses yeux animés d’une ironie cruelle, d’une fureur contenue ; si vous le pouvez, expliquez les scrupules de votre conscience et les pensées qui vous troublent.

La marquise garda le silence et se cacha le visage dans son mouchoir, comme pour étouffer ses pleurs. M. de Blanquefort reprit lentement :

— Vous vous taisez ! je n’insiste pas. Je ne m’attribue pas le droit de vous interroger comme un confesseur. Vous ne devez compte qu’à Dieu et au père Damase de l’état de votre ame. Vous venez de me faire connaître votre résolution, vous m’avez dit que vous persistiez dans le vœu qui vous fut dicté par la dévotion, la crainte de Dieu, la pensée du salut éternel. À présent que vous avez vous-même pour la seconde fois décidé du sort de votre fils, c’est à moi qu’appartient l’exécution de votre vœu. La maison où Estève doit faire profession est une des plus riches et des plus anciennes abbayes du royaume. J’ai été déterminé d’ailleurs par des liens de parenté. L’aïeule du prieur de Châalis était une Blanquefort. Le père Anselme est un religieux comme il n’y en a malheureusement plus guère aujourd’hui, zélé, fervent, sévère dans l’observation de la règle. S’il avait un peu moins de sainteté et un peu plus d’intrigue, il serait aujourd’hui provincial de son ordre ; mais son ambition se borne à bien gouverner son abbaye. Voilà l’homme sous l’autorité duquel Estève doit passer sa vie. Vous voyez, madame, que je suis entré dans vos pieuses intentions, et que je m’y suis en tout conformé.

La marquise ne fit aucune objection. Elle s’était soumise, et un sombre accablement avait succédé à la première explosion de sa douleur. Mme Godefroi se taisait aussi, retenue par sa promesse, mais le cœur animé de sourdes résolutions. L’énergie naturelle de son caractère lui faisait envisager sans crainte une explication violente avec le marquis, et considérer avec une amère compassion la faiblesse, les mortelles angoisses, la morne résignation de sa sœur. Le marquis s’aperçut peut-être de ces dispositions ; mais il n’eut pas l’air de remarquer la contenance indignée de Mme Godefroi et le silence obstiné qu’elle gardait.

— Madame, lui dit-il du ton le plus simple, il me reste à vous faire mes excuses pour l’embarras que cet enfant va vous causer.

— Point du tout, monsieur, répondit-elle froidement ; en venant ici, j’avais espéré obtenir de vous et de sa mère la permission de l’emmener pour quelques mois à Paris.

— C’est à merveille ; une fois arrivé, vous le garderez quelques jours, si vous le jugez convenable, ensuite une personne de confiance pourra le conduire à Châalis.

— Non, non, ce n’est pas ainsi qu’il nous quittera, interrompit Mme Godefroi avec un profond sentiment d’amertume ; si Estève ne peut échapper à son sort, si, pour accomplir le vœu de sa mère et votre volonté, il doit aller s’ensevelir dans un cloître, mon mari, mes enfans et moi, nous le conduirons jusqu’à la porte de l’abbaye de Châalis, nous recevrons ses derniers adieux, et il saura du moins qu’il laisse derrière lui une famille qui le regrette.

À cette réponse, le marquis se tourna vers sa femme avec un geste violent, et lui dit : — Sur mon ame ! on dirait, à entendre votre sœur, que je force votre volonté, et que je suis un père dénaturé, le tyran, le fléau de ma famille !

— Oh ! monsieur ! qui oserait le penser, s’écria la marquise d’une voix tremblante, qui oserait se plaindre ? Ce n’est pas moi, vous le voyez.

En entendant la malheureuse mère d’Estève protester ainsi de sa soumission, Mme Godefroi détourna les yeux, et alla s’asseoir à l’écart. Le marquis, après avoir marché un moment dans le salon, comme pour laisser à sa propre irritation le temps de se calmer, revint près de sa femme.

— Tout étant ainsi réglé et arrêté, je vais vous quitter, lui dit-il ; ce soir, j’annoncerai dans le monde que cet enfant voué à Dieu, et que depuis long-temps on n’appelle plus que l’oblat, est près de ratifier la promesse que vous fîtes pour lui. C’est d’un grand exemple ; mais on connaît votre haute piété, et personne ne s’en étonnera.

Comme il s’avançait pour prendre aussi congé de Mme Godefroi, elle se leva et vint à lui. — Monsieur, lui dit-elle, je dois partir dans quatre jours ; peut-être ne pourrez-vous pas revenir ici recevoir mes adieux ; demain, si vous voulez le permettre, j’irai vous les faire à Aix, chez vous, et embrasser une dernière fois mon neveu le comte Armand.

— Oui, madame, répondit le marquis étonné de cette brusque détermination ; demain, j’aurai l’honneur de vous recevoir.

Il sortit ; les deux femmes écoutèrent en silence le bruit de ses pas se perdre dans l’escalier et la porte se refermer sur lui. Quand la voiture eut roulé bruyamment hors de la cour, quand il fut décidément parti, Mme Godefroi se rapprocha de sa sœur, et lui dit : — Vous n’avez osé défendre ni votre enfant, ni vous-même ; et moi, retenue par vos frayeurs, par ma promesse, j’ai gardé le silence, je n’ai pu venir à votre secours, j’ai laissé faire M. de Blanquefort ; mais, je vous le jure, il n’accomplira pas sans obstacle ses desseins : demain, je le retrouverai.

— Que voulez-vous faire, grand Dieu ? s’écria Mme de Blanquefort en sortant à ces mots de son anéantissement.

— Je veux aller trouver votre mari, répondit froidement Mme Godefroi, je veux lui dire ce que je lui aurais dit aujourd’hui, si vous ne m’eussiez fermé la bouche. Soyez tranquille, vous ne serez pas là ; vous et votre fils, vous serez à l’abri de ces emportemens, de ces violences qui vous font trembler pour la vie de tous deux ; moi, je ne crains rien.

— Mon Dieu ! je suis donc perdue ! s’écria la marquise hors d’elle-même. Adélaïde, renoncez à votre résolution, je vous en supplie. Vous ne voulez donc pas me croire quand je vous dis qu’il y va de ma vie et de l’honneur de notre famille ?

— C’est au nom de cet honneur que je parlerai, répliqua Mme Godefroi ; c’est par la crainte du blâme, par le respect humain, par l’orgueil qui est son dieu, que j’attaquerai cet homme. Vos craintes vous aveuglent : il n’y a pas tant de péril que vous croyez à lui dire la vérité. Ce gentilhomme si jaloux de son honneur, ce magistrat intègre a su tromper le monde à force d’hypocrisie, donner à un sordide et détestable calcul l’apparence d’une tolérance pieuse. En sacrifiant son second fils, il a l’air de céder à vos intentions, et il satisfait impunément la haine abominable qu’il porte à son propre sang. Et vous ne voulez pas qu’il tremble quand je le menacerai de dévoiler de telles iniquités, de dire tout ce que vous avez souffert depuis seize ans ! J’irai le trouver, je le démasquerai, vous dis-je. Courage, ma sœur ! relevez-vous, envisagez votre situation. Qui pouvez-vous craindre ? Vous avez pour vous la vérité, la justice, la loi.

— Non, non, ma sœur, s’écria la marquise en proie à une agitation effrayante ; non : l’apparence vous abuse.

Et, se jetant impétueusement à genoux, elle ajouta : — M. de Blanquefort a été sévère, inflexible jusqu’à la cruauté, mais il a été juste… il a été juste en chassant de sa maison l’enfant qui n’est pas le sien !…

Cette déclaration, cet aveu d’une faute qu’elle n’avait pas même soupçonnée, frappèrent Mme Godefroi comme un éclair, un coup de foudre ; elle vit d’un regard l’entière vérité et toute l’étendue du malheur de la marquise. Penchée sur cette femme qui sanglotait à ses pieds, et, pâle, tremblante elle-même de saisissement, elle la releva et la serra contre son sein. Quand les sanglots qui couvraient sa voix se furent apaisés, elle lui dit : — Mais votre mari s’est vengé… Celui que vous avez aimé n’existe plus.

M. de Blanquefort s’est fait justice de ses propres mains, répondit la marquise avec un calme encore plus effrayant que les transports de douleur qu’elle venait d’éprouver ; oui, il a été tout ensemble le juge et le bourreau… et, quand tout a été fini, il a traîné sous mes yeux le corps sanglant de celui qu’il venait d’assassiner. C’est aujourd’hui le funeste anniversaire de cette mort.

— Ah ! malheureuse, malheureuse ! murmura Mme Godefroi.

— Vous voyez, ma sœur, quel a été le châtiment de ma faute, reprit la marquise, châtiment terrible et qui n’est pas retombé sur moi seule ! J’ai offert le reste de ma vie en expiation, et Dieu, dans sa miséricorde, m’a recueillie. Quand ce pauvre enfant est venu au monde, je l’ai donné à lui pour le sauver, je l’ai remis entre ses bras pour qu’il le défendît, car je ne pouvais moi-même le protéger et le défendre. Que serions-nous devenus, Seigneur, si vous n’aviez eu pitié de ma détresse et accepté mon repentir ?

— Hélas ! dit Mme Godefroi, pourquoi ne vous êtes-vous pas souvenue qu’il y avait une personne au monde près de laquelle vous pouviez vous réfugier ? Pourquoi n’êtes-vous pas venue me trouver avec votre enfant ?

— J’en eus la pensée, ma sœur, mais M. de Blanquefort ne m’aurait pas laissé vivre en paix près de vous. Sa vengeance n’aurait pas été assouvie si j’eusse trouvé pour ce malheureux enfant des protecteurs, une famille. Il le hait comme le témoignage vivant de ma honte et de son déshonneur, et, n’en doutez point, il se serait une seconde fois vengé ; Estève serait mort de sa main si je ne l’eusse, pour ainsi dire, retiré de ce monde en le vouant à Dieu.

— Ce vœu a satisfait sa justice, sinon sa vengeance, dit tristement Mme Godefroi ; en faisant profession, Estève renonce à tout l’héritage de celui dont il est le fils aux yeux du monde et de la loi ; il quitte jusqu’à son nom ; Estève de Blanquefort ne sera plus que le frère Estève. Mais pourquoi le marquis exige-t-il que son sort s’accomplisse dès à présent ? Pourquoi ne le laisse-t-il pas, pendant quelques années encore, vivre ici près de vous, comme il a si long-temps vécu ? Peut-être vos instances, vos prières, les miennes, obtiendront-elles ce délai.

— Non, non, ma sœur, répondit la marquise ; je comprends les préoccupations de son esprit : il craint de mourir avant d’avoir assuré l’accomplissement d’une promesse dont notre saint père le pape peut me relever ; il veut qu’Estève soit engagé par des vœux irrévocables avant que mon fils aîné devienne le chef de la famille.

— Il faut se soumettre, dit Mme Godefroi, abattue sous le coup de ces fatales révélations. Maintenant, ma sœur, je n’ai plus de conseils à vous donner ; mais vous trouverez toujours près de moi des consolations, des secours : dans la situation terrible où vous êtes, que puis-je pour vous, que voulez-vous que je fasse ?

— Rien, plus rien, ma chère Adélaïde, répondit la marquise en baissant la tête avec un geste de repentir, de profonde humilité ; je n’ose même plus vous demander votre amitié ; vous avez toujours été une femme sage, une épouse fidèle, et vous devez mépriser, au fond de votre ame, la malheureuse qui a trahi son devoir.

— Cécile, ma chère Cécile, est-il rien au monde qui puisse vous ôter mon affection ? s’écria Mme Godefroi ; ah ! fussiez-vous mille fois plus coupable, fussiez-vous méprisée, repoussée par tous, votre sœur vous resterait et vous aimerait encore.

Elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre en fondant en larmes, comme autrefois à la porte du couvent des bénédictines, lorsqu’elles prononçaient de si tristes adieux ; mais alors une vague espérance était au fond de cette désolation, une résolution énergique pouvait les sauver, et maintenant, à bout de leur avenir, elles pleuraient sur des malheurs à jamais irréparables.

— Ma sœur, dit enfin la marquise en réprimant sa douleur et son attendrissement, soyons calmes ; j’ai peu de temps pour tout ce qui me reste à faire. Et d’abord, c’est à vous que je dois adresser une prière, c’est à vous que je vais demander une promesse. Vous allez emmener cet enfant ; songez, hélas ! que le contact du monde et jusqu’à vos soins pourraient lui être funestes, songez que sa perte et son salut dépendent de sa foi. Adélaïde, la promesse que j’ose exiger vous paraîtra bizarre, elle vous blessera peut-être ; mais pardonnez aux prévisions, aux frayeurs d’une mère. Vous n’avez pas nos croyances, ma sœur, vous raisonnez sur les mystères que nous adorons ; un mot échappé de votre bouche pourrait jeter un doute dans l’ame d’Estève, et la remplir de trouble et de regrets ; un seul regard jeté hors du cloître où il doit passer sa vie pourrait lui laisser quelque fatal souvenir. Promettez-moi de l’en préserver, promettez-moi que le pauvre oblat ne traversera seulement pas cette Babylone où vous vivez ; promettez-moi de ne pas lui donner même l’espérance de vous revoir en le quittant au seuil de l’abbaye de Châalis…

— Je vous le promets, ma sœur, répondit Mme Godefroi.

— À présent, laissez-moi seule, ma chère Adélaïde, reprit la marquise ; j’ai besoin de prier Dieu. Dans une heure, vous viendrez me retrouver avec mon fils et l’abbé Girou.

Elle alla s’enfermer dans sa chambre. Rien encore n’avait transpiré dans la maison. L’abbé était descendu au jardin pour lire son bréviaire. Estève, n’ayant pas trouvé sa mère au salon, se promenait tristement pendant sa récréation, et réfléchissait peut-être à cette nouvelle visite du marquis, pendant laquelle il avait inutilement attendu l’ordre de descendre pour rendre ses devoirs à son père.

Au bout d’une heure, Mme Godefroi entra silencieusement chez la marquise ; Estève la suivait avec l’abbé Girou. Mme de Blanquefort était assise devant son prie-dieu ; une pâleur effrayante couvrait ses traits décomposés comme ceux d’une mourante ; pourtant elle paraissait calme, et l’accent de sa voix, ordinairement bas et voilé, semblait plus distinct et plus ferme. Elle dit à Estève d’approcher ; il se mit à genoux près d’elle, sur le prie-dieu. Alors, sans faiblesse, sans émotion apparente, soutenue par cet immense amour de mère qui lui commandait de renfermer toutes ses douleurs, d’étouffer son désespoir pour rendre plus facile le sacrifice de cet enfant, dont l’ame allait frémir à ses premières paroles, elle annonça à Estève qu’il allait partir avec sa tante, et que très prochainement il entrerait au noviciat chez les pères bénédictins de Châalis.

À cette nouvelle, le pauvre enfant baissa la tête tout éperdu, et se prit à pleurer amèrement. Il y eut un silence. Mme Godefroi se cachait la figure dans son mouchoir ; l’abbé Girou essuyait en tremblant les grosses larmes qui coulaient sur son visage vénérable ; la marquise seule paraissait calme, et son regard, attaché sur le Christ qui surmontait son prie-dieu, avait une expression ineffable de souffrance contenue et de sombre sérénité.

— Mon enfant, dit-elle avec douceur, en réprimant tous les signes d’un attendrissement qui aurait augmenté la douleur d’Estève, mon enfant, pourquoi pleurez-vous ainsi ? pourquoi votre cœur se révolte-t-il à la pensée de me quitter ? Vous allez consacrer votre vie à Dieu, auquel je vous ai donné avant votre naissance ; vous allez trouver votre père spirituel, vos frères en religion, toute une famille unie par la charité, par des liens de paix et d’amour. Peut-être un jour aurai-je le bonheur de vous revoir dans la sainte maison où vous êtes près d’entrer ; mais, si cette consolation m’était refusée, si je venais à mourir loin de vous, adorez la volonté suprême, et songez qu’il n’est point de séparation éternelle pour ceux qui ont vécu dans la pensée du salut ; songez que je serai allée vous attendre dans le ciel, aux pieds de Dieu.

Elle se tut épuisée, à bout de ses forces, mais non de son dévouement, de sa résignation. D’un signe, elle pria l’abbé d’emmener Estève, car elle pensa qu’il achèverait plus promptement de se calmer hors de sa présence, et que, revenu de ce premier mouvement, il pourrait être consolé et persuadé par les exhortations du vieux prêtre. En effet, le soir même, Estève, quoique profondément triste et malheureux de quitter sa mère, songeait sans répulsion et sans effroi à la nouvelle vie qui l’attendait ; il était déjà accoutumé à l’idée de revêtir la coule et l’aumusse des bénédictins de Châalis.

La marquise était restée seule avec sa sœur. Immobile à la même place, et trop faible pour parler ou faire une lecture, elle semblait prier mentalement. De temps en temps, Mme Godefroi prenait un livre posé sur le prie-dieu et lui lisait à haute voix quelques morceaux de l’Imitation. La Babeau pleurait tout bas dans un coin de la chambre. Avant de se retirer, Mme Godefroi s’agenouilla près du lit de sa sœur, qui venait de se coucher, et lui dit : — Je donnerais bien des années de ma vie pour vous sauver toutes ces angoisses ; mais je ne puis rien, mon Dieu ! Pourtant il dépend de moi de retarder cette cruelle séparation. Je devais partir dans quatre jours ; je resterai plus long-temps, bien plus long-temps, je resterai tant qu’on ne viendra pas me chercher de Paris.

— Non, ma chère sœur, répondit la marquise d’une voix faible et en serrant la main de la vieille dame contre son visage livide et froid, non, cette situation ne peut se prolonger ; on ne peut vivre dans l’attente et la prévision d’une séparation si douloureuse. Mes forces y succomberaient.

Toute la journée du lendemain se passa tranquillement. Mme de Blanquefort retint son fils auprès d’elle et lui parla longuement de sa vocation, de ses devoirs, de son avenir. Mme Godefroi et l’abbé l’écoutaient, touchés jusqu’aux larmes et frappés de surprise, car il s’était opéré en elle une singulière et merveilleuse transformation. Cette femme, qui jusqu’alors avait fait consister la religion dans de minutieuses pratiques de dévotion, dans de cruelles austérités, dans l’étroite observation d’inutiles devoirs, s’élevait tout à coup aux sublimes hauteurs de la philosophie chrétienne. Elle trouvait, pour raffermir l’ame de son fils, des pensées, des paroles, telles que Dieu en inspirait à la pieuse mère de saint Augustin. Estève, agenouillé près du lit, recueillait ces discours avec une avide et douloureuse attention ; mais c’était moins le sens élevé, profond, qui se gravait dans sa mémoire, que l’accent de la marquise, que cette voix entrecoupée, dont les inflexions étaient si pleines de tendresse et de persuasion.

La fermeté, l’abnégation de Mme de Blanquefort ne se démentirent pas pendant les tristes jours qui précédèrent le départ d’Estève. L’instinct de sa tendresse trouva sûrement tous les moyens d’adoucir pour lui cette séparation, qu’elle envisageait avec autant d’effroi que le terme de sa propre vie. L’abbé Girou eut moins de force ; son cœur se brisait à la pensée de quitter cet enfant, objet de si tristes soins, et il ne pouvait dissimuler sa profonde affliction.

Enfin, le moment fatal arriva. Aux premières clartés d’un beau jour de septembre, la voiture de Mme Godefroi roula dans la cour de la Tuzelle. Déjà l’on avait chargé les bagages ; le postillon était en selle et faisait siffler son fouet ; les chevaux, impatiens, battaient le pavé avec de sauvages hennissemens. — Mme Godefroi parut sur le perron. — L’abbé la suivait avec Estève.

— Monsieur, dit-elle en lui serrant la main, je vous recommande ma sœur…

La marquise s’avança la dernière. Elle ne jeta qu’un regard sur la voiture, et, serrant son fils dans ses bras, elle lui dit : — Estève, tous les jours de ta vie, souviens-toi de ta pauvre mère, et prie Dieu pour elle !…

À ces mots, elle le remit par un brusque mouvement à Mme Godefroi et rentra précipitamment. — Une minute après, Estève sanglotait, le front appuyé sur l’épaule de sa tante, et le carrosse roulait sur la grande route de Paris.


Mme Charles Reybaud.



L’OBLAT

DEUXIÈME PARTIE.[1]

III.

À dix lieues de Paris, dans les riches plaines de l’ancien duché de Valois et aux environs d’Ermenonville, il existe, au milieu des bois, un vaste édifice dont la construction date du dernier siècle. À l’entour gisent d’immenses ruines, des marbres brisés, des sculptures mutilées et verdâtres ; quelques colonnes sont encore debout parmi ces décombres, dont la masse entière est dominée par une svelte tourelle. Cet édifice est le palais abbatial, et ces ruines, tout ce qui reste de l’antique monastère de Châalis.

L’abbaye de Châalis, fondée par le roi Louis-le-Gros, appartenait à des moines de l’ordre de Citeaux et de la filiation de Pontigny. Les guerres civiles, les invasions étrangères, toutes les sanglantes réactions dont le duché de Valois fut le théâtre pendant trois siècles, avaient laissé debout et dans toute sa splendeur cette maison, qui présentait des chefs-d’œuvre d’architecture de toutes les époques. Quelques années avant la révolution, elle était encore un des plus beaux monumens religieux des environs de Paris. Les bénédictins de Châalis ne pratiquaient point les mêmes austérités que les moines réformés de l’ordre de Citeaux. Ils n’observaient pas, comme les feuillans, une continuelle abstinence, un silence perpétuel ; ils ne dormaient pas sur un sac de paille et ne se levaient pas au milieu de la nuit pour dire l’office, comme les trappistes. Le travail intellectuel, les savantes études, n’étaient pas non plus d’obligation chez eux comme dans les congrégations de Saint-Maur et de Cluny. Leur vie, exempte de ces mortifications incessantes, de ces patiens labeurs, devait, selon l’esprit de la règle, s’écouler dans la simple observation des trois vœux religieux.

L’abbé Girou ne s’était pas trompé dans ses prévisions : son élève n’éprouva, en arrivant au seuil de l’abbaye de Châalis, aucune de ces défaillances qui saisissent les ames les plus ferventes au moment de quitter le monde dont elles emportent quelque souvenir. Estève n’avait pas même entrevu ce monde auquel il allait renoncer ; rien n’existait pour lui hors du cloître, rien qu’une maison solitaire où vivaient une sainte femme, un vieux prêtre, objets de sa vénération et de son amour. Son cœur se les rappelait sans cesse, mais il se résignait avec une pieuse soumission à la volonté de sa mère, qui l’avait éloigné d’elle pour le donner tout entier à Dieu. Mme Godefroi avait religieusement rempli sa promesse ; sans s’arrêter, sans se détourner un moment pour embrasser sa famille, elle avait conduit Estève à l’abbaye de Châalis. Là, au moment de le quitter, elle se souvint encore des dernières recommandations de sa sœur, et, contenant ses inquiétudes, ses funestes prévisions, elle dit simplement au pauvre oblat : — Mon cher enfant, vous voici dans la retraite que votre mère a choisie pour vous mettre à l’abri des vicissitudes qui troublent notre vie ici-bas. Sans doute, vous y trouverez la paix, un inaltérable bonheur. Si parfois, cependant, vous ressentiez quelque affliction, s’il y avait dans votre existence des jours d’amertume, de dégoût, de secrète désolation, souvenez-vous qu’il y a aussi dans la vie du monde de grandes peines, et qu’il n’est pas donné à l’homme d’être heureux sur la terre. Chaque année, mon enfant, je reviendrai vous voir, et quelque jour peut-être aurai-je le bonheur de vous amener votre mère et le bon abbé Girou.

Ces paroles tendres et calmes, ces adieux mêlés d’espérance, laissèrent dans l’ame d’Estève une joie triste, et tempérèrent l’impression d’abattement, de vague frayeur, qu’il ressentit en se trouvant seul tout à coup et abandonné à lui-même pour la première fois de sa vie. Debout à l’une des fenêtres de la maison située en avant de l’abbaye et qu’on appelait le logement des hôtes, il suivit d’un regard plein de larmes le carrosse de Mme Godefroi ; puis, se tournant vers le frère convers qui l’attendait pour l’introduire dans l’intérieur du monastère, il lui dit avec une douceur mélancolique : — Mon frère, je suis prêt à vous suivre.

Le convers l’emmena à travers une vaste cour plantée de tilleuls, et au fond de laquelle on apercevait l’entrée du grand cloître. Un silence profond régnait dans cette enceinte riante et solitaire qui précédait les édifices claustraux. Le ciel était d’un bleu tranquille ; un doux soleil de septembre brillait sur les gazons reverdis par les premières pluies d’automne ; il y avait dans l’air comme une influence radieuse et sereine qui était en harmonie avec le calme de ce séjour. En pénétrant dans le grand cloître, Estève s’arrêta saisi d’étonnement et d’admiration : les profondes voûtes étaient soutenues par des arcs en ogive dont les rinceaux élégans étaient à demi cachés sous une multitude de guirlandes naturelles ; les rameaux délicats de la grenadine, les fleurs étoilées du jasmin brodaient toutes les pierres et égayaient les tons grisâtres de ces antiques murs. Le préau était arrangé en parterre, et les fleurs les plus rares s’épanouissaient entre des bordures de buis capricieusement taillées.

— Quel beau jardin ! s’écria Estève ; c’est comme un paradis terrestre.

— Ce sont nos pères qui l’ont arrangé ainsi, dit le convers ; ils viennent s’y promener après les offices ; malheureusement l’hiver séchera bientôt toutes ces belles fleurs ; leurs révérences n’auront plus que celles de l’orangerie. Mais allons, allons, mon cher frère ; vous oubliez que sa paternité vous attend.

Estève suivit son guide avec une émotion que chaque instant augmentait, mais dans laquelle il n’y avait aucune amertume, aucune crainte ; c’était plutôt un vague attendrissement, un respect religieux. Dans l’escalier, dans les galeries qu’il dut traverser pour arriver chez le prieur, il rencontra quelques moines, devant lesquels il s’inclina en tremblant, et qui lui rendirent amicalement son salut. Le frère convers s’arrêta enfin devant une porte, au fond de la galerie, qu’on appelait le grand dortoir, et frappa un léger coup contre le panneau ; puis, se rangeant pour laisser passer Estève, il lui dit à voix basse : — N’oubliez pas, mon frère, qu’en parlant à notre prieur, vous devez toujours l’appeler votre révérence ou votre paternité.

Estève entra le regard baissé, le cœur palpitant, et resta debout près de la porte qui venait de se refermer derrière lui. Bien qu’il n’osât lever les yeux, il apercevait pourtant à l’autre extrémité de la cellule un religieux qui lisait assis dans un fauteuil profond, et les pieds commodément appuyés sur un coussin. Les rideaux blancs de la fenêtre étaient baissés, un jour paisible tombait sur cette figure immobile et remplissait la cellule, où l’on respirait comme une faible odeur d’encens. Une exquise propreté, un ordre minutieux, régnaient dans l’arrangement du mobilier, qui était simple et d’un goût ancien. Il y avait dans l’atmosphère, dans les recherches modestes de ce séjour, dans l’aspect de ce moine tranquillement occupé, un air de béatitude monacale qui aurait raffermi l’ame d’Estève, si elle eût été troublée par quelque regret, quelque hésitation ; mais le pauvre enfant n’avait pas besoin d’être soutenu dans sa vocation : il arrivait sans crainte, sans défiance, peut-être comme jamais aucun novice, quelque ferme que fût sa résolution, n’était entré dans les murs de Châalis.

— Soyez le bien-venu, mon cher fils, dit le prieur en se levant à demi pour donner à Estève sa bénédiction pastorale.

À ce geste, que les gens du monde eussent pris pour un salut, Estève fléchit les genoux et courba la tête avec une émotion profonde. La bénédiction du prieur était pour lui comme une première consécration, il accomplissait, en la recevant, le premier acte de sa vie religieuse. L’absence de tous ceux qu’il aimait, l’isolement où il était resté après le départ de Mme Godefroi, avaient disposé son ame à se réfugier promptement dans de nouvelles affections, à implorer pour ainsi dire l’amitié, l’appui de ces étrangers au milieu desquels il venait vivre. En voyant celui qu’il appelait son père spirituel, il pensa retrouver un maître indulgent, un ami comme l’abbé Girou, et par un mouvement spontané il toucha de ses lèvres la main qu’étendait sur lui le père Anselme. Le moine regarda fixement et avec une sorte de surprise cet enfant qui, incliné à ses pieds, versait des larmes d’attendrissement ; puis il dit gravement comme s’il eût voulu réprimer les manifestations auxquelles Estève se laissait aller :

— Asseyez-vous, mon fils ; quand j’aurai fini ma lecture, je vous parlerai.

Estève s’assit à l’écart, dans l’embrasure d’une fenêtre qui donnait sur le grand cloître. Heureusement il y avait en lui, comme chez la plupart des très jeunes gens, une mobilité d’idées qui atténuait la violence de ses impressions : une sérénité mélancolique succéda bientôt aux émotions qui l’avaient si profondément troublé. Il n’éprouva plus que l’espèce d’anxiété qui naît d’une attente long-temps prolongée. Tandis qu’il était là, immobile sur son siége, osant à peine lever les yeux, le prieur continuait sa lecture lentement, sans distraction, comme s’il eût été absolument seul.

Le père Anselme n’avait pas une de ces figures hâves et blêmes qui décèlent les travaux, les continuelles macérations de la vie ascétique ; mais il ne présentait pas non plus le type du moine abruti dans l’indolence et la sensualité. Il avait le léger embonpoint, le teint frais et fleuri d’un homme sur le retour de l’âge et dont la vie s’est écoulée à l’ombre du cloître, dans de sédentaires devoirs. Au premier aspect, on l’eût pris pour un bon bénédictin enseveli corps et ame dans les douces quiétudes de l’existence monacale ; cependant, lorsqu’il relevait son front haut et sévère, lorsqu’il manifestait sa pensée, ne fût-ce que par le geste ou le regard, on reconnaissait en lui l’intelligence, la fermeté d’un esprit supérieur ; on comprenait qu’il avait le sentiment intime de sa dignité et l’habitude d’un pouvoir absolu. À mesure qu’Estève l’observait, une vague frayeur succédait à sa confiance ; il commençait à craindre ce père aux mains duquel il venait se remettre. Pour se distraire de cette pénible impression, il tourna ses regards vers le cloître. Quelques moines se promenaient sous les arceaux en attendant l’heure d’aller au chœur ; d’autres moines arrivèrent successivement, et bientôt une partie de la communauté se trouva réunie.

L’entrée du grand cloître était interdite aux novices, qui, séparés des religieux profès pendant les études et les récréations, ne les voyaient qu’au réfectoire et à l’église. Les pères assemblés en ce moment dans le cloître étaient tous d’un âge mûr ; quelques-uns paraissaient avoir atteint l’extrême vieillesse. Estève regardait avec un singulier intérêt, une grande curiosité, toutes ces figures. Il remarqua avec étonnement que les religieux ne se parlaient pas ; chacun semblait demeurer dans un isolement volontaire et ne point se soucier de la présence ou de l’entretien des autres. En effet, le contact obligé et perpétuel dans tous les actes de leur vie avait éteint ou du moins fort affaibli chez eux l’instinct de la sociabilité ; sous ce rapport, ils avaient une déplorable similitude avec les pauvres insensés, qui, toujours ensemble, n’ont pourtant aucune communication de sentimens ou de pensées, chacun demeurant absorbé dans son idée fixe et sa triste individualité. La plupart des religieux marchaient lentement, les bras croisés, la tête inclinée, comme s’ils commençaient déjà à réciter mentalement les prières qu’ils allaient bientôt psalmodier dans le chœur. D’autres lisaient assis à l’écart, d’autres encore allaient et venaient dans le parterre, la bêche ou l’arrosoir à la main, et s’empressaient de donner en passant quelques soins à ces belles fleurs qu’ils semblaient cultiver avec une sorte d’amour. Mais, en se livrant à ces occupations, à ces délassemens, ils se regardaient à peine. Ceux même qu’une commune passion pour l’horticulture réunissait dans les allées étroites du parterre, autour des plantes rares, des fleurs magnifiques, objets de leur admiration, de leur continuelle sollicitude, s’adonnaient à ces soins avec une activité silencieuse.

La voix du père Anselme arracha enfin Estève à ses observations. Il se leva vivement, et, reportant ses regards dans l’intérieur de la cellule, il se trouva en face de la figure imposante et grave du prieur. Alors, pour la seconde fois, il s’inclina, le cœur plein de soumission, d’humilité, de foi vive et sincère.

— Mon fils, dit le père Anselme, je savais depuis long-temps que le dessein de vos parens était de vous envoyer dans notre maison, mais je ne vous attendais pas encore. Rendons grâce à Dieu, qui vous a inspiré de venir droit à nous. Celui qui, pour arriver au cloître, veut passer par les voies du monde, risque de se perdre avant d’être au but. Une vocation tardive n’est jamais une bonne vocation, et ce n’est qu’à votre âge qu’on embrasse sans peine notre saint état. Votre intention est sans doute de prendre bientôt l’habit ?

— Je suis ici pour me soumettre en tout aux conseils, aux volontés de votre révérence, répondit Estève d’une voix timide.

— Bien. Mais, avant de revêtir l’habit de saint Benoît, savez-vous, mon cher fils, à quoi vous vous engagez ?

— Oui, mon père, je le sais.

— Vous connaissez les obligations, les devoirs de la vie religieuse ; on vous en a expliqué l’étendue et la rigueur, continua le prieur d’une voix lente et grave ; maintenant c’est à moi, votre supérieur, votre père selon Dieu, de vous les rappeler une dernière fois avant de vous admettre dans notre sainte maison. Les trois vœux que vous allez prononcer sont irrévocables. Celui qui les violerait subirait en ce monde un châtiment terrible, et serait condamné dans l’autre pour l’éternité. Comprenez-vous bien votre sacrifice et vos engagemens ?

— Je les comprends, mon père, et je m’y soumets avec joie.

— Êtes-vous prêt à accomplir rigoureusement le vœu de pauvreté ?

— Oui, mon père, répondit Estève en jetant un regard involontaire sur le comfortable ameublement de la cellule ; oui, je renonce à tous les biens de ce monde ; désormais je ne posséderai plus rien, pas même le saint habit que je dois revêtir, et qui, comme tout ce qu’on me prêtera pour mon usage, appartient à la communauté.

— Savez-vous aussi à quoi vous engage le vœu d’obéissance ?

— Je sais, mon père, qu’il m’oblige au sacrifice entier de ma volonté et à une soumission passive envers mes supérieurs.

— Et le troisième vœu, mon fils, le vœu de chasteté ? Songez qu’il suffit, pour le violer, pour perdre votre ame, d’une pensée impure, d’un seul regard, d’une tentation involontaire, et dites-moi si vous vous sentez assez de vertu pour le garder ?

À cette question, un sentiment instinctif de pudeur fit rougir le front d’Estève, et il répondit d’une voix plus basse :

— Oui, mon père, je me garderai de toute souillure.

Un léger sourire passa sur les lèvres du père Anselme ; il devina cette sainte innocence, qui n’avait trouvé qu’un sens vague à ses paroles, et il en eut quelque étonnement : c’était la première fois qu’un novice arrivait à lui sans avoir laissé en chemin quelque lambeau de sa robe baptismale.

— Mon fils, dit-il avec une satisfaction secrète, vous resterez parmi nous, puisque telle est votre ferme vocation. Dans deux jours, vous prendrez l’habit et vous entrerez au noviciat. En attendant, allez trouver le père-maître et obéissez à ses instructions.

En disant ces mots, il agita une clochette d’argent posée sur sa table. Aussitôt le convers, qui attendait dehors, entr’ouvrit discrètement la porte et montra sa béate figure. Apparemment il avait déjà reçu des ordres, car, sans explications et sur un geste du prieur, il fit sa génuflexion et emmena Estève.

Le quartier des novices était dans la partie de l’abbaye qu’on appelait le petit cloître. C’était un ancien édifice, le plus ancien peut-être de cette masse de constructions dont les passages, les escaliers, les longs corridors, formaient un labyrinthe où Estève se serait égaré sans le secours de son guide. D’abord il avait gardé le silence, comme s’il eût craint d’éveiller les échos de ces voûtes sonores sous lesquelles retentissaient ses pas. Il marchait, recueilli dans l’étonnement de sa nouvelle situation et dans l’admiration de tout ce qu’il voyait. De temps en temps, le convers l’arrêtait pour lui faire remarquer avec une vanité monacale et sournoise les splendeurs de la maison. Ils saluèrent en passant beaucoup de saintes images ; ils firent bien des génuflexions avant d’arriver à la cellule du maître des novices. Enfin le convers s’arrêta au fond d’un long corridor sur lequel s’ouvraient de chaque côté de petites portes cintrées.

— C’est ici le dortoir des novices, dit-il avec un soupir. Hélas ! mon frère, vous y trouverez beaucoup de cellules vides ; nous sommes dans un siècle de folie et d’impiété, il n’y a plus de religion. Lorsque j’entrai dans cette maison, il y aura trente ans vienne la fête de l’apôtre saint Pierre, chaque chambre de ce dortoir était occupée, il avait fallu mettre des novices dans le troisième cloître ; mais aujourd’hui on n’est pas en peine pour leur faire place, et le révérend père Bruno n’a pas besoin d’aide pour les instruire et les gouverner.

En effet, il n’y avait plus à l’abbaye de Châalis qu’un petit nombre de novices. Leur maître, le père Bruno, était un vieillard alerte et gai, dont la bonne humeur était passée en proverbe dans la maison. L’habitude de vivre avec des jeunes gens, l’espèce d’activité à laquelle ses fonctions l’obligeaient, l’avaient préservé du plus terrible fléau de la vie religieuse, de l’ennui qui dévore les moines. Il embrassa Estève après lui avoir donné sa bénédiction, et lui dit en souriant :

— Vous êtes tout ému, mon cher fils ; cela ne me surprend pas, c’est toujours ainsi. Bien qu’on soit sûr de trouver dans cette maison l’abondance de tous les biens spirituels et temporels, on n’y entre pas sans crainte ; mais cette angoisse passe vite, vous vous ferez bientôt à la vie qu’on mène parmi nous. Que vous a commandé notre prieur ?

— D’obéir aux ordres de votre révérence, répondit Estève, encouragé par cet accueil.

— Je tâcherai de répondre aux intentions de sa paternité. D’abord, mon cher fils, vous allez prendre possession de votre cellule.

En parlant ainsi, le père Bruno conduisit lui-même Estève dans une chambrette en tout semblable à la sienne et à celle du prieur. La règle ne faisait aucune distinction, et permettait les mêmes recherches aux simples novices et aux grands dignitaires de l’ordre. Estève contempla avec une satisfaction naïve cette cellule riante où il allait vivre, et, comme l’avait prévu l’abbé Girou, il ne lui vint pas à l’esprit que c’était une prison plus forte, plus terrible que celles qui sont environnées de sombres murailles et fermées d’une triple porte. Il en fit lentement le tour comme pour s’y établir, et, en jetant les yeux vers le chevet du lit, il aperçut quelque chose dont la vue le fit tressaillir : c’était la robe et le scapulaire des bénédictins, l’habit qu’il allait bientôt revêtir.

Le père Bruno prit la robe et la lui montra. — Elle est toute neuve, mon cher fils, dit-il d’un air riant ; soyez tranquille, je ne vous ordonnerai jamais de porter la défroque d’autrui ; notre vêtement est toujours propre et neuf. Les bénédictins se gardent bien d’imiter sur ce point les ordres mendians. L’habit de saint Benoît ne doit pas ressembler aux mutandes du frère Pascal, qui, après vingt ans de service, duraient encore, rapiécées sur toutes les coutures, et si épaisses, qu’elles étaient à l’épreuve du fer et de la balle comme la peau du rhinocéros. Le fait est vrai ; il s’est passé il y a environ trois cents ans ; les annales des franciscains en font foi.

Ces façons indulgentes et familières gagnèrent promptement la confiance d’Estève ; au bout d’un quart d’heure, il était tout-à-fait à son aise avec le père Bruno. Le maître des novices avait ainsi retenu bien des ames et soutenu plus d’une vocation chancelante au milieu des premières épreuves de la vie religieuse. Il agissait ainsi sans hypocrisie, sans calcul, par un instinct naturel de bienveillance et de bonté. Cette fatale douceur était au fond plus cruelle qu’une rigueur inexorable ; elle empêchait les novices de sentir tout le poids de leurs devoirs ; ils ne reculaient pas dans cette voie facile, et ils arrivaient sans abattement, sans frayeur, au moment de l’éternel sacrifice qui leur eût peut-être fait horreur s’ils en avaient connu toute l’étendue.

Le père Bruno était un répertoire vivant de toutes les histoires et anecdotes monastiques qui pouvaient se raconter sans tort et sans scandale pour le prochain. Il les répétait pour l’amusement et non pour l’édification de ceux qui l’écoutaient. Le peu de science théologique qu’il enseignait à ses disciples était comme un accessoire ; il aurait vu presque avec peine qu’ils fussent studieux ; tout leur temps se passait dans l’accomplissement de pratiques religieuses qui n’avaient rien de pénible et dans les oisives distractions que permettait la règle. Le quartier des novices était ainsi un séjour où régnaient la paix et le contentement, et les jeunes frères qu’on y rencontrait avaient une physionomie bien différente de celle des pères qu’Estève avait aperçus dans le grand cloître.

Pendant que le père Bruno installait Estève dans sa cellule, une cloche se fit entendre. À cet appel, il y eut un certain mouvement sous les voûtes de l’abbaye, dans ces galeries si vastes que, malgré la présence de tant de moines, elles semblaient encore vides et désertes.

— Nous allons descendre au chœur, mon cher fils, dit le père Bruno en poussant la porte de la cellule.

Les autres portes s’étaient déjà ouvertes, et les novices se rassemblaient dans le corridor. Ce n’était pas sans raison que le convers avait déploré l’éloignement de la génération présente pour l’état religieux ; jamais le père-maître n’avait gouverné un troupeau si peu nombreux ; il y avait à peine une douzaine de novices à l’abbaye de Châalis. Dès qu’Estève parut, il se vit entouré de cet essaim curieux et babillard. Tous lui serrèrent la main en répétant : — Soyez le bien-venu parmi nous, cher frère. — La plupart avaient tout au plus son âge, et semblaient conserver l’étourderie, l’insouciante gaieté de l’adolescence. Ils se prirent à parler tous ensemble comme des écoliers échappés de la classe ; mais un coup que le père Bruno frappa avec la main sur son bréviaire leur imposa silence.

— Mes chers fils, dit le père-maître, pour célébrer l’arrivée de ce nouveau frère, je vous donne récréation le reste du jour. Mais allons d’abord rendre grace à Dieu et dire l’office.

En entrant dans l’église, Estève se prosterna ébloui. Depuis qu’il était allé, tout enfant, entendre les orgues dans la cathédrale d’Aix, il n’avait plus assisté aux cérémonies du culte ; ses souvenirs ne lui retraçaient que la modeste chapelle où il priait chaque jour à côté de sa mère, et il n’avait aucune idée des magnificences que renfermait l’église abbatiale de Châalis. Agenouillé à la dernière place dans le chœur, il oubliait de suivre l’office, et, regardant autour de lui avec une religieuse admiration, il disait en son cœur : C’est ici le saint des saints, le tabernacle dont parle l’Écriture ! C’est ici la maison de Dieu !

En effet, le tableau était imposant. Le soleil, à son déclin, inondait de lumière la grande nef et les bas côtés de l’église, dont la porte ouverte laissait apercevoir un coin du paysage et au-delà de vaporeux lointains. Cette partie de l’édifice était déserte ; parfois cependant d’austères figures semblaient apparaître entre les piliers, au milieu des dorures éclatantes, sous le reflet des vitraux : c’étaient celles des saints et des apôtres sous l’invocation desquels étaient placés les vingt-deux autels des nefs latérales. L’enceinte où psalmodiaient en ce moment les moines était d’un style encore plus riche, plus splendidement beau : des boiseries d’un travail exquis, des tableaux, des tentures précieuses couvraient entièrement la pierre. Les murs du sanctuaire étaient pour ainsi dire à jour. Les hautes travées servaient comme de cadre aux immenses fenêtres à rosaces et à colonnettes dont les vitraux laissaient filtrer une lumière mélancolique.

Estève, absorbé dans la contemplation de ces magnificences, suivait machinalement les répons qu’entonnaient les novices groupés autour de lui. Au dernier verset, il releva la tête avec un mouvement de surprise, en s’apercevant que l’office était fini. Les novices sortirent du chœur les derniers ; ils marchaient en silence, d’un air recueilli, et les mains croisées sur leur poitrine ; mais cette gravité ne dura que le temps de gagner le petit cloître. Une fois dans leur quartier, ils retrouvèrent la parole et s’abattirent autour d’Estève comme une troupe d’oiseaux jaseurs.

— Mon cher frère, dit l’un, quelle impatience j’avais de me retrouver avec vous ! Jésus ! mon doux sauveur ! l’office m’a semblé deux fois plus long que de coutume.

— C’est singulier, répondit naïvement Estève ; il m’a semblé à moi que les vêpres n’avaient duré que le temps de réciter un Ave Maria.

— Dieu vous fait bien des graces, mon cher frère, dit un autre novice, qui avait, pendant l’office, bâillé sous son capuchon.

— Mon frère, vous êtes-vous déjà présenté devant dom prieur ? demanda un troisième.

Et sur la réponse affirmative d’Estève, il ajouta :

— C’est un terrible moment que celui où l’on comparaît pour la première fois devant sa paternité. Quand je fus en sa présence et qu’il me fallut répondre à ses questions, j’eus une si grande crainte, que je fus près de m’enfuir. En entrant ici, on a toujours comme cela des frayeurs chimériques. C’est le démon qui suscite tous ces troubles quand il nous voit près de lui échapper, et qui nous fait trembler à la porte de la maison de Dieu, comme si nous étions à la porte de l’enfer.

— Je vous assure, mon cher frère, que je n’ai rien éprouvé de semblable, répondit tranquillement Estève.

L’entretien continua ainsi. Les novices exprimaient le peu d’idées qu’ils avaient dans des termes qui n’étaient guère intelligibles pour les gens étrangers au langage des couvens. Il y avait dans leur conversation le plus singulier mélange de mysticisme et de puérilité. Le pauvre Estève, accoutumé aux paroles simples et sages de l’abbé Girou, ne les entendait pas toujours. Évidemment, pas un de ces jeunes gens n’avait reçu une certaine éducation, et ils appartenaient tous aux classes inférieures de la société. Dans d’autres temps, ils n’eussent pas été admis dans l’abbaye royale de Châalis ; mais à cette époque les ordres religieux se recrutaient à grand’peine, le clergé régulier avait déjà beaucoup perdu de sa considération, de son influence ; la génération nouvelle embrassait les nouvelles idées, bien peu de fils de famille songeaient à se faire moines, et les cloîtres se dépeuplaient de jour en jour. Cette décadence, qui frappait l’abbaye de Châalis malgré sa renommée et ses richesses, était un continuel sujet de douleur pour le père Anselme. Il éprouvait une amère et secrète humiliation en donnant l’habit à ces jeunes gens dont il aurait fait naguère des frères convers. Aussi avait-il reçu avec une grande joie l’enfant d’une maison noble, son propre parent, et se félicitait-il beaucoup, dans l’orgueil de son ame, de la vocation d’Estève.

À la tombée de la nuit, on sonna le souper. Tous les moines, depuis le prieur jusqu’au dernier novice, prenaient leur repas en commun dans un somptueux réfectoire où jadis des princes de l’église et des rois de France avaient daigné s’asseoir à leur table. Les lambris, le parquet et tout l’ameublement étaient en bois de chêne ; la voûte, soutenue par des arceaux d’une hardiesse et d’une élégance incomparable, était ornée de pendentifs à l’extrémité desquels descendaient de grosses lampes d’argent. Le couvert était mis au milieu de la salle, et sur la nappe, d’un blanc de neige, reluisait une massive argenterie. Les pères s’assirent les premiers, et après eux les novices ; à la table comme au chœur, Estève eut la dernière place. Le prieur récita le Benedicite d’une voix grave et commanda ensuite de servir. Aussitôt les convers distribuèrent les plats. C’était réellement une abondance telle qu’on n’en voyait guère d’exemple autre part que chez les bénédictins ; bien des pauvres se fussent nourris des miettes de ce repas, qui pourtant était un souper maigre. Au moment où l’on s’était mis à table, un moine s’était assis dans une espèce de chaire placée en face de celle du prieur et avait ouvert un livre ; mais un signe du père Anselme l’avait dispensé de la lecture. Chaque jour, on éludait ainsi, sans le violer, ce précepte de la règle, qui d’ailleurs n’était pas d’obligation. Les religieux purent ainsi souper sans distraction, et les novices eurent la liberté de chuchoter à leur aise.

Tandis que la communauté prenait son repas, un convers apporta dans le réfectoire une petite table boiteuse et basse, sur laquelle il mit du pain, quelques légumes et une cruche pleine d’eau. Ensuite un vieux moine entra, se prosterna en faisant quelques prières, et mangea à genoux la portion qu’on venait de lui servir.

— Ah mon Dieu ! mon Dieu ! quelle pénitence, et comment ce pauvre père peut-il l’avoir méritée ? murmura Estève en regardant avec compassion la tête chauve, le visage impassible et flétri du vieillard.

— Qui sait ? répondit avec indifférence le novice auquel cette question s’adressait ; on dit qu’il est possédé de l’esprit de révolte, et qu’il a eu plus d’une fois la hardiesse de résister aux volontés de dom prieur. Si cela est véritable, c’en est fait de son ame et de son salut. Dieu nous préserve de tomber dans un si grand péché ! Souvenons-nous toujours que l’obéissance est la voie royale pour arriver au ciel.

Lorsque les graces furent dites, la communauté se sépara, et le père Bruno ramena les novices dans leur dortoir. Après avoir fait le tour des cellules, il entra, avant de se retirer, dans celle d’Estève.

— Eh bien ! mon cher fils, lui dit-il, comment avez-vous passé cette journée ? Quelle impression a produite sur vous ce que vous avez vu, et que vous en reste-t-il dans l’ame ?

— Ah ! mon père, répondit Estève, je ne sens rien, qu’un étonnement mêlé de reconnaissance et de joie. Toutes les heures de cette journée ont passé pour moi comme des minutes, et pourtant, chose étrange ! il me semble qu’il y a bien long-temps que j’ai vu les choses qui sont arrivées ce matin, que des années se sont écoulées depuis que j’ai quitté ma bonne tante.

— C’est tout-à-fait ce que j’éprouvai, mon cher fils, lorsque j’entrai dans cette maison, il y a quarante ans. Loué soit Dieu ! vous avez la bonne vocation. Je le reconnais à des signes certains. Ce n’est pas vous qu’on verra retourner au siècle après quelque temps d’épreuve ; vous êtes à nous pour toujours.

À ces mots, le père-maître fit le tour de la cellule comme pour s’assurer par lui-même que tout y était dans l’ordre convenable, puis il se retira après avoir paternellement embrassé son nouveau disciple.

Lorsque Estève fut seul enfin, il se laissa tomber au pied de son lit avec une sorte d’accablement, de défaillance d’esprit et de corps qui tenait à une grande lassitude physique et morale. L’étonnement de sa nouvelle situation l’absorba d’abord ; puis des choses qu’il avait oubliées pendant cette journée lui revinrent en mémoire. Au seuil de sa vie nouvelle, il eut un retour vif et profond vers sa vie passée ; il se rappela les personnes si chères qu’il avait quittées peut-être pour toujours. Sa pensée le ramena aux lieux qu’elles habitaient ; il revit la grande chambre démeublée où il dormait naguère près de l’abbé Girou, le jardin inculte de la Tuzelle, et, saisi d’un inexprimable serrement de cœur, il pleura amèrement.

Peu à peu cependant, l’aspect calme et riant de sa cellule, le silence absolu qui régnait autour de lui, apaisèrent son imagination. Les instincts qui venaient de se révolter en lui se soumirent de nouveau, et le sentiment religieux reprit tout son empire. Il se releva et parcourut du regard ce séjour où tout semblait inviter au recueillement, à la paix, aux tranquilles extases de la vie contemplative. La lampe de cuivre posée sur une table au milieu de la cellule jetait une clarté assez vive pour qu’on pût distinguer d’un coup d’œil tous les détails de l’ameublement. Le lit blanc et douillet était entouré de rideaux de bazin pareils à ceux de la fenêtre ; au chevet, il y avait un prie-dieu, sur lequel étaient rangés quelques livres et un sablier. Un grand fauteuil de cuir et quelques chaises étaient alignés contre les murs, lambrissés de chêne dans toute leur hauteur. La cheminée, de bois sculpté et à haut chambranle, n’avait ni glaces, ni dorures ; le talent d’un jeune peintre qui, après un pèlerinage artistique en Italie, était mort novice à l’abbaye de Châalis, y avait laissé un plus magnifique ornement : c’était une copie de la Vierge à la chaise, la plus belle des madones de Raphaël. Ce simple mobilier avait un caractère particulier d’élégance, de recherche modeste. Les bois noirs et luisans contrastaient heureusement avec la blancheur éclatante des tissus qui drapaient le lit et les fenêtres ; les rameaux bénits, les chapelets, les images attachées aux murs, formaient une décoration en harmonie avec le ton austère des boiseries, et la disposition de ces pieux ornemens témoignait d’un goût naïf qui ne manquait ni de grace ni de poésie.

Estève s’était agenouillé devant le prie-Dieu ; mais, tandis que ses lèvres murmuraient les oraisons accoutumées, son esprit, tout à la fois exalté et abattu par les émotions de cette journée, était livré à d’invincibles distractions ; de vagues images passaient devant ses yeux à demi fermés, et lorsque la brise soufflait mollement contre les vitraux de la fenêtre, il tressaillait, comme si quelque voix mystérieuse eût troublé le silence de sa cellule.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. La lampe jetait une lumière plus pâle ; les faibles bruits qui de temps en temps résonnaient au dehors avaient cessé ; le vent même se taisait, et nul souffle ne troublait le calme des airs.

Au milieu de ce silence, le timbre de l’horloge frappa minuit. Un instant après, la cloche de l’église retentit dans tout le monastère. On sonnait les matines. Estève se leva vivement et prit son formulaire, pensant que c’était l’heure de descendre au chœur. Après avoir attendu un quart d’heure, il supposa que les novices avaient eu le temps de se vêtir, et il ouvrit doucement la porte pour se joindre à eux ; mais il n’y avait personne dans le corridor, qu’une lampe éclairait dans toute sa profondeur. Estève écouta, attendit encore, les cellules restèrent closes, aucun bruit n’annonça que les novices achevaient de s’habiller pour se rendre au chœur.

Alors Estève pensa qu’ils étaient descendus au premier coup de cloche, et il se décida à les aller trouver. La crainte de mériter quelque reproche l’emporta sur le vague malaise qu’il ressentait à la pensée de traverser le monastère seul au milieu de la nuit. Il fit une courte prière et commença à descendre. Dès les premiers pas, il sentit se dissiper l’espèce de frayeur qui, un moment, avait fait battre son cœur plus vite, et, sûr malgré l’obscurité de reconnaître son chemin, il avança sans hésitation.

L’escalier du dortoir des novices aboutissait à l’une des quatre portes du petit cloître ; les clartés de la lampe qui éclairait le corridor guidèrent Estève jusqu’aux dernières marches ; là il se trouva environné de ténèbres, mais, en poussant la porte, il sentit un air plus frais souffler à son visage, et il aperçut le ciel à travers les arcades du cloître. Un profond silence régnait sous ces voûtes, dont le plus léger bruit eût éveillé les sonores échos, et un faible crépuscule éclairait les dalles qui, selon la tradition, couvraient des sépulcres où dormaient depuis cinq siècles les premiers moines de Châalis.

Le ciel était calme, une légère brume baignait l’atmosphère, et la lune voilée ne laissait tomber qu’un pâle rayon sur cette enceinte, dont chaque pierre était un tombeau. Les carrés de gazon du préau ressortaient entre les allées droites et couvertes d’un sable blanchâtre, comme de vastes linceuls noirs bordés d’argent. C’était un tableau plein d’un charme mélancolique, d’une sombre poésie, et qui eût frappé quiconque avait l’ame assez ferme pour se trouver sans vaines terreurs en pareil lieu à une pareille heure. Estève l’éprouva ; il s’arrêta, en proie à une émotion indéfinissable, et se recueillit un moment dans cette impression qui n’était pas sans douceur ; ensuite, traversant le préau, il se trouva de l’autre côté du cloître, à l’entrée d’une longue galerie dont la porte donnait dans l’église. En approchant de cette porte, Estève s’étonna de ne pas entendre la psalmodie des moines. Il l’entr’ouvrit cependant, et passa le seuil. Alors, à la lueur de la lampe qui veillait dans le sanctuaire, il vit que les stalles étaient vides et l’église déserte : évidemment ni les novices ni les religieux n’avaient quitté leurs cellules, et le frère sacristain seul s’était levé pour sonner matines.

Après une courte pause, Estève revint sur ses pas, presque confus de son excès de zèle. Telle était sa soumission, sa pieuse indulgence, qu’il s’accusait, au lieu de blâmer la dévotion commode de ces moines, qui laissaient sonner les cloches pour l’édification du prochain et disaient l’office de la nuit en songe. Tandis qu’il retournait lentement au quartier des novices, un bruit étrange retentit tout à coup dans l’éloignement ; c’était comme une clameur, une plainte prolongée, quelque chose de semblable aux gémissemens furieux d’une voix humaine, ou au cri d’une bête fauve. Ces lugubres accens paraissaient s’élever d’un corps-de-logis enclavé dans les cours intérieures et séparé du reste de l’édifice par l’enceinte qu’on appelait le troisième cloître. Estève s’arrêta surpris, frappé peut-être de quelque crainte. En ce moment, une forme humaine, longue, élancée, vêtue de blanc, entra dans le cloître par le côté opposé à celui où était Estève et descendit dans le préau. Les portes restèrent ouvertes derrière elle, et alors les cris sauvages qui s’élevaient par-delà le troisième cloître se firent entendre plus distinctement. Estève demeura immobile, sans haleine et le regard fixe ; il eut un instant de stupéfaction, mais non de frayeur. C’était la première épreuve à laquelle se trouvait son courage, et il la soutint vaillamment. Des instincts inconnus s’éveillèrent tout à coup dans cette ame si douce, si humble, qu’on aurait pu la croire faible. Le sang d’une noble race bouillonna dans le cœur d’Estève, et, par un naïf mouvement d’intrépidité, il porta sa main sur sa poitrine comme pour chercher une arme ; mais, revenant aussitôt à des sentimens plus pacifiques, il demeura tranquille, et se borna à observer le spectre qui se promenait lentement dans le préau.

Cette figure étrange portait la coule des bénédictins, sans aumusse ni scapulaire ; le capuce, avancé sur son front, cachait ses traits et sa chevelure, mais ses deux longues mains décharnées sortaient des manches de la coule dont les plis traînaient sur ses pieds entièrement nus. Sa démarche était lente et son pas silencieux ; de temps en temps, elle se baissait comme pour respirer le parfum de quelques fleurs tardivement écloses dans les gazons du préau. Estève comprit que ce n’était pas là un fantôme, une apparition surnaturelle, mais une créature vivante, un religieux sans doute, et, s’en approchant avec précaution, il dit doucement : — Mon frère !

À cette voix, le spectre jeta un cri de terreur et prit la fuite ; son vêtement blanc le rendait visible au milieu des ténèbres, Estève put le suivre du regard ; il traversa rapidement le quartier des novices et disparut à l’entrée du troisième cloître. Un sentiment de curiosité, de courage instinctif, fut près d’entraîner Estève à sa poursuite ; mais, réprimant aussitôt ce mouvement, qu’il se reprochait comme une folle audace, il regagna à la hâte sa cellule et se jeta sur son lit, où il passa dans un pénible sommeil le reste de la nuit.

Il faisait jour lorsque la cloche de l’église fit entendre de nouveau ses sons graves et prolongés ; cette fois un caquetage confus annonça que chacun s’éveillait dans le dortoir des novices. Un moment après, le père-maître entrouvrit la porte d’Estève.

— Dieu soit avec vous, mon cher fils ! dit le moine d’un ton amical. Avez-vous entendu la cloche ? Elle a sonné le premier coup de la messe ; vous avez encore une demi-heure devant vous avant de descendre au chœur.

— Me voici déjà prêt, mon père, répondit Estève en s’inclinant ; mais, avant la messe, je voudrais entretenir un instant votre révérence ; qu’elle daigne m’écouter avec bonté. Ce que je vais lui déclarer sera peut-être considéré par elle comme une vision, une erreur de mes sens.

— Parlez, mon fils, dit le père Bruno en souriant, parlez ; nous serons indulgens pour vos faiblesses d’esprit.

Alors Estève raconta comment il s’était levé à minuit pour aller au chœur, et l’étrange rencontre qu’il avait faite dans le petit cloître. À mesure qu’il parlait, le maître des novices devenait sérieux ; sa physionomie, ordinairement si ouverte et si gaie, n’exprimait plus qu’une attention soucieuse. Il laissa Estève achever son récit sans l’interrompre par aucune marque d’étonnement ou de désapprobation, puis il lui dit gravement :

— Vous avez bien agi, mon cher fils, en me révélant ce que vous avez vu. Toutes les fois que votre esprit sera frappé de quelque frayeur, de quelque doute, il faudra venir me trouver ainsi, et bientôt je vous aurai rassuré et convaincu. L’apparition que vous avez eue n’a rien de surnaturel ; c’est un homme et non un esprit que vous avez aperçu dans le petit cloître. Il est heureux pour lui, et peut-être pour vous, qu’une dangereuse curiosité ne vous ait pas entraîné à sa poursuite, ou que, saisi de terreur à son aspect, vous n’ayez pas jeté des cris qui eussent éveillé tout le monastère. À l’avenir, ce fantôme ne se montrera plus, soyez-en bien assuré. Maintenant, tout est dit à ce sujet, et moi, votre supérieur, je vous défends de parler à qui que ce soit au monde de ce que vous avez vu cette nuit ; je vous le défends sous peine de désobéissance et de péché mortel.

— Je ne l’oublierai pas, mon père, répondit Estève avec soumission.

Il garda le silence en effet ; jamais il n’essaya de savoir s’il y avait au-delà du troisième cloître quelque endroit habité par des religieux auxquels l’entrée des autres bâtimens claustraux était interdite. Il ne se permit aucune question, même indirecte, sur les clameurs effrayantes qu’il avait entendues. Pourtant ce souvenir lui laissa un vague sentiment de curiosité et une secrète compassion pour la triste créature qu’il avait vue errer au milieu de la nuit, comme une ame échappée du purgatoire.

C’était le père Anselme qui disait la messe conventuelle, et aucun des religieux n’était dispensé d’assister à cette solennité de chaque jour. Le plus léger prétexte suffisait pour ne pas paraître aux offices ; mais chaque matin, quand le prieur montait à l’autel, il fallait que la communauté tout entière fût agenouillée dans le sanctuaire. Les religieux infirmes, les malades même, accomplissaient ce devoir tant qu’ils avaient la force de se traîner jusqu’à l’église, et lorsqu’une des soixante stalles du chœur demeurait vide, on faisait des prières pour celui qui l’occupait ordinairement, car il devait être en danger de mort.

Estève avait repris sa place entre les novices ; mais, sur un signe du père-maître, il se rapprocha de l’autel et vint se mettre à genoux devant un prie-dieu sur la tablette duquel il y avait un livre fermé.

— Mon cher fils, lui dit à voix basse le père Bruno, sa paternité va dire la messe à votre intention, afin que Dieu vous donne une bonne vocation et la grace de faire votre salut sous l’habit de saint Benoit.

Ce pieux témoignage d’affection et de sollicitude toucha vivement Estève ; la vague impression d’abattement et de tristesse que lui avaient laissée les émotions de la nuit se dissipa entièrement, et il retrouva au fond de son cœur la foi, les saintes espérances qui l’animaient la veille, lorsqu’il avait fléchi le genou pour recevoir la bénédiction pastorale du prieur de Châalis.

Les cérémonies du culte avaient dans les monastères un caractère particulier de solennité et de grandeur. Celles même qu’on y pratiquait journellement étaient imposantes. La messe conventuelle, quoiqu’elle ne durât guère qu’une demi-heure, ne ressemblait pas à une de ces messes basses qu’un pauvre prêtre dit à la hâte au fond d’une église déserte ; peut-être, chez les moines, n’y avait-il pas au fond plus de ferveur, mais l’habitude des exercices religieux leur donnait du moins l’apparence du recueillement, d’une pieuse gravité. Les splendeurs qui rayonnaient autour de l’autel ajoutaient encore à la pompe du sacrifice, et même pour une ame frivole, livrée à toutes les préoccupations mondaines, c’eût été un grand spectacle que celui qui frappa les regards d’Estève lorsque le prieur de Châalis monta les degrés de l’autel. Le soleil levant inondait le chœur d’une tranquille lumière ; les tentures, les bannières suspendues aux piliers tremblaient sous le souffle matinal qui apportait jusqu’au fond du sanctuaire le sauvage parfum des bois. Aucun bruit ne se faisait entendre au dehors ni dans l’intérieur de l’église ; la voix seule du père Anselme s’élevait avec des accens mystiques et profonds au milieu de ce silence. Les moines, en habit de chœur et la tête couverte de leur capuchon blanc, étaient agenouillés et immobiles dans leurs stalles, comme ces morts qui attendent le jour de la résurrection dans les caveaux du couvent des cordeliers de Toulouse.

Après la messe, tous les moines défilèrent devant le grand-autel en faisant une profonde génuflexion, et se retirèrent à pas lents. Le maître des novices dit en passant à Estève :

— Mon cher fils, restez pour faire vos actions de grace ; dans un quart d’heure, vous viendrez nous retrouver au réfectoire.

Estève baissa la tête sur ses mains jointes et demeura plongé dans un recueillement mélancolique. En ce moment, son esprit pouvait à peine formuler une prière ; mais toute son ame s’élevait vers le ciel avec des élans de désir et d’amour. Le sentiment mystique s’était exalté en lui ; il commençait à éprouver ces mouvemens d’une chaste passion, ces emportemens d’une foi ardente qui mettaient sainte Thérèse aux pieds même du Dieu qu’elle adorait. Tandis qu’il était absorbé dans cette sorte d’extase, quelqu’un le toucha au bras, et une voix jeune lui dit tout bas : — Mon frère, est-ce que vous n’ouvrez pas le livre des psaumes ?

Estève releva vivement la tête. Celui qui venait de parler était un enfant de seize ans, dévot et simple d’esprit ; la veille, ils avaient été placés l’un près de l’autre au réfectoire, et ils avaient lié conversation. — Mon cher frère, répondit-il, j’ai manqué peut-être sans le savoir à quelque obligation ; je vous prie de m’expliquer ce que je dois faire.

— Ceci n’est pas une chose d’obligation, cher frère, dit le novice ; c’est seulement une pratique de dévotion bonne pour les ames qui viennent ici se donner à Dieu. Après la messe que sa paternité dit à notre intention le jour de notre arrivée, nous avons tous ouvert le livre des psaumes : le premier verset sur lequel s’arrêtèrent nos yeux fut comme une prophétie de notre vie future, une marque certaine que le Seigneur nous rejette ou nous ouvre ses bras.

Après ces avertissemens, le novice se hâta de s’éloigner, car il ne lui était pas permis de rester au chœur après les autres, et sa bonne intention, l’esprit de dévotion et de charité qui l’avaient fait agir, n’eussent pas excusé sa désobéissance.

Estève prit le livre posé sur l’appui du prie-Dieu et l’ouvrit avec quelque émotion. Les premiers mots qui frappèrent ses regards furent ceux qui commencent le LXXXVIIe psaume : « Seigneur Dieu, mon Sauveur, je crie vers vous nuit et jour.

« Car mon ame est accablée de tristesse, et je suis près de descendre au tombeau.

« Déjà l’on me considère comme ceux que vous avez éloignés de votre mémoire et que votre main a retranchés du nombre des vivans.

« Mes ennemis m’ont précipité au fond de l’abîme : ils m’ont enseveli dans les ombres de la mort. Seigneur, écoutez mes cris ! »

Ces paroles sinistres, ce cri de détresse, troublèrent Estève. Il referma le livre avec un mouvement d’effroi ; mais cette impression s’effaça promptement. Cette fois la raison vint en aide à la foi ; l’élève de l’abbé Girou, loin de s’abandonner à une crainte superstitieuse, se repentit de la vaine et dangereuse curiosité qui l’avait poussé à chercher dans les livres saints une sorte de présage, et, après avoir achevé ses actions de graces, il sortit du chœur, tranquille et recueilli dans de pieuses pensées.

Ce fut ainsi qu’Estève entra dans la vie religieuse. Deux jours plus tard, il reçut l’habit des mains du prieur, et commença ses deux années de noviciat.

IV.

La vie que menaient les novices sous l’autorité immédiate du père-maître était douce et monotone. Les exercices religieux et de longues récréations prenaient tout leur temps ; les études étaient nulles chez eux ; la science théologique même n’y était pas en grand honneur. L’entrée de la bibliothèque leur était interdite, et ils ne lisaient guère d’autre livre que le formulaire, qu’ils savaient par cœur.

Dans les commencemens de son noviciat, Estève éprouva, malgré sa ferveur, un secret ennui ; ses heures d’oisiveté lui pesaient ; il regrettait le travail aride auquel l’avait accoutumé l’abbé Girou. Mais lorsqu’il s’adressa au père-maître pour lui demander des livres et la permission d’étudier pendant les récréations, celui-ci lui répondit :

— Ah ! mon cher enfant, la vraie sagesse n’est pas dans ces gros livres ; laissez le troupeau noir des moines de Cluny fouiller les vieux in-folios et déchiffrer des parchemins moisis ; nous autres, qui avons le bonheur de porter l’habit blanc de saint Benoît, nous n’avons pas besoin de toute cette science pour bien vivre et pour bien mourir.

— Je le crois, mon père, dit docilement Estève ; mais, si votre révérence le permettait, j’emploierais le temps des récréations à quelque autre travail qu’elle-même me choisirait.

— Point du tout, mon cher fils, s’écria gaiement le père-maître ; il faudra vous amuser par esprit de pénitence ; les récréations de Noël approchent, ce sera une belle occasion de vous mortifier. En attendant, faites comme les autres novices, jouez aux échecs et au tric-trac dans le chauffoir, et promenez-vous au soleil dans le préau les jours de beau temps.

Les moines n’étaient point cloîtrés comme les religieuses ; ils pouvaient, avec la permission de l’abbé ou du prieur, sortir du monastère pour des journées entières, et même s’en éloigner pendant quelque temps. Les bénédictins de Châalis obtenaient rarement cette dernière faveur depuis que le père Anselme gouvernait la communauté ; mais ils sortaient souvent pour faire de longues promenades aux environs, le père-maître accordait volontiers cette récréation à ses disciples, et chaque dimanche ils visitaient quelqu’un des admirables sites au milieu desquels s’élevait l’abbaye de Châalis. Ces promenades furent pour Estève un plaisir vif et nouveau. On était aux premiers jours d’automne quand il entra dans le monastère, et bientôt les vents glacés dépouillèrent les arbres et séchèrent l’herbe des prés ; les bruits qui égaient la solitude des bois cessèrent de se faire entendre ; il n’y eut plus dans l’air ni chants ni murmures, mais il y avait encore d’austères beautés dans l’aspect de ces campagnes nues et muettes. Lorsque la neige couvrait la terre et que les branches des grands arbres se détachaient comme de sombres arabesques sur la teinte blafarde du ciel, lorsque les novices frileux, enveloppés de leur large manteau et la tête ensevelie dans leur capuchon, hâtaient le pas dans les chemins déserts, Estève aimait à rester en arrière et à se recueillir un moment en présence de ce deuil universel. Debout sur quelque tertre isolé, il suivait du regard les novices qui s’en allaient comme une procession de fantômes, tandis qu’au-dessus de leurs têtes tourbillonnait une bande de corneilles aux ailes noires. Il écoutait les sons clairs et pressés de la cloche du petit cloître qui semblait rappeler les frères dans le bercail bien clos où ils ne sentiraient plus la fatigue ni le froid ; puis, à la voix du père-maître, il sortait de sa rêverie et regagnait avec les autres le chemin du couvent.

L’hiver s’écoula ; un souffle humide et tiède se répandit dans toute la nature, et fit éclore les germes cachés dans le sein de la terre. Estève salua le retour du printemps avec un indicible sentiment de joie ; pour ceux dont le cœur vit de peu et qui n’ont que des élémens de bonheur insuffisans, il y a, dans le spectacle de la nature, des influences bénies, des émotions inconnues aux ames dont la vie est plus puissante, mieux remplie, et dont les forces égalent à peine l’activité. Le cœur du novice se réjouit, comme au retour d’un ami, quand reparut le beau soleil de mai. Toute la saison rigoureuse s’était écoulée pour lui avec la rapidité que donnent au temps des habitudes uniformes : il n’avait pas senti passer les jours, et, hormis quelques momens de ferveur intérieure et de vague exaltation, il avait végété comme les autres moines. Mais lorsque l’haleine du doux printemps eut fait remonter le sang à son front pâli, il lui sembla qu’une nouvelle vie circulait dans ses veines et débordait de son cœur ; il se sentit tout à la fois plus heureux et plus triste. Le père-maître, auquel il déclarait ingénument toutes ses impressions, connaissait ces dangereux symptômes ; il savait ce que présageaient ordinairement ces langueurs d’ame, ces alternatives de contentement et de souffrance, et il se hâta d’y porter remède. L’expérience lui avait appris comment il fallait combattre cette activité fatale qu’augmentaient la prière, la solitude et l’oisiveté forcée du cloître. En pareil cas, il avait recours à toutes les distractions que permettait la règle, et à d’incessantes et matérielles occupations. — La mesure fut générale : les novices ne firent plus de méditation ; le matin ils quittèrent leur cellule une heure plus tôt, le soir ils y rentrèrent deux heures plus tard, et ils sortirent chaque jour pour de longues promenades.

Estève eut alors des jours de placide allégresse. Le spectacle de la nature lui causait de tendres et religieuses admirations. Ses yeux, accoutumés aux teintes grisâtres, à la végétation chétive et brûlée des environs de la Tuzelle, se reposaient charmés sur les vastes ombrages de la forêt d’Ermenonville et sur les fraîches prairies que baigne la Launette. Il aimait les plaines verdoyantes, les lignes onduleuses et estompées par de légers brouillards, les vaporeux horizons des paysages du Valois. La sérénité mélancolique et comme voilée de cette nature sur laquelle le soleil jette de plus pâles rayons parlait davantage à son imagination que les splendeurs du ciel méridional. Le silence et la fraîcheur des bois, les harmonies du vent, les parfums de la végétation naissante, lui causaient une sorte d’attendrissement, de mélancolie qui pénétrait son ame sans l’accabler. Ces influences donnèrent le change aux besoins qui commençaient à le tourmenter ; elles s’accordèrent avec son genre de vie pour arrêter l’essor de son esprit, de ses instincts, de ses passions, de toutes les facultés qui devaient se révéler plus tard. Privé de tout élément d’activité, forcé de réprimer les élans de sa pensée, les vagues besoins de son intelligence, les goûts confus qui parfois s’éveillaient en lui, il s’abandonna aux secrètes exaltations de la vie contemplative, il chercha les voies mystiques où marchèrent les saints, et, dans la pureté, la naïve dévotion de son cœur, il crut les avoir trouvées. Son imagination n’entrevoyait encore rien au-delà de l’horizon borné ouvert à ses regards, et il demeura persuadé que celui qui se vouait à Dieu était destiné à l’existence la plus heureuse et à la meilleure fin que l’homme puisse avoir ici-bas.

Le père-maître secondait puissamment cette vocation par sa continuelle sollicitude. Estève était devenu promptement son disciple bien-aimé, son enfant de prédilection, et, comme il le disait souvent, l’agneau le mieux soigné du troupeau dont il était le pasteur. Sa gaieté d’esprit, son inaltérable sérénité, ranimaient le jeune novice, qui accourait auprès de lui dans ses heures d’abattement et se soumettait à ses conseils avec une tendre confiance, un amour presque filial.

De loin en loin Estève recevait des mains du père-maître une lettre décachetée dont il reconnaissait l’écriture avec une indicible émotion : c’étaient sa mère ou l’abbé Girou qui lui écrivaient. La marquise imposait, par un sublime effort, silence à sa tendresse, à ses douleurs, et n’adressait à son fils que des paroles graves et pieuses. Cette femme, brisée par de si grandes souffrances, par de si terribles sacrifices, cette mère séparée à jamais de son fils et réduite au plus affreux isolement ne laissait déborder aucune larme de ses yeux, aucune plainte de son cœur, de crainte d’éveiller une angoisse, un regret dans l’ame de cet enfant si cher dont l’absence la faisait lentement mourir.

L’abbé Girou avait moins de force ; il laissait voir sa tristesse, et le style de ses lettres était comme trempé de pleurs. Le vieux prêtre pleurait en effet, quand il parlait à Estève de Mme de Blanquefort. Son dévouement s’était continué ; après avoir consacré au fils dix années de sa vie, il était resté près de la mère, non pour la consoler, mais pour l’aider à mourir, et il assistait d’un cœur navré à cette longue agonie de l’ame qui devait enfin tuer le corps. Jamais Estève ne trouva dans cette correspondance un mot relatif au marquis de Blanquefort ; l’abbé lui parla seulement une ou deux fois du comte Armand, qui depuis plusieurs mois voyageait à l’étranger.

Un matin le père-maître fit appeler Estève, et lui dit mystérieusement :

— Mon fils, quelqu’un vous fait demander ; allez bien vite au logis des hôtes.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qui donc vient me voir ? s’écria Estève tout tremblant.

— Allez, et vous le saurez, mon cher fils ; faites bien les honneurs de notre maison surtout, et offrez au nom de notre prieur l’hospitalité que peuvent donner de pauvres religieux tels que nous. Si c’est un de vos parens ou un de vos amis qui arrive, vous pouvez l’introduire dans le monastère et lui faire visiter les cloîtres, la bibliothèque, tout ce qui est digne ici de quelque curiosité. Si c’est une dame, elle ne peut entrer dans les bâtimens claustraux sous peine d’excommunication ; mais vous la prierez de visiter notre église, où il y a des tableaux qui méritent quelque attention. — Allez, allez promptement, mon cher fils.

Estève courut au logis des hôtes : c’était Mme Godefroi qui l’attendait. Selon sa promesse, elle venait le voir après l’année révolue. La bonne dame ne put retenir ses larmes en apercevant Estève vêtu de la coule blanche et de l’aumusse, ses beaux cheveux blonds à moitié rasés et formant autour de sa tête une couronne chatoyante et dorée. Elle lui tendit la main et dit avec un soupir :

— Eh bien ! mon enfant, comment avez-vous passé cette année ? Êtes-vous aussi heureux que votre mère l’avait espéré en vous envoyant ici ? Persévérez-vous dans votre vocation ?

— Dieu me fait cette grace, répondit Estève ; il a adouci pour moi les amertumes d’une séparation à laquelle mon ame ne s’était pas soumise sans révolte. En me séparant de tout ce que j’aimais dans le monde, auquel j’ai renoncé pour lui, il m’a donné une nouvelle famille.

— Vous avez trouvé ici des frères, des amis selon votre cœur ? dit Mme Godefroi avec une satisfaction mêlée d’incrédulité ; il y a donc dans ce couvent des hommes qui vous valent ?

— Tous me surpassent en sagesse, en piété, répondit humblement Estève.

— Et vos supérieurs, mon enfant, sont-ils justes et indulgens ? L’autorité du prieur ne vous a-t-elle jamais paru trop sévère, trop absolue ?

— Je n’ai pas encore eu à m’y soumettre, répondit Estève ; depuis le jour de mon arrivée ici, il ne m’a plus adressé la parole. Sa paternité en use ainsi à l’égard de tous les novices, et les abandonne entièrement à la direction de notre révérend père-maître.

— Il est sûr de les retrouver plus tard, pensa Mme Godefroi, qui avait gardé dans sa mémoire l’éloge que M. de Blanquefort avait fait devant elle du zèle inflexible et des sévères vertus du père Anselme. Elle continua d’interroger Estève sur tous les détails de la vie monacale, l’écoutant sans manifester ni approbation ni blâme, et réfléchissant à cette destinée dont le néant lui faisait horreur, à l’avenir de cet enfant qu’elle eût voulu sauver d’une existence qui, dans ses idées, était le dernier terme de la misère humaine. Depuis longtemps, une pensée, un généreux projet préoccupait son esprit ; la fortune du fermier-général Sébastien Godefroi était immense ; sa femme avait pu, dans une seule année, amasser une somme considérable, et dont elle pouvait disposer à son gré. C’était une fortune suffisante pour faire vivre en quelque endroit du monde que ce fût celui qui la posséderait : en prélevant cette part sur ses richesses, Mme Godefroi avait songé à Estève. Mais il était dangereux, presque impossible, de le lui dire ouvertement ; une question directe eût épouvanté sa conscience et peut-être jeté son esprit dans une perplexité inutile. Elle se hasarda seulement à l’interroger d’une façon détournée. Quand il lui eut raconté les occupations, les amusemens des novices ; quand il lui eut parlé longuement de la piété indulgente, de la douceur d’ame et de la sagesse aimable du père Bruno, elle lui dit en le regardant en-dessous pour observer l’effet de ses paroles : — Vous auriez donc un bien grand regret, mon cher enfant, s’il fallait quitter ce bon père et l’abbaye de Châalis ?

— Pour retourner à la Tuzelle, près de ma mère et de M. l’abbé ! s’écria Estève en pâlissant d’émotion à cette question imprévue, et qui lui sembla renfermer quelque intention.

— Mais, non, non, cher enfant, dit Mme Godefroi en affectant un air tranquille ; ceci est une supposition. Je vous demandais simplement si, après cette première année d’épreuve, vous ne ressentiez ni regret ni dégoût, si vous n’aviez aucun retour vers le monde ?

— Aucun, répondit Estève sans hésiter.

— Ainsi vous ne voudriez pas connaître ce monde dont vous n’avez guère d’idée ? Vous êtes sans désirs, sans curiosité ? La liberté ne vous fait pas envie ? Pour me répondre, il faudrait vous figurer un moment que vous ne portez plus cet habit, que vous êtes hors du couvent, que vous demeurez loin d’ici, dans une grande ville ou bien dans quelque jolie maison de campagne, au milieu d’un beau pays ; il faut vous figurer que vous y êtes maître de votre temps, de vos actions, libre enfin.

— Et seul ? demanda Estève.

— Oui, pour long-temps du moins.

— Eh bien ! alors, j’aimerais mieux rester ici, répondit-il vivement ; oui, quand même je n’aurais pas en vue la crainte de Dieu et mon salut éternel, je resterais. Ici j’ai trouvé un père indulgent et tendre, des frères unis par la charité, par le saint amour ; ici j’ai une nouvelle famille selon Dieu, dont il ne faudra pas me séparer.

À ces mots, au souvenir des déchiremens qu’il avait éprouvés naguère dans une autre séparation plus cruelle, ses yeux s’emplirent de larmes. Après un moment de silence, il ajouta : — Du moins je ne serai pas obligé de quitter cette nouvelle famille, comme j’ai quitté ma pauvre mère ; je pourrai vivre près de ceux que je me suis habitué à aimer et qui m’aiment aussi.

— Pauvre ame abusée ! pensa Mme Godefroi.

Elle n’osa poursuivre l’hypothèse devant laquelle Estève venait de reculer presque avec effroi. Ses intentions restèrent les mêmes, mais elle résolut d’attendre, pour les faire connaître, que la seconde année d’épreuve fût écoulée, et qu’Estève fût près de prononcer ses vœux. Selon la recommandation du père-maître, le jeune novice s’empressa de faire visiter l’église à Mme Godefroi ; ils y entrèrent par la porte de la grande nef, après une promenade autour de l’abbaye. La vieille dame eut grand’peine à fléchir le genou sur les parvis sacrés ; pour rien au monde, elle n’eût fait acte de dévotion, car elle se le serait reproché comme une faiblesse, une manifestation hypocrite ; elle se borna donc à une espèce de génuflexion, et, tirant bravement ses lunettes, elle se mit à regarder les tableaux qui ornaient la nef principale, tandis qu’Estève, prosterné devant la grille du chœur, faisait une courte oraison.

L’esprit d’examen et de critique, le scepticisme amer de l’école philosophique du dernier siècle, n’avaient point altéré la bonté d’ame, les généreuses qualités de Mme Godefroi, mais ils avaient complètement détruit en elle le sentiment poétique. Elle ne se recueillit pas, saisie d’une mélancolique admiration, en entrant dans la vieille église de Châalis ; elle n’éprouva aucune émotion à l’aspect de ces bannières, de ces trophées saints ou guerriers, de ces tombeaux, de toute cette poussière des temps passés éparse sous ses yeux ; au lieu de s’abandonner à une religieuse contemplation, elle se prit à raisonner en elle-même sur l’orgueilleuse opulence du clergé régulier, et sur la vie fainéante et inutile des moines. Tandis qu’absorbée dans ses réflexions, elle remontait lentement la nef, un religieux entra par une des portes latérales et traversa l’église ; quand il fut à quelques pas de Mme Godefroi, il s’arrêta, lui donna gravement sa bénédiction, et dit ensuite avec une politesse pleine d’onction et de pieuse gravité : — Que Dieu soit avec vous, ma très chère sœur !

La vieille dame resta un moment interdite ; elle n’avait de sa vie hanté les dévots ni les moines, et elle ne savait comment répondre à ce salut mystique. Elle se remit bientôt cependant, et ses antipathies de vieille femme philosophe reprenant le dessus, elle fit une profonde révérence au moine, en attachant sur lui de grands yeux encore vifs, et qui en ce moment avaient une expression indéfinissable d’étonnement, d’ironie, de froide curiosité. Le religieux comprit ce regard ; il se retourna vers l’autel, s’inclina profondément et sortit le front baissé, les mains jointes sous son scapulaire. Cette petite scène avait duré une minute.

— Ah ! ma chère tante, c’est dom prieur qui vient de vous donner sa bénédiction, dit Estève en se rapprochant de Mme Godefroi ; comme il ne portait aucune marque de sa dignité, vous n’avez pu le reconnaître. C’est singulier que vous l’ayez rencontré ici à cette heure de la journée ; sa paternité ne descend ordinairement qu’à l’heure de vêpres, et jamais je ne l’avais aperçue dans l’église.

— Apparemment le révérend père a eu la curiosité de me voir, murmura la vieille dame en souriant ; une femme de mon âge, il n’y a pas de péché à cela.

Une heure plus tard, elle remonta en carrosse en promettant à Estève de revenir l’année suivante à pareil jour.

Tandis que ceci se passait dans le logis des hôtes, le prieur, rentré chez lui, avait mandé le maître des novices. Il faudrait avoir vécu parmi des moines pour comprendre l’importance qu’ils attachent à des faits qui paraissent insignifians aux yeux du monde, pour savoir quelle finesse, quelle pénétration, ils apportent dans les petites choses, dans les incidens mesquins de la vie monacale. Le père Anselme avait jugé d’un coup d’œil l’effet de sa présence sur Mme Godefroi ; il avait deviné ses dispositions hostiles, sa dédaigneuse aversion pour tout homme qui portait le froc, et il songeait avec un sourd ressentiment à la rencontre qu’il avait faite dans l’église. C’était par suite de cette rencontre qu’il avait mandé le maître des novices.

— Je me rends aux ordres de votre paternité, dit le vieux moine en s’inclinant avec le respect que lui commandait le rang du père Anselme dans la hiérarchie monastique.

— Que l’esprit du Seigneur soit avec nous, mon père ! répondit le prieur ; ce que j’ai à vous dire est d’un grave intérêt pour l’honneur de notre maison en général et pour le salut d’un de nos frères en particulier. Depuis dix ans que, par la grace de Dieu, je gouverne l’abbaye, je m’en suis entièrement remis à votre sagesse pour la conduite des novices, et vos œuvres ont toujours répondu à ma confiance. Aujourd’hui, cependant, je crains que vous n’ayez manqué de prudence et de prévision. Vous avez autorisé le frère Estève à recevoir une visite, la visite d’une femme !

— Ah ! mon révérend père, il n’y avait pas ombre de danger, la moindre occasion de péché, répliqua le père Bruno en souriant ; cette dame est la proche parente du frère Estève, c’est une personne respectable par son âge.

— Et non par ses vertus peut-être, interrompit le prieur ; mais ne médisons pas sans nécessité du prochain. Dites-moi, mon père, cette dame, cette parente a-t-elle parfois écrit à votre jeune novice ?

— Jamais, mon révérend père.

— Vient-elle le visiter souvent ?

— C’est la première fois, mon révérend père, que le frère Estève est appelé au parloir.

— Alors le mal n’est pas si grand que je l’avais craint, murmura le prieur. Et après un moment de réflexion, il ajouta : — Et cette dame, a-t-elle annoncé qu’elle reviendrait ?

— Oui, mon révérend père, l’année prochaine, à pareil jour, avant la profession de son neveu ; elle l’a promis en le quittant.

— Ah ! père Bruno, père Bruno ! dit le prieur avec un soupir, combien d’influences maudites nous disputent ces pauvres ames entrées à peine dans les voies du salut ! combien de vocations perdues lorsque nous les croyions si sûres ! Nous vivons dans un siècle d’abomination et d’impiété ; l’esprit de révolte pénètre jusque dans les cloîtres ; c’est à nous de veiller au maintien des saintes doctrines, d’arrêter la décadence qui menace les ordres monastiques. Des temps meilleurs viendront, sans doute ; ce n’est pas la première fois que la religion est attaquée ; elle a triomphé déjà de l’hérésie, elle triomphera encore de la philosophie, de l’athéisme, de toutes les sectes impies que ce siècle a enfantées. Dieu nous a choisis pour lutter pendant ces jours d’épreuve ; que sa volonté soit faite ! Je sens que mes forces ne sont pas au-dessous de la tâche qu’il m’a imposée.

Pendant cette sortie, le père-maître hochait la tête en signe d’assentiment. Ses idées étaient les mêmes au fond, mais il ne les formulait pas avec tant de passion, et même dans ces questions irritantes il apportait la tolérance et la modération de son caractère.

— Mon révérend père, dit-il, ce n’est pas la vocation du frère Estève qui doit vous donner de l’inquiétude ; cet enfant sera pour la communauté un exemple d’édification ; il n’a pas chancelé un seul instant pendant cette première année d’épreuve. Je reconnais en lui des signes qui ne m’ont jamais trompé : il est à nous pour toujours.

— Dieu le veuille pour son salut et pour l’édification du prochain ! Mais vous savez, mon père, que jusqu’au dernier moment la vocation des novices est en péril. Parfois un seul mot a changé les meilleures dispositions et rejeté dans les voies du monde des ames que nous avions cru sauvées. Il ne faudrait peut-être, pour perdre celle de notre jeune novice, qu’une seconde visite de cette femme, de cette parente qui m’a tout l’air d’un esprit fort, d’une personne sans dévotion et sans foi.

— Lorsqu’elle reviendra, mon révérend père, le frère Estève sera près de prononcer ses vœux, elle n’attendrait pas ainsi le dernier moment pour le détourner de sa vocation, pour tenter de le ramener au monde.

— À ce dernier moment qui sait ce qu’elle oserait ? murmura le prieur poursuivi par un vague sentiment de défiance. Enfin laissons aller les choses, il n’y a pas de péril à présent ; quand il en sera temps, j’aviserai.

Cette seconde année d’épreuve s’écoula pour Estève encore plus rapidement que la première. Son esprit et son ame s’étaient comme assoupis dans l’éternelle monotonie de la vie claustrale. Sa piété était plus calme, des rêveries moins ardentes préoccupaient son imagination ; il était tombé dans une quiétude mélancolique, dans une sorte d’apathie sereine et douce. À mesure que ses facultés morales s’engourdissaient ainsi, un développement physique très remarquable s’opérait en lui ; le frêle adolescent devenait un homme, un homme qui fut bientôt dans tout l’éclat de la force, de la grace, de la beauté virile. Dans le monde, de tels avantages eussent peut-être inspiré à Estève quelque vanité ; mais dans le cloître il dut ne pas s’en apercevoir, personne n’eut la vaine et frivole pensée de l’y faire songer ; seulement les novices, frappés de l’élégance, de la fierté de ses traits, le surnommèrent l’archange saint Michel.

Les jours s’étaient accumulés semblables à un seul jour ; la seconde année allait finir ; on était à la veille de Notre-Dame de septembre. Un matin, à l’issue de la messe, le prieur fit dire au maître des novices de se rendre dans la sacristie avec le frère Estève. À cet ordre, le père Bruno baissa la tête d’un air attristé, sa figure joviale et débonnaire s’assombrit, et, prenant à partie le jeune novice, il lui dit :

— Mon cher fils, le message de sa paternité m’annonce que vous devez bientôt me quitter ; ce n’est plus sous mon autorité que vous allez vivre ; après votre profession, vous ne devrez plus obéissance qu’à Dieu et à notre révérend père prieur. Je me sépare de vous à regret, mon enfant, car cette séparation est réelle, bien que nous restions tous deux aux mêmes lieux. Le grand et le petit cloître communiquent par une galerie dont les portes ne se ferment jamais, et pourtant il y a là comme une barrière que personne n’oserait franchir : nous nous verrons chaque jour, mais nous ne serons plus ensemble.

— Mon père, il me semblait que je ne devais jamais vous quitter, s’écria douloureusement Estève. Eh quoi ! même ici, je dois me séparer de ceux que j’aime et que je vénère du fond de mon cœur !

— Il faut se soumettre à la volonté de Dieu, mon cher fils, dit le vieux moine avec une expression amère d’abnégation et en serrant les mains d’Estève dans ses mains froides et ridées ; allons !

Ils marchèrent silencieusement jusqu’à la porte de la sacristie. Le père Bruno serrait le bras d’Estève avec une sorte de crainte et de pénible agitation. Quand ils furent près de la porte, il s’arrêta par un brusque mouvement ; il tremblait et hésitait, comme troublé par quelque combat intérieur ; enfin, se rapprochant encore davantage d’Estève, qui le regardait inquiet et agité aussi, il lui dit à voix basse : — Mon fils, les vœux que tu dois faire sont terribles, irrévovocables… songes-y tandis qu’il est temps encore… Il y a de mauvais moines… des hommes qui gardent l’habit malgré leur volonté… il y en a ici… Mon fils, recueille-toi, descends en ton ame, y trouves-tu une ferme et sincère vocation ?

Estève était tombé à genoux, il appuyait son front sur les mains du père Bruno, et les pressait de ses lèvres avec un élan de tendresse et de gratitude ; car il comprenait le sentiment de profonde affection, d’extrême sollicitude qui suggérait ces paroles, ces questions au bon vieux moine.

— Oui, mon père, lui répondit-il avec calme, ma vocation est ferme et sincère ; ma mère m’a voué à Dieu dès ma naissance, et je veux être à lui, je le veux de toutes les forces de mon ame et de ma volonté.

— Viens alors, murmura le vieux moine en le relevant et en le serrant contre sa poitrine avec une joie triste.

Ils entrèrent dans la sacristie, où le prieur les attendait. Le maître des novices ne s’était pas trompé dans ses prévisions : déjà le jour de la cérémonie était fixé.

— Mon cher fils, dit le prieur, mettez-vous à genoux, et rendez grace à Dieu. Le moment est enfin venu où vous serez à lui sans partage et sans retour. Aujourd’hui même vous entrerez en retraite. C’est demain la fête de la nativité de la glorieuse Vierge Marie ; le dernier jour de l’octave, vous prononcerez vos vœux.

Estève reçut cette nouvelle sans trouble. Prosterné devant le crucifix, il priait humblement, et demandait à Dieu les secours de la grace pour s’élever au sentiment de son bonheur, car il était effrayé en lui-même de la tiédeur de sa reconnaissance et de sa joie à cette heure solennelle. Tandis qu’il se recueillait et s’exhortait ainsi à une vocation plus fervente, le prieur donnait à mi-voix ses instructions au père-maître pour le temps de la retraite.

— Mon père, lui dit-il en finissant, il est inutile d’inviter des étrangers à la cérémonie, le novice n’ayant pas de famille qui doive y assister. J’écrirai de ma main à M. le marquis et à Mme la marquise de Blanquefort pour leur annoncer la profession du frère Estève, afin qu’ils s’unissent d’intention à nos prières et à tous les actes de ce grand jour.

— Et la parente de notre jeune novice, Mme Godefroi, sera-t-elle aussi prévenue ? demanda le père-maître ; votre paternité sait qu’elle doit venir sous peu de jours, selon sa promesse, revoir le frère Estève.

— Je ne l’ai pas oublié, répondit le prieur avec un sourire qui eût dévoilé toute sa pensée au père-maître, s’il ne l’eût depuis longtemps devinée ; la veille de la cérémonie, la veille seulement, vous écrirez à cette dame.

Chez les bénédictins de Châalis, le novice qui allait faire profession était obligé à des austérités qu’il n’avait point pratiquées pendant ses deux années d’épreuve, et qui ne devaient jamais se renouveler. Il passait huit jours en retraite dans une cellule plus triste et plus nue que celle d’un moine de l’étroite Observance. Ses regards, habitués à l’élégance modeste, à l’aspect riant d’un autre séjour, ne s’arrêtaient plus que sur des objets lugubres. Deux tréteaux recouverts d’une natte lui servaient de lit. À côté du sablier, il y avait une tête de mort, et sur les murailles blanches on avait écrit en lettres noires de funèbres paroles, des allégories menaçantes, des sentences qui rappelaient le jour du jugement, les tortures du purgatoire, et les tourmens éternels de l’enfer. La fenêtre de cette cellule donnait sur le cimetière, et celui qui l’habitait temporairement se trouvait, pour ainsi dire, placé sur un terrain neutre entre les vivans et les morts. Le novice, une fois en retraite, ne pouvait parler qu’au père-maître, qui était son confesseur, et au prieur, si celui-ci jugeait convenable de venir le visiter. Il ne sortait de sa cellule que pour descendre au chœur, où il avait une place à part. Au milieu de la nuit, il devait se lever, et aller dire l’office seul dans l’église. Après quelques jours d’une telle vie, lorsque le jeûne, la méditation, les longues prières, et surtout le sombre isolement où il s’était trouvé, avaient agi sur les sens et sur l’imagination du novice, il désirait ardemment le jour de sa profession, qui était aussi celui de sa délivrance, de son retour à une existence dont il venait d’apprécier par comparaison la douceur et les tranquilles félicités.

Le père-maître conduisit Estève à cette fatale cellule. Il avait si souvent accompli le même devoir envers d’autres novices, qu’il s’était accoutumé à l’aspect de ce lieu sinistre. Il était d’ailleurs si peu porté aux idées mélancoliques, il y avait en lui une si grande disposition au contentement d’esprit, qu’aucune influence ne pouvait l’attrister et l’abattre long-temps.

— Mon cher fils, dit-il à Estève, cette cellule n’est pas si riante et si bien ornée que celle que vous quittez, mais le dénuement de cette chambre n’affligera pas long-temps vos yeux. Allons, point de faiblesse, point d’abattement. Priez Dieu, lisez votre formulaire, et songez que bientôt vous serez hors d’ici.

— Mon père, répondit Estève, je ne sens ni frayeur ni regrets ; mais mon ame est triste jusqu’à la mort.

— Cela passera, mon cher fils ; c’est l’horreur de la solitude où vous allez rester qui vous trouble ainsi. Rassurez-vous, je ne vous abandonnerai pas, je serai près de vous souvent.

— Combien de graces je vous dois, mon père ! dit Estève avec attendrissement ; après Dieu, vous êtes mon soutien, mon refuge, mon espoir. Quand je souffre, vous avez des paroles qui guérissent mon ame ; votre voix seule me ranime et me console. Oui, je suis calme à présent ; cette angoisse qui me serrait le cœur est passée.

— Bien, mon fils ; voici la nuit, allumez votre lampe et tâchez de vous arranger ici. Dans une heure, vous ferez collation avec ce que vous apportera un frère convers, puis vous vous coucherez, car à minuit il faudra descendre au chœur pour les matines. Que Dieu reste avec vous, mon fils !

Selon l’usage, le père-maître ferma la porte en dehors et emporta la clé, mais une seconde clé resta entre les mains d’Estève ; de cette manière, il était libre de sortir à l’heure des offices, et personne ne pouvait entrer dans sa cellule ni communiquer avec lui, si ce n’était par un vasistas pratiqué dans la porte.

Il alluma la lampe de terre posée sur le prie-dieu, entre un sablier et une tête de mort : une faible lumière éclaira la cellule, et lutta contre les derniers rayons du jour qui s’éteignait. La fenêtre ouverte laissait apercevoir, à travers un nébuleux crépuscule, l’enceinte du cimetière, et au-delà les cimes touffues de la forêt de Perthe. Estève s’assit au pied du lit et demeura plongé dans de tristes méditations. Jamais il n’avait compris comme en ce moment la brièveté de notre vie ici-bas et le néant de sa propre existence. Les mystères terribles que la pensée humaine ne saurait pénétrer, le commencement et la fin des jours que la main de Dieu nous mesure, épouvantaient son imagination. Il regardait d’un œil fixe ce sablier dont la poussière s’écoulait avec un bruit presque insensible, cette tête où l’intelligence et la vie avaient régné naguère, et, frappé de la marche rapide du temps, du pouvoir souverain de la mort, il sentait s’élever dans son ame un désir âpre et confus, le besoin de vivre avant de mourir. Il oubliait les promesses de la religion, les récompenses éternelles, les supplices de l’enfer, toutes ses croyances, toutes ses résolutions ; il oubliait Dieu même, dans cet élan involontaire vers des voies inconnues.

Bientôt, cependant, il s’éveilla saisi de remords, au milieu de ces songes funestes ; son ame revint à Dieu par un vif et prompt retour, et, prosterné sur les dalles humides de la cellule, il répandit des larmes amères.

Pendant qu’il priait ainsi, un léger bruit annonça que quelqu’un s’arrêtait à la porte et ouvrait le vasistas. C’était le père Bruno qui revenait, poussé par une secrète inquiétude. En apercevant Estève agenouillé, le visage couvert de larmes et comme abîmé dans un affreux désespoir, il ouvrit la porte et entra brusquement.

— Qu’est-ce donc, mon cher fils, et comment vous trouvé-je ! s’écria-t-il. Pourquoi ces terreurs, ces défaillances ? Revenez à vous, mon enfant, et regardez de sang-froid tout ce qui vous environne. Pour un esprit comme le vôtre, il n’y a rien ici d’effrayant ou de terrible.

— Oh ! mon père ! murmura Estève en montrant d’un geste énergique la tête de mort et les lugubres emblèmes qui décoraient la cellule.

— N’est-ce que cela ? reprit le père-maître avec une douceur indulgente ; mon cher fils, je ne pensais pas que vous y prissiez garde : quoi ! vous avez eu peur !

— Peur de la mort ? non, mon père, répondit Estève avec une sourde exaltation ; au contraire, j’ai eu peur de la vie, de la vie telle qu’elle s’écoule dans cette cellule. Toute mon ame s’est révoltée contre les mortifications que je dois pratiquer pendant ma retraite. Ah ! pour supporter l’isolement, la solitude, il faut être un saint.

— Ou un moine abruti par l’oisiveté d’esprit et de corps, murmura le père Bruno ; allez, mon fils, je conçois vos répugnances, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous soulager pendant cette dernière épreuve. D’abord, je vais reculer les limites de votre séjour ; vous serez libre de sortir, de descendre et de vous promener, pourvu que vous ne dépassiez pas l’entrée du troisième cloître ; toute cette partie du monastère est inhabitée, et je puis rigoureusement en concéder la jouissance aux novices en retraite. Quand vous aurez plus d’espace autour de vous, votre réclusion vous paraîtra moins pénible. Ensuite je vous donnerai des livres.

— Ah ! mon père, avec des livres, il me semblera que je ne suis plus seul, s’écria Estève consolé.

— J’oublie près de vous le reste de mon troupeau, reprit gaiement le père-maître. Voilà la cloche du réfectoire qui sonne ; mes pauvres agneaux sont déjà réunis dans le petit cloître, et les yeux tournés vers la porte ils attendent impatiemment, car c’était aujourd’hui jour de jeûne pour toute la communauté. Il faut que je vous laisse, mon fils ; restez en paix !

Quelques instans après, un frère convers entra et déposa silencieusement sur la table des légumes cuits à l’eau, une belle assiette de fruits et un de ces pains bien blancs et à croûte dorée qu’on ne voyait guère alors que sur la table des moines et des gens riches. Estève toucha à peine à cette légère collation, et se mit tout habillé sur son lit d’anachorète pour attendre l’heure des matines.

À minuit, il se leva et descendit au chœur. Tandis qu’il traversait les bâtimens claustraux, il se souvint du trajet qu’il avait fait deux ans auparavant, par une nuit semblable, et du spectre qu’il avait rencontré dans le petit cloître. Personne ne lui avait donné l’explication de ce fait étrange, et il en était venu à penser que quelque père, par esprit de mortification, avait eu l’idée bizarre de rôder ainsi la nuit, vêtu d’une mauvaise coule, les pieds nus et la face voilée. Il songeait encore à cette apparition lorsque les mêmes accens plaintifs et furieux qui l’avaient frappé naguère s’élevèrent des profondeurs du troisième cloître. Estève se retourna vivement ; il était près de revenir sur ses pas, mais un scrupule le retint, il ne voulut point céder à une vaine curiosité et gagna rapidement le chœur.

La grande nef et les bas-côtés de l’église étaient dans les ténèbres ; mais la lampe suspendue devant l’autel baignait le sanctuaire d’une blanche et vive clarté. Le chœur était paré pour la fête du lendemain ; les moines avaient dépouillé leur riche parterre pour cette solennité, et les fleurs qui environnaient l’image de la Vierge répandaient des parfums ravissans.

Ces douces odeurs, ces clartés, l’aspect de ces saintes splendeurs, ramenèrent l’ame d’Estève dans les régions sereines de l’espérance et de la foi ; il ouvrit son formulaire et commença l’office de la Nativité de la Vierge. La leçon qui suit le premier nocturne est un chapitre du Cantique des Cantiques. La poésie religieuse emprunte, dans ce morceau, les accens passionnés de la lyre profane, et le sens mystique s’y cache sous des images tendres et gracieuses. Estève frémissait, saisi d’un trouble inconnu, en répétant à demi-voix ces paroles ardentes ; une exaltation étrange succédait à son abattement et à ses angoisses ; les images de la mort et du néant, les froides ténèbres de sa cellule, ne l’épouvantaient plus ; il lui semblait qu’il venait de découvrir en son ame un foyer lumineux dont les rayons éclairaient et vivifiaient tout ce qui l’environnait. Ce fut sous l’impression puissante de cette réaction qu’il rentra dans sa cellule, et le lendemain matin, lorsqu’au premier coup de l’angélus le père Bruno ouvrit sa porte, il dormait encore d’un sommeil calme et traversé par des rêves heureux.

— Eh bien ! mon fils, dit le père-maître en ouvrant la fenêtre, il paraît que vous n’avez pas trop mal dormi sur cette couche aussi dure que celle du bienheureux saint Jean de Dieu, qui réservait pour se faire des matelas tous les vieux balais du couvent. Comment avez-vous passé le commencement de la nuit ? vous êtes-vous éveillé à temps pour descendre au premier coup de matines ?

Estève confessa sincèrement au père-maître toutes ses impressions. — Ah ! mon père, dit-il, hier j’ai été faible jusqu’à la lâcheté ; mais aujourd’hui je suis tranquille et fort. Ces funèbres emblèmes ne m’attristent plus ; je puis voir sans horreur l’image de la destruction et du néant, car je sens en moi une ame puissante et immortelle.

— Je vous avais prédit tout cela, mon cher fils, répondit le père-maître ; je savais que vous ne resteriez pas sous cette première impression de tristesse et d’effroi, parce que vous n’êtes pas accessible aux imbéciles terreurs de ces pauvres novices, qui croient voir des fantômes passer devant la fenêtre, et entendre des voix dans le cimetière.

— Mais moi, mon père, j’ai réellement entendu une voix cette nuit, une voix lamentable, dit Estève. — Et il raconta cette circonstance de sa course nocturne à travers le monastère.

— Mon cher fils, ceci n’a rien de surnaturel, pas plus que le fantôme qui se promenait, il y a deux ans, dans le cloître des novices, répondit le père Bruno. — Après un silence, il ajouta d’un ton plus bas : — Il y a ici de tristes créatures dont vous ignorez l’existence, et qui sont ensevelies pour le reste de leurs jours dans ce vieux bâtiment, qu’une cour toujours fermée sépare du troisième cloître.

— Quoi ! mon père, s’écria Estève, des religieux ?

— Non, répondit le père Bruno d’une voix encore plus basse, des prisonniers, des fous…

— Est-il possible, grand Dieu ! murmura le novice consterné.

— Hélas ! mon cher fils, reprit le vieux moine, dans nos maisons comme dans le monde, il y a des crimes. La justice ecclésiastique punit le coupable sans scandale et sans bruit, au lieu de le livrer à la justice séculière. Les novices et la plupart des religieux ignorent le sort de ces malheureux ; peu de personnes ici savent quels habitans renferme l’enceinte du troisième cloître. Gardez, mon fils, un silence absolu sur ce que je viens de vous dire. J’ai pu vous apprendre ceci sans pécher contre Dieu ni contre le prochain, mais non sans danger pour moi, car sa paternité pourrait considérer cette révélation comme une faute.

— Ah ! mon père, s’écria Estève, j’aimerais mieux mourir que d’attirer sur vous, par mon indiscrétion, le plus léger châtiment. Le même soir, Estève eut des livres choisis dans la bibliothèque ; c’étaient le Guide des pécheurs, le Chemin de la perfection chrétienne, et d’autres ouvrages mystiques que l’abbé Girou n’avait jamais mis entre ses mains.

Les jours suivans s’écoulèrent plus paisiblement. Estève s’était créé un ordre d’occupations qui semblait abréger le temps ; les lectures pieuses succédaient à la prière, et le soir, après les offices, il se promenait un moment dans la cour étroite et sombre qui précédait le cimetière. Cette partie du monastère était depuis long-temps abandonnée, le toit menaçait ruine, et il pleuvait dans l’escalier qui conduisait à la cellule. Au rez-de-chaussée, il y avait une salle dont le mur, percé d’une porte à vantaux sculptés, s’étendait sur toute la longueur de la cour. Une fois Estève osa pousser cette porte et franchir le seuil. Un air humide et frais frappa son visage comme s’il se fût placé à l’entrée d’un souterrain, et il distingua dans l’obscurité les murailles et la voûte d’une vaste salle entièrement démeublée ; les croisées à colonnettes étaient fermées par de lourds contrevens, le jour pénétrait à travers les ais disjoints et sillonnait les ténèbres de lumineux filets.

Estève comprit, par la disposition des lieux, que ces croisées s’ouvraient sur la fatale enceinte d’où s’élevaient, la nuit, les lamentables voix qu’il avait deux fois entendues. Poussé par un sentiment douloureux de compassion et de curiosité, il avança encore, et, s’appuyant à la croisée, il colla son visage contre les fentes ; son regard plongea dans une cour environnée de hautes murailles et où croissaient, parmi les pierres, de grandes touffes d’herbes d’un vert obscur, mais il n’aperçut aucune créature vivante dans ces lieux désolés. Seulement, il lui sembla qu’une forme humaine se levait derrière le grillage d’une fenêtre qui était presque au niveau du sol.

— Grand Dieu ! murmura-t-il en se retirant, voilà donc le dernier terme de la misère humaine !

Enfin, la veille de l’Octave arriva. Le père-maître connaissait trop bien la discipline monastique pour manquer aux ordres du prieur : il avait attendu le dernier jour pour annoncer à Mme Godefroi qu’Estève allait prononcer ses vœux ; mais ce jour-là, dès le matin, il écrivit. Cette lettre arriva le même soir à Paris ; Mme Godefroi n’était point chez elle ; un souper chez Mme d’Épinay la retint jusqu’à quatre heures avec Grimm, Dudos, et quelques autres personnages célèbres de l’époque. En rentrant, elle trouva la lettre du père Bruno sur sa toilette, parmi plusieurs autres lettres, et, tandis qu’on la coiffait pour la nuit, elle se mit à parcourir sa correspondance.

— Andrette, des chevaux ! une chaise de poste ! s’écria-t-elle tout à coup en repoussant la soubrette et en se levant impétueusement ; il faut que j’arrive à temps !… Il faut que je parle à cet enfant avant qu’il ait prononcé ses vœux… et c’est demain, demain, grand Dieu !… Ah ! j’ai trop tardé !… j’ai trop attendu !…

Ces ordres précipités mirent tout l’hôtel en rumeur. Le bruit en vint jusque dans la chambre du fermier-général. Au moment où il s’éveillait, sa femme entra et lui remit la lettre du père-maître.

— Ces moines ont deviné votre opposition, dit Sébastien Godefroi en refermant la lettre ; vous ne vous êtes pas assez méfiée d’eux. À présent, vous n’avez plus rien à ménager ; partez, et cet enfant fût-il déjà devant l’autel, dussiez-vous l’aller chercher jusque là, tentez sa délivrance ; je double la somme que vous lui destinez.

Avant cinq heures, Mme Godefroi monta dans sa chaise de poste ; les chemins étaient affreux ; neuf heures sonnaient quand elle arriva à Châalis. — Les cloches carillonnaient et remplissaient l’air de joyeuses volées, l’orgue mêlait ses sons graves et puissans aux voix qui s’élevaient dans l’église. C’était un chant universel de triomphe et d’allégresse.

Mme Godefroi était descendue à la porte même de l’église. En pénétrant dans la grande nef, elle se trouva au milieu d’un groupe de villageois qu’avait attirés la solennité de ce jour. Les moines étaient dans le chœur ; un nuage d’encens voilait l’autel ; la flamme légère des cierges vacillait à travers la fumée blanche des encensoirs d’argent. Mme Godefroi regarda sans rien voir.

— Ma bonne mère, dit-elle en tremblant à une vieille femme agenouillée à l’écart, où en est-on de la cérémonie ? Que fait-on là-bas dans le chœur ?

— C’est fini, vous arrivez trop tard, répondit la vieille femme sans se déranger et sans tourner la tête.

Mme Godefroi pâlit sous son rouge, et les larmes lui vinrent aux yeux. En ce moment, elle aperçut Estève debout au milieu du chœur, le front calme et rayonnant, le regard tourné vers le ciel, et comme perdu dans les espaces infinis où sa foi cherchait le Dieu auquel il venait de donner sa vie.

— Oh ! triste victime, ton sort s’est accompli ! murmura Mme Godefroi en s’éloignant ; maintenant ne t’éveille pas à la lumière, à la vérité : reste à jamais enseveli dans les ténèbres de ton ignorance, meurs sans avoir vécu ; c’est le seul vœu que puissent désormais faire pour toi ceux qui t’aiment !


Mme Ch. Reybaud.



L’OBLAT.

TROISIÈME PARTIE.[2]

V.

Onze heures du soir sonnaient à l’horloge de l’abbaye de Châalis ; toutes les lumières s’étaient successivement éteintes derrière les fenêtres qui donnaient sur le grand cloître ; les moines dormaient dans leurs cellules, et le plus profond silence, le silence d’une nuit d’hiver sombre et pluvieuse régnait sous les voûtes du monastère. Pourtant un religieux n’avait pas regagné le dortoir avec le reste de la communauté, et veillait encore assis devant la cheminée du chauffoir. Cette immense salle, lambrissée jusqu’à la voûte de boiseries auxquelles le temps avait donné des tons obscurs approchant de ceux de l’ébène, était faiblement éclairée. La seule lampe qui fût restée allumée sur la longue table autour de laquelle s’asseyaient les moines jetait une lueur vacillante qui laissait dans une demi-obscurité les détails de l’ameublement et faisait ressortir seulement les angles luisans et polis des bois sculptés en relief ; mais parfois de soudaines lueurs, jaillissant du foyer, effaçaient pour un moment ces clartés débiles et projetaient sur les murs des effets bizarres d’ombre et de lumière. Un des chiens familiers de la maison était accroupi près de l’âtre et reposait sa tête intelligente sur les genoux du religieux, qui le caressait d’une main distraite et restait courbé devant le feu dans l’attitude d’une pénible méditation.

C’était Estève qui veillait ainsi seul et abîmé dans ses réflexions ; c’était le pauvre oblat, maintenant religieux profès à l’abbaye de Châalis. Quelques années seulement s’étaient écoulées ; il était dans tout l’éclat, dans toute la force de sa jeunesse, et pourtant sa mère elle-même eût hésité à le reconnaître. Il ne ressemblait plus au bel adolescent dont les traits purs et calmes avaient les contours arrondis, l’expression douce et sereine d’une tête d’ange. Son front semblait s’être agrandi sous l’effort continuel d’une pensée ardente ; ses yeux, d’un bleu plus foncé, étaient couronnés de sourcils saillans entre lesquels des habitudes d’esprit méditatives avaient déjà laissé une ride profonde. La nuance dorée de ses cheveux s’était assombrie, et son teint avait cette pâleur unie et suave qui décèle, non un affaiblissement physique, mais l’exaltation des facultés morales et la prédominance des puissances de l’ame sur les forces du corps. Cette transformation donnait à son visage un caractère de beauté grave et sévère qui rappelait les admirables têtes de saints de l’école espagnole, les sublimes martyrs, les célèbres fondateurs peints par Zurbaran ou Ribera.

Peut-être ce soir-là avait-il eu l’intention de consacrer sa veillée à quelque occupation studieuse, car il avait posé sur une petite table, dans l’angle de la cheminée, des livres et une lampe qu’il oubliait d’allumer. Son imagination l’avait entraîné dans les espaces défendus qu’il ne pouvait aborder que par la pensée ; il songeait à l’immensité de l’univers, au monde, qu’il avait découvert du fond de sa retraite, à tout ce qu’il avait appris pendant ses heures d’études, pendant les heures douces et fatales qui s’étaient si rapidement écoulées pour lui dans la riche bibliothèque de l’abbaye. Puis, revenant à des images plus tristes, plus présentes, il soupirait, s’agitait, et prêtait au moindre bruit une oreille inquiète.

Le léger grincement de la clé qui tournait dans la serrure fit retourner Estève ; la porte s’ouvrit brusquement, et un vieux moine entra en grommelant et en criant : — Niger, es-tu par là ? Niger ! ici, Niger !

À cette voix, le chien secoua ses longues soies et bondit au-devant du moine, qui le flatta et dit à Estève d’un ton courroucé : — Ah ! c’est donc vous qui gardiez Niger ? c’est vous qui voulez me priver de mon seul ami !

— Pardonnez, mon révérend père, répondit Estève avec douceur, ce chien est resté près de moi quand vous avez quitté le chauffoir ; je n’ai pas songé à le retenir, et si j’eusse pensé que vous le cherchiez, je l’aurais conduit moi-même à la porte de votre cellule.

— Vous m’auriez rendu service, père Estève, dit le moine d’un air radouci, car depuis une demi-heure je cherche dans la maison cet ingrat auquel je donne un gîte toutes les nuits, et que je croyais trouver dehors, mouillé et morfondu comme je le suis en ce moment.

À ces mots, il se rapprocha du feu et promena sur la flamme ses mains ridées. Ce religieux était le même qu’Estève, le jour de son arrivée à Châalis, avait vu avec tant de compassion accomplir une pénitence humiliante, et prendre son repas à genoux au milieu du réfectoire. On l’appelait le père Timothée. C’était un vieillard taciturne et morose qui se tenait toujours à l’écart et séparé de tous par son silence et son attitude dans la communauté. Ceux qui se souvenaient de sa profession, dont la date remontait à une quarantaine d’années, disaient qu’il avait été dans les commencemens de sa vie religieuse un exemple de ferveur, un sujet d’édification, mais qu’après un certain temps il était tombé dans l’indifférence, dans le dégoût des devoirs de son état et peut-être dans de secrètes hérésies, de coupables révoltes et une haine intérieure contre l’autorité de ses chefs spirituels. Par suite de ces bruits, sans doute, le prieur était d’une inexorable sévérité à son égard, et lui imposait, sous le moindre prétexte, des pénitences rigoureuses. Le moine avait long-temps soutenu une lutte sourde contre cette autorité despotique à laquelle le vœu d’obéissance le soumettait corps et ame ; mais, las enfin d’une résistance inutile, il s’était amendé, du moins en apparence, et depuis long-temps il ne donnait plus prise contre lui par d’imprudentes manifestations. Il remplissait exactement ses devoirs religieux et s’isolait autant que possible dans tous les exercices de la vie monacale. À la promenade il marchait toujours seul, au chauffoir sa place était dans un coin, et pendant les repas il gardait un silence absolu. Les seuls êtres auxquels il témoignât quelque affection étaient ce bel épagneul à robe noire qu’il appelait Niger, et une autre pauvre créature aussi dépourvue de raison que le chien, une espèce d’idiot qui venait mendier sa subsistance à la porte de l’abbaye. Les jeunes profès se divertissaient aux dépens du vieux moine ; ils riaient entre eux de sa figure hâve et distraite, de ses yeux hagards, de ses manières sauvages, et ils l’avaient surnommé l’ermite. Estève seul ne s’était pas moqué de ses bizarreries ; il n’avait jamais témoigné ni aversion ni sympathie au père Timothée, et, depuis plus de cinq ans qu’il le voyait chaque jour, il ne lui avait pas adressé deux fois la parole. Ce soir-là il se serait tenu dans la même réserve si le vieux moine n’eût repris l’entretien.

— Que faites-vous donc ici, père Estève ? dit-il brusquement ; accomplissez-vous quelque pénitence ?

— Non, mon révérend père, répondit tristement Estève, c’est le chagrin et l’inquiétude qui me tiennent éveillé cette nuit : vous savez que le maître des novices, le bon père Bruno, est fort mal.

— Oui, j’ai entendu dire cela aujourd’hui.

— La nuit dernière j’ai veillé près de lui, et je ne l’ai pas quitté de la journée ; mais ce soir il a exigé que je vinsse prendre un peu de repos, il a fallu lui obéir ; je me suis retiré l’ame navrée. Depuis hier le père Bruno s’affaiblit de moment en moment. Qui sait, grand Dieu ! le malheur qui pourrait arriver cette nuit ? Un funeste pressentiment me tient éveillé. Je suis venu ici pour être plus à portée de savoir ce qui se passe dans le quartier des novices et pour accourir au premier bruit.

— Vous êtes donc sincèrement attaché au père Bruno ? demanda le moine.

— Oui, mon père ; c’est un homme que je révère et que j’aime, un ami que Dieu m’avait donné.

— Vous avez trouvé ici un ami ? interrompit le père Timothée d’une voix amère et avec un sourire incrédule.

— J’avais trouvé plus qu’un ami, répondit Estève avec l’expression d’une affliction profonde ; celui qui va mourir était pour moi un père indulgent et tendre auquel j’osais confier mes fautes, mes faiblesses, mes tourmens, toutes les agitations de mon ame.

— C’était un confesseur indulgent, dit froidement le père Timothée ; il vous passait volontiers les petites fautes dont s’effraie votre conscience, il compatissait à la fragilité humaine, et vous soutenait dans les tiédeurs passagères, dans les langueurs de votre dévotion. Mais si une seule fois votre esprit s’était laissé aller à certains doutes, si votre ame, au lieu d’être tourmentée par des scrupules puérils, se fût révoltée contre ce joug pesant et continuel qu’on appelle la règle, vous auriez vu ce que serait devenue l’indulgence de votre père spirituel.

— Je l’ai vu, mon père, répondit Estève ; j’ai éprouvé cette sainte indulgence d’une ame croyante, ferme dans sa foi, pour les souffrances d’un esprit tourmenté par le doute, accablé de dégoût et épouvanté de son propre endurcissement.

Une espèce de sourire dérida le visage du vieux moine, il hocha la tête et dit, en rapprochant son siége de celui d’Estève, comme s’il se sentait disposé à une plus intime causerie : — Jeune homme, vous avez trouvé ce que je cherche inutilement ici depuis quarante ans : quelqu’un à qui vous avez pu, sans péril et sans crainte, dévoiler toute votre pensée.

— Pourtant, mon père, vous avez connu bien avant moi celui près duquel j’ai trouvé de si grandes consolations.

— Oui, il est entré dans cette maison quelques mois après ma profession ; je l’ai toujours tenu pour un homme simple et animé de bonnes intentions, mais il me semblait trop pieux ; trop orthodoxe pour être tolérant. Je pensais qu’il n’y avait personne ici avec qui l’on pût s’expliquer sans danger sur certaines questions, et j’ai renfermé en moi-même mes opinions, mes sentimens, les irrésolutions de mon esprit, les troubles de mon ame, enfin tout ce que j’ai pensé et souffert pendant plus de quarante années.

— Je comprends, mon père ; vous avez redouté la stupide indignation des uns, les interprétations perfides, la commisération hypocrite des autres, et peut-être quelque lâche délation.

— Oui, voilà ce que j’ai craint. Pour me soustraire aux trahisons, à la persécution de ceux qui m’entouraient, je me suis isolé de tous, j’ai tracé autour de moi comme un cercle fatal où je roule éternellement seul, et pourtant on ne m’a pas toujours laissé tranquille dans cette affreuse solitude morale où je me suis réfugié. J’ai subi plus d’un châtiment, j’ai été puni pour mon silence, pour des fautes purement négatives, et j’ai scandalisé, sans le vouloir, ces hommes qui n’ont rien à me reprocher que ma persistance à me taire. — Grand Dieu ! qu’eût-ce été si j’eusse une seule fois dit devant eux ce que je viens de dire devant vous !

— Combien je suis touché de votre confiance, mon père ! s’écria Estève avec sympathie. Hélas ! ces peines qui vous affligent depuis si long-temps, je commence à les éprouver ; moi aussi j’ai souffert, j’ai désespéré dans les horreurs du doute.

— Des doutes, je n’en ai plus, répondit froidement le vieux moine. Quelque jour je vous ferai ma profession de foi, et je vous dirai ma vie dans le monde, cette vie qui a fini ici lorsque j’avais à peine vingt-cinq ans !

— La mienne a été plus courte encore, murmura Estève.

— Mon fils, — permettez-moi de vous donner ce nom entre nous, — mon fils, pourquoi êtes-vous ici ? reprit le père Timothée en arrêtant sur le jeune profès des yeux caves et expressifs ; comment vous êtes-vous enseveli, comme moi, à la fleur de votre âge, dans cet horrible tombeau ? Est-ce volontairement que vous avez fait ce sacrifice insensé ?

Estève raconta brièvement le vœu de sa mère, les premières années de sa vie, les dispositions avec lesquelles il était entré à l’abbaye de Châalis, les sentimens où il était encore en prononçant ses vœux, et ce qu’il avait éprouvé à mesure qu’une lumière nouvelle avait graduellement pénétré les ténèbres de son esprit. Le vieux moine l’écouta, recueilli dans un vif sentiment d’intérêt, en faisant parfois un geste d’assentiment, comme s’il reconnaissait quelqu’une de ses propres impressions dans le récit d’Estève. Ensuite, il lui dit en soupirant : — Lorsque je me séparai autrefois du monde, mon cher fils, j’en emportai des souvenirs plus vifs ; j’y avais laissé des objets d’amour et de haine… Vous n’éprouvez pas, vous, ces retours, ces regrets ?

— Je songe souvent à ma mère, répondit Estève ému de ce souvenir. Je songe à ma pauvre mère, qu’un affreux malheur a frappée. Elle avait donné un de ses fils à Dieu, et Dieu lui a retiré l’autre. Mon frère, le comte Armand de Blanquefort, est mort l’année dernière, et mon père transmet son nom et sa fortune à un parent qu’il vient d’appeler près de lui. Je tiens ces détails du digne prêtre qui m’a élevé et qui n’a plus quitté ma mère.

— Ainsi vous êtes mort pour votre famille ?

— Pour ma famille comme pour le reste du monde, répondit Estève avec une amère tristesse ; la sœur de ma mère, une digne femme, habite cependant Paris. Je reçois une ou deux fois l’année de ses nouvelles ; elle m’envoie de petits cadeaux qu’elle suppose sans doute devoir plaire à un religieux, mais elle ne vient jamais ici. Je ne l’ai revue qu’une seule fois, la première année de mon noviciat.

— Oui, on nous oublie comme si nous étions réellement retranchés du nombre des vivans, murmura le vieux moine en appuyant son front sur sa main blême et desséchée. Y a-t-il encore quelqu’un au monde qui se souvienne du comte de Baiville ?

Un triste silence suivit ces paroles. Les deux religieux, assis devant le foyer où il n’y avait plus que des cendres tièdes, étaient pensifs et immobiles. Dehors, le vent mugissait, et de larges ondées de pluie battaient les fenêtres du chauffoir. Tout à coup le chien qui sommeillait aux pieds du père Timothée se dressa en poussant un hurlement plaintif et prolongé. Estève frémit. — Mon père, dit-il, lorsqu’un chien fait entendre ce cri lamentable, c’est que quelqu’un va mourir… Certainement le père Bruno est plus mal… Je cours au quartier des novices.

— Je vous accompagne, dit le père Timothée.

Ils descendirent. Tandis qu’ils traversaient le grand cloître, la cloche de l’église sonna. — Ce sont les prières des agonisans, dit le vieillard ; combien de fois, grand Dieu ! j’ai entendu ces sons funèbres !

Quelques novices priaient, agenouillés dans leur dortoir, devant la cellule du père Bruno ; la porte était ouverte, et l’on voyait le mourant sur son lit, entouré de plusieurs frères convers. Il s’éteignait paisiblement, avec une physionomie sereine, comme il avait vécu.

Estève entra tremblant et suffoqué par ses sanglots. Le père Timothée resta dehors, appuyé contre le mur, les mains sous son scapulaire, et la tête couverte de son capuchon.

— Sa révérence le père Bruno semblait sommeiller, dit un des convers à Estève ; tout à coup il lui a pris une convulsion, et il est tombé en agonie. D’un moment à l’autre il peut passer. J’ai pris sur moi de faire avertir sa paternité.

Estève vint s’agenouiller près du lit ; il n’espérait pas que son vieil ami pût le voir ou l’entendre, et, prenant dans ses mains la main déjà froide qui pendait sur la couverture, il la couvrit de larmes. Mais le mourant reconnut encore son enfant de prédilection, et, faisant un suprême effort, il se souleva en murmurant : — Estève, écoute-moi…

Le jeune profès se pencha sur lui éperdu.

— Estève, reprit le moribond, ne va pas au-delà des vœux que tu as prononcés… Quoi qu’on fasse, n’entre jamais dans les ordres sacrés… Refuse la prêtrise… On te persécutera peut-être… Sache résister… Il y va de ton salut.

— Oh mon père ! je n’oublierai jamais vos paroles, répondit Estève en pressant de ses lèvres la main qui essayait de serrer une dernière fois la sienne.

En ce moment le prieur entra, suivi de deux autres religieux, et commença les prières des agonisans. Vers le matin, au premier rayon qui pénétra dans la cellule, le père Bruno cessa de vivre.

Lorsque tout fut fini, le prieur et ses deux acolytes se retirèrent lentement ; Estève sortit le dernier de la chambre mortuaire. Alors seulement il s’aperçut que le père Timothée avait veillé toute la nuit dans le dortoir. Le prieur avait aussi reconnu le vieux moine, et, arrêtant sur lui un regard sévère, il dit durement :

— Votre révérence a voulu voir comment on meurt chrétiennement ; qu’elle se souvienne à sa dernière heure de la fin édifiante du père Bruno.

Le vieillard écouta ces paroles d’un air impassible, et, lorsque le prieur et sa suite se furent éloignés, il se rapprocha d’Estève, qui s’en allait seul, la tête baissée sur sa poitrine, et il l’accompagna silencieusement jusqu’à sa cellule. Cette marque de sympathie et d’intérêt toucha l’ame affligée d’Estève, et acheva de vaincre le secret éloignement qu’il avait ressenti si long-temps pour le père Timothée.

— Oh mon père ! dit-il, vous comprenez ma détresse, mon désespoir, et vous venez à mon secours ; que votre charité soit bénie !

De ce moment datèrent de nouvelles relations entre le jeune profès et le père Timothée ; mais il fallut apporter dans cette intimité, qui s’accroissait de jour en jour, beaucoup de prudence et d’apparente réserve. Le prieur s’immisçait continuellement dans la vie des religieux soumis à son autorité ; il surveillait d’une manière occulte toute leur conduite, et savait mettre un terme aux liaisons qui lui déplaisaient. Il haïssait et redoutait le père Timothée, dont il soupçonnait depuis long-temps les secrètes et monstrueuses hérésies, et il n’eût reculé devant aucun moyen pour rompre les relations qui s’étaient établies à son insu entre ce réprouvé, comme il l’appelait, et le religieux qui donnait les meilleurs exemples à la communauté. Au milieu de ses troubles d’esprit les plus amers, de ses alternatives les plus douloureuses de révolte et de résignation, Estève n’avait jamais commis une seule faute contre la règle, il n’avait trahi par aucune manifestation imprudente la transformation qui s’était lentement opérée dans ses sentimens et ses croyances, et il passait généralement pour une ame simple, pieuse, humble, et docile jusqu’à la plus entière abnégation. Il avait dû à cette opinion bien accréditée dans l’esprit du prieur une certaine liberté d’action dont ne jouissaient pas les autres religieux. Il pouvait employer à son gré toutes les heures où il n’était pas dans l’obligation d’aller au chœur, et la bibliothèque du couvent était tout entière à sa disposition.

Dès les premiers jours de sa profession, Estève s’était aperçu de l’espèce d’éloignement que les moines avaient les uns pour les autres. Ces hommes, confondus depuis long-temps, pour la plupart, dans une même existence, étaient séparés de goûts, de caractère, d’opinions ; la règle ne les avait soumis qu’extérieurement à son joug inflexible. Les uns, — c’était le plus petit nombre, — vivaient dans les pratiques d’une dévotion outrée ; les autres végétaient, n’ayant d’autre pensée que la satisfaction des besoins matériels ; d’autres encore avaient des manies innocentes auxquelles ils se livraient avec une incroyable ardeur ; ils se passionnaient pour les fleurs, pour les oiseaux, et consacraient leur vie à élever des serins ou à cultiver l’orangerie et le parterre.

Estève n’avait contracté aucune amitié parmi les religieux, et la mort du maître des novices l’aurait laissé dans un isolement absolu, si le père Timothée ne lui eût dès-lors témoigné tant de sympathie et d’affection. Ce vieillard farouche, endurci contre ses propres souffrances, et dont l’ame avait été si long-temps fermée à tout attachement humain, retrouvait pour le jeune profès les sentimens dont il avait été capable autrefois, l’amitié, le dévouement, une certaine tendresse de cœur. Mais cette amitié ne s’exprimait que par des témoignages secrets, presque furtifs, car le père Timothée sentait que le prieur en ferait un crime à Estève. C’était le soir, dans la cellule de ce dernier, que se passaient ordinairement leurs entretiens et qu’ils raisonnaient en liberté sur toutes choses. Le père Timothée avait été un homme du monde ; il acheva d’éclairer Estève en lui racontant les orages de sa première jeunesse et les circonstances qui l’avaient jeté dans le cloître. Avant sa profession, il s’était appelé le comte de Baiville, il avait vu la cour de Louis XV et la société du XVIIIe siècle ; mais son ame était trop ardente, il avait des passions trop violentes, trop vraies, pour cette époque frivole et froidement corrompue. L’infidélité d’une femme fut le malheur qui l’éloigna du monde, et une ferveur passagère le jeta au fond du cloître, où sa vie s’était lentement consumée dans de tardifs et inutiles regrets. Ce long désespoir avait étouffé toutes ses croyances ; il était tombé dans les derniers abîmes de l’indifférence et de l’incrédulité ; il niait l’immortalité de l’ame et l’existence de Dieu. Pourtant il n’essaya pas de détruire l’étincelle de foi, la lueur d’espoir qui rayonnait encore dans l’ame de son jeune ami, et jamais il ne formula complètement devant lui ses fatales convictions.

Estève n’éprouvait pas pour le vieux moine l’affection profonde que lui avait inspirée le père Bruno ; mais il se laissait aller avec lui à une indéfinissable sympathie, à un sentiment qui était, pour ainsi dire, dans le sang. Il y avait au cœur du fils de Mme de Blanquefort quelque chose qui vibrait aussi dans celui du comte de Baiville ; parfois une même pensée faisait tressaillir sous leur robe de bénédictins l’élève du pieux abbé Girou et le gentilhomme cloîtré depuis quarante ans. Souvent aussi Estève exprimait les souffrances, les besoins de son intelligence, les désirs infinis de son cœur, dans un langage qui étonnait le père Timothée. Jamais, dans le monde où il vivait jadis, il n’avait entendu parler ainsi. Une fois, il dit en souriant au jeune religieux :

— Mon cher fils, vous avez lu d’autres livres que l’Histoire générale des Conciles, les Lettres des Missionnaires, et autres volumes très orthodoxes qui forment la bibliothèque du couvent ?

— Il est vrai, mon père, répondit Estève avec quelque émotion ; j’ai lu un autre livre, un seul.

— Ah ! un livre condamné en Sorbonne peut-être. Et lequel, mon fils ?

— Le voici, dit Estève en tirant de dessous les in-quarto qui couvraient sa table un petit volume finement relié ; c’est le hasard qui l’a mis entre mes mains, un hasard funeste peut-être.

Le père Timothée regarda le titre.

La Nouvelle Héloïse, par J.-J. Rousseau, dit-il ; c’est un roman sans doute, je n’ai pas lu le livre, mais je connais le nom de l’auteur. C’était celui d’un vieillard qui est mort à Ermenonville il y a quelques années, et qui a été enterré dans l’île des Peupliers.

— Ah ! mon père, s’écria Estève avec une âpre tristesse, je ne saurais vous dire ce que j’ai éprouvé en lisant ces pages. Elles m’ont charmé et torturé ; elles ont jeté tour à tour mon ame dans des langueurs, dans des joies, dans des tourmens inexprimables. J’étais attendri, subjugué ; je pleurais sur cette belle Julie, sur son malheureux amant. D’autres fois, je repoussais le livre ; je me disais que cette histoire touchante n’était peut-être qu’une fiction. Ah ! je sentais toujours cependant qu’il y avait quelque chose de vrai, d’éternellement vrai, dans ce livre : c’est la peinture des sentimens, des passions, c’est l’amour qui déborde de toutes ses pages.

À ces mots il cacha son visage, dans ses mains et se tut comme effrayé de sa propre exaltation. Le père Timothée feuilleta le volume et lut au hasard quelques lignes. — De mon temps, dit-il, l’amour ne s’exprimait pas ainsi ; il avait un langage plus galant, plus leste, plus audacieux. Mais, dites-moi, mon cher fils, comment ce livre est-il tombé entre vos mains ?

— Par un hasard fort simple, répondit Estève ; dans une de nos promenades à Ermenonville, je l’ai trouvé au bord du lac, en face de l’île où repose J.-J. Rousseau. Sans doute quelque étranger l’avait oublié là en faisant son pèlerinage au tombeau.

Quelques mois s’écoulèrent. Estève était tombé graduellement dans une sorte d’anéantissement moral. Il accomplissait avec une exactitude machinale tous les actes de la vie religieuse ; on le voyait assidu au chœur ; il assistait avec une contenance recueillie aux assemblées capitulaires que le prieur convoquait quelquefois. Aucun reproche, aucun soupçon ne s’élevait contre lui, et pourtant il n’y avait plus au fond de son ame ni ferveur ni croyances. Une morne apathie avait succédé aux luttes désespérées dans lesquelles sa foi avait succombé ; il vivait dans un secret et continuel dégoût de ses devoirs et dans le sombre ennui d’une existence sans intérêt, sans espérance et sans but. Les lettres qu’il recevait de loin en loin de sa mère et de l’abbé Girou lui causaient encore plus de douleur que de joie. Il devinait, à travers la sainte résignation, les graves et pieux conseils de la marquise, les efforts d’un cœur désolé, les regrets d’une mère que la mort et un sacrifice volontaire ont privée de ses enfans. Jamais il n’avait maudit ce vœu qui le sépara du monde dès sa naissance, son respect, sa tendre vénération pour sa mère, avaient survécu à ses sentimens religieux ; mais les souvenirs qu’il chérissait autrefois, les souvenirs de son adolescence, lui étaient maintenant douloureux. Souvent il disait au père Timothée : — Je tombe dans la crainte et le dégoût de moi-même, tout me blesse et m’irrite, j’ai horreur de la solitude de ma cellule, et la compagnie que je trouve au jardin, au réfectoire, au chauffoir, partout, m’est insupportable. Oh ! mon père, que deviendrais-je sans votre amitié !

Sa seule distraction était de descendre quelquefois jusqu’à la grille de la cour d’entrée pour assister à la distribution qu’un frère convers faisait chaque jour aux pauvres mendians du voisinage. Vers midi, cette troupe déguenillée arrivait tantôt nombreuse, tantôt réduite à quelques vieillards infirmes. Il y avait parmi les malheureux qui recevaient l’aumône à la porte de l’abbaye un homme auquel le père Timothée témoignait depuis long-temps un intérêt mêlé de compassion. Ce mendiant était connu dans le pays sous le nom de Genest le vagabond. C’était une espèce de Samson aux cheveux crépus, à la face de léopard, un type accompli de la force physique ; mais ce développement magnifique de la forme semblait s’être opéré aux dépens de l’intelligence ; Genest le vagabond était un pauvre idiot, un fou tranquille et inoffensif, dont on reconnaissait au premier aspect l’infériorité morale. Son regard avait une expression inquiète et vague, ses traits étaient peu accusés, et ses épaules de géant supportaient une tête d’enfant. Ce malheureux était né sur une des fermes de l’abbaye, et dès son enfance il avait témoigné de singuliers instincts, l’instinct des espèces voyageuses qui changent de lieux selon les saisons. L’hiver il demeurait volontiers dans les environs du couvent, où il était sûr de trouver la nourriture et le gîte ; mais, les beaux jours venus, il s’en allait au hasard et vaguait jusqu’aux approches de l’hiver. Deux ou trois fois il avait été arrêté dans ses courses vagabondes, et comme on était parvenu à comprendre dans son langage obscur, presque inintelligible, qu’il venait de l’abbaye de Châalis, la maréchaussée l’y avait ramené comme un malfaiteur. Il arrivait les mains liées, la figure hâve et bouleversée par une sorte de terreur instinctive ; on l’enfermait pour l’empêcher de repartir. Alors il tombait promptement dans un dépérissement complet. Taciturne, accroupi dans un coin de la chambre où on le retenait, il se laissait mourir de faim. Le père Timothée avait eu assez de crédit pour le délivrer d’abord de cette réclusion et pour lui donner ensuite les moyens de s’abandonner au besoin de mouvement qui le tourmentait. Le printemps venu, il lui attachait au cou un rouleau de ferblanc qui contenait un certificat signé par le prieur de Châalis et une permission de demander l’aumône. Avec ces papiers, il pouvait parcourir librement non-seulement tout le Valois, mais encore les pays environnans.

Estève en était venu à envier le sort de cette triste créature. — Que ne suis-je resté, comme ce malheureux, dans une éternelle enfance ! disait-il au père Timothée, j’aurais pu vivre ici sans comprendre la misère de ma condition. — D’autres fois, lorsque l’air était attiédi par les premières brises du printemps, il s’approchait de l’idiot qui, joyeux et comme épanoui sous ses haillons, regardait le ciel resplendissant, et il murmurait avec une amère tristesse : — Va, lève-toi, suis l’instinct qui te pousse hors d’ici, jouis selon tes facultés bornées, infimes ; pauvre créature sans intelligence et sans raison, tu es plus heureuse que moi !

Les dernières prévisions du père Bruno préoccupaient parfois l’esprit d’Estève, et il éprouvait un nouveau souci en songeant à l’espèce de persécution qu’on lui susciterait peut-être bientôt. En effet, vers le temps de Pâques, le prieur lui dit un soir, en sortant du réfectoire : — Mon cher fils, venez me trouver demain après la messe ; j’ai à vous parler de choses importantes et qui touchent à vos intérêts temporels et spirituels.

Le même soir Estève rapporta au père Timothée ces paroles du prieur.

— L’intention est évidente, dit le vieux moine ; sa paternité vous proposera d’entrer dans les ordres sacrés, elle veut vous élever au sacerdoce.

— Je n’avais pas besoin des dernières recommandations du père Bruno pour repousser ce nouvel engagement, répondit Estève avec une sombre décision ; quoi qu’il puisse en advenir, je le refuserai : c’est assez d’être un religieux sans ferveur, sans croyance, et qui en secret a mille fois renié ses vœux ; je ne veux pas devenir un prêtre sacrilége.

Le vieil athée hocha la tête ; il était trop endurci dans son impiété pour être touché de semblables scrupules ; d’autres considérations le préoccupaient en ce moment.

— Mon fils, dit-il, je suis convaincu que le père Bruno, en vous parlant comme il l’a fait à son lit de mort, n’avait pas seulement en vue d’empêcher que vous devinssiez un mauvais prêtre ; une autre pensée dictait sa dernière recommandation.

— Et cette pensée, vous l’avez comprise, mon père ?

— Oui : un moine peut être relevé de ses vœux, mais un prêtre est à jamais lié. Sa consécration est indélébile.

Estève tressaillit à ces paroles comme si un éclair eût passé devant ses yeux.

— Un religieux peut donc quitter cet habit et retourner au monde ? s’écria-t-il.

— Oui, cela est arrivé ; l’histoire même a constaté ces exemples : le roi don Ramire d’Aragon fut relevé de ses vœux après avoir passé quarante ans dans le cloître. Il sortit de l’abbaye de Saint-Pons pour monter sur le trône, et il se maria avec Agnès d’Aquitaine. Il y a encore d’autres exemples moins illustres du même fait ; on en a même vu dans le siècle où nous vivons.

— Et vous, mon père, vous n’avez pas tenté de les suivre ? interrompit Estève ; vous n’avez pas essayé de soulever la pierre de votre tombeau, de sortir d’ici libre, libre à jamais ? Mais quelles considérations ont pu vous arrêter ? Pourquoi portez-vous encore cet habit ?

— Parce qu’il aurait fallu d’abord être hors d’ici pour solliciter et obtenir la permission de le quitter, répondit le vieux moine ; on s’est douté de mon intention, et j’ai été étroitement surveillé. Les dignitaires qui ont successivement gouverné l’abbaye depuis ma profession se sont légué l’un à l’autre le soin d’empêcher que, directement ou indirectement, je fisse des démarches en cour de Rome. J’osai songer à agir moi-même. Pendant des années, j’ai nourri des projets d’évasion, j’ai sourdement combiné les moyens de fuir, mais le plus puissant, le plus sûr me manquait ; je m’en étais privé en faisant vœu de pauvreté.

— Il est vrai, dit Estève en passant la main sur sa robe de laine blanche, celui qui sortirait d’ici n’aurait pas de quoi s’acheter un autre vêtement, ni les moyens de se procurer un abri.

— Voilà pourquoi l’on reste, reprit froidement le père Timothée ; ce n’est pas la voix de leur conscience, ni la crainte de Dieu, ni aucune considération semblable, qui retient la plupart de ces moines : c’est l’impérieuse loi de la nécessité. Qui oserait franchir cette porte ouverte au-delà de laquelle tous les chemins nous sont fermés ? Depuis que je suis ici, deux religieux seulement ont tenté cette terrible chance : l’un est revenu de lui-même, ne sachant où trouver un asile, et il en a été quitte pour faire amende honorable devant la communauté capitulairement assemblée ; l’autre a été arrêté à la frontière de Hollande, et ramené au couvent, du moins on l’a dit ; ce qu’il y a de certain, c’est que je ne l’ai jamais revu. Sans doute il a subi, ici ou dans quelque autre maison de l’ordre, le châtiment de sa faute.

— La séquestration, une prison perpétuelle ! murmura Estève en frissonnant, car il s’était tout à coup souvenu du spectre qu’il avait aperçu naguère, et de ce que le père Bruno lui avait dit des malheureux enfermés dans l’enceinte du troisième cloître.

Le lendemain, à l’issue de la messe, Estève monta à la cellule du prieur. Au moment de franchir la porte qu’ouvrait devant lui le même frère convers qui jadis l’avait introduit dans l’abbaye, il se souvint de son arrivée à Châalis, de la confiance, du pieux espoir avec lesquels il était venu se remettre aux mains du père Anselme, et ce retour vers le passé l’attendrit douloureusement. Il regretta ses croyances perdues, ses jours d’innocence, les ténèbres où il avait marché tranquille jusqu’à ce qu’une lumière fatale lui eût fait voir des abîmes sous ses pas. Cette impression devint encore plus vive lorsqu’il se trouva en présence du prieur ; les années qui venaient de s’écouler n’avaient laissé aucune trace de décrépitude ou de vieillesse sur le front du père Anselme ; c’était toujours la même figure grave et tranquille, le même port de tête imposant, le même geste tout à la fois humble et absolu.

— Mon cher fils, dit-il en faisant asseoir Estève près de lui, voilà plus de sept ans que vous êtes dans notre maison, et je puis rendre témoignage de votre conduite. Elle a été un exemple édifiant pour la communauté et un sujet continuel de satisfaction pour vos supérieurs.

Estève ne put entendre cet éloge sans un secret malaise, une sorte de honte ; sa fierté, sa franchise naturelle, furent près de l’emporter sur sa prudence et sur une longue habitude de réserve et de soumission. Il se contint pourtant et répondit au prieur d’une voix altérée et en baissant les yeux : — Votre paternité m’attribue des mérites que je suis loin d’avoir. Entre toutes les vertus chrétiennes, je n’en possède qu’une : c’est le sentiment profond de ma faiblesse et de ma misère.

La pénétration du prieur ne vit rien dans ces paroles si amèrement sincères ; il les attribua à un sentiment exagéré d’humilité. Sans dévoiler entièrement ses intentions à Estève, il lui parla longuement de l’autorité, des priviléges attachés au sacerdoce, et tâcha d’exciter son ame aux ambitions permises dans l’état religieux. Le père Anselme n’était pas un de ces hommes évangéliques qu’animent une foi simple et le pur esprit de charité. Il avait subi jusqu’à un certain point l’influence de son siècle. Au lieu de croyances, il avait des opinions, et, chez lui, la conviction religieuse empruntait la forme violente des passions politiques. Il voyait avec une indignation profonde les progrès de la philosophie, et il s’y opposait de toutes les forces dont il pouvait disposer. En d’autres temps, il n’eût peut-être pas maintenu si sévèrement la règle dans sa communauté et soumis la vie des religieux à une discipline si rigoureuse ; mais les dangers qui menaçaient la religion le rendaient inflexible et prêt à tout pour la défendre. Il attendait beaucoup d’Estève, bien qu’il le tînt pour un esprit froid et timide. Il pensait que le jeune profès, animé par la pensée de lui succéder un jour, le seconderait dans son œuvre, et ce fut dans ce but qu’il le combla, ce jour-là, des témoignages de sa bonne volonté. À la fin de cette longue entrevue, pendant laquelle Estève s’était borné à l’écouter silencieusement, il se leva en disant : — Réfléchissez à toutes les considérations que je viens de mettre sous vos yeux, mon cher fils, et que votre humilité ne recule pas devant une sainte ambition.

Ensuite, au moment de le congédier, il parut se souvenir tout à coup de quelque chose que lui avaient fait perdre de vue les graves questions qu’il venait de traiter, et, prenant une lettre parmi les papiers épars sur sa table, il la remit à Estève et lui dit tranquillement : — Une personne de votre famille est en danger de mort ; elle voudrait avoir la consolation de vous embrasser une dernière fois. Estève ouvrit la lettre en pâlissant et murmura : — Quelle douleur encore pour ma pauvre mère ! Dans un si court espace de temps, deux pertes si cruelles ! son fils, puis sa sœur !

— Mon cher fils, continua le prieur, vous avez la liberté de vous rendre au vœu de cette femme mourante, je vous donne la permission de quitter le monastère pour deux jours. Allez voir quelle est la fin de ceux qui n’ont pas vécu chrétiennement, et leurs défaillances à ce moment suprême ; allez édifier votre famille par votre présence, et peut-être sauver par vos exhortations une ame condamnée…

— Oui, j’irai, dit Estève d’une voix entrecoupée ; demain, puisque votre paternité m’y autorise, je partirai.

— Aujourd’hui même, si vous voulez, mon cher fils, répondit le prieur ; l’exprès qui a apporté cette lettre a amené un carrosse, et il vous attend dans le logis des hôtes.

Vers le soir du même jour, Estève arrivait à Paris et descendait à la porte d’un des beaux hôtels du quartier Saint-Honoré. La rapidité du voyage, le mouvement de la foule, le fracas de cette immense circulation au centre de laquelle il s’était trouvé en traversant la grande ville, l’avaient jeté dans une sorte de stupeur et de vertige. Ce fut presque machinalement qu’il monta le somptueux escalier et qu’il parcourut les vastes salons de l’hôtel. En entrant dans le salon qui précédait la chambre de Mme Godefroi, il entendit une voix dont l’accent ne lui était pas inconnu. C’était celle d’Andrette, la camériste qui avait jadis suivi la vieille dame dans son voyage en Provence. La pauvre fille s’arrêta toute saisie à l’aspect du jeune profès, et murmura :

— Monsieur Estève ! Grand Dieu, qu’il est changé !

Puis, revenant de ce premier mouvement de surprise, elle ajouta en s’approchant de lui :

— Madame vient d’être prévenue. En apprenant l’arrivée de votre révérence, elle a ressenti une grande émotion. Il faudrait lui laisser le temps de se remettre un peu ; elle est très faible.

Estève s’assit en silence ; il se figurait à quelques pas de lui un lit de mort, le lugubre appareil qui environne les agonisans, et son ame était pénétrée de cette tristesse mêlée d’épouvante qui saisit toutes les créatures humaines à l’aspect des terribles images de la destruction et du néant. Il frémissait à la pensée du tableau qui frapperait ses regards lorsqu’il passerait le seuil de cette chambre où se mourait Mme Godefroi. Un moment plus tard, Andrette revint.

— Entrez, dit-elle à voix basse et en soulevant la double portière de soie qui séparait le salon de la chambre.

Estève s’avança en recueillant toutes ses forces ; mais il ne vit pas ce qu’il avait imaginé, et le spectacle qui s’offrit à ses regards n’avait rien de funèbre. Mme Godefroi était couchée sur une chaise longue, et sa figure, quoique fort pâle et amaigrie, avait encore une expression vivante. Des flots de dentelles cachaient les lignes altérées, la teinte morbide de ses joues ; un mantelet de satin, attaché par un nœud de rubans, couvrait ses épaules et ne laissait voir que ses mains encore belles et d’une blancheur de marbre. La chambre était faiblement éclairée par une lampe d’albâtre, mais les glaces et les dorures réfléchissaient cette douce clarté, et une tenture de lampas blanc et rose jetait sur tous les objets un reflet de couleur tendre. La malade n’était pas seule dans cette chambre si riante, si fraîche, si ornée ; deux jeunes femmes, ses belles-filles, l’entouraient de leurs soins, et tâchaient de la distraire de ses souffrances. Près de la chaise longue, un vieillard et un enfant feuilletaient ensemble un volume de gravures ; ni l’un ni l’autre n’avaient la conscience du malheur qui était près d’arriver. Sébastien Godefroi était tombé depuis quelque temps dans un affaiblissement moral qui le mettait au niveau de l’intelligence enfantine de son petit-fils. Après une vie active et surabondamment remplie, il végétait doucement pendant ses derniers jours, sans s’apercevoir du coup qui allait le frapper à la fin de sa longue et heureuse carrière.

En voyant entrer Estève, Mme Godefroi, enfoncée dans ses oreillers de satin, releva lentement la tête, et dit d’une voix faible :

— C’est vous, mon cher enfant ? Approchez, je n’ai plus la force d’aller au-devant de vous.

Il vint près de la chaise longue, et, se penchant vers la malade, il serra contre son visage et contre ses lèvres la main qu’elle lui tendait. Alors la lampe, l’éclairant en face, montra ses traits dévastés, ses yeux éteints et la pâleur de son front.

— Oh ! mon enfant, est-ce bien toi ? s’écria Mme Godefroi avec un accent indicible de douleur et d’épouvante.

Puis, faisant signe aux deux jeunes femmes de s’éloigner, elle serra plus étroitement la main d’Estève et l’attira encore plus près d’elle.

— Mon fils, dit-elle à voix basse et avec cet accent bref particulier aux esprits sagaces et résolus dans les circonstances suprêmes de la vie ; mon fils, le couvent est, dit-on, pour ceux qui l’habitent, le paradis ou l’enfer en ce monde. Qu’a-t-il été pour vous ? dites, répondez-moi sans scrupule et sans crainte.

— L’enfer ! répondit Estève.

— Ah ! je l’avais prévu ! s’écria douloureusement Mme Godefroi.

Un silence suivit ces paroles. La malade, épuisée, avait laissé retomber sa tête sur les coussins et semblait réfléchir. Elle entrevoyait la possibilité d’un changement dans l’existence d’Estève, et calculait les chances qu’il y avait pour lui dans l’avenir. Dès ce moment, elle résolut de mettre à sa disposition les moyens de sortir un jour du couvent, si le dégoût de la vie monastique l’emportait sur les scrupules de sa conscience et sur toutes les considérations humaines.

— Mon cher enfant, lui dit-elle, il faut que nous ayons ensemble un long entretien. Cette nuit, vous veillerez près de moi, et je vous parlerai.

— Hélas ! pourquoi cette nuit, lorsque vous avez tant besoin de repos ? répondit Estève. Pourquoi, lorsque vous êtes si souffrante, renoncer à vos heures de sommeil ? Non, non ; je resterai près de vous, mais vous ne veillerez pas pour me parler.

— Mon enfant, il y a trois mois que je n’ai dormi, répondit Mme Godefroi avec un sourire triste ; ces heures que je veux employer à vous entretenir, je les passe ordinairement dans une cruelle insomnie. À cette nuit donc ; nous serons seuls, il le faut pour ce que j’ai à vous dire.

Les deux jeunes femmes se rapprochèrent, et la conversation devint générale. Les fils de Mme Godefroi étaient absens, et ne devaient revenir à Paris que dans quelques jours, mais leur jeune famille était restée autour de la pauvre malade. Les brus, les petits-enfans, égayaient cet intérieur, dont sans eux la magnificence eût été bien triste pour les deux vieillards.

Un peu après l’arrivée d’Estève, trois ou quatre marmots, élevés à la Jean-Jacques, firent irruption dans la chambre de leur aïeule. C’étaient de beaux enfans blancs et roses vêtus presque aussi légèrement que des amours. Un simple fourreau de bazin couvrait leurs formes potelées, et leurs cheveux blonds flottaient en grosses boucles naturelles autour de leurs visages épanouis. L’extrême simplicité de cette tenue contrastait avec la toilette bizarre et embarrassante des jeunes mères, qui, selon la mode du temps, avaient les cheveux poudrés et relevés en hérisson, et portaient des robes ouvertes et traînantes sur des jupes à falbalas. Vers l’heure du souper, quelques étrangers arrivèrent : c’étaient les débris de la société de beaux esprits que Mme Godefroi avait long-temps réunie dans ses salons. Les années précédentes avaient vu mourir les membres les plus illustres de ce cénacle, et quelques disciples des encyclopédistes restaient seuls de l’audacieuse phalange dont la vieille dame avait suivi l’étendard proscrit et victorieux.

Estève, assis à l’écart et réfugié pour ainsi dire derrière la chaise longue de Mme Godefroi, écoutait avec une surprise et un intérêt indicible la conversation tour à tour frivole et profonde de ces gens accoutumés à traiter sous une forme légère les plus graves questions. Au premier moment, sa présence avait jeté parmi eux une sorte de contrainte ; c’était une chose inouie que l’apparition d’une robe de moine chez Mme Godefroi, et les plus zélés furent près de s’en scandaliser ; mais la physionomie timide et mélancolique d’Estève les désarma. On se mit à discourir gaiement et librement sur toutes choses. Le vieux Godefroi, à moitié assoupi au coin de la cheminée, avait l’air de lire la gazette ; les jeunes femmes faisaient de la parfilure, assises devant un guéridon, et les enfans jouaient autour d’elles sur le tapis. Ce tableau d’intérieur, cette scène tranquille qui environnait une femme mourante de douces et sereines distractions, touchèrent vivement Estève. Il songea à une autre personne bien chère dont les derniers jours s’écoulaient dans la douleur et l’isolement. — Hélas ! pensa-t-il le cœur navré, ma mère sera seule à ses derniers momens !

À onze heures, Mme Godefroi congédia tout le monde. On passa dans la salle à manger ; mais Estève soupa seul dans l’appartement qu’on lui avait préparé. Les agitations de cette soirée l’avaient brisé ; toutes ses sensations étaient émoussées par la surexcitation qu’il venait d’éprouver. Il était comme ces plantes qui ont grandi dans les lieux sombres, et qu’un rayon de soleil, le moindre souffle de vent, brûle et flétrit. Vers minuit, Mme Godefroi lui fit dire qu’elle l’attendait.

La vieille dame n’avait pas quitté sa chaise longue ; mais les rideaux étaient baissés et les portes fermées, comme si elle venait de se coucher. La lampe de nuit veillait au coin de la cheminée, et le chien favori dormait déjà aux pieds de sa maîtresse. Andrette et deux autres femmes qui passaient ordinairement la nuit près de Mme Godefroi se retirèrent dans une chambre voisine, et Estève resta seul avec la malade.

— Mon enfant, lui dit-elle avec un soupir, ma fin approche, et je ne m’en irais pas tranquille si je vous laissais ainsi. Il faut que votre sort change ; il changera si vous le voulez.

— Puis-je le vouloir ? mon Dieu ! s’écria Estève ; vous qui êtes pour moi une amie, une seconde mère, éclairez-moi, guidez-moi. Depuis quelque temps, je m’adresse à moi-même des questions que je ne puis résoudre, et presque malgré moi j’ai conçu un espoir. Vous savez l’affreux malheur qui a frappé notre famille. Mon frère est mort, et c’est un parent éloigné qui est appelé à porter le nom et à recueillir l’héritage de la maison de Blanquefort. Pourquoi ne songerait-on pas plutôt à me les rendre ? pourquoi ma famille ne s’adresserait-elle pas à la cour de Rome pour me faire relever de mes vœux ? Sous l’influence de cette pensée, j’avais résolu d’écrire à mon père lui-même…

— Non, non, interrompit Mme Godefroi effrayée, gardez-vous d’y songer. Le marquis n’a jamais eu pour vous les sentimens d’un père ; il n’aimait que son fils aîné.

— Je le sais, hélas ! répondit Estève ; mais, à présent que je suis son seul enfant, s’il me revoyait, il m’aimerait peut-être.

— Jamais, Estève ; renoncez à cette espérance, elle est vaine. J’ai songé à d’autres moyens, j’y ai songé il y a déjà long-temps. Elle lui raconta alors ses premiers projets, et l’intention qu’elle avait eue de lui donner une fortune avec laquelle il aurait vécu à l’étranger sans rien devoir à son père, en renonçant même au nom de Blanquefort pour prendre celui de sa mère. — Mais j’arrivai trop tard, continua-t-elle, vous veniez de prononcer vos vœux. Maintenant je veux mettre à votre disposition les mêmes moyens d’indépendance ; vous en userez selon les circonstances et votre volonté. Point de refus, point de remercimens, c’est un devoir que je remplis envers vous, envers le malheureux enfant de ma pauvre Cécile.

À ces mots, elle remit une clé à Estève, et le pria d’ouvrir un cabinet de Boule qui était derrière son lit. Au fond d’un tiroir fermé à secret, dans un coffret de bois des îles, il y avait quatre-vingt mille livres en or, et des bijoux d’une valeur à peu près égale à celle de la somme en espèces monnayées.

— Ceci est à vous, mon neveu, dit Mme Godefroi ; c’est votre part de mon héritage ; je puis vous la donner sans faire tort à mes enfans, et vous devez l’accepter sans scrupule.

Estève accepta ce don comme il était offert, avec la simplicité, la noblesse d’une bonne intention, et, serrant la main généreuse qui venait de le lui faire, il dit avec émotion :

— Ma chère tante, ma seconde mère, je ne sais pas si j’aurai jamais la force, la volonté, d’user des moyens que vous mettez à ma disposition, si j’oserai tenter de reprendre ma liberté ; mais la fortune que vous me donnez servira au soulagement d’autres malheureux, si elle m’est inutile ; je l’emploierai à faire du bien aux pauvres.

Mme Godefroi fit un signe d’approbation, et dit avec un faible sourire : — À présent, mon ami, puisque nous y avons pourvu, ne parlons plus de toutes ces choses, détournons notre esprit des pensés affligeantes, des images tristes. J’ai besoin d’être distraite par des idées riantes, d’être soutenue par la sérénité d’ame, la gaieté de ceux qui m’entourent : c’est une faiblesse qu’il faut passer à une vieille femme qui se meurt. Cette nuit, mon enfant, vous remplacez Andrette ; prenez un livre sur ce guéridon, et faites-moi une lecture.

Ce fut le roman d’Estelle, alors dans sa nouveauté, qu’Estève ouvrit au hasard. À ces mots qui commencent la célèbre pastorale de Florian : « Je veux célébrer ma patrie ; je veux peindre ces beaux climats où la verte olive, la mûre vermeille, la grappe dorée, croissent sous un ciel d’azur, où, sur de riantes collines parsemées de violettes et d’asphodèles, bondissent de nombreux troupeaux… » Estève et Mme Godefroi se regardèrent frappés du même souvenir. Les larmes vinrent aux yeux de la vieille femme.

— Laissez ce livre, mon enfant, dit-elle avec mélancolie ; parlons des lieux où a commencé notre vie et que nous ne reverrons ni l’un ni l’autre ; parlons du passé. — Alors elle prit plaisir à rappeler plusieurs circonstances de ses premières années, et les peines d’enfant, les joies innocentes qu’elle partageait avec sa sœur. — Hélas ! continua-t-elle, qu’il y a loin de ces beaux jours de ma jeunesse au terme où je suis arrivée ! — Quelle différence entre cette jeune fille qui courait joyeusement dans le jardin de la Tuzelle et la vieille femme couchée sur ce lit de douleur, d’où elle ne se relèvera plus !… Pourtant, c’est toujours la même ame dans le même corps ! — Oh ! déplorable transformation que la science humaine ne saurait arrêter ! Mystère terrible que les plus grands esprits ne peuvent comprendre !

Elle s’arrêta comme épouvantée de ses propres réflexions, et, faisant un effort pour repousser les terreurs involontaires qui la gagnaient, elle reprit avec un sourire fin et sérieux :

— Mon ami, la philosophie, qui nous éclaire pendant la vie, ne nous est bonne à rien au moment de la mort. Le plus sage serait de garder les croyances reçues, comme les anciens titres de famille, que l’on ne prend jamais la peine d’examiner, mais que l’on conserve dans ses archives pour s’en servir au besoin.

— Ainsi, dit Estève, frappé de ses paroles, ainsi, vous dont l’ame est si ferme, vous dont la vie a été sans reproche, vous qui n’éprouvez pas les craintes, les repentirs d’une conscience tourmentée, vous regrettez aujourd’hui les consolations de la religion ?

— Oui, mon cher enfant, répondit avec sincérité la vieille femme philosophe, mais ces consolations ne sont plus possibles pour moi ; la foi est à jamais éteinte dans mon ame. Ne pouvant mourir avec joie comme une chrétienne, je tâche de mourir avec courage et résignation comme un esprit fort. Au lieu de me coucher sur la cendre et de revêtir le cilice, je m’entoure de toutes les jouissances qui embellirent ma vie, je réunis près de moi tous les objets de mon affection ; mes derniers regards s’arrêteront sur ces jeunes femmes, sur ces enfans dont les têtes d’anges me souriront jusqu’au moment fatal. Mes fils, mes fils bien-aimés me manquent seuls.

— Bientôt vous aurez la consolation de les revoir, dit Estève. Mme Godefroi secoua la tête : — Non, dit-elle, c’est moi qui les ai éloignés. Ils sont ce que j’ai le plus aimé, ce que j’aime encore le plus sur la terre, et leur tendresse pour moi est égale à l’amour que j’ai pour eux. Nous aurions manqué de courage en nous quittant, et j’aurais trop redouté la mort en voyant leur douleur.

Cette fermeté sans ostentation inspirait à Estève une admiration mêlée de tristesse et d’étonnement. Les yeux fixés sur ce visage encore animé d’une si vivante expression, et dont les nobles traits étaient en ce moment comme éclairés par une flamme intérieure, il ne pouvait croire que Mme Godefroi fût près de sa fin, et il concevait une sorte d’espoir.

Le reste de la nuit s’écoula paisiblement, et au point du jour Mme Godefroi renvoya Estève en lui disant : — Merci, mon ami ; grace à vous, mon insomnie n’a pas été si douloureuse, et je me sens aussi bien que si j’avais dormi.

Le pauvre religieux regagna son appartement dans un état singulier de trouble et d’exaltation. Il déposa au chevet du lit le coffret que lui avait remis Mme Godefroi, et, appuyant son front dans ses mains, il tâcha de recueillir les idées qui flottaient vagues et confuses dans son cerveau. Mais il était sous l’influence d’une excitation trop vive pour que la volonté pût dominer ses impressions. Ce monde qu’il venait d’entrevoir pour la première fois, les paroles de Mme Godefroi, le tableau de sa jeune famille, le luxe splendide qui l’environnait, enfin tout ce qu’il avait vu et entendu depuis la veille le frappait d’étonnement et le jetait dans d’étranges agitations. Il comprit mieux alors les privations, les renoncemens de la vie monastique, et toute la rigueur de ses engagemens. La fatigue apaisa enfin cette fièvre, et il s’endormit sous ses rideaux de soie, en face d’un groupe de bergères qui dansaient en rond dans un paysage de Watteau.

Estève devait être de retour à Châalis le lendemain matin, à l’heure de la messe conventuelle. Après avoir passé la journée près de Mme Godefroi, il avait soupé dans son appartement, comme la veille, et il se disposait à redescendre le soir, pour faire ses adieux à la vieille dame, lorsqu’elle lui envoya Andrette.

— Je viens de la part de madame remettre ceci à votre révérence, dit la suivante en présentant à Estève un paquet cacheté.

Il l’ouvrit avec émotion, et trouva un petit portefeuille de laque sur la première page duquel Mme Godefroi avait écrit au crayon :

« Adieu, mon enfant, l’enfant de ma bien-aimée Cécile ! Ayez le courage de vivre enfin ; que de vains scrupules ne vous arrêtent pas. Dieu est bon, et il veut que ses créatures soient heureuses ici-bas. »

— Hélas ! je ne la verrai donc plus, dit Estève en serrant le portefeuille contre son cœur ; elle ne veut pas recevoir mes adieux ?

— Elle a redouté l’émotion d’un pareil moment, dit tristement Andrette ; elle sent bien que cet adieu est le dernier.

— J’ai un meilleur espoir, reprit Estève ; non, il n’est pas possible qu’elle soit si près de sa fin. Elle est encore pleine de force ; toute la nuit elle m’a parlé avec la même grace, la même fermeté d’esprit qu’autrefois.

— Plût à Dieu qu’elle pût guérir ! dit Andrette en soupirant, mais les médecins l’ont condamnée ; ils disent que d’un moment à l’autre elle peut s’éteindre en nous parlant. Elle est au dernier degré d’un mal de poitrine. Ah ! s’il y avait un remède à ce mal, fallût-il l’aller chercher à cent lieues d’ici en marchant à genoux, j’irais !

Le lendemain, Estève était de retour au monastère. À l’issue de la messe conventuelle, il se trouva sur le passage du prieur, qui l’arrêta d’un geste amical. Le père Anselme avait compté que le zèle religieux du jeune profès se manifesterait dans la visite qu’il lui avait permis de rendre à cette vieille femme incrédule qui l’appelait près de son lit de mort.

— Eh bien ! mon cher fils, lui dit-il, quel a été le fruit de votre voyage ? Êtes-vous content de ce que vous avez fait et des dispositions où vous avez laissé votre parente ?

— Oui, mon révérend père, répondit simplement Estève. Je l’ai trouvée l’ame pleine de bonnes intentions et résignée à la volonté de Dieu.

Le soir, lorsque tous les religieux se furent retirés dans leurs cellules, Estève entendit dans le dortoir le pas bien connu du père Timothée, et son chien Niger qui grattait doucement à la porte.

— Qu’avez-vous rapporté de votre voyage à Paris, mon cher fils ? dit le vieux moine en souriant et en tournant les yeux vers un objet placé sur la table et soigneusement enveloppé ; encore quelque livre défendu ?

Estève prit le coffret et l’ouvrit en silence.

— De l’or ! s’écria le père Timothée, de l’or ! des diamans ! Mais c’est une fortune qu’il y a là-dedans !

Alors Estève lui raconta ce qui s’était passé, et lui montra le portefeuille où Mme Godefroi avait écrit sa recommandation dernière.

— Si je croyais à une providence divine, je verrais sa main en tout ceci, dit le vieux moine. Qu’allez-vous faire maintenant que ces moyens de salut sont entre vos mains ? Quels projets avez-vous, mon cher fils ?

— Aucun, répondit Estève avec une tristesse calme ; une force encore plus puissante que les obstacles matériels me retient ici. Peu m’importent le scandale que ma fuite causerait dans la communauté et les anathèmes que fulminerait contre moi le prieur ; mais je frémis à la seule pensée du désespoir de ma mère, si elle apprenait que j’ai violé mes vœux. Ma mère, si pieuse ; ma mère, qui m’a voué à Dieu, hélas ! ne se consolerait jamais de mon apostasie ; elle mourrait dans les regrets, dans la terreur des châtimens que la justice divine réserve aux impies. Ah ! plutôt mourir mille fois que de remplir ses derniers jours de telles angoisses ! Oui, j’aime mieux mourir, mourir ici !

Le père Timothée serra silencieusement la main d’Estève ; sa propre conscience, sa conscience d’athée, comprenait ces scrupules et approuvait cette résolution.

— Mon cher fils, maintenant il faudrait cacher au plus tôt ceci, dit-il en montrant le coffret ; vous savez à quelle punition s’expose le religieux qui viole le vœu de pauvreté en gardant secrètement de l’argent ? Jusqu’ici vous n’avez été l’objet d’aucune surveillance, mais on peut se méfier enfin. Le prieur a une double clé de toutes les cellules ; s’il avait l’idée de visiter celle-ci en votre absence, et qu’il y trouvât ce trésor au lieu de la petite somme que la règle vous permet de posséder, vous seriez puni d’abord par la confiscation, ensuite par tel châtiment qu’il plairait à sa paternité de vous infliger.

— Mais où déposer ce coffret ? À qui le confier, mon père ?

Le père Timothée réfléchit, hésita un moment, puis il répondit :

— La terre qui couvre les morts est le plus discret et le plus fidèle dépositaire de ce qu’on veut cacher aux vivans ; allons enfouir ce coffret dans un coin du vieux cimetière, et soyez assuré que personne ne l’y découvrira.

En dehors des bâtimens claustraux et non loin de l’église, il y avait un édifice connu sous le nom de Chapelle du Roi. Ce monument, qui existe encore aujourd’hui, et dont l’architecture semble appartenir à la seconde moitié du XIIIe siècle, était entouré alors d’un jardin inculte qu’on appelait le vieux cimetière. À une époque déjà très éloignée, ce lieu avait servi de sépulture aux bénédictins de Châalis, et l’on apercevait encore çà et là, sous l’herbe humide et grasse, des pierres tumulaires couvertes d’inscriptions effacées. Une fraîche végétation ombrageait ces tombeaux, et des massifs de lilas et de rosiers de Gueldres environnaient la Chapelle du Roi. Les moines ne fréquentaient guère cet endroit écarté ; ils préféraient se promener dans le préau du grand cloître ou bien dans leur vaste jardin ; mais Estève y venait quelquefois chercher un moment de solitude et de liberté. Cette nuit-là, bien que l’obscurité fût profonde, il n’eut pas de peine à reconnaître le terrain, et, s’arrêtant devant la Chapelle du Roi, il dit au père Timothée :

— Ici, contre le mur, j’ai remarqué une pierre sans épitaphe ; certainement elle couvre une tombe vide. Il serait aisé de la soulever.

— Essayons, répondit tranquillement le vieux moine.

La pierre n’était pas scellée, elle céda au premier effort. Le cœur d’Estève battait violemment, il n’osait explorer cette tombe ouverte ; mais le père Timothée y plongea une main hardie, et dit d’un ton calme :

— Rien, il n’y a rien… Donnez-moi le coffret… À présent, le legs que vous avez reçu est en sûreté.

Ils replacèrent la pierre ; puis, fatigués et le front baigné de sueur, ils s’assirent un moment pour reprendre haleine. Les lilas en fleur répandaient une senteur amère ; on entendait au loin le cri des bêtes fauves qui vaguaient dans les profondeurs de la forêt de Perthe, mille bruits doux et confus s’élevaient dans l’ombre, comme si le choc d’atomes invisibles eût troublé le silence des airs. Une chaleur humide baignait la végétation naissante, et la nature entière semblait frissonner sous le premier souffle du printemps. Estève contemplait les splendeurs de cette nuit sereine avec un sentiment inexprimable de mélancolie et de souffrance. Les magnificences de la vie universelle lui faisaient sentir plus vivement la misère et le néant de sa propre existence.

— Mon Dieu ! murmura-t-il en élevant vers le ciel son regard animé d’une douleur ardente ; mon Dieu ! puisque je ne peux vivre par toutes les facultés que vous m’avez données, faites que j’achève de mourir !

— Rentrons, mon fils, dit vivement le vieux moine ; Niger paraît inquiet, il gronde sourdement. Quelqu’un vient par ici peut-être.

— Parlez plus bas, mon père, interrompit Estève ; j’aperçois là-bas comme une clarté.

En ce moment, le chien se serra contre les genoux du père Timothée, et hurla faiblement.

— Silence ! silence, Niger ! dit le moine.

L’animal intelligent se tut et demeura immobile, l’œil fixe et le poil hérissé, à côté de son maître.

— Niger a peur, murmura le père Timothée à l’oreille d’Estève ; il se passe quelque chose d’étrange.

— Regardez ! dit Estève en frissonnant.

Une faible clarté paraissait entre les arbres, et montrait un groupe arrêté près de la porte du vieux cimetière. C’étaient trois frères convers qui arrivaient ; l’un tenait une pioche et une lanterne, les deux autres portaient un brancard.

— Miséricorde ! murmura Estève, un mort !

La fosse était déjà creusée ; les frères y déposèrent le cadavre roulé dans un linceul, puis ils se hâtèrent de la combler sans faire aucune prière, comme s’ils eussent donné la sépulture à un païen ou à un chien. Les deux religieux, cachés entre les arbres, assistèrent en silence à cette lugubre cérémonie. Lorsque les frères convers se furent retirés, le père Timothée prit le bras d’Estève et lui dit avec tranquillité :

— Ce qui vient de se passer est un fait fort simple. Le malheureux qu’on vient d’enterrer secrètement était un fou ou un prisonnier enfermé dans le troisième cloître.

— Rentrons, mon père, rentrons, s’écria Estève avec un tressaillement d’horreur ; je ne puis supporter ces funèbres images… ma raison et ma force m’abandonnent… je deviens lâche, un funeste pressentiment m’épouvante ; j’ai peur de mourir aussi prisonnier ou insensé.

Le père Timothée passa le reste de la nuit près du jeune religieux. Les paroles que lui inspiraient tour à tour sa tendresse d’ame et sa froide raison finirent par être entendues. L’imagination d’Estève se calma, les fantômes qui l’obsédaient s’évanouirent, mais il demeura plongé dans un abattement profond. Comme le père Timothée l’exhortait à subir sans révolte la loi suprême de la nécessité, il lui répondit avec l’accent d’une ame découragée : — Hélas ! mon père, je comprends cette nécessité fatale qui gouverne ma vie, et pourtant je veux en vain m’y soumettre. Que peut la volonté de l’homme contre ces mouvemens intérieurs qui le troublent et le subjuguent ? Je succombe à de funestes impressions. Cette cellule, que je trouvais autrefois si riante, me paraît aujourd’hui une prison obscure et glacée. Il n’y a plus pour moi de travail ou de distractions possibles ; je porte dans tous les actes de ma vie un invincible ennui ; je m’éteins dans le dégoût et la lassitude de moi-même.

Quelques jours plus tard, Estève reçut la triste nouvelle à laquelle il s’attendait depuis son retour de Paris. Le prieur, supposant que Mme Godefroi avait fait une fin chrétienne, ordonna des prières pour le repos de son ame.

VI.

Une année entière s’écoula. La santé d’Estève était gravement altérée, mais cet état de langueur et de maladie lui procura une sorte de soulagement moral. À mesure que ses souffrances devenaient plus vives, les inquiétudes de son esprit s’apaisaient : un triste espoir le soutenait, et rendait à son ame le calme et la sérénité.

Une fois le père Timothée, qui ne pénétrait point la cause de ce changement, lui dit avec satisfaction :

— Mon cher fils, ce que j’avais espéré arrive ; vous vous êtes résigné enfin.

— Oui, mon père, résigné à mourir, répondit Estève avec un faible sourire.

Un matin, au sortir de la messe, à laquelle il assistait chaque jour malgré son état de faiblesse et de maladie, Estève rencontra le prieur, qui s’était arrêté pour l’attendre à la porte du grand cloître. Cette marque d’attention et d’intérêt, la physionomie froidement affligée du père Anselme, lui causèrent un sentiment d’inquiétude ; il pressentit quelque nouveau malheur.

— Mon cher fils, lui dit le prieur, quelqu’un vous attend dans votre cellule pour vous apprendre un triste événement. Allez, et souffrez d’un cœur soumis l’affliction que la volonté de Dieu vous envoie.

Estève franchit éperdu l’escalier du dortoir, et il jeta un cri sourd en reconnaissant celui qui l’attendait à la porte de sa cellule : c’était l’abbé Girou. La seule présence du vieux prêtre lui apprenait le malheur qui l’avait frappé.

— Ma mère ! s’écria-t-il d’une voix étouffée.

— Dieu l’a délivrée, mon enfant, répondit le vieillard en levant les yeux au ciel.

Dans le premier moment d’une telle douleur, la présence de l’abbé Girou fut pour Estève une grande consolation ; mais bientôt il dut apporter dans ces relations une réserve qui les rendait pénibles pour lui. Par un sentiment d’affection généreuse, de délicatesse prudente, il cacha à son vieil ami ses regrets, ses souffrances, toutes les peines qui le dévoraient. Il garda le silence parce qu’il lui semblait que ses plaintes seraient un reproche à la mémoire de sa mère, une accusation contre celui qui l’avait élevé dans l’unique but de faire de lui un bon religieux, et dont les intentions et les soins avaient été si vains. L’abbé Girou prit aisément le change sur la situation d’esprit de son élève. Il attribua la tristesse d’Estève au malheur récent qui l’avait frappé, et il pensa que son existence dans le cloître était sinon heureuse, du moins facile et paisible. Les discours du prieur confirmèrent l’abbé dans cette opinion. Le père Anselme lui peignit le jeune profès comme un élu, un prédestiné, l’exemple de toutes les vertus que doit avoir le parfait religieux.

— Monsieur l’abbé, lui dit-il un jour, j’ai fondé sur le père Estève de grandes espérances, et je demande tous les jours à Dieu de lui rendre la santé, pour que je puisse entreprendre bientôt tout ce que j’ai résolu de faire en sa faveur. Les hommes d’une grande naissance et d’un mérite éminent sont rares aujourd’hui dans notre ordre : monsieur l’abbé, votre élève peut me succéder un jour.

L’abbé Girou ne passa qu’une semaine à Châalis ; la protection d’un ancien ami lui avait fait obtenir la place d’aumônier dans une des prisons de Paris, et il alla prendre possession de son nouvel emploi. Avant son départ, Estève, auquel il n’avait pas une seule fois parlé du marquis de Blanquefort, lui dit non sans hésitation et d’une voix troublée :

— Monsieur l’abbé, à présent que ma pauvre mère et ma tante sont mortes, il semble que je n’ai plus de famille au monde… Pourtant mon père existe encore. Je ne demande rien, je n’attends rien de lui, pas même une marque de souvenir ; mais dites-moi s’il vit heureux.

— Dieu l’a cruellement frappé dans l’objet unique de son affection, répondit le vieux prêtre en soupirant ; il ne s’est pas consolé de la mort de son fils aîné.

Quelque temps après le départ de l’abbé Girou, le père Timothée emmena un soir Estève dans l’enclos funèbre qui environnait la Chapelle du Roi. On était à la fin d’avril. Comme une année auparavant, les lilas fleurissaient autour des pierres tumulaires, et les tièdes haleines, les parfums répandus dans les airs, annonçaient le printemps.

— Mon fils, dit le vieux moine en arrêtant sur Estève son regard froid et mélancolique, il y a un an, vous avez sacrifié à des considérations de respect et de tendresse filiale l’espoir de votre liberté ; aujourd’hui aucun motif ne vous arrête plus, il faut partir.

— Oui, mon père, répondit Estève avec une tranquillité qui prouvait que sa résolution n’était pas spontanée, oui, j’y suis déterminé, et, si vous le voulez, nous partirons ensemble.

Le père Timothée songea un moment à cette proposition, qu’il était loin de prévoir ; puis, tendant la main à Estève avec un geste négatif, il répondit : — Non, mon cher fils ; le peu de temps qui me reste à vivre ne vaut pas la peine que je sorte d’ici. D’ailleurs, ma présence augmenterait le danger de votre entreprise. Assez de mauvaises chances vous menacent, n’y ajoutons pas celles que vous susciterait la compagnie d’un pauvre vieillard. Je vous connais ; vous ne m’abandonneriez pas dans un moment de danger, et nous péririons ensemble. Mon enfant, vous partirez seul.

Estève connaissait assez le père Timothée pour savoir que cette réponse était son dernier mot, et il n’essaya pas de changer une détermination qu’il avait si fermement exprimée. Seulement il lui dit :

— Mon père, si quelque jour je suis libre et en sûreté hors de France, auriez-vous quelque scrupule de me venir trouver ?

— Non, mon fils, répondit le vieux moine, séduit malgré lui par cette vague espérance.

— Au moment de prendre un parti si violent, si décisif, continua Estève, je n’éprouve aucune crainte, aucune hésitation, mais je m’inquiète des obstacles matériels.

— J’y ai songé, et je crois avoir tout prévu. Les premières difficultés ne sont rien. Vous vous procurerez aisément un habit séculier ; il n’y aura qu’à aller chercher dans le vestiaire un de ceux que les novices ont laissés en prenant la robe de laine et le scapulaire : le vôtre même doit y être encore, et, qui sait ? le mien peut-être, l’habit de velours et l’épée que j’avais au côté en entrant ici vers la fin de l’année 1745. Toutes ces dépouilles gisent au fond des armoires sous la garde du frère Prosper, qui n’y touche jamais. Je me charge de choisir là un habillement complet que je porterai pièce à pièce hors du couvent ; — oui, hors du couvent, car vous sortirez d’ici en plein jour, avec votre robe blanche et votre manteau noir. Mais à la promenade, lorsque les religieux seront dispersés comme de coutume à l’entrée de la forêt, vous gagnerez la route qu’on appelle le Pavé Davesne, et vous irez jusqu’à cette maisonnette ruinée qu’on voit à gauche, au milieu d’un taillis. Là, sous les décombres, vous trouverez vos habits. La nuit venue, vous partirez sans autre bagage que le coffret qui est ici, sous cette pierre, et vous prendrez à pied le chemin de Senlis. Ensuite tout dépendra du hasard et de l’occasion ; vous monterez dans la première voiture publique qui passera, et vous vous laisserez conduire, n’importe où, pourvu que vous vous éloigniez de Châalis. Cependant je suis d’avis qu’après avoir fait une vingtaine de lieues vous n’alliez pas plus loin. L’ordre de vous arrêter serait arrivé plus tôt que vous aux frontières, car on supposera nécessairement que vous cherchez à gagner les pays protestans, et que vous allez vous réfugier en Allemagne ou en Hollande. D’ailleurs il vous faut un passeport, des papiers qu’on ne se procure pas aisément. Vous resterez donc aux environs de Paris jusqu’à ce que les premières poursuites se ralentissent. Ici, l’on ne soupçonnera pas d’abord que vous avez fui ; l’idée de quelque accident funeste sera la première qui se présentera ; on explorera la forêt, on mettra à sec les étangs du monastère, on sondera les puits, et ce n’est que lorsqu’on aura la certitude de votre entière disparition qu’on verra la vérité. Cela vous donnera au moins deux jours de sécurité : vous les emploierez à chercher un asile où vous puissiez passer quatre ou cinq mois à attendre que les poursuites dirigées contre vous soient moins actives ; mais il faudra repartir ensuite, car, si la police cesse de s’occuper de vous, l’autorité ecclésiastique ne vous oubliera pas ; une circulaire aura donné avis de votre fuite et envoyé votre signalement à toutes les maisons de l’Ordre, et, dans toute l’étendue des pays catholiques, il n’y a point d’endroit où vous puissiez demeurer en sûreté.

— Mon père, ce n’est pas cet exil qui m’épouvante, hélas ! un religieux n’a point de patrie ; mais comment ferai-je pour me procurer les moyens de sortir du royaume ? Que deviendrai-je dans ce monde où je vais me trouver entièrement isolé, sans position que je puisse avouer, sans nom ?

— J’ai réfléchi là-dessus aussi, mon cher fils ; et peut-être, moi pauvre religieux, oublié, mort au monde, puis-je encore vous y faire trouver une puissante protection. La plupart de ceux que j’ai laissés dans la vie du siècle n’existent plus, ceux de mes amis, de mes compagnons de plaisirs qui vivent encore, m’ont oublié ; mais il y a une femme à laquelle mon nom seul doit rappeler un souvenir. C’est une grande dame, une dame de la cour ; elle était âgée de vingt ans à peine quand je vins ensevelir ici la folle passion que j’avais pour elle. Aujourd’hui ce doit être une vénérable douairière, tout-à-fait revenue des jolis péchés de sa jeunesse, dévote peut-être ; je vous donnerai une lettre pour elle, je vous recommanderai comme un jeune homme, mon parent, qui, pour la première fois, quitte la province, et pour lequel je sollicite sa bienveillance. Quand vous aurez accès dans sa maison, personne ne vous prendra pour un aventurier, et vous obtiendrez aisément, avec un mot de sa main, les passeports nécessaires pour votre voyage. Voilà le plan qui me paraît le plus simple, le plus facile à exécuter.

— Et où trouverai-je cette dame, mon père ? demanda Estève.

— À Versailles. Cependant il est arrivé tant de changemens depuis l’époque où je l’y ai vue pour la dernière fois, qu’il se pourrait qu’elle n’eût plus les mêmes charges à la cour. N’importe, vous saurez facilement quel est l’endroit qu’elle habite, vous la trouverez dans son hôtel, à Paris, ou bien dans sa terre de Froidefont, aux environs de Meaux. Ces grandes familles n’aliènent pas leurs propriétés comme les gens parvenus et séjournent constamment aux mêmes lieux.

— Mais sous quel nom me présenterai-je ? Je ne puis, sans imprudence, reprendre celui de mon père, observa Estève.

— Sans doute ; vous prendrez le nom de votre mère, c’est celui d’une ancienne famille, et il s’éteint en votre personne, m’avez-vous dit.

— Eh bien ! mon père, je suis prêt et résolu, s’écria Estève en se levant ; à l’œuvre ! Dans trois jours il faut que je sois hors d’ici.

VII.

Trois jours plus tard, en effet, vers la tombée de la nuit, deux hommes étaient arrêtés au bout du chemin solitaire qui traverse la forêt d’Ermenonville, et qu’on appelle le Pavé Davesne ; c’étaient le père Timothée et Estève. Ce dernier s’était déjà débarrassé de sa robe de bénédictin pour revêtir l’habit à larges basques et le chapeau rond à boucle. Un manteau de drap d’une coupe ancienne cachait sa taille ; il portait sous son bras le lourd coffret qui contenait sa fortune.

— Mon fils, dit à voix basse le vieux moine, l’instant décisif est venu ; partez. Du sang-froid, point de précipitation. Gagnez Senlis, et attendez hors de la ville le passage de la première voiture. Si vous le pouvez, prenez celle de Meaux ; vous aurez ainsi une chance pour remettre plus tôt cette lettre à son adresse. Adieu, mon fils, adieu !

Estève serra silencieusement la main du père Timothée, jeta un dernier regard autour de lui, et s’éloigna rapidement. Le chemin qu’il suivait était peu fréquenté, surtout à cette heure de la journée ; il ne rencontra que quelques paysans, qui ne prirent pas garde à lui. Pourtant la nuit s’avançait, et, quand il arriva aux portes de Senlis, toutes les maisons étaient fermées, et aucune voiture ne passait sur la route déserte. La prudence l’empêcha de frapper à l’une des hôtelleries du faubourg, et il se décida à passer la nuit sur un banc, au milieu des allées d’ormes qui bordent le rempart. Jusqu’alors il avait agi par une impulsion presque machinale ; il était allé en avant, sans regarder devant ni derrière lui, et comme emporté par une force intérieure ; mais quand il se fut arrêté, quand il se vit seul et tranquille pour plusieurs heures au milieu du repos et du silence de la nuit, il se prit à réfléchir et à penser avec une sorte d’étonnement à l’acte qu’il venait d’accomplir. Une joie indicible, un courage immense, remplissaient son cœur ; il se sentait renaître, et, les yeux tournés vers le vaste horizon dont les lignes confuses se dessinaient sur un ciel orageux, il murmurait avec une sourde ivresse : — Je suis libre ! libre enfin ! — Ce fut ainsi qu’il passa toute cette nuit.

Un hasard heureux lui ôta le souci de chercher comment il s’en irait de là le lendemain : au point du jour, une lourde voiture sortit de la ville ; c’était la patache qui, deux fois la semaine, transportait les voyageurs de Paris à Meaux. Estève se présenta et prit place sans difficulté. On ne s’étonna point que, pour un voyage si court, il n’eût d’autre bagage que le coffret qu’il avait placé sur ses genoux, et personne ne conçut à son égard le moindre soupçon. Le même jour, vers le soir, il était à Meaux, installé dans l’auberge de la Croix d’Or, où étaient descendus avec lui deux ou trois de ses compagnons de route. Son premier soin fut d’aller aux renseignemens ; il questionna, non sans émotion et sans anxiété, un des gens de l’auberge.

— Si je sais où est Froidefont ! s’écria le valet, j’irais les yeux fermés, d’autant plus qu’il n’y a qu’une petite lieue, et que le chemin est uni comme le parquet de cette salle.

— Et y a-t-il quelqu’un au château ? demanda encore Estève, dont le cœur battait plus vite en ce moment.

— Certainement, monsieur, c’est-à-dire je le crois, ayant vu passer dernièrement les équipages et tout le train de maison.

— Comment ? les maîtres du château de Froidefont voyagent donc avec beaucoup de monde à leur suite ?

— Deux ou trois voitures et puis les fourgons. Il y a toujours grande compagnie au château, et c’était encore bien autre chose du temps de feue Mme la marquise.

— Elle est donc morte ? s’écria Estève.

— Il y a long-temps déjà, répondit tranquillement le valet ; aujourd’hui il ne reste plus que Mme la marquise douairière et sa petite-fille Mme la comtesse de Champreux.

Estève respira : il était évident que l’aïeule d’une jeune femme ne pouvait guère avoir moins d’une soixantaine d’années, et que c’était cette belle marquise de Leuzière, jadis aimée par le comte de Baiville, qui vivait encore.

Mme la comtesse douairière de Champreux, — reprit le valet avec cette emphase des petites gens qui croient se faire honneur à eux-mêmes en parlant des grands, — une veuve de vingt ans, le plus beau parti de la cour, à ce qu’on dit ; je tiens cela des gens du château. Est-ce que monsieur connaît quelqu’un à Froidefont ?

— Je suis venu ici pour avoir l’honneur de faire une visite à Mme la marquise de Leuzière, répondit froidement Estève.

Ce seul mot valait une recommandation, Estève en fit l’expérience ; personne, à l’auberge de la Croix d’Or, ne fit sur son compte des investigations embarrassantes. Il expliqua aisément l’espèce de dénuement où il était par une négligence, un oubli, qui lui avaient fait perdre ses effets, et il se hâta de commander tout ce qui lui manquait, c’est-à-dire des habits convenables pour se présenter partout. La mode de l’époque favorisa cette complète métamorphose : tous les hommes alors, du moins les hommes d’un certain monde, portaient des perruques poudrées, et Estève, qui avait rasé sa couronne monacale, put cacher le sacrifice qu’il avait fait de sa chevelure en adoptant la coiffure des gens élégans. Tous ces soins le préoccupèrent une semaine ; puérils pour d’autres, ils étaient graves dans sa situation.

Enfin, par une belle journée de mai, il prit la route de Froidefont. Ceux au milieu desquels il vivait encore quelques jours auparavant eussent passé à côté de lui sans le reconnaître : il portait un habit de soie d’une couleur sombre, qui faisait paraître sa taille plus mince et plus élevée ; les cheveux poudrés qui entouraient son front donnaient plus d’éclat à son teint ; sa tournure était noble, et sous ce costume il ressemblait d’une manière frappante à quelqu’un qui avait rempli la vie de sa mère de douleur, de remords, et dont il n’avait jamais entendu prononcer le nom.

En approchant de Froidefont, Estève crut voir une demeure royale ; ses yeux, habitués aux beautés riantes et pittoresques du parc d’Ermenonville, étaient étonnés de l’étendue et de la symétrie de ces jardins créés à l’imitation de ceux de Versailles. Le château, que l’on apercevait à l’extrémité d’une longue avenue de tilleuls et de marronniers, avait l’aspect grandiose des monumens dont les lignes droites et prolongées se détachent sur des masses profondes de verdure. L’ensemble de ce paysage était sévère, imposant, triste même ; mais à mesure qu’on approchait, la vue se reposait sur des détails d’un goût charmant. La voiture s’arrêta à la grille ; Estève traversa la cour d’honneur et monta le perron avec un violent battement de cœur ; déjà un des gens du château était allé prévenir la marquise qu’un étranger sollicitait l’honneur de la voir. En attendant, Estève fut introduit dans un vaste salon, où il demeura seul. En ce moment, il était presque effrayé de sa démarche, et il s’inquiétait d’avance des questions de la marquise. L’espèce de mensonge qu’il allait faire répugnait à sa loyauté ; il hésitait, il se fût enfui volontiers, car il y avait dans son ame un grand courage, mais point d’audace. Il fut tiré bientôt de ces perplexités par un valet qui, à demi-voix et d’un ton respectueux, vint lui annoncer que la marquise l’attendait.

Plusieurs portes s’ouvrirent et se refermèrent successivement derrière lui. Son trouble était si grand, qu’il avançait machinalement et sans rien voir ; il ne vit rien jusqu’au moment où il se trouva en face d’une petite vieille femme assise au coin d’une bergère, et capricieusement occupée à tresser, avec des faveurs roses, les soies d’un bel épagneul couché sur ses genoux. Alors tout son sang-froid lui revint subitement ; il répondit au gracieux salut de la dame par une inclination profonde, et dit en lui présentant la lettre : — C’est sous les auspices d’une personne qui a eu l’honneur de vous connaître autrefois que j’ose me présenter chez vous, madame la marquise.

La vieille dame l’invita du geste à s’asseoir, et, tirant ses lunettes, elle parcourut la lettre : — Eh ! bon Dieu ! s’écria-t-elle en repoussant l’épagneul à moitié pomponné et en se levant avec une vivacité juvénile ; eh ! bon Dieu ! c’est ce pauvre comte qui m’écrit ; je le tenais pour mort ! Il y a si long-temps que je n’avais entendu parler de lui ! Vous êtes son parent, monsieur, vous l’avez vu dernièrement ? Comment se porte-t-il ? comment se trouve-t-il dans son couvent ?

— Parfaitement bien, madame, répondit Estève un peu étourdi de la question.

— C’est une triste vie pourtant que celle-là ! reprit la marquise avec un soupir ; il fallait avoir une bien mauvaise tête pour prendre un parti si violent. Ah ! je me suis souvenue bien des fois du jour où M. de Baiville vint m’annoncer sa résolution… Il disait que la grace de Dieu l’avait touché. Je le crus, mais je m’étais figuré que cela ne durerait pas ; autrement, j’aurais tenté de lui ôter cette idée, et j’en serais venue à bout… oui, monsieur, j’en serais venue à bout…

— Je n’en doute pas, madame, répondit Estève avec un léger sourire.

— Et vous êtes son parent, monsieur ? reprit la vieille dame en regardant Estève ; un petit neveu qu’il aime comme son enfant. Soyez le bien-venu chez moi, monsieur, et veuillez vous y considérer comme chez vous. J’entends que vous passiez quelques jours à Froidefont.

— Permettez-moi, madame, de refuser votre invitation, répondit-il avec embarras ; j’ai le projet d’entreprendre un long voyage, et il me faut faire des préparatifs. Pourtant j’aurai l’honneur de vous revoir encore.

— Prétextes que tout cela ! dit gaiement la marquise. Votre oncle m’écrit que vous n’aimez pas le monde, que vous êtes timide et sauvage à l’excès ; je conçois cela, puisque vous avez toujours demeuré au fond de votre province. Mais nous aussi nous vivons dans la solitude, dans une solitude absolue. Nous avons, les unes après les autres, quelques femmes de notre intimité, de notre famille, voilà tout.

— Ce petit nombre de personnes, qui est pour vous, madame la marquise, un cercle intime, serait pour moi un monde fort imposant.

— Eh bien ! soit ; mais je veux du moins que vous veniez me voir fort souvent. Aujourd’hui, d’abord, je vous garde. N’ayez pas peur ; nous n’avons absolument personne. Je veux que vous écriviez à M. de Baiville que vous avez passé une journée chez moi. Ce pauvre comte, je suis sûre que cela lui fera plaisir.

Estève ne résista pas à cette invitation. Indépendamment de la gratitude que lui inspirait un si bon accueil, il prenait beaucoup de plaisir à entendre la marquise. Il l’observait avec intérêt, et tâchait d’apercevoir sous ses rides les attraits qui avaient charmé jadis le comte de Baiville. Il se sentait d’ailleurs attiré par la grace, la dignité bienveillante, la coquetterie de cette vieille femme, qui le recevait avec un empressement si affable en mémoire de son ancien adorateur.

Ce plaisir d’observation avait quelque chose de si nouveau, qu’il s’y livrait avec les mêmes sensations qu’un voyageur qui aborderait des plages inconnues et se trouverait au milieu de gens dont la figure, les habitudes, les idées, seraient pour lui un continuel sujet de surprise et de curiosité. — La chambre de la marquise avait été arrangée à l’époque de son mariage, et tout l’ameublement était d’un goût qu’on appelait alors ancien, mais qui, de nos jours, serait tout-à-fait nouveau. C’était le pur style rococo, les chinoiseries, les dorures surchargées, tout ce qu’il y a de plus fleuri en fait d’ornemens. Les murs étaient couverts de peintures bizarres et charmantes ; des bergères en panier et à talons hauts y donnaient la main à des bergers non moins fantastiques, et des nichées d’amours s’y jouaient au milieu des plus galans trophées. — Un portrait peint par Boucher dominait entre toutes ces fantaisies, c’était celui d’une jeune femme représentée sous les traits de Pomone, avec des fruits et une serpette d’or à la main ; mais les cheveux crêpés et poudrés, les joues animées du plus frais vermillon qu’on pût puiser dans une boîte à rouge, et la mouche placée au coin de l’œil, contrastaient fort avec les attributs de la jeune divinité champêtre. L’ensemble de cette figure était pourtant d’une beauté gracieuse, mignarde, ravissante, qui frappa Estève ; il ne pouvait détourner ses regards de ce visage qu’il hésitait à reconnaître. La marquise s’aperçut de sa préoccupation et lui dit avec un soupir et un sourire : — C’est moi, monsieur.

En prononçant ces mots, elle jeta un coup d’œil involontaire sur la glace placée en face de la bergère, et qui réfléchissait sa petite figure ridée à côté du frais visage de Pomone. Apparemment ce rapprochement l’attrista, car elle détourna aussitôt les yeux et reprit en se levant : — Allons, monsieur, donnez-moi la main, et passons au salon, en attendant l’heure de faire un tour dans le parterre.

Elle posa le bout de ses doigts sur la manchette d’Estève, et l’emmena, à travers une enfilade de salles somptueusement meublées, jusqu’à celle qu’on appelait le salon d’été.

C’était une pièce décorée avec des peintures qui représentaient les travaux champêtres, exécutés par des personnages mythologiques, et dont les portes-fenêtres s’ouvraient sur le grand parterre. Une jeune femme brodait, assise dans l’embrasure d’une de ces portes. Elle avait interrompu son travail, et, le coude appuyé sur le métier à tapisserie, la tête doucement inclinée sur sa main blanche, mignonne et merveilleusement effilée, elle laissait errer son regard dans les profondes perspectives du parc. Estève ressentit une sorte de choc intérieur à l’aspect de cette figure qui lui apparut tout à coup entre les rideaux à demi baissés, comme un tableau au milieu d’un cadre de velours ; mais il y avait encore plus de surprise que d’admiration dans cette vive impression. Celle qu’il venait d’apercevoir était l’original du portrait qu’il avait admiré dans la chambre de la marquise ; la jeune femme et la charmante déité avaient les mêmes traits, le même sourire, le même regard vif et velouté. Elles ne différaient que par le costume ; au lieu de la draperie bleue qui flottait sur les épaules de Pomone, la dame portait une robe de taffetas gris-perle, et un grand fichu de gaze retenu par des nœuds de rubans noirs.

— Ma fille, je vous présente M. de Tuzel, dit la marquise ; il est le proche parent d’un ancien ami de notre famille, et il acceptera, j’espère, l’invitation que je lui ai faite de venir souvent à Froidefont. — Monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Estève et en lui présentant du geste la jeune femme, qui s’inclina avec une profonde révérence, — ma petite-fille, Mme la comtesse de Champreux.

— Nous menons ici une vie fort retirée, dit la comtesse, et vraiment, monsieur, si vous acceptez l’invitation de ma mère, nous vous devrons quelque reconnaissance.

Il n’y avait sans doute au fond de ces paroles qu’une politesse indifférente, mais le sourire qui les accompagnait était si gracieux, si doux, qu’Estève se sentit troublé jusqu’au fond de l’ame, et qu’il put à peine trouver quelques mots de remerciement. En ce moment, deux ou trois vieilles femmes entrèrent dans le salon ; c’étaient des amies de la marquise, momentanément installées au château. Au bout de cinq minutes, ce petit cercle entourait une table de jeu. La comtesse était retournée à sa tapisserie ; Estève s’assit à quelques pas d’elle, derrière le fauteuil de la marquise, et tenta de s’intéresser aux chances d’un reversi très animé ; malheureusement, il connaissait à peine les cartes, et il ne pouvait guère prendre part aux vicissitudes d’un quinola. La jeune femme observait à la dérobée sa physionomie mélancolique, sa contenance timide, embarrassée même, et, supposant qu’il n’osait lui adresser la parole, elle prit l’initiative avec une adorable bonté :

— Monsieur, lui dit-elle en souriant et sans lever les yeux de sa broderie, je vous avais bien averti qu’en acceptant l’invitation de ma mère, vous nous feriez un sacrifice. Nos plaisirs sont fort peu de chose, comme vous voyez ; mon deuil m’empêche de recevoir beaucoup de monde, et les amis assez dévoués pour venir dans une maison où il n’y a ni fêtes, ni grandes assemblées, sont des amis fort rares. Pour moi, je ne m’en plains pas, j’aime la solitude et la campagne ; mais je trouve peu de gens qui aient le même goût. Allez-vous beaucoup dans le monde, monsieur ?

Cette question si simple troubla Estève ; il répondit d’une voix brève et basse :

— Non, madame ; j’ai toujours vécu au contraire dans la solitude, et je redoute le contact de ce monde, auquel je suis étranger.

— Ah ! vous êtes un peu misanthrope, dit gaiement la jeune dame ; eh bien ! tant mieux, vous vous contenterez ainsi des distractions qu’on trouve dans notre retraite. Quand vous nous ferez l’honneur de revenir, vous pourrez choisir entre une chasse dans le parc, une partie de pêche sur les étangs, ou bien la promenade et le reversi. — Laquelle de toutes ces choses préférez-vous, monsieur ?

— Celle que sans doute, madame, vous préférez aussi, la promenade, répondit Estève en tournant les yeux vers le parc, dont les futaies immenses jetaient aux approches du soir des ombres allongées sur les tapis de gazon.

La comtesse se leva en souriant et poussa le battant de la porte vitrée qui donnait sur le parterre : — Allons, monsieur ? dit-elle.

— Vous descendez dans le parterre, dit la marquise sans quitter son jeu ; c’est bien. Allez, allez, ma reine, faites les honneurs de céans à M. de Tuzel.

Une singulière transformation s’opérait rapidement dans l’esprit et dans la manière d’être d’Estève. Le monde au milieu duquel il se trouvait tout à coup transporté lui était tellement sympathique, qu’il semblait qu’une sorte d’intuition l’avait déjà initié à cette vie nouvelle. Le présent effaçait le passé ; il agissait comme si son existence morale eût daté de la veille, et, sans calcul, sans effort, il s’identifiait complètement avec le personnage qu’il représentait dans la société de la marquise de Leuzière. Le léger embarras qu’il avait éprouvé en se trouvant seul dans les allées du parterre avec Mme de Champreux s’était promptement dissipé, et, quoiqu’il n’eût point cet usage du monde qui rend plus faciles toutes les conversations, il dut paraître à la jeune femme un homme spirituel et de façons tout-à-fait convenables ; peut-être même prit-elle plus de plaisir à son entretien qu’à celui des hommes de sa société habituelle, parce qu’il ne lui disait point de ces banalités élégantes qui défraient les causeries des gens du monde.

Le soir, avant l’heure du souper, Estève s’approcha de la marquise pour prendre congé.

— Monsieur, dit la vieille dame en lui donnant gracieusement la main, allez écrire à monsieur votre oncle comment vous avez été reçu ; dites-lui aussi que j’ai consenti à vous laisser partir ce soir, mais à la condition expresse que dès demain vous viendrez vous établir pour quelque temps à Froidefont. — À demain donc, monsieur ; c’est chose convenue, n’est-ce pas ?

— Oui, madame la marquise, répondit Estève, entraîné par son propre désir plus encore que par l’insistance pleine de grace que la marquise mettait dans son invitation.


Mme Ch. Reybaud.
(La fin au prochain no.)



L’OBLAT.

DERNIÈRE PARTIE.[3]

VII.

À l’époque où Estève recevait à Froidefont un accueil si bienveillant, la marquise de Leuzière et sa petite-fille, la comtesse de Champreux, vivaient depuis quelques mois éloignées de la cour. Le deuil de cette dernière était le prétexte et non le véritable motif de leur retraite. Elles avaient quitté Versailles à la suite d’une de ces intrigues de palais qui divisaient si souvent l’entourage de la famille royale et remplissaient déjà l’existence de la reine de troubles et d’amertumes. Mais cet exil momentané et tout-à-fait volontaire devait naturellement cesser le jour où finirait le deuil de la jeune veuve. Mme de Leuzière avait saisi volontiers cette occasion de se retirer du monde pour quelque temps ; elle éprouvait enfin le besoin de se reposer, de respirer un instant, pour ainsi dire, après tant d’années d’une vie écoulée dans les fastueux amusemens et les devoirs gravement puérils de la représentation. La marquise était le type des femmes de l’ancienne cour ; jamais grande dame du temps de Louis XV ne porta avec plus de dignité une robe de quatorze aunes, sur des paniers de six pieds d’envergure, et ne marcha plus légèrement dans les salons de Versailles avec les souliers à talons. Aucune femme de cette époque ne fut aussi spirituellement ignorante, aussi parfaitement frivole, aussi gracieusement fière. L’âge n’avait modifié ni ses idées, ni sa manière de sentir ; elle se plaisait à Froidefont, non qu’elle fût désabusée des vanités du monde et lasse de se laisser aller à cet éblouissant tourbillon qui l’emportait depuis si long-temps, mais parce qu’elle avait matériellement besoin de repos pour recommencer cette vie à laquelle ses forces physiques ne suffisaient plus. Elle était d’ailleurs fort entourée dans ce qu’il lui plaisait d’appeler sa solitude. Indépendamment des hôtes qui se succédaient continuellement, il y avait à Froidefont quelques personnes attachées à sa maison, et dont la place était marquée dans sa société ; c’étaient trois ou quatre filles de qualité aussi pauvres que nobles ; l’une avait le titre de lectrice, les autres celui de demoiselles de compagnie. Toutes dépassaient de bien des années l’âge de discrétion, et il ne leur restait d’autre charme que l’esprit et les habitudes de la bonne compagnie. Le jour de l’arrivée d’Estève, Mme de Leuzière leur dit de sa petite voix grasseyante et mignarde :

— Mesdemoiselles, vous allez voir ici pendant quelque temps un jeune gentilhomme, le proche parent d’une personne qui fut fort de mes amies et à la recommandation de laquelle j’ai grand égard. Je vous prie de m’aider à faire les honneurs de chez moi à mon nouvel hôte, et de vous occuper beaucoup de lui. Il m’a paru un peu timide ; tâchez de mettre bientôt à l’aise sa sauvagerie provinciale ; j’ai à cœur que le séjour de Froidefont lui soit agréable, et qu’il en emporte un bon souvenir.

D’après les ordres de la marquise, Estève avait été installé dans un des beaux appartemens du château, et dès le premier jour il dut trouver qu’il y était comme chez lui, tant il eut le loisir et la liberté de s’y arranger à sa fantaisie. La vie qu’on menait à Froidefont était tout à la fois simple et somptueuse. Les hommes avaient à leur disposition des équipages de chasse, des chevaux, et généralement tous les moyens de distractions qu’offre la campagne ; les femmes faisaient de la tapisserie, jouaient au reversi, ou, à l’exemple de la reine Marie-Antoinette, se mêlaient parfois de travaux rustiques, et allaient, en jupe de linon relevée avec des rubans roses, voir traire les vaches dans une laiterie semblable à celle du parc de Trianon. Estève était allé saluer la marquise en arrivant, puis il avait profité du temps qui lui restait jusqu’au souper pour faire une promenade dans le parc. Près de se retrouver au milieu de ce monde qu’il avait entrevu la veille, il éprouvait le besoin de se calmer et de se recueillir un moment : une sorte d’étonnement se mêlait à toutes ses impressions. Dans ce changement complet d’existence, rien ne rattachait le présent au passé ; il oubliait ce qu’il avait été, ou, pour mieux dire, il lui semblait qu’une incommensurable distance séparait ces deux phases de sa vie, et il perdait sans effort le pénible souvenir de celle qui venait de finir. Rien de ce qui frappait maintenant ses regards n’avait d’analogie avec ce qui l’environnait naguère ; on ne parlait plus autour de lui le même langage ; il croyait voir des êtres d’une nature différente, et, quand il faisait un retour sur sa propre individualité, il ne se reconnaissait plus lui-même ; en effet, quitter sans transition le monastère de Châalis et les moines bénédictins pour le château de Froidefont et les grandes dames de la cour, c’était changer de planète.

Estève marcha long-temps au hasard sous les sombres futaies du parc ; son ame était comme inondée par un vague sentiment de bonheur, et pourtant il ne savait ce qui le rendait heureux ; il ne se rendait pas compte de ce qu’il éprouvait ; il ignorait ce que présagent ces joies fatales qui pénètrent le cœur et l’enivrent avant même que l’amour y ait fait naître un espoir ou même un désir. Tandis qu’il traversait l’endroit le plus solitaire du parc, il aperçut dans le vert crépuscule d’une allée deux femmes qui marchaient d’un pas indolent. Un chapeau de paille posé de côté sur leur coiffure les garantissait du soleil, et elles avaient à la main une légère canne à pomme d’or. Estève reconnut sur-le-champ l’une d’elles à sa taille d’une finesse incomparable, à ses cheveux dont la nuance dorée chatoyait sous la poudre ; mais, loin de chercher à la rejoindre, il se tint à l’écart et la vit passer, caché entre les arbres. Elle avait depuis long-temps disparu, qu’il était encore à la même place, immobile et le regard fixe, comme s’il suivait par la pensée cette ravissante figure. Puis, l’esprit plongé dans d’ineffables rêveries, il reprit lentement le chemin du château.

Le soir, lorsqu’il entra au salon, les parties étaient déjà commencées ; Mme de Champreux elle-même tenait les cartes. Au moment où il s’approcha, elle détourna un peu la tête, et, sans le regarder, le salua d’un sourire. La marquise l’appela d’un petit geste, et lui dit en continuant son jeu : — Venez ça, monsieur de Tuzel, et dites-moi ce que vous avez fait aujourd’hui ; je veux savoir si vous ne vous êtes point trop ennuyé tout seul dans les allées du parc.

— J’ai fait une charmante promenade, madame la marquise, répondit Estève ; mais qui donc a pu vous dire que j’étais seul ? je croyais n’avoir été vu de personne, car je n’ai fait aucune rencontre.

— C’est vrai ; mais de belles bergères qui s’en allaient pastoralement visiter nos troupeaux vous ont aperçu sous les arbres ; il eût été galant de les accompagner.

— Je n’aurais osé les aborder, madame la marquise.

— Je le sais ; aussi les ai-je bien grondées de n’avoir pas été vous chercher jusqu’au fond du bosquet où vous rêviez sous un ormeau, comme un berger de Florian. Tenez, voilà Mlle de La Rabodière à laquelle j’ai particulièrement reproché cette façon de passer à côté des gens sans prendre garde à eux.

— Mais c’est moi qui devrais me reconnaître ce tort, madame la marquise, dit Estève en souriant.

— Eh ! eh ! je n’en disconviens pas ; allez donc bien vite vous en excuser, et dire à Mlle de La Rabodière que demain vous le réparerez en l’accompagnant au chalet. Je vous avertis que c’est à une grande demi-lieue du château, et que, lorsqu’il fait mauvais temps, ces dames y vont en chaise.

— Je vous demande pardon, madame, dit vivement la comtesse de Champreux, moi je vais toujours à pied. Vraiment, n’est-ce pas ridicule de s’enfermer entre quatre glaces pour aller visiter une étable à vaches, comme lorsqu’on traverse en grand habit la cour de marbre de Versailles ?

— Il est vrai, ma mignonne, répliqua gaiement la marquise ; vous bravez le mauvais temps comme une vraie gardeuse de moutons, et un jour vous êtes revenue du chalet avec des souliers de satin qui faisaient eau de toutes parts et vos beaux cheveux défrisés et flottans au gré des vents.

— Ajoutez, madame, que vous m’avez vue arriver en riant de tout votre cœur et en chantant il pleut, il pleut, bergère… Ah ! ma chère mère, j’ai bien ri aussi quand je me suis vue dans les glaces du salon.

— C’est égal, ma fille, reprit plus gravement la marquise, je fus inquiète après des suites que pouvait avoir cette imprudence ; vous aviez risqué de prendre un gros rhume.

Estève se rapprocha du groupe que formaient autour d’un guéridon les demoiselles de compagnie.

— Monsieur, savez-vous parfiler ? demanda Mlle de La Rabodière en lui présentant de sa main sèche et longue un morceau d’étoffe de soie brochée d’or, — et sur sa réponse négative elle ajouta : — Alors nous allons découper des silhouettes ; il faut absolument que vous fassiez quelque chose le soir ; si vous le préfériez, je vous confierais un ouvrage en tapisserie ; vous travailleriez à couvrir le fond de ces écrans. Estève préféra apprendre à faire des silhouettes, et Mlle de La Rabodière lui donna la première leçon. Elle prit une feuille de papier noir, des ciseaux à pointes très fines, et, après avoir regardé autour d’elle comme pour choisir son modèle, elle se mit à découper une figure sous les yeux de son élève, qui suivait ce travail avec une curieuse attention.

— C’est fini, dit-elle en posant sur du papier blanc une petite tête de femme coiffée à la Suzanne, et qui semblait se rejeter en arrière avec un geste fier et charmant. Estève reconnut aussitôt ce profil suave, cette chevelure à demi voilée sous de légères dentelles, et ce port de tête tout à la fois hautain et gracieux. — Ah ! murmura-t-il, c’est frappant !

— À votre tour, monsieur, dit la demoiselle de compagnie en lui remettant les ciseaux ; essayez aussi de faire le portrait de Mme de Champreux, mais ne copiez pas celui-ci ; travaillez d’après nature. — Et comme il taillait dans le papier noir sans lever les yeux, elle ajouta : Monsieur, regardez donc votre modèle, sinon vous allez faire une figure de fantaisie.

Estève n’osa tenir compte de cette observation ; il y avait dans le regard, dans le sourire de la comtesse quelque chose d’éblouissant, un éclat qu’il ne pouvait soutenir en face. Pourtant, lorsqu’il posa sur le papier la silhouette qu’il venait d’achever, Mlle de La Rabodière s’écria : — C’est d’une grande ressemblance, c’est fort bien, sauf quelques incorrections. Monsieur, vous montrez des dispositions surprenantes, et j’ose vous prédire que vous aurez un talent charmant.

M. de Tuzel aime les beaux arts, dit la marquise en admirant de la meilleure foi du monde le chef-d’œuvre en papier noir, qui passait de mains en mains ; c’est bien, très bien ; ce talent sied mieux à un gentihomme que celui de broder au tambour ou de faire en perfection des sachets de rubans.

— Comme feu M. le comte de Champreux, ajouta tout bas Mlle de La Rabodière.

Estève fut frappé de ce mot, que seul il avait entendu. Il supposa que l’époux dont Mme de Champreux portait encore le deuil était un homme frivole et nul qu’elle n’avait pas aimé, et qui n’avait laissé dans son cœur que de faibles regrets. Cette conviction lui causait une secrète joie. Il se complaisait dans la pensée qu’aucun orage n’avait troublé la sérénité d’une si belle destinée, et que cette jeune femme qu’environnaient tant de grandeurs, de calmes félicités, n’avait jamais connu la douleur et les larmes. Mlle de La Rabodière s’aperçut de sa distraction et lui dit gravement :

— Vous plaît-il, monsieur, de continuer votre leçon ? Voyons, reprenez vos ciseaux, et tâchez de profiler un nouveau modèle. Estève se remit docilement à faire des découpures : les demoiselles de compagnie posèrent tour à tour, et il essaya de représenter leurs profils anguleux ; mais il réussit moins bien dans ses nouveaux essais, et à la fin de la soirée il lacéra et éparpilla tout ce beau travail. — Ah mon Dieu ! et votre chef-d’œuvre, monsieur, le voilà aussi perdu, s’écria Mlle de La Rabodière d’un air désolé ; j’aurais voulu le mettre dans ma collection.

Estève ne répondit rien : il avait adroitement soustrait la silhouette de Mme de Champreux, et elle était déjà enfermée dans le petit portefeuille de laque qu’il portait toujours sur lui.

Le lendemain, à l’issue du dîner, qu’on servait à trois heures, Mme de Leuzière dit à Estève, qu’elle avait fait asseoir près d’elle à table :

— Allons, beau berger, disposez-vous à faire une promenade par de jolis chemins tout bordés d’aubépines fleuries. Ces dames vont visiter le moulin, et vous les accompagnerez.

À cette proposition, Estève ressentit un tressaillement de joie ; il se figura Mlle de Champreux marchant légèrement dans les sentiers ombragés du parc, puis s’asseyant avec sa grace et sa fierté souveraine sur un siége rustique, au milieu d’une pauvre maison de paysan, et lui debout à ses côtés et prêt, faveur insigne ! à recevoir les ordres qu’elle daignerait lui donner.

— Soyez aimable, soyez galant, je vous le permets, reprit la marquise ; Mlle de La Rabodière et Mlle de Rochemartine sont charmantes et de très bonne conversation.

Les deux demoiselles de compagnie avaient déjà mis leurs chapeaux de paille à la Bazile et pris leurs joncs. Par un mouvement involontaire, Estève se tourna vers Mme de Champreux, qui s’était rassise devant son métier, et il la regardait indécis. Elle comprit ce geste, cette muette interrogation, car elle dit en souriant :

— Moi, je reste.

— Nous sommes invitées ce soir au Raincy, ajouta la marquise ; il y a concert et petit spectacle chez son altesse.

— Tenez, ma mère, je voudrais être à cent lieues du monde et de la cour, pour être dispensée de toutes ces fêtes ! dit vivement la comtesse. J’aime mieux la solitude de Froidefont que les amusemens du Raincy.

— Voyez un peu cette fantaisie ! répliqua la marquise d’un air de douce ironie ; je vais me hâter de vous ramener à Versailles, charmante bergère, de peur que vous vous adonniez tout-à-fait à vos goûts simples et champêtres. Dans quel temps vivons-nous, bon Dieu ! Les femmes de vingt ans sont plus graves et plus sensées que leurs grand’mères. Peu leur importe d’être belles, admirées, de plaire et de commander. Elles ne se soucient même plus de leur parure. Ah ! ma mignonne, que présage un tel bouleversement ?

— Je n’en sais rien, ma mère, répondit la comtesse d’un ton caressant et enjoué ; en attendant, je tâcherai d’être très belle et très admirée pour vous faire plaisir : vous verrez ce soir !

— Partons, monsieur, dit Mlle de La Rabodière en appuyant sur le bras d’Estève sa main couverte d’un gant de filet vert et en se redressant avec un mouvement de tête qui fit onduler les trois plumes de son panache.

Le pauvre jeune homme se laissa emmener de fort bonne grâce. Selon la recommandation de la marquise, il tâcha d’être aimable et même galant ; mais au fond de l’ame il était, malgré ses efforts, agité, soucieux et triste : déjà l’absence ou la présence de Mme de Champreux n’était plus pour lui une chose indifférente.

Mlle de La Rabodière était une vieille fille d’un esprit agréable et conteur. Comme toutes les personnes qui n’ont pas par elles-mêmes un grand relief, elle se faisait valoir en s’identifiant jusqu’à un certain point avec des existences plus considérables que la sienne. Cette manière d’être constituait au fond une abnégation et un dévouement sans égal. Depuis trente ans, Mlle de La Rabodière était attachée à la marquise ; elle avait vu naître Mme de Champreux, et elle trouvait dans les rapports, dans les souvenirs d’une si longue intimité, des sujets inépuisables de causerie. Bientôt elle captiva l’attention d’Estève en lui racontant quelques circonstances relatives à la jeune veuve.

— Ah ! monsieur, lui dit-elle avec un sentiment d’orgueil et de joie, quelle grande et heureuse destinée que celle de Mme la comtesse ! Elle n’a jamais souffert aucune peine ; les malheurs arrivés dans sa famille n’ont pas été pleurés par elle, parce qu’elle était trop jeune pour les sentir. Son père, le fils unique de Mme la marquise, est mort un peu avant sa naissance ; quelques mois plus tard, elle a perdu sa mère, et elle est restée ainsi sous la tutelle de son aïeule, qui l’a élevée avec tous les soins et toute la tendresse imaginable. Jamais elle n’a formé un désir qui n’ait été satisfait. Depuis qu’elle existe, tout ce qui l’environne lui est soumis. Sa vue inspire le respect et l’amour ; c’est comme un don qu’elle tient de la nature plus encore que de la grandeur de sa naissance. Dans le monde, sa position est des plus enviées ; elle ne voit au-dessus d’elle que les princesses du sang, et chacun sait qu’elle est maintenant le plus grand parti de la cour. Et avec tant d’avantages, tant de motifs d’orgueil, elle n’est ni fière, ni vaine. Vous avez déjà pu voir comme elle est affable et douce ; mais ce que vous ne savez pas, c’est la rare bonté, la générosité de son ame. Pour tout dire, en un mot, elle est digne du rang où Dieu l’a mise et du bonheur dont il a comblé sa vie.

— Pourtant cette vie si belle a été un moment troublée, dit Estève en hésitant ; Mme de Champreux est restée veuve bien jeune.

La demoiselle de compagnie hocha la tête avec un léger sourire. — Avez-vous entendu parler de M. de Champreux ? demanda-t-elle.

— Jamais, mademoiselle ; vivant au fond d’une province, je n’ai connu ni de près ni de loin les gens du grand monde.

— Alors je vais vous dire ce que du reste personne n’ignore, reprit la demoiselle de compagnie. Des convenances de famille avaient fait ce mariage, qui était d’ailleurs des plus mal assortis. Lorsqu’il fut célébré, Mlle de Leuzière avait dix-sept ans, M. le comte de Champreux seulement quatorze. C’était un petit bonhomme d’une jolie figure, mais chétif et souffreteux. Son éducation était tout-à-fait manquée ; il avait un petit savoir et, je crois, un plus petit génie. Sa grande occupation était de faire toutes sortes de colifichets avec du carton et des rubans ; quant à ses amusemens, c’étaient ceux d’un écolier. Il faisait beau voir Mme la comtesse, en grand habit de cour, jouer à la guerre pan pan pour divertir cet enfant malade, en attendant l’heure d’aller chez la reine, ou bien confectionner avec lui des sachets d’odeur et mille autres babioles. Parfois il se mutinait et pour un rien devenait si méchant, que Mme la marquise l’aurait volontiers mis en pénitence. Au milieu de tous ces enfantillages, il allait avoir seize ans, et peut-être sa femme commençait-elle à concevoir quelque chagrin de lui trouver si peu de raison et d’esprit pour son âge, lorsqu’il mourut presque subitement. Devant Dieu soit son ame !

Estève avait écouté ces détails avec une singulière émotion. — Comment Mme la comtesse avait-elle pu consentir à un tel mariage ? s’écria-t-il ; comment s’était-elle résignée à devenir la compagne de cet enfant maussade, qui ne promettait même pas de devenir un homme digne d’elle ?

— Eh ! mon Dieu, parce qu’alors elle était une enfant aussi, répondit la demoiselle de compagnie ; aujourd’hui sa docilité n’irait pas jusque-là.

En revenant de la promenade, Mlle de La Rabodière emmena Estève dans la cour d’honneur : elle avait aperçu au perron le carrosse attelé de quatre chevaux et les valets en grande livrée. Au même instant, les deux battans de la porte s’ouvrirent, et la marquise parut avec sa petite-fille. La jeune douairière portait une robe de damas noir, et pour toute parure un rang de perles au cou. Un léger pouf formé de petites plumes noires ornait sa coiffure un peu haute sur le front et couverte seulement d’un œil de poudre. Ce costume simple et sévère contrastait d’une manière charmante avec sa figure si fraîche, si juvénile, et les tons d’un noir mat du damas, dont les plis abondans flottaient autour de sa taille, donnaient à son teint un éclat tendre et suave comme celui des fleurs. Elle s’avançait lentement, le front souriant et calme, avec un air de majesté, une grace fière et modeste, une dignité de jeune fille et de reine. En la voyant si belle, si radieuse, Estève s’arrêta comme ébloui, et la salua silencieusement. Elle se tourna à peine vers lui pour lui rendre son salut d’un mouvement de tête, et pourtant elle devina l’impression qu’il ressentait à sa vue. Cette admiration humble et silencieuse la flatta plus que les complimens qu’on lui avait si souvent adressés ; elle sourit et détourna les yeux, craignant peut-être de laisser deviner à son tour la satisfaction ingénue de son orgueil ; puis, revenue de ce léger trouble d’esprit, elle abaissa une seconde fois son regard sur Estève, et dit en désignant une touffe de roses blanches qu’il venait de cueillir dans le parc et qu’il avait à la main :

— C’est un bouquet que vous m’apportez ? Grand merci ! monsieur, je le mettrai ce soir.

Il fut tenté de le lui présenter à genoux et s’avança en tremblant. Mme de Champreux choisit une rose et l’attacha de côté sur son corsage en disant : — C’est une fleur de deuil. — En effet, le pâle incarnat de cette rose, qu’entouraient des feuilles d’un vert sombre, s’harmoniait avec la toilette de la comtesse. — À présent partons, ma mère, reprit-elle après avoir encore remercié Estève d’un regard.

Un moment après, le carrosse avait disparu au fond de l’avenue.

Dès ce moment, Estève s’aperçut avec une sorte d’effroi qu’il y avait au fond de son ame un sentiment impérieux et fatal, une passion dont il avait jusqu’alors ignoré la puissance et les redoutables entraînemens : trop faible déjà contre elle pour la vaincre, il ne songea qu’à la dissimuler.

Il y a parfois dans la vie humaine une phase dont la courte durée est plus féconde mille fois que les longues années qui l’ont précédée et suivie ; c’est l’éclair radieux qui traverse les ténèbres, c’est le souffle tiède et parfumé qui dissipe les brumes sombres et glacées, c’est l’aurore brillante et rapide qui dans les régions boréales se lève sur les longues nuits d’hiver. L’existence morne et stérile d’Estève devait avoir cette période suprême ; pendant quelques jours, quelques jours seulement, il devait vivre dans l’entier développement de ses facultés et par toutes les puissances de son être. Il comprit qu’il était arrivé à ce moment unique dans la vie, et ferma les yeux, comme un homme placé entre deux abîmes ; il détourna sa pensée de l’avenir comme du passé, et s’abandonna avec une sorte d’enivrement désespéré à ces transports cachés, à ces joies intérieures, à ces muettes souffrances qui alternativement ravissaient et brisaient son cœur. Bientôt il connut dans toute sa violence le bonheur amer que donne un amour placé si haut qu’aucun espoir de retour n’est possible. Souvent une circonstance insignifiante, un mot, un seul regard, le jetaient dans de secrets ravissemens ou dans les plus douloureuses tristesses. Mais, au milieu de toutes ces agitations, il conserva du moins assez d’empire sur lui-même pour ne pas laisser deviner la passion insensée qui consumait son ame et sa vie. Les dures contraintes de son existence passée, une longue habitude de réserve et d’impassibilité apparente, lui rendaient plus facile qu’à tout autre, peut-être, cette complète dissimulation. Tandis que son cœur battait à rompre dans sa poitrine, et que la violence de ses émotions faisait pâlir son visage, il gardait une attitude calme, et jamais une parole, un soupir ne trahit le secret de ses joies ou de ses souffrances. Dans l’abnégation et le dévouement de sa tendresse, il s’estimait heureux, trop heureux encore, et, comme les martyrs de l’amour divin, il ne voulait que souffrir et mourir pour l’objet de son adoration.

La marquise traitait Estève avec la familiarité amicale qu’autorisait son âge ; elle profitait de ses priviléges de vieille femme pour le combler de ses faveurs et pour faire de lui, à l’exclusion de tout autre, son chevalier d’honneur, lorsqu’elle avait la fantaisie de se promener à pied dans le parterre. Mme de Champreux était naturellement plus réservée ; cependant, à travers la retenue de ses manières, elle laissait apercevoir une sorte de bienveillance et de discret intérêt. Elle adressait rarement la parole à Estève, et pourtant il était facile de voir le goût qu’elle prenait à son entretien par l’attention qu’elle y prêtait. Mais la personne qui lui témoignait le plus de sympathie était cette bonne Mlle de La Rabodière, dont la mémoire était un répertoire complet des anecdotes de famille et de toutes les illustrations de la maison de Leuzière. Elle s’était prise d’une particulière affection pour lui, parce qu’il avait dans la physionomie quelque chose d’un homme qu’elle aima jadis d’un amour tout-à-fait malheureux. Il n’y a pas d’amitié plus charmante que celle d’une femme qui a pris son parti d’être vieille, et dont le cœur a conservé quelque jeunesse : Estève en fit l’expérience ; Mlle de La Rabodière fut pour lui, dans la nouvelle vie où il était entré, ce qu’avaient été naguère le maître des novices et le père Timothée, la providence calme et consolatrice vers laquelle il se réfugiait dans ses mauvais momens.

Un soir qu’il n’y avait d’autre étranger qu’Estève à Froidefont, le petit cercle intime de la marquise était réuni autour de la table, dans le salon d’été. On causait librement, comme en famille ; la vieille dame faisait des histoires de l’ancienne cour. Elle se mit à raconter celle de ce beau Létorières, qui s’était fait aimer de Mlle de Soissons.

— C’était un mince cadet de famille, dit-elle, un de ces petits gentilshommes qui viennent au monde dénués de tous biens, mais qui se tirent d’affaire par leur bonne mine et leur bravoure. Mlle de Soissons le connut je ne sais comment, et se prit pour lui d’une telle passion qu’elle se mit en tête de l’épouser, elle qui tenait aux plus grandes maisons du royaume, et que le roi de Sardaigne appelait sa cousine ! Sa tante, Mme de Soubise, en avait tant d’indignation et de souci, qu’elle la fit entrer à l’abbaye de Montmartre. Mais les deux amans continuèrent de se voir à la mode d’Espagne, c’est-à-dire à travers les grilles et en passant par-dessus les murs avec des échelles de corde, si bien qu’on ne parlait que des inventions romanesques de Létorières pour pénétrer dans le couvent. Le baron d’Ugeon, qui était un gentilhomme des Rohan-Soubise, prit à mal tous ces bruits, provoqua en duel l’heureux amant de Mlle de Soissons, et lui donna un grand coup d’épée dans le côté. On le transporta ainsi féru et quasi mourant dans un petit logis qu’il occupait hors Paris, sur le chemin de Montmartre. Mais, voyez la folie de ce pauvre amoureux ! sans attendre sa guérison, il sort une nuit, et, comme de coutume, franchit les murailles de l’abbaye pour aller à son rendez-vous. Le hasard avait fait que ce jour-là j’étais allée voir ma tante, Mme d’Humières, qui était alors abbesse de Montmartre. Comme il devait y avoir une prise d’habit le lendemain matin, et que je voulais y assister, j’avais renvoyé mon carrosse et accepté l’hospitalité pour une nuit chez ces bonnes religieuses. Voilà qu’au petit jour, un peu après qu’on eut sonné le premier angélus, j’entendis du bruit dans les corridors, toutes les portes des cellules s’étaient ouvertes, et les religieuses couraient vers l’escalier d’un air curieux et effrayé. — Jésus, madame ! quel scandale ! quel malheur ! me dit en passant l’une d’elles. — Il y a là-bas un homme mort, ajouta une autre tout éperdue. Ne comprenant rien encore à l’évènement, je les suivis. Quel pitoyable spectacle je vis alors ! Le beau Létorières était couché, par terre, sous la grande arcade cintrée qui sépare le cloître du cimetière ; ses yeux étaient ouverts et fixes, son visage était blanc comme linge, et son corps baignait dans une mare de sang. À cette vue, je sentis que j’allais m’évanouir tout de bon, et je me traînai jusqu’à l’escalier, où je m’assis à demi morte. Tout le monastère était en émoi, on ne concevait rien à ce malheur ; aucune de ces dames ne connaissait Létorières, et ne savait ses rendez-vous nocturnes. Moi cependant, je reprenais mes esprits et je commençais à comprendre comment la chose était arrivée ; je pris à part l’abbesse : — Faites retirer ces dames, lui dis-je ; laissez quelqu’un seulement pour garder ce pauvre corps, et montons chez Mlle de Soissons, que tout ce bruit n’a pas éveillée, à ce qu’il paraît. En effet, elle dormait encore quand nous entrâmes dans son appartement ; mais quel réveil ! Dès les premiers mots que je lui dis, elle se releva avec des cris et des sanglots ; elle ne voulait pas me croire, elle se débattait entre nos bras, elle demandait à voir ce cadavre. Heureusement elle tomba en défaillance. Hélas ! je ne m’étais pas trompée dans mes conjectures : Létorières était venu à son rendez-vous, et avait passé une heure dans le cloître sans manifester aucunement les souffrances que lui causait sa blessure. Vers minuit, Mlle de Soissons était remontée chez elle sans bruit, et lui s’était retiré, comme de coutume, par la porte qui donne sur le cimetière. Apparemment, quand il fut arrivé là, les forces lui manquèrent ; il tomba ; sa blessure s’était rouverte, et tout son sang s’écoulait. Il mourut, faute de secours, à quelques pas de sa maîtresse, et tandis qu’elle s’endormait tranquille en pensant à lui. Pour éviter le grand scandale que toute cette affaire aurait causé, on transporta de nuit le corps de Létorières à son logis, on le mit sur un lit de parade, et l’on fit courir le bruit qu’il était mort d’une fièvre pourprée ; tout le monde l’a cru, mais vous pouvez être assurée que cela n’est pas vrai, et qu’il mourut d’un coup d’épée et de son amour pour Mlle de Soissons.

— Et elle mourut aussi ? demanda Mlle de La Rabodière.

— Point du tout, mademoiselle, répondit tranquillement la marquise ; quelques mois plus tard, elle épousa je ne sais quel prince allemand dont elle n’a jamais pu prononcer le nom.

Mme de Champreux avait écouté son aïeule avec une mélancolique attention. Ce récit l’avait émue, une larme semblait rouler sous ses longs cils baissés ; mais, à ces derniers mots, elle releva la tête et s’écria avec un mouvement d’indignation :

— Quel cœur lâche et perfide de s’être consolé ainsi !

— Eh ! ma belle reine, qu’auriez-vous donc fait à la place de Mlle de Soissons ?

— Ce que j’aurais fait, madame ? Je me serais mise en religion, et j’aurais pleuré ce pauvre Létorières jusqu’à la fin de ma vie.

— Ah ! ma fille, elle était si jeune ! répliqua naïvement la marquise.

Estève avait écouté Mme de Champreux avec une émotion indicible de bonheur et de souffrance. La sensibilité qu’elle venait de manifester le charmait et l’épouvantait tout à la fois. Jusqu’à ce moment, il avait pensé qu’elle n’était pas capable de ressentir certaines exaltations, ni même de comprendre la tendresse énergique et fidèle d’un cœur qui persiste jusqu’à la mort dans les regrets et le souvenir de son premier amour. Il fut saisi d’une vague et jalouse inquiétude en songeant qu’elle éprouverait peut-être un jour cette passion, dont elle devinait les dévouemens sublimes ; qu’elle choisirait dans la foule dorée qui remplissait les salons de Versailles un homme heureux entre tous, et que, quelque grand qu’il fût déjà, elle relèverait encore, et mettrait sa destinée au-dessus des plus hautes destinées en lui donnant sa main. Ces prévisions remplirent son ame d’un trouble cruel ; il pouvait tout supporter hormis cette affreuse pensée, de voir Mme de Champreux descendre des régions sereines de son indifférence et livrer à l’amour d’un homme les trésors de son ame et de sa beauté. Cette soirée, si doucement commencée, s’achevait pour lui dans un morne et muet supplice. Entouré de ce cercle de femmes qui continuaient de frivoles causeries, il tâchait de dissimuler sa douloureuse préoccupation en feignant de chercher dans un volume de poésies quelques passages que la marquise l’avait prié de lire à haute voix.

— Eh bien ! monsieur, vous ne trouvez donc rien dans cet almanach soi-disant des muses ? s’écria Mlle de La Rabodière en jetant un coup d’œil dans le livre. — Eh ! bon Dieu ! voilà des vers assez beaux cependant. — Et elle se mit à déclamer cette strophe de l’ode du pindarique Lebrun :

Oui, Sparte, à Lycurgue fidèle,
Voulut toujours que la plus belle
S’unît au plus audacieux ;
Et Jupiter même décide
Qu’il n’est permis qu’au fier Alcide
D’épouser Hébé dans les cieux.

— C’est assez mon avis aussi, dit la marquise en regardant Mme de Champreux avec un certain sourire.

— Grace, grace, madame, s’écria-t-elle en riant et en rougissant un peu ; point d’application, je vous supplie.

— Remarquez, je vous prie, ma mignonne, que, selon ma promesse, je n’ai rien avancé de direct, et que la comparaison ne serait pas exacte : vous êtes jeune et belle comme la déesse Hébé ; mais celui auquel je voudrais vous remarier n’est pas un demi-dieu ; c’est tout simplement un héros.

— Oui, un héros de coulisses, murmura Mlle de La Rabodière, qui avait son franc-parler.

Dès les premiers mots de cette conversation, Estève s’était retiré dans l’ombre du vaste abat-jour qui couvrait le faisceau de bougies placé au milieu de la table ; il avait ainsi caché la pâleur de son front et l’altération de ses traits.

— Vraiment, ma reine, j’ai grande envie de vous sermoner un peu, reprit la marquise ; vous n’avez pas assez d’admiration pour les braves et les victorieux ; nous n’étions pas ainsi jadis, et Dieu sait si les vainqueurs de Fontenoy trouvèrent beaucoup d’inhumaines ! Mais aujourd’hui on ne fait plus cas de la gloire ; les femmes s’enthousiasment des beaux esprits, des poètes, et ne se soucient plus des héros.

— Mon Dieu ! ma mère, je rends toute justice au vôtre, répondit Mmede Champreux d’un air nonchalant ; je conviendrai, si vous voulez, qu’il est beau, spirituel et fort digne d’être aimé.

Ces mots restèrent dans le cœur d’Estève comme un trait acéré ; il ne douta plus que l’heureux prétendant favorisé par la marquise ne devînt bientôt peut-être l’époux de Mme de Champreux. Une haine, une jalousie désespérée l’animait contre ce rival inconnu, et, pendant la douloureuse nuit qui suivit cette soirée, il fut prêt aux plus violentes résolutions. Tantôt il voulait partir, s’éloigner de Mme de Champreux sans la revoir ; d’autres fois, il osait concevoir la pensée de lui avouer sa folie et son désespoir ; puis il tombait dans l’accablement et la crainte ; il se soumettait lâchement à son supplice, il redoutait tout changement dans sa situation, comme le malheureux redoute encore dans ses tortures le coup mortel qui doit les finir. Une amère curiosité, un farouche désir de connaître entièrement son sort, lui firent rechercher avidement le lendemain l’occasion d’interroger Mlle de La Rabodière. Dès le matin, il descendit au salon dans l’espoir de la rencontrer ; elle y était déjà en effet, et, faute d’autre conversation, elle parlait avec le perroquet de la marquise. Estève n’eut pas même la pensée de lui faire une confidence, mais il l’interrogea discrètement. Au premier mot elle s’écria :

— Ne m’en parlez pas ! je ne conçois rien à la bonne volonté de Mme la marquise pour M. le duc ! un homme qui a pu faire de grands exploits dans la guerre d’Amérique, à l’autre bout du monde, mais dont les folies ont scandalisé tout Paris ; un Galaor, un don Juan, la fine fleur des traditions de la régence !

— Et vous croyez que Mme la comtesse l’épousera ? dit Estève d’une voix altérée.

— Jusqu’ici elle n’a pas voulu entendre parler de ce mariage ni d’aucun autre ; mais qui sait ? le duc est jeune, aimable, amoureux, et Mme la comtesse, qui refuse de se prononcer, est intérieurement décidée peut-être.

Comme la demoiselle de compagnie disait ces paroles, Mme de Champreux entra dans le salon. Apparemment elle remarqua une certaine émotion sur le visage d’Estève, car elle se rapprocha et dit avec une naïve curiosité : — Ma chère amie, de quoi parliez-vous donc à M. de Tuzel ?

— Je lui parlais de vous, madame la comtesse, répondit-elle avec une franchise enjouée, et je me permettais de médire un peu du héros qui aspire à votre main. Me le pardonnez-vous ?

— De toute mon ame ! — répliqua la comtesse ; et, après avoir un instant réfléchi, elle continua d’un ton grave : — J’ai pris une résolution que bientôt je déclarerai à ma mère, et qui mettra un terme à toutes ces poursuites : je veux suivre l’exemple de la princesse ma marraine ; veuve comme elle à vingt ans, je ne me remarierai pas, et je tâcherai de l’imiter dans toutes les actions de sa vie si calme, si grande, si heureuse !

— Ah ! madame, voilà une résolution bien téméraire ! s’écria Mlle de La Rabodière. Mme la princesse de Lamballe l’a fermement tenue, il est vrai ; mais elle n’a pas eu, comme vous, mille occasions d’y manquer ; les princes d’un sang royal pouvaient seuls se mettre sur les rangs, tandis que tout ce qu’il y a de gens à marier dans la première noblesse de France va certainement aspirer à votre main. On n’est pas impunément la plus riche et la plus charmante douairière de la cour et de tout le royaume. Madame la comtesse, je ne jurerais pas qu’on ne vous fît un jour manquer à votre résolution.

— Vous verrez ! répondit Mme de Champreux en souriant et d’un air de calme décision.

Tandis qu’elle parlait ainsi, une joie insensée succédait à la douleur d’Estève ; la sérénité, le courage de vivre, une sorte de confiance et d’espoir, renaissaient dans son ame. Il respirait, soulagé des horribles tortures de la jalousie ; il remontait de quelques pas l’abîme au fond duquel il s’était vu précipité. Mais, dans ce moment d’ineffable consolation, la présence de Mme de Champreux était un bonheur au-dessus de ses forces ; il s’éloigna pour cacher les émotions qui, malgré lui, débordaient de son cœur, et alla chercher à l’extrémité la plus reculée du parc un site qu’il aimait parce qu’il savait que la jeune femme le visitait souvent. La Marne, en cet endroit, servait de limite au domaine de Froidefont. Ses bords, submergés pendant l’hiver, se couvraient, dès que les eaux s’étaient retirées, d’une végétation vigoureuse ; les saules trempaient leurs pâles rameaux dans l’onde indolente, qui balançait lentement les touffes de joncs élégans et de nénuphars flottant à sa surface. Le cours de la rivière était divisé en cet endroit par une petite île dont les berges étaient couvertes d’oseraies.

Ce terrain, sujet aux inondations, se couvrait, pendant l’été, de la plus fraîche verdure. On y avait planté les arbres qui se plaisent dans les lieux humides, des platanes, des peupliers et plusieurs espèces de saules. Au centre de l’île s’élevait un toit de chaume soutenu par quatre troncs d’arbres droits et recouverts encore de leur écorce ; quelques siéges grossiers étaient disposés sous ce rustique abri que la comtesse appelait sa cabane. Ce petit coin de terre avait un aspect vraiment champêtre et sauvage ; de profonds halliers s’étendaient jusqu’au bord de l’eau, et, à l’ombre des ronces noirâtres, s’épanouissaient les bouquets rosés de la saponaire et les humbles fleurettes de l’oxalide. Comme pour faire contraste avec l’agreste végétation de l’île, on avait placé, à l’entour de la cabane, des vases où croissaient les plantes les plus rares et les plus délicates de la flore exotique. Un batelet servait, pour ainsi dire, de pont entre les deux embarcadères, car la rivière était si peu large à cet endroit, que quelques coups d’aviron suffisaient pour aborder.

Estève alla s’asseoir sous ces tranquilles ombrages. Enivré d’une joie mélancolique, il jouissait du présent par toutes les facultés, toutes les puissances de son ame ; il savourait les heures rapides, les heures de bonheur et de vie que lui accordait le ciel. Quelques jours lui restaient encore, et il ne voyait rien au-delà de ce terme : peu lui importait ce que deviendrait le reste de son existence. Pourtant une circonstance puérile interrompit les rêveries où il s’oubliait, et le ramena pour un moment aux réalités fatales de sa position. Tandis que ses yeux erraient sur le paysage, il aperçut, derrière les arbres qui bordaient l’autre rive de la Marne, une lourde voiture qui descendait la route et roulait vers Paris. Il pensa que bientôt il suivrait lui-même ce chemin, et s’en irait ainsi après avoir salué d’un dernier regard les lieux où resteraient les élémens de sa vie, et hors desquels il ne devait trouver qu’une horrible et mortelle solitude.

Il y avait six semaines déjà qu’Estève était à Froidefont, et, chaque fois qu’il avait parlé de son départ, la marquise lui avait signifié d’un air gracieusement impérieux qu’elle entendait qu’il passât tout l’été au château. Elle avait trop de tact et de discrétion pour l’interroger sur ses projets, mais elle lui laissait voir que son avenir l’intéressait, et qu’en toute circonstance elle le servirait volontiers par son crédit et ses relations. Estève lui avait dit une fois que son projet était de voyager pendant quelques années, et d’aller d’abord en Angleterre, d’où il comptait passer aux États-Unis d’Amérique. La marquise revenait parfois sur ce sujet et combattait doucement cette inclination pour les voyages :

— Eh ! bon Dieu ! qu’irez-vous donc faire au pays des Hurons ? disait-elle. Je me figure qu’on y vit fort mal, et qu’on n’y trouve pas la moindre société depuis que la paix est faite et que les Français en sont revenus. Pour ce qui est d’aller en Angleterre, l’idée n’est pas heureuse non plus ; il y a trop de brouillards dans cette île, et les femmes y sont trop savantes. Quant au reste du monde, ça ne vaut vraiment pas la peine de se déranger pour le voir. J’ai accompagné M. de Leuzière dans ses ambassades à Vienne et à Madrid ; je me mourais d’ennui au milieu des magnificences de ces deux cours, et je vous déclare que, dans mon aversion pour le langage et les usages étrangers, j’eusse préféré cent fois la société d’une bourgeoise de la rue Saint-Denis à celle d’une grande d’Espagne ou d’une princesse de l’empire. Notre pays est le plus beau, le meilleur pays du monde ; croyez-moi, monsieur, restez en France ; ce n’est qu’en France que les Français peuvent vivre.

Mme de Champreux écoutait ces boutades de la marquise sans laisser voir son opinion, sans dire une parole pour blâmer ou encourager les projets d’Estève. Au contraire de ce qu’il aurait eu le droit d’espérer, elle le traitait avec une plus froide bienveillance après deux mois de relations journalières que pendant les premiers jours de son arrivée à Froidefont. Elle mettait dans leurs rapports une réserve attentive qui l’eût rendu bien malheureux ou bien fier s’il eût songé à l’interpréter, car il aurait pu croire que cette réserve tenait à quelque aversion ou à quelque préférence secrète ; mais il l’attribuait plus naturellement à un sentiment de dignité, d’exquise modestie. D’ailleurs, il y avait dans cette froideur même une politesse égale, un ton de douceur qui éloignait toute idée de hauteur et de dédain.

Mlle de La Rabodière, moins frivole que la marquise, moins indifférente que Mme de Champreux, et peut-être éclairée par une douloureuse expérience, avait deviné qu’Estève souffrait au fond de l’ame et qu’il éprouvait des peines dont la cause échappait à sa pénétration. Comme il ne parlait jamais du passé, elle supposa que quelque malheur, dont il voulait par fierté, par un sentiment d’honneur peut-être, garder le secret, avait frappé sa famille et détruit sa position. Dans cette persuasion, elle l’engageait indirectement à s’occuper de son avenir, de sa fortune, et ne perdait aucune occasion de lui donner de bons conseils.

Un jour, ils étaient comme seuls dans le salon, car la marquise, qui était une déterminée joueuse, faisait sa partie avec Mlle de Rochemartine, et Mme de Champreux, assise un peu à l’écart, travaillait avec une application si soutenue, qu’on pouvait croire qu’elle ne prêtait pas la moindre attention à ce qui se disait autour d’elle. Mlle de La Rabodière laissa aller la gazette qu’elle lisait, et, se rapprochant d’Estève, elle lui dit à demi-voix : — Nous aurons ce soir des gens considérables, auxquels Mme la marquise se fera un plaisir de vous présenter. Ces relations pourront vous être utiles quelque jour, s’il vous prenait envie d’entrer dans une carrière, de solliciter quelque emploi.

— Je n’ai point d’ambition, répondit Estève en soupirant ; d’ailleurs, sais-je si je serais propre à faire quelque chose ? J’aime mieux rester à l’écart, dans mon obscurité, que de tenter cette chance.

— Vous êtes trop jeune pour prendre si peu de souci de l’avenir, reprit Mlle de La Rabodière ; quelque jour, votre oisiveté vous pèsera ; après avoir gaspillé votre activité, l’énergie de votre esprit, vous regretterez de n’avoir pas donné un but utile à vos fatigues. Alors vous aurez la volonté, mais les forces manqueront.

— Hélas ! je suis déjà las et à bout de toutes mes forces, murmura Estève.

Mlle de La Rabodière le regarda d’un air affectueux et touché qui semblait solliciter une plus entière confiance. Il le comprit, et continua d’une voix triste :

— Ma vie jusqu’ici s’est misérablement consumée dans des luttes contre les évènemens, contre moi-même. Aujourd’hui tout cela est fini ; mais je suis à jamais brisé. Tout le bonheur que je peux espérer encore, c’est le repos, le repos dans la solitude où j’irai me réfugier et cacher le reste de ma vie.

— Vous abandonneriez ainsi le monde !

— Aucun intérêt ne m’y retient, répondit-il avec effort.

En ce moment, comme si son cœur eût involontairement protesté contre ses paroles, il leva les yeux sur Mme de Champreux. Elle avait fait le même mouvement, et leurs regards se rencontrèrent. Estève tressaillit intérieurement ; ce regard, qui avait plongé dans le sien, rayonnant et rapide comme l’éclair, avait une expression mélancolique, presque douloureuse. Cette scène muette n’eut que la durée de quelques secondes : avant que Mlle de La Rabodière eût pu s’apercevoir du mouvement de la comtesse, celle-ci avait repris son travail et brodait activement, le visage penché sur le métier ; mais ses mains étaient tremblantes, et il semblait qu’un incarnat plus vif animait la blancheur transparente de son teint. Estève avait aussi baissé les yeux ; il était pâle et troublé comme un homme qui, en proie à quelque hallucination étrange, a la conscience de son erreur et s’efforce de ressaisir la réalité.

Il y eut un moment de silence ; mais Mlle de La Rabodière, qu’animait une bonne volonté obstinée, reprit l’entretien.

— Est-il donc si difficile à un homme qui possède vos avantages de se créer des intérêts, des liens dans le monde ? dit-elle. Vous n’avez point de famille ; eh bien ! il faudrait en trouver une, il faudrait vous marier.

— Moi ! s’écria Estève avec un air d’étonnement et d’effroi qui fit sourire la demoiselle de compagnie.

— Allons, continua-t-elle gaiement, il paraît que cela gagne ; c’est comme une épidémie d’héroïques résolutions. Plus d’amoureuses passions, de tendres faiblesses ; on cherche le bonheur dans l’indifférence, la froide sagesse, la liberté surtout. — Eh, grand Dieu ! ajouta-t-elle avec un soupir, si vous saviez comme on finit par se lasser de ce calme parfait ! Croyez-moi, soyez moins philosophe ; ne regardez pas de si haut cette pauvre vie humaine. Faites des folies, s’il le faut, plutôt que d’être trop raisonnable.

— Ah ! Sylvie, Sylvie ! que prêchez-vous donc là ? Vous allez pervertir M. de Tuzel, dit Mme de Champreux en relevant la tête et en s’adressant à Mlle de La Rabodière d’un ton de reproche enjoué, mais qui n’était pas dénué, au fond, d’une intention sérieuse.

— Vous nous écoutiez sournoisement, madame la comtesse, s’écria la vieille fille ; eh bien ! tant pis pour vous, belle indifférente ! vous aurez ainsi entendu vos vérités.

— Ma chère Sylvie, je vais prêcher à mon tour, répondit la comtesse avec un sourire. — Et se tournant vers Estève, sans cependant lever les yeux sur lui, elle reprit d’un ton plus grave, tout en continuant sa tapisserie : — C’est, je crois, un grand malheur et une grande faute de s’abandonner à certains entraînemens, de faire des folies, comme vous le conseille pourtant la plus sage personne du monde. Mais la vie d’un homme ne doit pas être sans but, et pour les esprits actifs et capables il y a plus d’une carrière ouverte. Ayez donc de l’ambition, monsieur ; mettez de côté ce découragement, cette défiance de vous-même que vous montriez tout à l’heure, et tentez toutes les chances que la fortune vous offre. — Elle s’interrompit et passa la main sur son front comme pour préparer la suite de son argumentation et se remettre de l’espèce d’embarras qui la gagnait à mesure qu’elle manifestait sa pensée.

Mlle de La Rabodière comprit qu’il y avait quelque intention cachée dans ce qu’elle venait de dire, et que son hésitation même annonçait que c’était chose embarrassante à déclarer.

— Ah ! madame, dit-elle en riant, je suis sûre que vous allez proposer à M. de Tuzel quelque riche mariage, et que vous ne savez comment vous y prendre pour le lui conseiller.

La comtesse fit vivement un geste négatif et reprit avec effort :

— Non, ce n’est pas cela ; il m’est plus naturellement venu une autre idée, en entendant M. de Tuzel avouer son goût pour les voyages. Ma mère est la proche parente de M. le gouverneur de Saint-Domingue, qui se trouve actuellement à Paris ; elle a quelque crédit auprès de lui, et elle en userait volontiers en faveur de M. de Tuzel, s’il voulait passer en Amérique pour y exercer quelque haut emploi. Si j’osais me permettre un conseil, je dirais que cette carrière est belle et honorable.

— Ah ! madame, interrompit Mlle de La Rabodière d’un ton à moitié fâché, que vous a donc fait M. de Tuzel pour que vous vouliez l’envoyer ainsi à l’autre bout du monde ? — Refusez, ajouta-t-elle en se tournant vers Estève ; refusez-donc, monsieur !

— Oui, mais je n’en rends pas moins grace à madame la comtesse, qui a daigné un instant s’occuper de moi, répondit-il, navré de cette marque d’intérêt, qui était au fond une preuve si évidente d’indifférence. La fortune que j’ai me suffit, poursuivit-il, pressé d’épuiser ce pénible sujet d’entretien : j’ai ce qu’on appelle un sort indépendant, et je ne tenterai pas d’acquérir des biens qui n’ajouteraient rien à mes satisfactions ; mais je n’en emploierai pas moins ce que j’ai de force et d’activité. Dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, j’entreprendrai un long voyage, et un jour, si je vis, je reviendrai vous donner des nouvelles de ce pays que madame la marquise appelle la république des Hurons.

Quelques jours s’écoulèrent encore. Estève reparla de ses projets de départ, mais la marquise n’y voulut rien entendre. Elle s’était accoutumée à la présence de ce beau jeune homme, qu’elle avait créé son chevalier d’honneur ; elle aimait sa tournure d’esprit, ses manières simples et dignes, son caractère, et, par une sorte d’égoïsme affectueux, elle voulait le retenir jusqu’au jour où elle quitterait elle-même Froidefont.

Mme de Champreux avait insensiblement amené ses relations avec Estève aux termes les plus mesurés : elle le traitait avec cette réserve, cette froide douceur, qui ne donnent aucune prise ; mais elle était d’ailleurs d’une politesse si exacte, d’une humeur si parfaitement égale, qu’Estève ne put craindre un seul moment que sa présence à Froidefont lui fût importune. Il pensa que les sentimens de la comtesse pour lui n’allaient pas au-delà de l’estime la plus indifférente, et, comme il n’avait jamais espéré davantage, son cœur n’en souffrit pas. Le principe de toutes les félicités que lui donnait son amour était dans cet amour même, dans son adoration pour cette femme dont le regard doux et distrait s’arrêtait si rarement sur lui. Il ne cherchait pas à lui parler, il fuyait même les occasions de se rapprocher d’elle ; tout son bonheur consistait dans une contemplation humble et silencieuse. Le soir, au salon, il évitait de se mêler au groupe qui l’entourait. Lorsqu’il n’y avait point d’étrangers au château, il aurait pu s’offrir naturellement pour l’accompagner dans ses promenades ; mais il ne profitait même pas de ces bénéfices de sa position, et il laissait la comtesse sortir seule avec une des demoiselles de compagnie, se bornant à les suivre de loin sans qu’elles pussent s’apercevoir de sa présence.

Un jour, la comtesse et Mlle de La Rabodière étaient sorties pour faire une de ces excursions qu’elles appelaient leurs voyages autour du parc. Estève dirigea plus tard sa promenade du même côté, vers les bords de la Marne, car il savait que la comtesse irait se reposer dans l’île. Jamais peut-être il n’avait parcouru avec un cœur plus ravi d’admiration et d’amour ces lieux où il suivait sa trace. Cet air qu’elle avait respiré l’enivrait, il lui semblait que des influences bénies l’environnaient de toutes parts et planaient sous ces voûtes de feuillages dont elle aimait l’ombrage noir et profond. Le soir approchait, et le crépuscule des allées commençait à s’assombrir ; un rayon de soleil pénétrait encore dans les clairières et dorait la pointe verte des gazons ; mille bruits confus et charmans, les bruits d’une belle nuit d’été, s’élevaient déjà dans le vaste silence du parc. C’était l’heure où Mme de Champreux retournait au château. Estève eut la pensée d’aller visiter l’île après elle et de s’asseoir un moment à la place qu’elle venait de quitter.

Comme il gagnait les bords de la Marne, il lui sembla qu’un cri, un cri de détresse, s’élevait de ce côté. Il s’élança et franchit en un instant la longue allée de peupliers qui aboutissait en face de l’île. Pendant ce trajet, il n’entendit plus rien. En arrivant au bord de l’eau, il ne vit personne. Le batelet avait disparu, et il n’y avait pas trace humaine aux environs des deux embarcadères. Alors, saisi d’une cruelle angoisse, il parcourut du regard le cours de la Marne et ne tarda pas à apercevoir le batelet qui s’en allait en dérive et désemparé de son aviron.

À cette vue, la première pensée d’Estève fut que Mme de Champreux et sa compagne étaient entrées dans cette frêle embarcation qui avait aussitôt chaviré, et qu’elles étaient au fond de la rivière, déjà mortes peut-être. Un cri terrible, un cri de désespoir et d’horreur, s’échappa de sa poitrine, et il se jeta instinctivement à l’eau, mais au même moment une voix s’éleva dans l’île : c’était celle de Mmede Champreux qui appelait au secours. Estève passa la rivière, qui était peu profonde en cet endroit, franchit d’un bond l’embarcadère et courut à la cabane.

Alors un spectacle bizarre, inoui, frappa ses regards. La comtesse était à genoux, ainsi que sa demoiselle de compagnie et une fillette de la ferme qu’elles amenaient ordinairement pour les passer dans l’île. Une espèce de géant fauve et déguenillé rodait autour d’elles, en brandissant son couteau comme pour les effrayer, et semblait se divertir beaucoup de leur terreur.

— Misérable ! cria Estève en se précipitant sur lui avec une furie qui doublait ses forces, et aussitôt le colosse tomba terrassé la figure contre terre et rugissant de colère.

— Ah ! monsieur, c’est un fou ! Ne le tuez pas ! s’écria Mme de Champreux entraînée par un mouvement de généreuse compassion. Avant qu’elle eût achevé, Estève, pâle et tremblant, avait laissé aller cet homme, qui se retourna en levant sur lui son couteau avec un geste de fureur sauvage. Les trois femmes firent un cri perçant, elles crurent qu’Estève allait périr à leurs yeux ; mais aussitôt le fou laissa tomber son couteau et bégaya avec un accent de surprise et de joie :

— Père, père, bon père ! donnez à Genest, au pauvre Genest… la charité, pour l’amour de Dieu… Puis, regardant l’habit d’Estève d’un air inquiet, il ajouta : — Venez, venez là-bas, au couvent. Allons trouver le père Timothée. Alors vous aurez une robe blanche avec un beau scapulaire noir… Mon père… mon père, la charité au pauvre Genest, s’il vous plaît ?

Estève, un peu revenu de sa surprise, repoussa le mendiant et lui dit avec un geste d’autorité :

— Va-t-en ! je t’ordonne de t’en aller, malheureux et maudit que tu es !

Genest le regarda d’un air de soumission plaintive, baissa la tête et obéit. On le vit franchir la berge, traverser le grand bras de la rivière à la nage et disparaître derrière les arbres du chemin. Pendant cette scène rapide. Mme de Champreux et sa demoiselle de compagnie étaient restées immobiles d’étonnement.

— Vous aviez déjà fait la charité à ce mendiant, il vous a reconnu, monsieur, s’écria Mlle de La Rabodière. Grand Dieu ! quelle rencontre !

— Mais comment ce misérable se trouvait-il ici ? interrompit Estève, comment a-t-il osé vous aborder, vous menacer ?

— C’est ma faute, répondit la comtesse encore pâle et tremblante ; cet homme était sur l’autre rive, il nous a aperçues, et il a tendu la main vers nous comme pour demander l’aumône ; alors, sans réflexion, j’ai fait le geste de lui jeter quelques pièces de monnaie. Aussitôt il a passé la rivière, et j’avoue que je n’ai pu m’empêcher de rire en voyant cette figure qui sortait de l’eau tout échevelée et ruisselante, avec une poignée de roseaux à la main comme ces fleurons peints en camayeu sur les dessus de porte. Ce malheureux s’est approché, et j’ai compris tout de suite, à sa manière de parler, à son air, que c’était un idiot, un insensé. Il s’est mis à dire mille choses incohérentes dont nous avons eu la folie de nous divertir. Tout à coup il a commencé à psalmodier en imitant l’air recueilli et l’attitude d’un moine qui chanterait au chœur ; puis, comme nous le regardions en riant, il nous a commandé d’un air impérieux de nous mettre à genoux. Je lui ai dit de s’éloigner, et, voyant qu’il n’obéissait pas, j’ai fait signe à Mlle de La Rabodière et à Georgette de me suivre ; mais il nous a barré le passage, et, tirant son couteau d’un air de fureur, il a renouvelé son injonction. Nous étions plus mortes que vives. Il a fallu céder. Alors, soit avec une méchante intention, soit seulement pour nous effrayer, il s’est mis à bondir autour de nous avec son couteau à la main… Cependant Georgette s’est courageusement échappée pour aller chercher du secours ; mais il l’a rejointe à l’embarcadère et l’a ramenée.

— Après avoir donné un coup de pied à la barque, qui a suivi le fil de l’eau et qui doit être loin à présent, ajouta la jeune fille.

— Quelle situation ! reprit la comtesse. Cet homme continuait à nous menacer, et s’irritait au moindre mouvement que nous faisions. C’était un accès de folie qui s’exaltait de plus en plus. Nous étions terrifiées. Quel moyen de sortir d’une telle position ? Que dire à un fou pour le toucher, l’effrayer ou le convaincre ? Heureusement, oh ! bien heureusement, monsieur, vous êtes venu à notre secours.

— Et heureusement aussi vous avez imposé à cet homme, et il s’est souvenu dans sa folie que vous lui aviez fait du bien, ajouta Mlle de La Rabodière. Dans son respect et son affection, il vous a appelé son père. Mais où donc l’avez-vous rencontré ? À la porte de quelque couvent, je suppose, car il vous a parlé d’un moine.

— Oui, je me souviens, répondit Estève d’une voix troublée ; c’était effectivement dans une maison religieuse.

— À l’abbaye où M. votre oncle, le comte de Baiville, a fait profession ?

— Oui, mademoiselle, c’est là précisément.

— Voilà pourquoi il voulait vous emmener pour qu’on vous donnât une robe de moine. Quel étrange pêle-mêle d’idées dans la tête de ce malheureux !

— Qu’allons-nous faire ? et comment sortir d’ici maintenant ? s’écria la comtesse.

Estève regarda du côté où il avait aperçu la barque ; mais le courant l’avait entraînée. D’ailleurs la nuit tombait, et l’on ne distinguait plus rien que des masses obscures qui surplombaient la rive.

— Il faut que Georgette tâche de passer à gué, et qu’elle aille chercher du monde au château, reprit Mme de Champreux.

— Certainement je passerai, répondit la fillette ; pas toute seule pourtant, je perdrais pied. Mais si monsieur veut m’aider, lui qui a déjà passé ?…

— Cette enfant a raison, dit Estève : il y a trop d’eau pour qu’elle passe seule ; mais je puis la porter à l’autre bord.

— Pourquoi ne passerions-nous pas de la même manière ? objecta la demoiselle de compagnie. À quoi bon attendre ? La nuit vient ; on doit être inquiet déjà au château, et notre situation ici n’est pas des plus agréables. Il y a sous ces arbres comme un brouillard qui vous pénètre. M. de Tuzel doit grelotter dans ses vêtemens mouillés.

— Ne prenez aucun souci de moi, interrompit-il ; ne songez qu’à ce que je puis faire pour vous être bon à quelque chose.

— Ma chère Irène, vous tremblez, reprit Mlle de La Rabodière en prenant la main de Mlle de Champreux ; cette robe de linon vous garantit mal ; vous avez le frisson. Venez, partons tout de suite, au nom du ciel !

La comtesse garda le silence.

— Madame, dit Estève en se rapprochant d’elle, l’air est humide ici ; il y règne, après le coucher du soleil, une fraîcheur dangereuse et qu’il faut se hâter de fuir. Souffrez que je vous rende sur-le-champ le service que vous recevriez dans une heure d’un de vos valets de pied.

— Allons, répondit la comtesse d’une voix mal assurée.

L’enfant et la demoiselle de compagnie passèrent d’abord, puis Estève revint chercher la comtesse. Elle était debout sur la dernière marche de l’embarcadère ; l’obscurité empêchait qu’on distinguât ses traits, mais on voyait qu’elle avait croisé les bras sur son mantelet de soie, après s’être enveloppée, et qu’elle baissait la tête dans l’attitude d’une craintive attente… En ce moment, une impulsion machinale soutenait seule Estève ; il exécutait chaque mouvement par une sorte d’effort instinctif. Les ressorts de son être matériel avaient toujours la même vigueur, la même puissance ; mais, au fond de son ame, il se sentait défaillir et mourir… D’un bras à la fois sûr et tremblant, il entoura la taille frêle de la comtesse, et, la soulevant, il l’emporta serrée contre sa poitrine… Malgré sa haute stature, il avait de l’eau jusqu’à la ceinture, et le flot qu’il fendait péniblement jaillissait autour de lui en vagues bruyantes… Il eut un instant de vertige ; la tête de la comtesse était appuyée et cachée contre son épaule ; elle se laissait aller entre ses bras comme un corps inerte, une personne évanouie ou morte, et pourtant il sentait son cœur battre avec violence, comme si elle eût été en proie à une de ces terribles et profondes émotions de l’ame qui troublent et suspendent les fonctions de la vie.

— Vous avez peur ! murmura-t-il en l’étreignant plus étroitement par un mouvement involontaire.

— Non, répondit-elle d’une voix brève.

Une minute après, ils abordèrent.

Mme de Champreux s’élança sur le rivage, prit le bras de sa demoiselle de compagnie, et se mit à marcher vivement vers le château, comme si elle avait hâte de fuir les lieux où venait de se passer cette étrange scène. Mais la force factice qui la soutenait s’évanouit bientôt ; elle s’arrêta brusquement et en disant d’une voix éteinte :

— Je ne puis aller plus loin… J’ai froid… Il me semble que je vais mourir.

Estève la soutint et la déposa à moitié évanouie sur le gazon, au bord de l’allée ; elle avait les mains glacées et frissonnait, enveloppée dans sa mante. — Ma chère Irène, vous tremblez la fièvre, s’écria Mlle de La Rabodière désolée. Ah ! pauvre enfant ! c’est le saisissement, la fatigue, qui l’ont mise en cet état ! Cours, Georgette, ajouta-t-elle, cours à toutes jambes, ma fille, va dire au château qu’on amène sur-le-champ une chaise.

Estève voulut aller lui-même. — Non, non, s’écria la demoiselle de compagnie en le retenant ; il est nuit close, nous mourrions de peur seules ici. Restez, restez, monsieur.

Heureusement, la comtesse n’étant pas rentrée à l’heure ordinaire, on avait eu l’idée d’envoyer un carrosse au-devant d’elle : Georgette le rencontra au bout de l’avenue. Les deux femmes y montèrent avec Estève, et l’on reprit au grand trot le chemin du château. Pendant ce trajet rapide. Mme de Champreux s’était rejetée au fond du carrosse ; la faible clarté que projetaient les lanternes à travers les glaces baissées permettait d’entrevoir son attitude, mais non l’expression de son visage. Immobile, et la tête appuyée sur sa main, elle pressait son mouchoir sur ses lèvres et gardait le silence.

En descendant de carrosse, elle assura qu’elle se trouvait mieux ; mais Estève s’aperçut qu’elle avait pleuré en chemin. Après avoir embrassé son aïeule, qui écouta avec de grandes exclamations le récit que lui fit Mlle de La Rabodière, elle alla s’enfermer chez elle et ne parut plus jusqu’au surlendemain. La marquise prétendit que sa petite-fille avait des vapeurs, et fit venir son médecin de Paris ; mais le docteur déclara qu’il ne voulait rien ordonner à la plus rebelle des malades, et l’indisposition de Mme de Champreux n’eut pas d’autres suites.

Pendant quelques jours, on ne s’entretint à Froidefont que de l’étrange aventure arrivée dans l’île ; puis, comme on crut s’apercevoir que ce sujet de conversation attristait la comtesse, on n’en parla plus du tout. Le cœur d’Estève était livré à des préoccupations si violentes, qu’il oublia bientôt l’espèce d’inquiétude que lui avait causée sa rencontre avec Genest le vagabond. Il pensa que l’idiot ne garderait de ce fait qu’une idée confuse, et qu’il n’y avait rien à craindre de sa mémoire. D’ailleurs, ses moyens de communication étaient si bornés, il parlait une langue si incomplète, qu’il semblait certain que, quand même un souvenir fût resté dans sa pauvre tête, il ne parviendrait jamais à faire comprendre comment et en quel lieu il avait retrouvé Estève.

Cette existence tout à la fois paisible et agitée, calme en apparence, mais bouleversée par tant d’orages intérieurs, dura encore pendant quelques semaines. Estève se disait avec une joie douloureuse, la joie du condamné dont un sursis prolonge la vie, qu’il lui restait un mois peut-être, un mois encore avant de quitter Froidefont.

Un matin, il lisait dans la bibliothèque, — la bonté du ciel voulut qu’il y fût seul, — un valet entra et lui dit respectueusement : — Monsieur veut-il prendre la peine de passer chez lui ? quelqu’un l’attend, une personne qui désirerait parler à monsieur sur-le-champ.

— Le nom de cette personne ? demanda Estève avec un certain trouble.

— Elle n’a pas voulu le dire, et je n’ai pas osé insister, répondit le valet.

— C’est bien ; allez lui annoncer que je vous suis, dit Estève, n’osant pas faire d’autres questions. Il monta chez lui rapidement et demeura comme pétrifié à la vue de celui qui l’attendait tranquillement assis dans sa chambre : c’était le père procureur de l’abbaye de Châalis, un des religieux que le père Anselme associait quelquefois à l’exercice de son autorité. Comme le valet, debout contre la porte encore ouverte, semblait attendre les ordres d’Estève pour se retirer, le moine lui fit signe de sortir, puis, se rapprochant du malheureux que sa présence avait anéanti, il lui dit d’un ton calme : — Remettez-vous, frère Estève ; je ne viens pas ici faire un scandale, et il ne tiendra qu’à vous que tout se passe sans bruit.

— Que me voulez-vous et que prétendez-vous ? s’écria Estève hors de lui.

— Rien que vous retirer de votre péché, mon frère, et vous sauver de votre apostasie, répondit le moine avec fermeté ; vous allez me suivre sans résistance, j’espère ; ne voulez-vous pas éviter par votre soumission un éclat fâcheux qui vous exposerait aux railleries, au mépris de ce monde où vous vivez ?

Estève garda le silence, un silence mêlé de rage et de confusion. Le père procureur reprit :

— Sa paternité m’a confié tous ses pouvoirs, elle m’a laissé le maître d’agir selon les inspirations de mon zèle pour la gloire de notre maison. Je me suis introduit ici sous un motif plausible ; l’habit que je porte explique mon intervention dans des affaires de famille ; vous direz que je suis envoyé par un de vos parens qui, au moment d’entreprendre un long voyage, désire vous emmener ; vous pourrez ainsi me suivre sans qu’on s’étonne de ce départ subit et sans qu’on cherche à savoir ce que vous serez devenu. Dieu permet ces subterfuges, quand ils ont pour motif les intérêts de notre sainte religion. Mon frère, réfléchissez au parti que je vous propose, il concilie les devoirs que mon état m’impose avec les sentimens de charité qui me parlent en votre faveur. Je puis ainsi vous sauver d’un éclat ignominieux ; vous disparaîtrez du monde sans y laisser une mémoire déshonorée, la mémoire d’un impie et d’un apostat.

Tandis que le moine parlait avec un accent de conviction et d’autorité en arrêtant sur Estève son regard armé d’une fermeté impassible, celui-ci, affaissé sur lui-même, le visage pâle et le front baigné d’une sueur froide, éprouvait l’agonie morale d’un homme qui n’a plus même une faible chance de salut, une lueur d’espérance.

— Et si je refusais de vous suivre ? dit-il enfin, non d’un air de défi, mais avec l’accent du désespoir.

— Alors j’emploierais la force, dit sans s’émouvoir le père procureur ; je requerrais l’assistance de la justice séculière, et, en vertu d’un ordre dont je suis muni, je vous ferais emmener par les gens de la maréchaussée.

— Mais alors je pourrais chercher dans la mort ma délivrance ! s’écria Estève avec exaltation et en s’approchant d’une fenêtre qui s’ouvrait sur la terrasse pavée en marbre du château.

— Mon frère, répondit froidement le moine, quand vous vous seriez brisé la tête sur ces dalles, Dieu condamnerait votre ame pour l’éternité, et le monde détournerait les yeux avec horreur de votre dépouille mortelle, que je réclamerais, moi, votre supérieur spirituel et l’un des dignitaires de l’abbaye royale de Châalis, où vous avez fait votre profession religieuse.

Un long silence suivit ces paroles.

Estève, la tête baissée sur ses mains, ne manifestait ses angoisses que par les frémissemens douloureux qui ébranlaient tout son corps. Le malheureux succombait à cette agonie ; le courage lui manquait, non qu’il songeât au sort terrible qui l’attendait dans les prisons du monastère, mais parce que le moment de se séparer à jamais de Mme de Champreux était venu. Enfin l’excès de son malheur même lui inspira une sorte d’énergie désespérée, et il dit avec la résolution d’un homme subitement résigné au sacrifice de sa vie : — Avant de partir, me sera-t-il permis de faire quelques dispositions, qui seront comme un testament de mort, et d’écrire à Mme la marquise de Leuzière ?

— Oui, mon frère, répondit le moine ; cette manière de prendre congé d’elle me paraît la plus convenable.

Estève prit alors la plume et écrivit d’abord à la marquise pour la remercier de l’hospitalité qu’il avait trouvée à Froidefont. Ce billet était conçu dans des termes où le respect était mêlé à la plus vive reconnaissance. Ensuite Estève sortit d’une armoire le coffret qui contenait encore près de deux cent mille livres en or ou en joyaux ; après en avoir tiré un rouleau de vingt-cinq louis, il le referma et écrivit la lettre suivante à Mlle de La Rabodière.

« Mademoiselle,

« Au moment de m’éloigner pour jamais des lieux où j’ai passé les plus heureux, les seuls momens heureux de ma vie, je n’ai pas la force de vous revoir pour vous exprimer les sentimens dont mon cœur est pénétré en vous quittant. S’il est une consolation possible pour moi dans l’isolement où je vais me trouver, je la devrai au souvenir que j’emporte de votre amitié.

« Souffrez que je vous confie en partant un soin qui ne saurait être rempli par de plus dignes mains : c’est celui d’employer la somme entière et la valeur des bijoux contenus dans le coffret que je vous envoie, à fonder une maison de refuge pour les enfans orphelins et les pauvres vieillards des environs de Froidefont. Mes vœux seraient comblés si Mme la comtesse de Champreux voulait accepter le patronage de cette fondation.

« Adieu, mademoiselle ; gardez un souvenir à celui que vous avez honoré de votre amitié, et qui, à sa dernière heure, songera encore aux jours heureux passés près de vous dans ces lieux qu’il ne reverra jamais, et où il laisse tout ce qu’il respecte et chérit le plus sur la terre.

« Froidefont, 20 septembre 1788. »

Il scella cette lettre, après y avoir enfermé la clé du coffret ; puis, sonnant le valet qui était dans son antichambre, il lui ordonna de tout préparer pour son départ.

Le père procureur approuva d’un signe cette précaution et assista d’un air impassible à ces arrangemens, qui semblaient annoncer un long voyage. Quand les malles furent fermées, il commanda au valet de chambre de faire avancer à l’une des petites portes la chaise de poste qui attendait dans l’avenue. Toutes ces dispositions n’avaient pas duré une heure ; il n’était guère plus de midi, et les dames du château, encore enfermées chez elles, n’apprirent rien des préparatifs de voyage qu’on faisait dans l’appartement d’Estève. Lorsque tout fut prêt, le père procureur se leva et dit simplement : — Allons !

Estève avait repris une sorte de sang-froid ; sa démarche et son geste étaient fermes, rapides, mais une extrême pâleur couvrait son visage. Il donna au valet de chambre tout l’argent de sa bourse et lui remit ensuite le rouleau de vingt-cinq louis qu’il avait gardé, pour le distribuer à la livrée du château. — Et maintenant, ajouta-t-il, voici, Saint-Germain, ce que je vous prie de faire : dans une heure, vous porterez ce billet à madame la marquise, et ce coffret avec cette lettre à Mlle de La Rabodière ; dans une heure seulement, entendez-vous, Saint-Germain ?

Le valet de chambre, discret et bien appris comme un domestique de bonne maison, ne fit aucune observation et promit d’exécuter ponctuellement les ordres qu’on lui donnait.

La chaise de poste était déjà à la porte. Estève descendit accompagné du père procureur, qui ne l’avait pas perdu de vue une minute. Avant de monter dans la chaise, il se tourna pour jeter un dernier regard sur la façade du château. Alors seulement les larmes lui vinrent aux yeux.

— Partons ! dit-il d’une voix étouffée et en s’élançant dans la voiture. Le père procureur monta après lui et cria au postillon : Par le chemin de Meaux !

Quelques cavaliers de la maréchaussée, qui stationnaient au bas de l’avenue, se rallièrent autour de la chaise de poste et l’escortèrent dès qu’elle eut atteint la grande route.

— Vous voyez que toute tentative pour vous échapper serait inutile, dit le père procureur ; mon cher frère, il faut vous soumettre à votre sort : il ne sera pas si rigoureux peut-être que vous le craignez.

— À présent je ne crains plus rien, répondit Estève d’un air de froide tranquillité.

Cette apparente fermeté n’était au fond qu’une sorte d’anéantissement qui rendait le malheureux insensible à de nouvelles souffrances. Il était comme un homme qui, précipité dans un abîme sans fond et sans rivages, roulerait dans le vide sans même essayer de se retenir, sans tendre ses mains raidies vers le fétu de paille qui paraît au naufragé une dernière chance de salut. Dans l’indifférence où il était de son sort, il ne songea pas même à demander si, comme il en avait eu le soupçon, c’était Genest le vagabond qui avait fait connaître l’endroit où on le retrouverait, et par quels moyens le père procureur était parvenu jusqu’à lui.

Il était nuit lorsque la chaise de poste arriva à Châalis et roula dans la première cour, qui séparait les bâtimens claustraux du logis des hôtes.

Quelques figures de frères convers, inquiètes et effarées malgré leurs efforts pour conserver l’impassibilité que commandait la discipline monastique, parurent à la porte du grand cloître ; mais aucun religieux ne se montra, sans doute un ordre du prieur les tenait éloignés. Pourtant, lorsque Estève traversa le préau, il crut apercevoir derrière un pilier le visage pâle et consterné du père Timothée. En passant le seuil du monastère, Estève parut frappé d’un souvenir subit : — Ce jour est un anniversaire, dit-il, un anniversaire maudit ; il y a eu dix ans, aujourd’hui, que je passai pour la première fois cette porte.

— C’est vrai, murmura l’un des convers, je m’en souviens, c’est moi qui la lui ai ouverte pour son malheur et sa condamnation éternelle !

Estève regarda cet homme, dont le visage exprimait une stupide indignation, et lui dit avec douceur : — Et maintenant, mon frère, vous allez me conduire encore en présence du prieur ; mais ce ne sera plus aux mêmes fins.

Il monta d’un pas ferme à la cellule du père Anselme, qui l’attendait entouré de quelques-uns de ses familiers. Il y avait en ce moment sur le visage d’Estève une sorte d’impassibilité froide et résolue qui fit comprendre au prieur que l’infortuné livré à sa justice était dompté, mais non soumis. Trop prudent, trop habile pour se livrer au ressentiment, à la sourde colère qu’il nourrissait depuis six mois contre celui dont l’apostasie avait trompé toutes ses prévisions, toutes ses espérances, il garda une attitude calme, et son visage n’exprima qu’une froide sévérité.

— Frère Estève, dit-il, tandis que les assistans gardaient un profond silence, vous avez encouru le châtiment auquel les lois canoniques et les statuts de notre ordre condamnent le religieux qui manque aux trois vœux qu’il a prononcés. Avez-vous quelque excuse à alléguer ?

— Aucune, répondit Estève.

— Alors, mon frère, soumettez-vous avec contrition, continua le prieur d’un ton de mansuétude ; notre devoir est de vous infliger le châtiment que mérite votre faute, mais la miséricorde de Dieu, votre repentir et notre charité pourront l’abréger. Nous vous dispensons de faire amende honorable devant la communauté capitulairement assemblée, et nous vous ordonnons seulement de vous rendre dans la cellule où vous devez passer le temps de votre pénitence. Alors, sans autre formalité et sans autre appareil, Estève fut conduit dans une des cellules du troisième cloître. Il reconnut, à la lueur du flambeau que portait un des convers, le préau dévasté, les décombres rongés par des mousses noirâtres, et les grilles derrière lesquelles il avait aperçu jadis des reclus et des fous. À mesure qu’il approchait, il entendait une voix lamentable crier derrière une de ces horribles grilles : — Père, bon père, la charité ! bon père !

— C’est Genest ! s’écria Estève avec un étonnement qui lui fit oublier un moment sa propre misère : comment ce malheureux a-t-il pu attirer sur lui une si horrible punition ?

— Il aurait fait comprendre à d’autres personnes peut-être ce qu’il a su dire devant leurs révérences, répondit un des convers ; le monde est rempli de gens impies qui sont curieux de tous les scandales qui arrivent dans les couvens.

Estève comprit alors quelle part Genest avait eue à ce qui se passait, et quelle barbare prudence avait motivé sa réclusion. Il avait déjà pardonné à ce malheureux, par la main duquel la fatalité qui poursuivait sa vie venait de lui porter le dernier coup ; il le plaignit au milieu de ses propres douleurs avec une généreuse sympathie. Lorsque Estève se trouva seul dans la cellule où il devait peut-être achever ses misérables jours, il jeta autour de lui un regard morne, stupéfait, et se demanda si c’était bien lui-même qui venait de se laisser ensevelir dans cet affreux tombeau. Sa vue parcourait successivement les objets tristes et terribles qui l’environnaient : sa couche de paille, au chevet de laquelle une tête de mort semblait ouvrir ses yeux sans regard, l’unique siége placé devant une table grossière, et le prie-dieu dont les genoux des malheureux reclus avaient usé la planche. Au milieu de ces lugubres images, de cet horrible abandon, de cette solitude, de ce silence, il se souvint que la veille encore, à pareille heure, il était assis dans le salon de la marquise de Leuzière, à quelques pas de Mme de Champreux, et environné de tant d’éclat, de bonheur et de joie. Alors il tomba dans un désespoir qui lui arracha des sanglots et des cris tels que ces voûtes effroyables n’en avaient jamais entendu ; il appela mille fois la mort à son secours, et le lendemain le frère convers qui vint lui apporter sa nourriture le trouva étendu et comme expirant sur les dalles de la cellule.

Il passa plusieurs jours dans cette lutte énergique de la vie qui défend contre la mort une organisation encore jeune et puissante. Ce fut la vie qui l’emporta enfin, et Estève revint graduellement de cette longue agonie. Pendant sa maladie, un frère convers avait silencieusement veillé près de lui, et, quand il fut en convalescence, il s’aperçut de quelque adoucissement à son sort. Il lui était permis de quitter sa cellule et de se promener dans l’enceinte du troisième cloître ; mais il était d’ailleurs l’objet d’une si grande vigilance, que le père Timothée ne put jamais parvenir jusqu’à lui, et qu’il ne vit plus d’autre visage humain que celui du frère convers qui le servait, et la figure morne et souffrante de son triste compagnon d’infortune, Genest le vagabond. Son organisation vigoureuse résista aux privations matérielles, mais sa raison se serait peut-être éteinte dans les lentes tortures d’une telle existence, s’il n’eût trouvé dans l’exercice de la charité, de la bonté compatissante de son ame, une sublime distraction à ses souffrances. Cet idiot, ce misérable insensé, cause involontaire de son malheur, devint l’objet de ses soins. La triste créature s’éteignait dans sa prison ; la violence qu’on faisait à ses instincts la tuait. Lorsque le printemps faisait sentir sa douce influence jusque dans cet affreux séjour, lorsque des troupes d’hirondelles passaient au-dessus des murs et que l’herbe verdissait entre les pavés de la cour, Genest, saisi d’une inexprimable souffrance, se traînait le long des murs comme pour chercher une issue ; puis il s’asseyait, laissait tomber sa tête sur ses mains puissantes, et se prenait à gémir avec l’accent plaintif et désolé d’un enfant. À la voix d’Estève, le malheureux se ranimait pourtant ; lorsque celui-ci s’approchait et essayait de le consoler, il lui baisait les mains et bégayait : — Père, bon père Estève, restez avec le pauvre Genest. La charité au pauvre Genest, pour l’amour de Dieu !

VIII.

Il y avait plus de deux ans qu’Estève traînait une vie languissante et qui semblait approcher enfin du terme suprême. Un matin, il lisait, assis devant la petite cheminée de sa cellule, un livre de prières que lui avait prêté le frère convers ; aucune plainte, aucun mouvement ne troublait plus le silence de sa prison : le pauvre Genest était mort depuis un mois. — Tout à coup un bruit inaccoutumé se fit entendre, des pas pressés résonnèrent sur le pavé sonore de la cour. Estève se leva tout éperdu et ouvrit la porte de sa cellule ; c’étaient le père Timothée et l’abbé Girou qui arrivaient. Ils se jetèrent dans les bras d’Estève en s’écriant : — Venez, suivez-nous ! venez, les portes sont ouvertes !

— Quoi ! le prieur veut ma délivrance ? s’écria-t-il, c’est lui qui vous envoie. Oh ! qu’il soit béni mille fois, mon Dieu !

— Il n’y a plus ici ni prieur, ni religieux, répondit le père Timothée ; des prodiges viennent de s’accomplir, nous sommes libres ! Et comme Estève le regardait de l’air égaré, stupéfait, d’un homme qui doute de sa raison et du témoignage de ses sens, il lui montra, dans le journal qu’il tenait à la main, le décret de l’assemblée constituante : « La loi constitutionnelle du royaume ne reconnaîtra plus de vœux monastiques solennels des personnes de l’un et de l’autre sexe ; en conséquence, les ordres et congrégations religieuses sont et demeureront supprimés en France, sans qu’il puisse en être établi de semblables à l’avenir. »

Estève, privé de toute communication avec le monde, n’avait rien su des évènemens qui venaient de s’accomplir. Il apprit en même temps tous les actes qui avaient commencé la révolution, changé l’ancien ordre de choses et à moitié renversé le trône. Déjà alors les priviléges des castes nobles étaient supprimés, les droits du clergé abolis, et les biens ecclésiastiques réunis au domaine national.

Le prieur et la plupart des religieux abandonnèrent le jour même l’abbaye de Châalis. Estève, l’abbé Girou et le père Timothée restèrent jusqu’au lendemain dans le logis des hôtes. Le père Timothée semblait éprouver plus d’étonnement que de joie de ce changement d’existence. Malgré son scepticisme religieux et sa profession avouée d’athéisme, il y avait encore en lui des opinions, des préjugés de race ; le vieux gentilhomme vivait encore dans la personne du moine défroqué. L’abbé Girou acceptait avec sa soumission ordinaire le bien et le mal que la Providence dispensait aux hommes dans cette violente réaction. Il gémissait sur les désastres de l’église et remerciait le ciel de la délivrance d’Estève. — Mon ami, lui dit-il, je suis venu pour vous emmener ; j’occupe, dans un des quartiers les plus tranquilles de Paris, un logement où je me suis retiré, bien que je remplisse encore les fonctions d’aumônier de la prison de Saint-Lazare ; c’est là que nous vivrons ensemble. — Le digne prêtre offrit ensuite au père Timothée de partager l’asile qu’il donnait à Estève, et décida le vieux moine à les accompagner.

La première pensée d’Estève fut d’aller à Froidefont pour savoir quel était le sort de la famille de Leuzière au milieu des bouleversemens qui avaient changé tant de hautes existences ; mais on était au cœur de l’hiver, et probablement il n’y avait à Froidefont que le concierge et le régisseur. Estève préféra aller d’abord à Paris, où il avait plus de chances de trouver la marquise et sa petite-fille dans leur hôtel de la rue de Varennes.

L’abbé Girou occupait dans le haut du faubourg Saint-Denis une petite maison située entre cour et jardin ; aucun des bruits de la grande ville ne retentissait jusque-là, et Paris tout entier aurait été livré au pillage et à la destruction, qu’on n’en aurait rien su dans cette maisonnette, que le vaste enclos de Saint-Lazare séparait des autres habitations. Une vieille Provençale, que l’abbé Girou avait trouvée sur le pavé de Paris, faisait le ménage et prenait soin de ce modeste intérieur. La santé d’Estève se raffermit promptement dans cet humble bien-être, et la société douce et consolante de ses deux amis releva ses forces morales. Il se rattacha à la vie par des affections et par des espérances qu’il osait à peine formuler en lui-même, mais qui lui causaient des tressaillemens de tendresse et de joie.

Dès le second jour de son arrivée à Paris, il était allé à l’hôtel de Leuzière. Avant même que sa main eût soulevé le lourd marteau de la porte-cochère, il avait compris, à la tranquillité, au silence de cette demeure, que les maîtres étaient absens. Il dut frapper plusieurs fois pour se faire ouvrir, car il n’y avait personne dans la loge du suisse. Le concierge auquel il s’adressa le regarda d’un air inquiet, défiant, et lui répondit avec une sèche politesse que Mme la marquise de Leuzière et Mme la comtesse de Champreux étaient à la campagne.

— À Froidefont sans doute ? s’écria Estève.

— Non, monsieur, répliqua vivement cet homme ; Mme la marquise est en Lorraine, mais on l’attend à Paris vers la fin de l’hiver, du moins je le crois.

Estève se retira. Comme il sortait, un savetier, assis dans sa misérable échoppe au coin de la rue, releva la tête, et lui cria :

— Il s’est fait prier pour vous ouvrir la porte, le vieux loup ! et je parierais qu’il vous a débité un tas de mensonges. Il dit à tous venans que la vieille dame est à la campagne ; mais il sait bien le contraire, l’ivrogne !

— Comment ! que voulez-vous dire ? s’écria Estève, frappé des paroles de cet homme, et se résignant avec une sorte de dégoût à l’interroger.

— Je dis que la vieille marquise est une aristocrate qui a passé à l’étranger avec sa petite-fille et toute sa fortune. Elle a émigré comme tant de nobles de ce quartier.

— Mais Mme la marquise de Leuzière ne se mêlait pas de politique, interrompit Estève.

— Vous croyez ça ! Elles étaient de la cour ; je les ai vues à Versailles les 5 et 6 octobre, quand nous sommes allés chercher le roi. Je vous dis que c’étaient des aristocrates, et qu’aujourd’hui elles conspirent à l’étranger.

Estève comprit qu’il pouvait y avoir quelque chose de vrai dans les soupçons de cet homme ; déjà une partie de la famille royale et de la haute noblesse, alarmées par la gravité des évènemens, avaient cherché un refuge hors du royaume, et il était possible, en effet, que la marquise eût suivi cet exemple.

Ce fut un motif de tristesse et en même temps de sécurité pour Estève, qui dès-lors conçut l’espoir d’aller un jour revoir la comtesse dans son exil. Aussitôt rentré dans le monde, il avait eu la pensée de se rapprocher de son père, et l’abbé Girou avait fait faire quelques démarches auprès du marquis ; mais une lettre de la personne chargée de cette négociation ne tarda pas à détruire cette espérance : M. de Blanquefort, pour empêcher Estève de profiter des droits que lui avait rendus le décret qui rompait ses vœux religieux, venait de dénaturer toute sa fortune et de la convertir en valeurs numéraires. Partisan de la révolution et ami de Mirabeau, il devait se rendre prochainement à Paris.

Estève se renferma dès-lors dans la solitude et l’intimité de ses relations. Un sentiment de fierté, de délicatesse, l’avait empêché de faire des démarches pour se rapprocher des enfans de Mme Godefroi, et il se mit à travailler pour ajouter un peu d’aisance au strict nécessaire que les ressources de l’abbé Girou procuraient à leur humble ménage. Il faisait des copies et mettait au net les livres des petits commerçans du faubourg Saint-Denis. De son côté, le père Timothée gagnait quelque chose en mettant à profit le talent qu’il eut jadis de peindre de charmans pastels : il faisait des enluminures pour les marchands d’estampes. Le vieux moine voyait avec une indignation profonde les progrès de la révolution et les insultes faites à la royauté. Il abhorrait cette rénovation de tous les pouvoirs, et, chose étrange ! le décret sur la constitution civile du clergé causa au vieil athée beaucoup d’irritation et de chagrin.

— Depuis long-temps je ne suis plus chrétien, disait-il, mais je suis et serai toujours gentilhomme ; je ne puis assister sans douleur à la chute de tout ce qui soutenait la puissance royale.

D’autres fois il tombait dans de sinistres prévisions.

— Il n’y a plus de royaume de France depuis que le roi a accepté la constitution, disait-il ; tous ces désordres amèneront quelque chose comme ce qui s’est passé jadis en Angleterre ; ce peuple hérétique et rebelle assassinera son souverain.

Un jour, il rentra plus tard que de coutume ; sa physionomie, ordinairement froide et pensive, trahissait une émotion intérieure.

— Mes amis, dit-il, je ne saurais plus vivre dans ce pays, au milieu de tant d’attentats et de folies ; je m’en vais attendre, hors du royaume, la fin de tous ces désastres. Aujourd’hui, j’ai retrouvé un ancien ami, un homme que je voyais tous les jours, il y a quarante et quelques années, dans le salon de Mme de Pompadour. Il part demain, et je pars avec lui ; plus tard, sans doute, vous viendrez me rejoindre ; — et, déposant une bourse sur la table, il ajouta : — Permettez que je songe à vos frais de voyage ; j’avais prêté jadis quelques centaines de louis au chevalier de Rossi, il s’en est souvenu fort à propos aujourd’hui.

— Mais cette somme vous sera nécessaire en pays étranger, s’écria Estève ; non, non, gardez tout.

— J’ai pris vingt-cinq louis, c’est plus que suffisant pour mon voyage, répondit simplement le père Timothée ; une fois arrivé, je n’aurai plus besoin d’argent.

— Mais où allez-vous donc ? demanda Estève avec étonnement.

— En Italie, dans un des couvens de l’ordre de Citeaux ; — et, voyant l’étonnement d’Estève, il reprit ; — Que ferais-je dans le monde ? la plupart de mes contemporains n’existent plus, et ceux qui ont survécu sont dispersés à l’étranger. Une fois que je serai séparé de vous et de l’abbé, je sens que je ne pourrai plus vivre qu’en reprenant les habitudes auxquelles j’ai été plié si long-temps. La liberté m’est, à présent, un bien inutile ; je ne sais plus que faire de moi-même.

Il partit en effet, et, deux mois plus tard, une lettre de lui annonça à Estève qu’il était dans un couvent de bénédictins aux environs de Rome.

Cependant les mauvais jours de la révolution approchaient ; déjà les proscriptions avaient commencé. L’abbé Girou, qui n’avait pas adhéré à la constitution civile du clergé, et qui avait déjà donné sa démission d’aumônier de Saint-Lazare, pouvait être arrêté comme prêtre réfractaire. Heureusement il vivait oublié dans cette petite maison solitaire et comme perdue entre de vastes jardins dont il n’osait plus franchir l’enceinte. Estève lui-même se hasardait rarement à descendre dans les quartiers populeux pour avoir quelque nouvelle de ce qui se passait dans les clubs et à l’assemblée législative.

Ils n’avaient guère de relations au dehors qu’avec un ancien employé de la maison de Saint-Lazare. Ce brave homme venait de temps en temps leur dire les évènemens, qui, à cette époque, se succédaient avec une si effroyable rapidité. Ce fut par lui qu’ils apprirent la révolution du 10 août et l’arrestation de la famille royale. Quelques jours plus tard, cet homme arriva, pâle de terreur. — Depuis hier, dit-il, on tue dans les prisons de Paris ; c’est une boucherie ! Comme j’ai entendu dire qu’il y avait de grands rassemblemens autour de la prison du Temple, j’y suis allé. Une troupe de gens déguenillés arrivaient en hurlant et en chantant le ça ira. L’un d’eux portait une pique au fer de laquelle on avait mis une tête, une tête de femme pâle, les yeux à demi ouverts, avec de longs cheveux blonds qui flottaient autour de la pique… Cette tête, c’était celle de la princesse de Lamballe !

À ce nom, Estève se couvrit le visage avec un cri d’horreur : il se souvenait de ce que Mme de Champreux avait dit un jour devant lui, dans le salon de Froidefont, de cette destinée si grande, si heureuse, qu’elle voulait imiter. Il remercia alors avec un élan de reconnaissance inexprimable le ciel, qui permettait qu’elle se trouvât en sûreté loin du pays où s’accomplissaient de si grands forfaits. Il bénit mille fois la prudence de la marquise, qui avait mis à l’abri de tout danger une tête si chère. Depuis son arrivée à Paris, il était retourné plusieurs fois à l’hôtel de Leuzière, et toujours le concierge lui avait répondu que la marquise et sa petite-fille étaient absentes. Il alla encore ce jour-là rue de Varennes, et, au moment où il soulevait le marteau, l’ignoble savetier lui cria du fond de son échoppe : — Tu perds ta peine, citoyen ; il n’y a personne. La livrée aussi a émigré.

Estève retourna s’enfermer avec l’abbé Girou ; ils vécurent seuls, isolés des calamités de cette époque, et presque heureux au sein de cette tranquillité. Le travail et l’étude remplissaient toutes leurs heures, et pendant les orages de 93, lorsque les assassinats juridiques de la convention frappaient Paris de terreur, les deux solitaires n’entendirent pas les clameurs de la multitude, qui, comme une mer furieuse, débordait sur les pavés sanglans de la grande ville.

Un soir, c’était après le 31 mai, de funeste mémoire, la vieille servante vint avertir l’abbé Girou qu’un homme le demandait, un homme qui n’avait pas voulu dire son nom. En ces temps malheureux, l’annonce d’une visite était un évènement qui causait autant de trouble et d’inquiétude qu’une mauvaise nouvelle. L’abbé sortit à la hâte en recommandant à Estève le calme et le sang-froid. Un moment après, il revint tenant sous le bras un homme pâle, défait, et qu’Estève ne reconnut pas.

— Ah ! monsieur ! s’écria le vieux prêtre, dont les mains tremblaient, est-ce bien vous que je revois ainsi ?

— Les girondins sont vaincus, dit l’étranger ; tous mes amis sont arrêtés, et l’échafaud les attend… Depuis deux jours, j’ai échappé comme par miracle à ceux qui me cherchent. Je n’ai pas d’argent, pas de pain, pas d’asile… Pouvez-vous me garder ici ?

— Que bénie soit la Providence qui vous y a amené ! s’écria le prêtre. — Allez sur-le-champ, mon ami, ajouta-t-il en se tournant vers Estève qui se tenait à l’écart, allez faire mettre la table et arranger un lit. — C’est votre fils, dit-il en revenant vers l’étranger, dès qu’Estève fut sorti.

Le marquis soupira, et répondit en levant les yeux au ciel :

— J’ai été cruel envers sa pauvre mère, envers lui peut-être ! Si Dieu m’en donne le temps, je réparerai mes torts, je les expierai…

— Mon fils, dit l’abbé Girou en allant prendre par la main Estève qui revenait et en l’amenant près du marquis ; mon fils, vous avez aujourd’hui le bonheur d’aider votre vieil ami à recevoir votre père.

M. de Blanquefort serra silencieusement la main d’Estève et prit son bras pour passer dans la modeste salle où était dressé le couvert. Le repas se prolongea ; pour la première fois depuis bien des jours, le marquis retrouvait un moment de calme, de sécurité, et il en jouissait avec une reconnaissance mêlée d’attendrissement. La détresse avait amolli ce cœur de bronze et dompté ses ressentimens ; il s’ouvrait enfin à de généreux élans, à une noble équité. Dès ce jour, il adopta Estève et l’appela son fils.

L’asile que le marquis était venu chercher près de l’abbé Girou était le plus sûr qu’il pût trouver. Une soudaine inspiration l’y avait amené : errant dans les rues de Paris sous le coup d’un ordre d’arrestation, il s’était souvenu de l’adresse écrite au bas de la lettre que l’abbé lui avait fait parvenir quelques années auparavant, et à laquelle il n’avait pas répondu. Alors il était venu avec confiance, car il avait déjà vu jusqu’où allaient le dévouement, la charité, les évangéliques vertus du vieux prêtre.

Une année entière s’écoula encore, et les fureurs populaires, loin de s’apaiser, avaient emporté ceux qui les fomentèrent dans l’espoir de les diriger. Les habitans de la petite maison restaient cachés et solitaires : à peine si le bruit des grandes catastrophes qui épouvantaient Paris arrivait dans la retraite où ils vivaient tristes et tranquilles. M. de Blanquefort était courageusement résigné. Il prévoyait la fin de ces calamités, et souvent il disait : — Le règne de la terreur finira ; alors les honnêtes gens, les vrais patriotes ressaisiront le pouvoir. Le règne des proscrits commencera ; je présenterai Estève à ceux de mes amis qui auront survécu comme moi à la persécution, et je prévois pour lui une carrière plus belle encore que celle promise à son frère aîné, à mon pauvre Armand.

Le cœur d’Estève avait un si grand besoin de dévouement et d’affection, qu’il s’était promptement attaché à M. de Blanquefort. Le vieillard, touché de ces soins, de ce respect filial, lui disait parfois avec une sorte d’émotion : — Vous avez une ame tendre et affectueuse, Estève ; vous ressemblez à votre pauvre mère.

Une circonstance singulière, et à laquelle il songeait sans cesse, avait troublé cependant la tranquillité d’Estève. Un jour d’hiver, il avait été obligé de faire une course dans le faubourg Saint-Germain ; comme il remontait la rue du Bac, un rassemblement lui barra le passage. C’était chose ordinaire alors de rencontrer des femmes qui se rendaient, en chantant et en vociférant, à la convention. L’œil animé, la voix rogue, les vêtemens en désordre et la cocarde au bonnet, elles apostrophaient les passans et tâchaient de les entraîner à grossir leur cortége. Estève se rangea pour laisser passer cette troupe de furies, et dans ce mouvement il se trouva face à face avec une femme qui se glissait le long du mur et semblait fuir craintivement. Il ne fit qu’entrevoir son visage presque entièrement caché sous une de ces grandes coiffes à garnitures flottantes qu’on voit aux portraits de Charlotte Corday, et pourtant il crut reconnaître celle dont le souvenir était si souvent présent à son cœur ; c’étaient les mêmes traits, les mêmes yeux d’un bleu sombre, la même taille frêle et cambrée. Cette ressemblance inouie frappa Estève d’une telle stupeur, qu’il demeura immobile et suivit seulement du regard cette femme qui disparut presque aussitôt dans une des rues latérales. Estève n’eut pas même la pensée d’aller à l’hôtel de Leuzière, que le décret relatif aux biens des émigrés avait réuni au domaine national. Il n’y avait pas la moindre probabilité que ce fût Mme de Champreux elle-même qui eût passé à côté d’Estève. Il se dit que la plus parfaite ressemblance l’avait sans doute abusé ; pourtant il songeait sans cesse à cette rencontre, et dès ce jour sa sécurité ne fut plus si entière. Quelques mois s’étaient écoulés, et ce souvenir ne le préoccupait plus autant, lorsqu’un soir cet ancien employé de la maison de Saint-Lazare qui visitait quelquefois l’abbé Girou, vint apporter d’affreuses nouvelles : ce jour-là même Mme Élisabeth, la bonne, la pieuse, la sainte sœur du roi, était montée sur l’échafaud.

— Les prisons regorgent, dit-il ; chaque jour des chariots viennent chercher à Saint-Lazare des gens qui doivent être condamnés le lendemain. Hier, on a transféré ainsi à la Conciergerie une quinzaine de femmes nobles, de grandes dames accusées de conspiration… J’ai vu la liste.

Un funeste pressentiment glaça Estève ; ces mots l’avaient frappé comme une épouvantable révélation…, il se leva tremblant.

— Vous avez vu la liste ? dit-il, et les noms ?… vous en souvenez-vous ?

— Je n’ai fait qu’y jeter un coup d’œil, et j’ai retenu seulement le chiffre.

— Ne savez-vous pas si une de ces femmes s’appelait Mme de Champreux ?

— Oui, peut-être, répondit-il après avoir réfléchi un moment.

Deux heures plus tard, lorsque l’abbé Girou et M. de Blanquefort se furent retirés, Estève sortit et gagna le faubourg Saint-Denis. La plupart des boutiques étaient fermées ; pourtant quelques groupes stationnaient encore devant les cafés. Il s’informa et apprit des détails qui redoublèrent ses terreurs. On parlait d’une femme âgée qui était montée sur le fatal chariot, soutenue par une jeune femme d’une grande beauté ; mais leurs noms n’étaient pas connus de ceux qui les avaient vues.

Estève traversa Paris, gagna les environs de la Conciergerie, et erra long-temps autour de ces murs impénétrables. Pour sortir de son incertitude et de son supplice, pour avoir le droit de visiter un à un les cachots de cette affreuse prison et reconnaître par ses yeux que Mme de Champreux n’y était pas enfermée, il aurait donné avec joie le reste de sa vie ; mais à ce prix même il n’aurait pas pu obtenir l’assurance qu’elle était libre. Lorsque la nuit fut plus avancée, lorsqu’un plus profond silence régna autour du Palais-de-Justice, il vint s’appuyer contre le parapet qui borde la Seine en cet endroit, et, les yeux fixés sur la prison, il écouta, comme s’il eût pu les entendre, les plaintes et les pleurs de ceux qui agonisaient dans ce lieu de supplice. Mais aucun bruit ne s’élevait derrière les sombres murs, et le pas mesuré des factionnaires postés aux abords de la Conciergerie retentissait seul le long du quai désert. Estève comprit sa folie et l’inutilité de cette attente prolongée ; pourtant il resta encore, retenu par le faible espoir de voir sortir les détenus qu’on transférait parfois, au point du jour, de la Conciergerie dans d’autres prisons. On était aux nuits les plus courtes de l’année, et l’éclat, la sérénité du ciel, le bruit paisible et monotone des ondes, la molle fraîcheur de l’air, rappelèrent à Estève ces belles nuits d’été pendant lesquelles il aimait à descendre dans le parc de Froidefont. À ce souvenir, des larmes débordèrent de ses yeux caves et brûlans ; il éleva son regard vers ces astres brillans qui rayonnaient encore sur lui en ces momens de désespoir comme au temps de son bonheur, et il murmura : — Oh ! tranquilles régions ! sereines demeures ! refuge inaccessible où l’on ne craint plus les terreurs, les supplices de cette vie, vous ouvrirez-vous bientôt pour moi ? Irai-je bientôt attendre dans le séjour de la paix, de l’amour, des félicités éternelles celle que j’ai tant aimée ici-bas ?

Le silence et le calme de la nature pendant cette belle nuit contrastait singulièrement avec les scènes de désespoir et de deuil que devait ramener le jour. C’était un moment de trêve et de repos pour les bourreaux et pour les victimes, et mille fois Estève souhaita que la main puissante de Dieu arrêtât le jour prêt à se lever et à interrompre le sommeil de la grande cité. Bientôt cependant une lumière pâle glissa sur les toits d’ardoise du palais ; le soleil se leva derrière la vieille tour de Saint-Jacques de la Boucherie, et une radieuse matinée succéda à une tranquille nuit. Ces clartés réveillèrent les haines, les terreurs, les violences, toutes les passions qui s’étaient assoupies dans les ténèbres. Estève entendit avec effroi le bruit éloigné des tambours qui annonçaient quelque mouvement militaire. Hélas ! tout bruit, tout mouvement autour de lui l’épouvantait et le glaçait d’horreur ; il eût voulu enchaîner dans le silence et l’immobilité cette multitude qui déjà se répandait et circulait, effarée, bruyante, dans les rues et le long des quais de la Cité. Estève allait se retirer enfin, lorsqu’une femme âgée et pauvrement vêtue l’arrêta ; depuis l’aube elle stationnait, assise à l’écart, contre le parapet, et Estève l’avait prise pour une mendiante. — Monsieur, lui dit-elle d’un ton qui contrastait étrangement avec sa mise et sans daigner employer les formules et le tutoyement républicains, sans doute vous attendez comme moi ; ayez patience ; peut-être, s’il y a dans ces cachots quelqu’un qui vous intéresse, pourrai-je vous fournir les moyens de lui donner de vos nouvelles.

— Ah ! madame, s’écria Estève, il est donc possible de pénétrer dans ce séjour de douleur ?

— Non, mais un des valets de la geôle, que j’ai gagné, vient me trouver le long du quai, soit à cette heure, soit quand les charrettes sortent. Quelquefois je l’attends inutilement pendant huit jours ; mais enfin le moment arrive où je puis lui remettre un billet.

Estève se décida à attendre encore, dans l’espoir d’interroger cet homme, qui pouvait lui rendre la sécurité, la vie d’un seul mot.

Cependant des groupes se formaient aux environs du palais, et tout le long du quai stationnait déjà une foule hâve et déguenillée. Une sourde impatience animait cette multitude, parmi laquelle Estève et cette femme inconnue se trouvèrent bientôt confondus.

— Les charrettes ne tarderont pas à paraître, dit la dame en saisissant le bras d’Estève, ne nous séparons pas.

La foule augmentait toujours, la foule hideuse, qui venait ainsi chaque matin assiéger la porte d’où elle avait vu sortir la reine de France allant à l’échafaud. Tout à coup une épouvantable clameur s’éleva ; le guichet venait de s’ouvrir devant l’infame tombereau qui tant de fois alors traîna le génie, la beauté, la vertu, l’éloquence, aux gémonies populaires. Les victimes étaient debout, et semblaient dominer du haut de leur martyre la foule qui les insultait. Parmi elles, on voyait une jeune femme vêtue de blanc et belle encore sous la pâleur du supplice ; ses cheveux blonds coupés laissaient voir les délicates lignes de son cou frêle et arrondi, et ses mains blanches et nues pressaient la tête d’une vieille femme dont le visage était appuyé contre sa poitrine ; près d’elles, une autre femme priait, les yeux levés au ciel, et comme exaltée dans des pensées religieuses.

À la vue de ce groupe, Estève jeta un cri qui se perdit au milieu des clameurs de la multitude ; puis, au risque d’être écrasé par les chevaux, il se précipita au-devant de la fatale charrette. Les soldats le repoussèrent parmi la foule ; il s’élança encore et marcha quelque temps à côté de la charrette, près à chaque instant d’être broyé sous les roues. Mais Mme de Champreux ne le voyait pas. Indifférente aux cris de la multitude, les yeux baissés, elle s’unissait avec un calme sublime aux ferventes prières de Mlle de La Rabodière, et pressait de temps en temps de ses lèvres les cheveux de son aïeule, qui, penchée sur son sein, l’étreignait convulsivement. Le trajet dura une heure, un siècle d’agonie pour l’infortuné qui devait survivre à ces nobles victimes. Enfin, lorsque le lugubre cortége, arrivé sur la place de la Révolution, se trouva en face de l’échafaud, Estève fit un suprême effort et se jeta sous les pieds des chevaux, poussé par la volonté de prolonger ainsi, ne fût-ce que d’un seul moment, la vie de Mme de Champreux. En effet, le fatal tombereau s’arrêta. On releva Estève, blessé seulement ; il n’avait pas perdu connaissance, et résistait à ceux qui voulaient l’entraîner. Mme de Champreux leva les yeux alors et reconnut celui qui avait tenté de mourir pour elle ; une faible rougeur ranima son pâle visage ; elle mit une main sur son cœur, comme pour adresser à Estève un adieu suprême, et, baissant ensuite la tête, elle sembla vouloir lui faire comprendre qu’il serait le dernier objet que ses regards eussent rencontré sur la terre.

Lorsque la charrette se remit en marche, Estève était évanoui. On le transporta sous les arcades du garde-meuble. Quand il reprit ses sens, tout était fini, et la foule s’écoulait lentement du côté des Tuileries. Sa première pensée fut de se relever pour faire entendre à ceux qui l’entouraient un cri, une parole qui l’eût envoyé le lendemain à l’échafaud ; mais, au moment de terminer ainsi sa déplorable vie, une voix intérieure l’arrêta : il venait de se souvenir des deux vieillards qui l’attendaient depuis la veille.

Quelques années plus tard, un religieux et un prêtre étaient assis dans les jardins du monastère de Notre-Dame-des-Gradi, sous les cyprès séculaires à l’ombre desquels fleurissaient les roses empourprées, les myrtes odorans dont se couronnaient autrefois les vierges païennes. Les clartés du crépuscule s’effaçaient à l’occident, et de longs rayons d’un pourpre pâle, glissant sur les dômes du monastère, le couronnaient comme d’une auréole de lumière. Les brises qui soufflaient du côté des champs romains et qui avaient passé sur tant de ruines, apportaient sur leurs ailes les parfums ravis aux jardins de la ville éternelle ; mais le religieux, absorbé dans une triste méditation, ne tournait pas son visage à ces douces fraîcheurs ; ses regards erraient, distraits, sur le paysage immense ; tous ses sens restaient insensibles aux influences de cette belle soirée. À son aspect, on comprenait qu’il y avait en lui quelque chose d’inaccessible à l’action des circonstances extérieures, et qu’il était de ceux qui sont condamnés à sonder continuellement leurs maux comme un gouffre sans fond d’où ils ne peuvent détourner leurs regards. Son visage amaigri, mais d’une beauté encore frappante, avait une pâleur mate et laissait apercevoir, comme un vase d’albâtre éclairé d’une flamme intérieure, la secrète pensée qui dévorait sa vie. Ses yeux ne rayonnaient pas de ces feux inquiets d’une ame qui, dans l’angoisse des plus profondes douleurs, a cependant encore des élans d’énergie, des momens de consolation et d’espérance ; ils étaient fixes et semblaient regarder en dedans.

Le prêtre contemplait ce morne visage d’un air navré de compassion et de douleur. Bientôt un autre religieux et un vieillard vinrent rejoindre ce groupe, et leurs têtes vénérables s’inclinèrent vers le jeune moine avec une expression de tristesse, d’inquiète sollicitude.

— Mon fils, dit enfin le marquis de Blanquefort, pourquoi m’avez-vous obligé à vous amener ici ? Pourquoi avez-vous une seconde fois revêtu cet habit avec lequel vous ne pouviez reprendre ni l’espérance ni la foi ?

— Hélas ! mon père, répondit Estève, parce qu’à une vie comme la mienne il fallait ce suaire et ce tombeau !

Mme Ch. Reybaud.
  1. Voyez la livraison du 1er avril.
  2. Voyez les livraisons du 1er avril et du 1er mai.
  3. Voyez les livraisons du 1er avril, 1er et 15 mai.