Charpentier & Fasquelle (p. 93-105).


Rubens. — Entrée de Henri IV à Paris. Toile toute emplie des clameurs de la foule, des vivats jetés dans l’air par les femmes et les enfants, des hennissements des chevaux, des stridents flottements des drapeaux neufs sur les arcs de triomphe, obombrant le ciel de nuages de gloire ; toile comme toute sonore d’un Te Deum de fanfares par des sonneurs, dont les joues sont prêtes à crever.

Le grand-duc qui règne à Florence aime son peuple, comme peuvent seulement aimer leurs peuples, les petits souverains qui connaissent à peu près tous leurs sujets de nom ou de figure, et qu’ils regardent comme une intéressante collection d’individus, dont ils sont propriétaires ; aussi a-t-il toujours, comme sur les lèvres, en face de son peuple : « Divertis-toi, je t’en supplie humblement ! » et pour l’encourager en ses joies, on le voit mettre le feu à tous les feux d’artifice, chauffer de ses applaudissements toutes les pièces des théâtres populaires, et prendre la file au carnaval, avec ses carrosses dorés.

Et, aux mauvais jours, quand ce fleuve sans eau, qui a eu cependant, du douzième siècle au dix-huitième, 54 grandes inondations, et 24 petites, quand l’Arno fait mine de monter, on peut le voir, le premier levé de Florence, accompagné de son parapluie, examiner de la berge, d’un œil anxieux pour son peuple, la montée du fleuve de ses États.

Un souverain si peu absolu, ce Léopold II, que lorsque la danseuse Fuoco, ne faisait pas sa visite d’usage, pour solliciter sa présence au théâtre, où elle dansait, et tenait d’insolents propos, pour motiver cette abstention, il se contentait de dire : « Elle me boude, nous verrons qui cédera ! » — et il allait voir le stenterello de Borgognissanti.

Oh ! rien d’autoritaire en cette cour, où tout le temps d’une représentation, la souveraine le passait à cacher avec son éventail, une jeune personne, que l'héritier présomptif était accusé de regarder. Et dans cette famille grand-ducale, la curieuse et bourgeoise histoire, que l’histoire de cette invitation à dîner de l’ambassadeur d’Angleterre, un vendredi, adressée à l’héritier présomptif : invitation qui amenait un conseil de famille, puis un conseil des ministres, où était agitée la proposition de corrompre le cuisinier de l’ambassade, pour en obtenir le menu du diner… Enfin l’héritier présomptif se risquait à la grâce de Dieu. Le diner était gras, et l’héritier présomptif réduit à ne toucher qu’à deux plats, mais ce diner faisait plus intimes les relations de la Toscane avec la Grande-Bretagne.

L’aimable sculpteur, l’habile modeleur, l’amusant faïencier que ce Luca della Robbia, l’auteur de ce beau bas-relief coloré, au-dessus d’une porte, dans le Borgo Jacopo, représentant une « Annonciation de la Vierge », d’un bleu, d’un violet, d’un jaune, si doucement harmonieux. Et c’est l’auteur de tant de médaillons d’une coquette sainteté, où des vierges, ressemblant à des anges, sans ailes, sont dans de longues robes, que l’attache d’un ruban fait ondoyer sur les seins, et qui filent en plis frippés, comme mouillés, jusqu’aux pieds, de petites harpes et de petits psalterions dans leurs mains, serrant contre leur poitrine les harmonies divines, la bouche ouverte, le sourire chantant, et sur les lèvres le voltigement d’un hymne ; ou bien ces vierges se penchent, la tête abaissée, pieusement recueillies sur les musiques qui s’envolent ; ou bien encore, la tête au ciel, elles jettent en l’air la prière de leurs voix et de leurs luths mêlés ensemble — le sourire sensuel de Clodion dans les bouches, les regards pieux du Pérugin dans les yeux.

Mais laissons les faïences, et venons aux œuvres de Luca, dans la pierre et le marbre, où se montre un sentiment d’art plus élevé, peut-être moins industriel. Voyez ces trois sonneurs de longues buccines, aux joues gonflées, comme des joues de Tritons rejetant l’eau de mer de leurs bouches. D’un élégant geste, deux garçonnets, appuyés aux sonneurs, les cheveux ramassés et noués sur le sommet de la tête, posant sur un pied, font de leurs bras juxtaposés un arceau, sous lequel se glisse, en se baissant, une ronde enfantine. Un enfant, à la chemisette attachée aux épaules et fendue sur les cuisses, rejeté en dehors par la rupture de la ronde, a la tête et le bras tendus en avant, pour retrouver la main d’un petit danseur, dont une jambe bat joyeusement l’air de son orteil retroussé, et qui laisse pendre derrière lui un bras cherchant la main tendue de l’autre, pour rentrer dans la ronde toujours recommençante.

Et encore des sculptures, où on les voit, ces enfants, les yeux plissés par un sourire malicieux, le dos caressé de la gaze d’une écharpe volante, leurs cheveux bouclés sous une couronne d’épis, courant la campagne, en se tenant par le petit doigt, tout en faisant sonner contre une oreille des cymbales retentissantes, qui mettent autour de la joie de leurs figures, comme des nimbes.

Mais voyez cette autre grande composition. Deux gras enfants, dans une espèce de tunique s’arrêtant aux genoux, ou plutôt dans une robe d’enfant de chœur, lisent ensemble debout, dans un livre, l’un la tête penchée, l’œil un peu anxieux de la leçon, et la ligne pleine du profil rondissant de l’œil au menton, la bouche entrouverte, insufflée du chant qui s’échappe de ses grosses lèvres, et de sa poitrine gonflée ; l’autre, la tête renversée, montrant les dessous charnus de figure, que Corrège affectionne dans ses Annunziate, a l’œil perdu et fuyant sous le relèvement de ses sourcils ; et derrière les deux enfants-chanteurs, cinq têtes de jeunes hommes regardent par-dessus l’épaule l’un de l’autre, présentant cinq expressions différentes de l’attention.

Ce motif : le plain-chant, Luca della Robbia y revient une seconde fois, et cette fois il lui a fourni une composition, qui est un chef-d’œuvre.

Ici, ce sont deux éphèbes, qui debout, sur une jambe un peu en retraite, tiennent dans leurs mains un large volumen, déployé à la hauteur de la poitrine, et de la main droite que chacun a posée sur l’autre, se soutiennent et s’appuient. L’un de face, droit devant lui, déchiffre la page ouverte, l’autre pour déchiffrer, tend et avance un peu sa tête de profil. Chez tous deux, les mêmes plis plaqués sur la poitrine, les mêmes retroussements de robes à la ceinture, le même ondoiement d’étoffe à l’antique, mourant comme une vague, sur le genou qui avance. Entre les deux têtes, au-dessus de la ligne croisée des deux bras, une troisième tête, la tête d’un troisième éphèbe dans l’enfoncement et l’effacement d’un second plan. À droite, la tête interrogeant le ciel d’un quatrième éphèbe, accoudé. Et des quatre bouches grandes ouvertes, il semble qu’en les regardant, on entend sortir la voix, les paroles, la prière d’un sonore plain-chant.

Je ne connais pas dans la sculpture un groupement qu’on puisse comparer au groupement des deux chanteurs, un concert de lignes jumelles aussi habilement contre-balancées, une composition d’une eurythmie si parfaite.

Puis voyez encore dans la chapelle, à laquelle on a donné le nom du sculpteur, voyez au-dessus du tombeau d’un cardinal, ce médaillon de la Vierge et de Jésus, dont le marbre blanc, lisse, poli, éclairé des luisants de la mère de Michel-Ange, se détache sur un fond bleu, voyez au plafond ces quatre anges à mi-corps, ornementation originale d’une voûte, qu’on voudrait voir encastrée sur un fond autre, que cet échiquier aux cases jaunes et noires. Un des amoureux sculpteurs de l’enfance, ce Luca della Robbia, — de l’enfance non potelée, non grassouillette de presque tous les maîtres, mais d’une enfance, où l’éphébisme, la formation de la puberté est en germe dans les contours d’une enfance, un peu parente de celle que peint André del Sarto. Et dans ces enfants sortis de dessous le ciseau de Luca, il est intéressant de constater l’hybride mariage du paganisme et du christianisme, et de voir en ces représentations religieuses de lutrins, l’animalité faunesque de ces chanteurs enfants, comme catholicisée, — et même ces rondes ont l’air d’être dansées par des Cupidons d’Anacréon baptisés, et leur enfantine bacchanale, de la bacchanale d’un saint jour de Pâques.


Oui vraiment, la pierre est triste à Florence. — Les revêtements du Dôme et du Campanile, sous l’influence du mauvais goût polychrome de la Renaissance, ressemblant aux boites indiennes, à leur géométrique marqueterie sur bois de santal ; — des palais-forteresses, à l’aspect de geôles énormes, aux murailles massives trouées de rares et étroites fenêtres, et avec ces torchères extérieures pour l’attache des flambeaux de résine, surmontées d’un éventail de sabres ou de feuilles de cactus en fer, sur lesquelles la légende raconte qu’autrefois on piquait des têtes. Mais qui donnera l’explication de cette pierre de Florence qui, au lieu d’avoir le ton doré des vieilles constructions des villes du soleil, a le ton froid et triste d’une ville de brouillard ?

D’anciennes maisons, comme la maison de Bianca Capello, encore plus lugubres que les palais : des maisons à l’ornementation de la façade, appelée sgrafita, où des figures et des arabesques, des sirènes et des cornes d’abondance fleuries, sont faites de lignes creuses, qu’on remplit de noir, à l’imitation d’une gravure sur ivoire : de vraies maisons demi-deuil.


Le Marché-Vieux, autour duquel dans le vieux passé de Florence, se sont élevées les maisons des plus illustres, des plus considérables familles de la ville, des Tosinghi, des Nerli, des Amieri, des Torna Quinci, des Arigucci, des Pegoletti, palais dans lesquels ces illustres Florentins, il faut le dire, vivaient frugalement et économiquement de légumes et de fruits. Oh ! en cette ville, chez les grands, la chère était maigre. Le nouvelliste Franco Sacchetti donne un détail de cette frugalité, quand il décrit le dîner donné par le gonfalonier à un célèbre médecin, consistant en un ventre de veau, des starne (perdreaux), bouillis, des sardelle (sardines) in umido. Les archives des grandes familles font preuve de la modicité des dépenses pour la bouche et l’estomac, et dans la nourriture florentine d’alors les confitures jouent le grand rôle. Un jour, la seigneurie faisant un édit somptuaire contre les banquets et voulant donner l’exemple, déclare que la table de la Seigneurie ne pourra faire servir plus de deux onces de sucreries, et plus de trois onces, quand il y aura des étrangers. Et tout Florentin, quel qu’il fût, à moins qu’il n’eût du monde de dehors, ne pouvait, les jours maigres, avoir plus de deux plats de poissons, et les jours gras, plus de deux plats de viande, et s’il y avait plusieurs viandes dans le bouillon ou dans le rôti, elles devaient être servies sur un seul plat. Et la collation du matin ne pouvait être composée que de pinocchiato, de marmellata, de zucca confetta, (gâteaux de pignons de pins avec confitures) ne dépassant pas deux onces par personne.

Du reste, cette parcimonie de la nourriture, qui existe encore un peu de l’autre côté des Alpes, était dans ce temps générale en Italie. Ricobaldo, qui écrivait au treizième siècle, termine l’histoire des Ferrare par un tableau de mœurs, dont je détache ces lignes : « Le mari et la femme mangeaient au même plat, sans assiettes, dont l’usage était encore ignoré. Un ou deux gobelets suffisaient pour toute une maison, ils soupaient à la lumière d’une lampe, l’usage des chandelles et des bougies n’étant pas connu… Quant à la table, le peuple ne mangeait de la viande fraîche que trois fois la semaine, il vivait à dîner d’herbes cuites, avec cette viande que l’on mangeait froide à souper. Il n’y avait que les plus riches qui buvaient du vin, en été. On ne tenait en réserve dans les celliers et les greniers que le plus étroit nécessaire. »