L’Internationale, documents et souvenirs/Tome I/II,13

L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
Chapitre XIII
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XIII


Les deux derniers mois de 1869. À Genève, apaisement apparent. Propagande active dans le Jura suisse. Articles du Progrès, n° 22 et 23 (30 octobre et 13 novembre). Élection du Conseil d'État à Genève (14 novembre). Affaires générales : Aubin (8 octobre), élection de Rochefort à Paris (21 novembre), la Marseillaise. Le Progrès devient hebdomadaire (27 novembre). Mon voyage à Lyon avec Sentiñon (4 décembre). Progrès de l'Internationale dans tous les pays. Suite de la propagande dans le Jura. Fautes commises par Robin comme rédacteur de l’Égalité, nouvelles querelles à Genève (novembre-décembre). La Tagwacht à Zurich (décembre), ma lettre à Murat ; lettre que m'écrit Varlin (Progrès du 1er janvier 1870).


J'ai parlé des assemblées générales du mercredi, au Temple-Unique, à Genève. Dans celle du 3 novembre, Outine, revenant sur son discours de la semaine précédente, qui avait provoqué une réplique de Bakounine, déclara que les idées qu'il avait exposées n'avaient pas été comprises : il essaya de se poser en révolutionnaire, en disant qu'il croyait, lui aussi, qu'une révolution sociale violente était inévitable, mais qu'il fallait la préparer par l'organisation ouvrière ; et il lut des résolutions tendant à organiser sur le modèle des Trades Unions les sociétés de résistance suisses. Perron et Robin appuyèrent Outine. Un autre membre exposa un projet de fédération internationale des sociétés d'un même métier. Une commission fut nommée pour étudier les divers projets. Perron donna ensuite lecture d'un projet pour l'organisation de la propagande, rédigé par Robin ; on y lisait entre autres : « Nous conseillons de répandre à profusion, d'afficher partout, de courtes proclamations, toujours terminées par l'adresse des groupes auprès desquels les travailleurs trouveront tous les renseignements désirables... Nous voyons que, pour maintenir les superstitions qu'ils exploitent, les prêtres de toutes les sectes répandent des médailles, des images ; nous aussi, répandons-en à profusion, et sachons vaincre nos ennemis en employant leurs propres armes... Fabriqués avec intelligence sur une grande échelle, ces petits engins si puissants sont d'un bon marché incroyable : proclamations à 15 ou 20 centimes le cent, médailles à 2 ou 3 centimes au plus, grandes lithographies à 10 centimes, petites à 1 centime... Il faut que tout homme qui a vraiment à cœur le progrès de nos doctrines achète de ces produits débités à un prix accessible aux plus petites bourses, et qu'il les emploie largement. » L'assemblée adopta ce projet à l'unanimité. Dans les réunions suivantes, 10, 17 et 24 novembre, 1er décembre, on parla de la coopération — à propos de laquelle Outine cita de nouveau l'exemple des sociétés anglaises, qui, après avoir commencé avec des versements de 1 shilling par mois, possédaient maintenant des millions — et du crédit : l'idée fut émise, le 1er décembre, au nom des trois commissions qui avaient été chargées d'étudier les trois questions des sociétés de résistance, de la coopération, et du crédit, de verser tous les fonds qui « dormaient » dans les caisses de résistance des sociétés ouvrières genevoises (140.000 fr. environ) dans une caisse centrale unifiée, chargée à la fois de créditer les diverses entreprises des travailleurs et de soutenir les grèves ; cette idée suscita une assez vive discussion, dont la suite fut ajournée.

Les assemblées du mercredi furent interrompues pendant le mois de décembre, « un grand nombre d’ouvriers devant exceptionnellement durant ce mois travailler fort tard », pour être reprises en janvier.

Fritz Heng ayant dû quitter Genève, le Comité fédéral romand choisit, le 7 novembre, pour le remplacer, F. Weyermann, bijoutier, sous réserve de la ratification de ce choix par les Sections ; aucune, naturellement, ne protesta. Peu après, un autre membre qui, jusqu’à ce moment, avait représenté avec Heng, dans ce Comité, l’élément révolutionnaire, le menuisier Duval, blessé par de puériles taquineries de Robin, dont j’aurai à parler plus loin, se rapprocha de ses adversaires et tourna le dos à ses anciens amis. De cette façon, le Comité fédéral romand se trouva entièrement entre les mains de la coterie genevoise dirigeante.


Détournons les yeux de Genève, et voyons ce qui se passait ailleurs. La Fédération romande qui, lors de sa constitution en janvier 1869, se composait de trente Sections, en comptait maintenant, en octobre, quarante-sept, savoir : vingt-six dans le canton de Genève (la Section centrale, la Section de Carouge, sept sociétés corporatives de la fabrique, neuf sociétés corporatives du bâtiment, sept sociétés corporatives d’autres métiers, et la Section des « dames ») ; onze dans le canton de Vaud, dont huit à Lausanne (la Section centrale et sept sociétés corporatives) et les trois autres à Nyon, Rolle et Vevey ; six dans le canton de Neuchâtel (trois au Locle, deux à la Chaux-de-Fonds, une à Neuchâtel) ; trois dans le Jura bernois (district de Courtelary, Moutier, Bienne), et une en France, dans la Haute-Savoie (la société des terrassiers-mineurs de Taninges). Ce mouvement de progression allait se continuer, en particulier dans le Jura neuchâtelois et bernois. Une grève des sociétés d’ouvriers monteurs de boîtes du canton de Neuchâtel et du Jura bernois, qui éclata en septembre, donna une nouvelle impulsion à la propagande ; les sociétés de monteurs de boîtes formèrent une fédération, et cette fédération adhéra à l’Internationale. Le dimanche 17 octobre eut lieu à Sonceboz (Val de Saint-Imier) un grand meeting où parlèrent des délégués du Locle, de la Chaux-de-Fonds, de Sonvillier, de Saint-Imier, de Neuchâtel, de Bienne, de Moutier, de Courtelary, de Cortébert, de Corgémont, de Sonceboz, de Malleray, de Reconvilliers ; ce meeting procura à l’Internationale de nouvelles adhésions. Le dimanche 31 octobre, une grande assemblée populaire, à Saint-Imier, discuta la question de « l’organisation ouvrière », et chargea une commission de rédiger un manifeste aux ouvriers ; le travail de la commission parut un peu plus tard, au mois de février 1870, en une brochure intitulée Manifeste adressé aux ouvriers du Vallon de Saint-Imier par la commission nommée à l’assemblée populaire du 31 octobre 1869.

Voici comment je parlais de ce mouvement d’expansion dans un article du Progrès (no 23, 13 novembre 1869) :


Développement de l’Internationale.

Le mouvement socialiste au sein de nos populations ouvrières, après avoir failli chavirer sur les écueils de la politique, a repris une vigueur nouvelle et promet de devenir bientôt aussi considérable que celui de la Belgique ou de l’Angleterre. Il y a quatre ans que l’Internationale a été implantée chez nous. Accueillie d’abord avec un enthousiasme qui, de la part de plusieurs, était certainement irréfléchi, elle avait, dès le début, trouvé de nombreux adhérents, qui firent alors plus de bruit que de bien. Des Sections, qui comptaient leurs membres par centaines, avaient été fondées un peu partout ; on prenait pour du socialisme un certain jargon républicain mêlé de réminiscences évangéliques ; on se réunissait, non pour étudier la question sociale, mais pour pousser des acclamations ; c'était l'époque des grands parleurs, des bannières déployées, et des médiocrités ambitieuses et retentissantes. On ne parlait que de fraternité ; on voulait sauver le monde par l'amour : les chefs le disaient, et beaucoup le croyaient ; car, à ce moment, on ne s'était pas encore rendu compte de ce qu'il y a de nécessaire dans l'antagonisme entre les capitalistes et le travailleur ; et on ne savait pas que le socialisme dit à ceux qui le comprennent ce que le Christ disait à ses disciples : « Je ne viens pas apporter la paix, mais l'épée ».

Ce feu de paille s'éteignit bientôt. La discorde se mit dans les rangs de ces socialistes improvisés, recrutés dans toutes les nuances des mécontents, des rêveurs, des blagueurs, et aussi des véritables travailleurs. On fut tout étonné, après avoir fait plus ample connaissance, d'avoir pu croire un moment qu'on était d'accord. On se sépara donc, et même on se prit aux cheveux. Les uns, ambitieux tenaces mais maladroits, rebutés par les travailleurs trompés, voulurent à tout prix continuer l'escalade des dignités et de la renommée : ils s'adressèrent au parti « vert[1] », et conclurent avec lui ce traité si longtemps nié avec serment, avoué aujourd'hui ; d'autres, dégoûtés pour jamais de la vie politique, se retirèrent sous leur tente pour y bouder et n'en plus sortir ; d'autres enfin, reconnaissant qu'on avait fait fausse route, et démêlant chaque jour plus clairement le véritable sens de la question sociale, reprirent par le commencement l'œuvre manquée, étudièrent, discutèrent, s'instruisirent auprès des travailleurs d'autres pays plus avancés, et, une fois plus éclairés, ils se vouèrent corps et âme à une propagande passionnée, mais silencieuse.

Pendant cette période critique, on put croire que l'Internationale, chez nous, allait périr. Les Sections fondées si bruyamment disparaissaient l'une après l'autre ; celles qui subsistaient étaient déchirées de luttes intestines. La bourgeoisie se frottait les mains ; et même quelques socialistes timides, doutant de l'heureuse issue du conflit et ne voyant pas sa nécessité, adressaient d'amers reproches à ceux qu'ils accusaient d'avoir provoqué l'orage.

L'Internationale est restée debout. Elle a repris sa force, elle est plus forte que jamais. La fondation du Progrès, les meetings du Crêt-du-Locle et du Val de Ruz, ont signalé la fin de la crise. Le principe collectiviste, proclamé à Bruxelles et affirmé de nouveau à Bâle, a été accepté et compris par nos sociétés ouvrières ; et de toutes parts on demande l'affiliation à l'Internationale, non plus à celle de M. Coullery, mais à l'Internationale des Congrès, à l'Internationale collectiviste et révolutionnaire.

Dans le Jura bernois, le mouvement devient général, et dans peu de temps chaque village comptera une Section. Après le meeting de Sonceboz, où sont accourus, malgré le mauvais temps, quatre à cinq cents ouvriers pour la plupart encore étrangers à l'Internationale, nous aurons dans le courant de décembre, croyons-nous, le meeting de Bienne, qui fera connaître l'Internationale aux populations agricoles de langue allemande.

À Neuchâtel-ville, une Section centrale et une Section de monteurs de boites viennent de se former, et nous savons qu’elles sont composées d'hommes bien résolus à ne pas se laisser détourner de la bonne voie. Ce n'est plus le temps où il suffisait d'un avocat et de quelques sophismes adroits pour empêcher les ouvriers de Neuchâtel de venir en aide aux grévistes de Genève[2]. Apprendre coûte, savoir vaut. Neuchâtel marchera énergiquement avec l'appui des Sections des Montagnes, sous le drapeau de l'Internationale.

Le Val de Travers, jusqu'ici, n'avait pas été entamé. Depuis leur dernière grève, les monteurs de boîtes de Fleurier ont adhéré à l'Internationale, et nous avons tout lieu de croire que ce fait ne restera pas isolé.

La vallée de la Brévine elle-même, ce vieux nid de royalistes, n'est pas restée inaccessible au socialisme. Les ouvriers commencent à s'y agiter, et prochainement, sans doute, ils se réuniront en meeting.

Pendant que le socialisme gagne ainsi du terrain, que deviennent les partis politiques ? De plus en plus décrépits, ils sont en train de mourir de langueur. Les élections au Conseil national, pour lesquelles on avait tant battu la grosse caisse de part et d'autre, ont donné la mesure de ce qui leur reste de force. La plus grande partie des électeurs se sont abstenus ; et nous avons la satisfaction de constater que c'est au Locle que le chiffre des abstentions a été le plus considérable : sur 1.800 électeurs, 500 environ sont allés voter. Nous ne prétendons certes pas que tous ceux qui se sont abstenus soient des socialistes ou même des ouvriers ; mais cette indifférence du peuple et de la bourgeoisie elle-même pour un système politique qu'on nous a si longtemps représenté comme l'idéal de la perfection, est d'un bon augure pour nous.

La bourgeoisie se lasse. Tant mieux. Et nous, nous travaillons.


Cet article parle des élections au Conseil national suisse : elles avaient eu lieu le dimanche 31 octobre. Dans un autre article du Progrès (n° 22, 30 octobre), j'avais indiqué, d'accord avec mes amis, l'attitude que nous avions cru devoir prendre en cette circonstance. Voici cet article :


Les élections au Conseil national.

Demain auront lieu, dans toute l'étendue de la Confédération, les élections pour le Conseil national suisse. Il est assez difficile de prévoir quel en sera le résultat, pour ce qui concerne le canton de Neuchâtel ; et, à vrai dire, nous nous en préoccupons fort peu : ce résultat, quel qu'il puisse être, nous laisse parfaitement indifférents.

Pour juger toutes les questions politiques qui peuvent se présenter, nous nous adressons cette demande qui nous sert de pierre de touche : Quel rapport y-a t-il entre ceci et l'émancipation du prolétariat ? Et c'est après nous être posé cette question à propos des élections au Conseil national, que nous avons conclu à l'indifférence absolue.

En effet, quelle sera la tâche du futur Conseil national ? Selon toutes les prévisions, il sera appelé, conjointement avec le Conseil des États, à reviser la Constitution fédérale.

Et en quoi consistera cette revision ? On modifiera quelque peu les rapports des cantons avec la Confédération, on discutera des matières de législation et de jurisprudence ; mais de l'émancipation du travail, de l'organisation des banques d'échange, de la suppression graduelle ou immédiate du droit d'héritage, il ne sera pas question, et celui qui serait assez naïf pour aller parler de ces choses-là aux Chambres fédérales serait accueilli par un grand éclat de rire ; — ajoutons qu'il l'aurait mérité, car il aurait agi, non en révolutionnaire, mais en niais.

Ainsi, puisque les Chambres fédérales ne veulent rien faire pour changer les bases de notre ordre social ; puisqu'elles ne le peuvent pas, par la nature même de leur mandat, qui leur donne, non la mission de détruire les privilèges de la bourgeoisie, mais celle de les sauvegarder ; puisque, à ce point de vue, conservateurs et radicaux se valent et sont, les uns comme les autres, les défenseurs des intérêts bourgeois, — nous estimons que les ouvriers n'ont en cette circonstance qu'une ligne de conduite à suivre : c'est de s'abstenir complètement de prendre part aux élections pour le Conseil national.

Nous savons que tous les socialistes, chez nous, ne partagent pas encore cette manière de voir. Il y en a, surtout parmi les ouvriers récemment affiliés à l'Internationale, qui fondent encore quelque espoir sur ce qu'on appelle la souveraineté du peuple et le suffrage universel, et qui se figurent que, dans un avenir plus ou moins prochain, les Grands-Conseils cantonaux et les Chambres fédérales pourraient bien, sans autre forme de procès, décréter la réforme sociale et opérer pacifiquement la transformation de la propriété.

Hélas ! quels trésors d'innocence suppose ce rêve chez ceux qui le font ! Nous n'essaierons pas de leur prouver aujourd'hui combien ils se trompent : le temps ne se chargera que trop de les désillusionner. Quand ils auront fait, comme nous, la triste expérience des ignominies de la politique, ils comprendront que, pour un socialiste, le seul moyen de travailler à la réalisation de ses principes, c'est de consacrer toutes ses forces à faire de l'Internationale ce qu'elle doit devenir bientôt, une puissance irrésistible, capable d'imposer au monde sa volonté et de le forcer à entendre la voix de la justice.

Comme le parti socialiste n'obéit point à un mot d'ordre, qu'il n'est point, comme les radicaux et les conservateurs, discipliné par l'enrégimentation, nous n'avons pas, à l'imitation de Messieurs les bourgeois, tenu des assemblées préparatoires et arrêté un plan de bataille. Tout socialiste agit, en matière politique, comme bon lui semble : il vote pour celui-ci ou pour celui-là, ou il ne vote pas du tout, c'est son affaire.

Nous croyons cependant que, sans qu'il y ait eu aucune entente préalable, la plupart des socialistes de nos Montagnes s'abstiendront d'aller voter demain, comme ils se sont déjà abstenus dernièrement à la Chaux-de-Fonds, lors de l'élection d'un député au Grand-Conseil.

Travaillons, socialistes, à notre œuvre de liberté et de justice, sans nous mêler aux préoccupations politiques des partis hostiles ; et laissons radicaux et conservateurs laver leur linge sale en famille.


Dans le même numéro du Progrès, j'écrivais encore ceci à l'adresse du journal radical de la Chaux-de-Fonds. qui venait d'adresser un appel à la jeunesse :


Le National suisse appelle à lui les jeunes gens d'une voix éplorée.

Vous l'avouez donc, radicaux, les jeunes gens ne sont pas avec vous. Vous leur adressez, depuis bien des années, des appels pathétiques, auxquels ils s'obstinent à faire la sourde oreille.

Que voulez-vous ! C'est si peu récréatif de lire le National, d'admirer le génie des grands hommes du parti, et d'assister aux assemblées de la Patriotique ! Si vous voulez qu'on vous suive, tâchez donc d'offrir à la jeunesse un programme un peu moins assommant.

Les jeunes gens qui tiennent à faire fortune, à se créer ce qu'on appelle un avenir, ceux qui croient au bon Dieu et qui nous flétrissent, nous autres, du nom de matérialistes, — ceux-là vont aux conservateurs. Ils se font pasteurs ou négociants ; ils constituent ce monde de la finance et de la religion où le parti vert a recruté la plus grande partie de ses adeptes ; ils sont égoïstes, mais ils sont intelligents, et c'est pourquoi ils ne se font pas radicaux.

Quant à ceux qui ont des instincts généreux, qui sont capables de dévouement et d'enthousiasme, ils ne veulent pas davantage du radicalisme, ou, s'ils ont suivi sa bannière un moment, ils l'ont bien vite désertée. Ceux-là sont avec nous. Ils voient que le radicalisme est incapable de rien faire pour le peuple ; qu'il ignore volontairement les questions sociales ; qu'aujourd'hui même, en plein régime radical, la réaction contre la libre pensée et la libre parole se montre aussi insolente et aussi arbitraire qu'elle pourrait l'être sous le gouvernement des vieilles cadenettes royalistes. Et ils sont socialistes, parce que le socialisme seul peut satisfaire l'honnête homme qui a la passion de la liberté, de légalité et de la justice.

Le radicalisme pourra faire quelques recrues parmi les petits crevés qui hantent les cafés élégants et d'autres lieux encore. Nous ne les lui envions pas.

Mais, par la force même des choses, tout jeune homme intelligent et vraiment républicain, quand même il serait encore aujourd'hui sous la férule des magisters radicaux, doit venir à nous dans un temps donné. Le malentendu que le National, en calomniant à tort et à travers, avait réussi à faire naître, disparaît de jour en jour ; et lorsque le socialisme aura rallié tout ce que notre jeunesse compte d'éléments capables et énergiques — et ce jour sera bientôt là — alors ... on verra !


J'ai dit le rôle considérable qu'avait joué dans le canton de Neuchâtel, pendant l'hiver 1868-1869, la question religieuse, et comment les socialistes avaient appuyé le mouvement du protestantisme libéral. Cette question continuait à occuper les esprits, et le Progrès eut à y revenir à plusieurs reprises dans l'automne de 1869. Il y avait, dans les opinions des socialistes des Montagnes à cet égard, quelques nuances, qu'on trouvera marquées dans des articles successifs du Progrès sortis de trois plumes différentes. Voici, d'abord, en quels termes je parlai de la séparation de l'Église et de l'État, qui se trouvait placée à l'ordre du jour du Grand-Conseil neuchâtelois (n° 23 du Progrès, 13 novembre 1869) :


Séparation de l'Église et de l'État.

Le Grand-Conseil du canton de Neuchâtel va s'occuper la semaine prochaine de la séparation de l'Église et de l'État ; et cette question depuis si longtemps discutée chez nous, après avoir passé par toute la filière gouvernementale, sera probablement soumise à la votation populaire dans quelques mois.

Rien de plus curieux que la manière dont les différents partis politiques, chez nous, parlent aujourd'hui de cette fameuse séparation. Il y a quelques années à peine, on s'accordait de droite et de gauche à traiter d'utopistes les rares esprits courageux qui osaient la réclamer ; bien petit était le nombre des radicaux qui l'auraient approuvée ; les socialistes étaient à peu près seuls à défendre le principe. Aujourd'hui les choses ont bien changé : les doctrinaires de l’Union libérale[3], alliés aux coullerystes, ont inscrit la séparation de l'Église et de l'État sur leur drapeau ; les radicaux, les vieux comme les jeunes, se sont laissé emporter par le courant libéral, et se posent maintenant en champions résolus d'un principe qui leur faisait tant de peur autrefois ; le Synode lui-même, organe de l'Église nationale, a déclaré publiquement, dans une proclamation aux fidèles, qu'il était résigné à la séparation ; — unanimité touchante, c'est à n'en pas croire ses yeux et ses oreilles. Les socialistes seuls, dans cette agitation, gardent une attitude indifférente. Il convient d'expliquer leur réserve.

Nous ne sommes pas des adversaires de la séparation de l'Église et de l'État, on peut bien le croire. Nous qui voulons toutes les libertés, nous saluerons avec plaisir la chute d'une institution autoritaire. Mais le programme des partis politiques, rouges, verts ou noirs, ne nous satisfait pas.

Les partis politiques veulent simplement assurer à l'Église des conditions d’existence autres que celles dans lesquelles elle se trouve aujourd'hui. Puis, quand ce changement aura été opéré, et que l'Église sera devenue indépendante, ils entendent bien la laisser vivre à sa guise, et ne plus s'inquiéter d'elle.

Quant à nous, nous ne nous en tenons pas là. Nous trouvons très bon qu'on enlève à l'Église l'appui et la garantie de l'État ; mais quand ce sera fait, il ne faut pas la laisser vivre de sa propre vie, il faut la détruire.

Quoi ! vous allez, sous prétexte de séparer l'Église de l'État, remettre entre ses mains les temples, les fonds de charité, et une fortune dont le revenu est estimé à 50 mille francs, — en sorte que, l'Église, séparée de l'État, se trouvera aussi puissante, et peut-être plus puissante qu'auparavant ? Vous, libres-penseurs, vous allez prêter les mains à une transaction qui laissera votre ennemi debout et plus formidable que jamais, et vous croyez faire une belle action ?

Et c'est au nom de la liberté et de la justice que sera accomplie cette triste chose !

Oh, la liberté et la justice, c'est bien ce que nous voulons aussi, nous autres socialistes. Mais nous voulons la liberté complète et la justice réelle. Et nous n'irons pas, par des scrupules de jurisprudence, fournir des armes à la plus dangereuse ennemie de la justice et de la liberté.

Qu'on sépare l'Église de l'État, c'est-à-dire qu'on lui enlève la garantie de la force publique et les écus des contribuables, — c'est bien. Mais qu'on aille jusqu'au bout : qu'on lui prenne les capitaux qu'elle prétend conserver et dont elle se sert pour encourager la superstition ; qu'on ne permette pas qu'une partie de la propriété collective de l'humanité soit aliénée à une association de mensonge et d'iniquité ; que l'on contraigne tous ces docteurs en théologie et en ignorance à gagner leur pain à la sueur de leur front, à devenir ce que doivent être tous les hommes, des travailleurs, des manouvriers ; et, cela fait, le privilège aboli et l'égalité économique réalisée, que chacun reste libre de croire ce qu'il voudra, de prier un ou plusieurs dieux, de chanter des psaumes ou de porter des médailles bénites.

Voilà ce qu'il faut faire. Et voilà ce que les libéraux ni les radicaux ne feront jamais.

Reconnaissez-le, travailleurs, et faites-en votre profit : la question de la religion est intimement liée à la question de la propriété. Tant que la propriété individuelle subsistera avec son cortège de spoliations et d'inégalités, il y aura une religion, des prêtres et des églises. La notion de la propriété individuelle a sa source dans la notion de Dieu, de l'autre vie et du salut, c'est-à-dire dans la croyance à l'arbitraire, aux passe-droits et à l'inégalité des rangs : réfléchissez-y un peu, et vous verrez combien ces deux ordres d'idées sont identiques. C'est une folie que de vouloir détruire l'un sans l'autre.

La libre-pensée, si elle reste étrangère au socialisme, ne comptera jamais dans ses rangs que quelques amateurs de philosophie ; les masses, restant esclaves du capital, resteront esclaves de la religion..

Affranchissons le travail, et la religion s'en ira toute seule.

En attendant, messieurs les politiques, réglez comme bon vous semblera les rapports de l'Église et de l'État, défaites ce qui est pour faire plus mal encore, le socialisme s'en lave les mains.


Il venait de se constituer à la Chaux de-Fonds une paroisse protestante libérale, à la tête de laquelle avait été placé, par les soins d'un comité local, un jeune pasteur appelé de France, M. Trocquemé. L'inauguration de cette église libérale eut lieu le 5 décembre, dans le temple protestant, mis à la disposition du comité local par la municipalité ; et, à cette occasion, Fritz Robert envoya au Progrès (n° 26, 11 décembre 1869), une correspondance où il appréciait ainsi cette manifestation : « Dimanche 5 décembre, dans le temple de la Chaux-de-Fonds, les chrétiens libéraux ont inauguré leur culte au milieu d'un immense concours de population. Nous sommes fort aises de voir cette question du christianisme libéral revenir sur l'eau, et nous engageons vivement nos amis à assister aux conférences de cette nouvelle religion : ils pourront ainsi apprécier à sa juste valeur la meilleure des religions chrétiennes bourgeoises, c'est-à-dire une religion renversant tous les miracles petits et grands de l'Ancien et du Nouveau Testament, mais conservant cependant le plus grand des miracles : un Dieu ! et quel Dieu ? un Dieu personnel, à qui les chrétiens libéraux adressent des prières, et auquel ils demandent leur pain quotidien (sans rire) ;... un Dieu qui est notre Père, qui loge aux cieux, et qui, pour terminer, exige qu'on se lève tous ensemble dans un temple, pour lui adresser une prière par l'organe d'un ministre. »

Cette correspondance fut reproduite par le journal des orthodoxes, le Journal religieux de Neuchâtel, ce qui dépita Fritz Robert. Il envoya au Progrès (n° 28, 25 décembre 1869) une seconde lettre où il disait : « Nous le disons franchement, nous avons été profondément vexé de voir cette feuille protestante à la Veuillot s'emparer d'un de nos articles pour s'en faire malgré tout une arme contre les chrétiens libéraux » ; et il expliquait que « nous étions encore plus opposés aux principes du Journal religieux qu'à la nouvelle Église ». Un socialiste du Locle (ce fut Auguste Spichiger ou Charles Monnier), dans le même numéro du Progrès, fit suivre la lettre de Robert, au nom de la rédaction, du commentaire suivant :

« Nous partageons entièrement les idées exprimées par notre correspondant de la Chaux-de-Fonds, et ne voudrions pas avoir l'air de soutenir l'orthodoxie protestante contre le christianisme libéral... Nous voulons profiter de l'occasion pour dire ce que nous pensons de la nouvelle religion et de l'avenir qui lui est réservé. Si la nouvelle religion continue franchement à laisser champ libre au libre examen, elle deviendra dans peu de temps nécessairement rationaliste, et devra dès lors abdiquer le nom de chrétienne... Nous rendons toute justice au courage des hommes qui ont réussi chez nous à enlever à l'orthodoxie autoritaire son prestige, et nous procureront, bien plus tôt qu'on ne l'aurait supposé, la séparation de l'Église et de l'État, de l'Église et de l'École ; cette séparation sera toujours un acheminement vers la suppression complète de l'Église et un pas de fait dans la voie du progrès. C'est pourquoi, quoique nous jugions cette réforme tout à fait insuffisante, nous la préférons au stabilisme de l'Église existante et lui serons toujours reconnaissants des progrès qu'elle fait faire à cette question. »


Je reviens à Genève, où la question électorale se posait, en ce moment, dans toute son acuité. L'élection du Conseil d'État (pouvoir exécutif cantonal), qui se fait tous les deux ans, devait avoir lieu le dimanche 14 novembre. Le parti radical avait préparé de longue main une alliance avec les ouvriers de l'Internationale, et il comptait, avec l'appui de leurs voix, déloger du pouvoir le parti conservateur ; pour s'assurer les suffrages de l'Internationale, il avait placé sur la liste de ses sept candidats le nom du monteur de boîtes Grosselin, l'éloquent orateur des grandes assemblées ouvrières. La presse conservatrice dénonça cette alliance en termes virulents ; elle accusa les radicaux de Genève de pactiser avec les ennemis de la famille et de la propriété, avec les prédicateurs de l'anarchie ; les radicaux, évidemment gênés, répondaient que les ouvriers genevois étaient des hommes de bon sens, qui demandaient des réformes raisonnables, et que seul le parti radical, l'ami des travailleurs, pouvait les aider à les obtenir. L’Égalité, organe de l'Internationale, s'abstint de prendre part à ces polémiques, et, pendant toute la campagne électorale, ne dit pas un mot de la question brûlante qui mettait à l'envers toutes ou presque toutes les têtes genevoises. Le résultat de l'élection fut une déception pour les radicaux et pour Grosselin et ses amis : les conservateurs furent victorieux et gardèrent le pouvoir, quoique, bien certainement, tous ceux des membres de l'Internationale de Genève qui possédaient le droit de voter fussent allés — sauf Perron et deux ou trois autres — déposer dans l'urne un bulletin en faveur de la liste radicale. Comment s'était-il fait que l'Internationale, bien que groupant à Genève un nombre très considérable d'ouvriers, n'eût pas réussi, par son intervention, à assurer la victoire des radicaux ? C'est que, parmi les ouvriers du bâtiment, le plus grand nombre, étrangers, ou Suisses d'autres cantons n'ayant pas encore un temps de domicile suffisant, n'étaient pas électeurs ; en outre, dans la masse flottante du corps électoral, quelques centaines d'indécis, bourgeois et demi-bourgeois, ou bien ouvriers vaguement socialistes, que les chefs radicaux avaient espéré grouper autour de leur drapeau, s'étaient laissé effrayer par la presse conservatrice agitant le spectre rouge et exploitant la terreur qu'inspiraient aux têtes faibles les discussions du Congrès de Bâle sur la propriété collective et le droit d'héritage. Ainsi, il n'avait servi de rien d'écarter de l'ordre du jour des assemblées de l'Internationale genevoise ces terribles questions, si inopportunes, et de se cantonner strictement sur le terrain des questions « pratiques », groupement corporatif, coopération, crédit ; il n'avait servi de rien qu'à Bâle Grosselin et Henri Perret se fussent abstenus, ou prudemment absentés : on n'en avait pas moins exploité contre les intérêts politiques des ambitieux meneurs des ouvriers genevois ces « utopies », épouvantail des gros et des petits bourgeois, que des « esprits chimériques », des « fous » tels que Bakounine et ses amis, avaient lancées comme des brandons de discorde au sein des Sections de Genève. On prit donc, dans les conciliabules des comités, la résolution d'en finir avec les collectivistes, auteurs réels, disait-on, de l'échec électoral du 14 novembre, et de manœuvrer de façon à soustraire une fois pour toutes les ouvriers genevois et la Fédération romande à leur néfaste influence. Mais il ne fallait pas démasquer ses batteries avant l'heure où le plan de bataille aurait été savamment combiné dans tous ses détails, et, pour le moment, on trouva politique de faire bonne mine à mauvais jeu.

Deux semaines après l'élection, l’Égalité (n° 45, 27 novembre) rompit le silence qu'elle avait observé jusque-là. Le Conseil de rédaction avait jugé qu'il était nécessaire d'exposer ce qu'il estimait être le point de vue auquel devait se placer l'Internationale en matière de politique électorale ; le journal publia donc, sous ce titre : Les partis politiques à Genève et l'Internationale, un article écrit par Perron, dont je reproduis les principaux passages :

« À propos des dernières élections du pouvoir exécutif à Genève, on a fait intervenir à tort et à travers le nom de notre Association.

« Un des partis politiques en présence, le parti indépendant[4], accuse le parti radical d'avoir fait alliance avec l'Internationale.

« Il est de notre devoir de repousser cette affirmation, non point qu'elle puisse tromper beaucoup de monde à Genève, mais pour que notre silence ne soit pas interprété comme un aveu par ceux qui ne peuvent juger de ce qui se passe ici que par les récits des journaux.

« À la vérité, le parti radical a choisi comme l'un de ses candidats au Conseil d'État un ouvrier membre de l'Internationale[5] ; il est vrai encore que la généralité des ouvriers genevois ont voté la liste radicale, mais cela ne saurait en aucune manière engager notre Association.

« L'Internationale, ses Statuts généraux sont des plus précis à cet égard, ne peut et ne doit poursuivre que l’émancipation économique des travailleurs, grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique (Statuts généraux, § 3).

« Or, le Conseil d'État n'ayant ni la mission ni le pouvoir d'émanciper économiquement les travailleurs, l'Internationale ne pouvait avoir aucune raison de s'occuper de cette élection.

« Si, individuellement, les ouvriers ont voté la liste radicale, c'est que, vraisemblablement, ils ont gardé la mémoire de la conduite haineuse et violente du parti indépendant et de son Conseil d'État durant les grèves de 1868 et 1869, c'est qu'ils désiraient pour ces motifs éloigner des affaires publiques des hommes qui avaient abusé de leur pouvoir, en intervenant partialement en faveur des patrons dans un débat où ils n'avaient que faire.

« Les ouvriers genevois ont agi en ceci comme les ouvriers parisiens nommant les irréconciliables : non dans l'attente de réformes sociales importantes, — qu'ils sauront bien accomplir eux-mêmes et directement quand le jour sera venu, — mais simplement dans le but de renverser un pouvoir détesté.

« Non, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'alliance entre l'Internationale et les partis politiques, qui tous, au fond, ne veulent que la possession du POUVOIR, tandis que l’Internationale veut l'abolition de tout POUVOIR... L'Internationale veut... la révolution sociale rendant en un jour à l'ouvrier ce qui lui appartient légitimement, ce qu'on lui vole depuis des siècles ; la révolution sociale qui contraindra les exploiteurs de tous genres à travailler pour vivre, en leur ôtant la possibilité de vivre du travail des autres...

« Peut-être, en attendant mieux, — et c'est notre opinion, — aurait-il été préférable que les ouvriers, n'intervenant dans la politique que dans le but de sauvegarder, autant que faire se peut, les intérêts du travail, eussent constitué un groupe à part, et évité ainsi une situation qui n'est pas sans danger ; mais puisqu'ils ont en quelque sorte été forcés de la prendre, et, il faut le reconnaître, puisque le besoin de se mêler aux luttes des partis politiques est encore si vivace et si unanime parmi les ouvriers genevois, félicitons-nous au moins de ne plus les voir, appartenant à des fractions différentes, en hostilité les uns contre les autres ; espérons que, formant la très grande majorité du parti radical actuel, ils sauront faire disparaître les tendances bourgeoises qui s'y font encore jour, et lui imprimer un caractère vraiment populaire, une marche plus radicalement progressive que celle suivie par lui dans ces dernières années.

« Sans l'intervention déplacée du nom de l'Internationale dans les affaires de la politique genevoise, nous n'aurions pas abordé ce terrain, que, du reste, nous avons toujours soigneusement évité ; mais puisque, malgré nous, nous avons dû toucher à ce sujet, qu'il nous soit permis, en terminant, de faire une recommandation que nous suggèrent les conditions nouvelles où se trouve la classe ouvrière à Genève : c'est qu'elle veuille avec résolution les réformes qui sont un acheminement à un autre ordre social et pour l'accomplissement desquelles il n'est pas nécessaire d'attendre de grands événements. Ce sera toujours cela de fait pour le moment où la révolution sociale débarrassera une fois pour toutes le travail de ses exploiteurs, les bourgeois, comme la révolution du siècle passé a débarrassé la bourgeoisie de la noblesse. »

Cet article affirmait nettement la doctrine révolutionnaire ; mais en même temps il engageait les ouvriers à travailler « aux réformes qui sont un acheminement à un autre ordre social » ; son auteur avait même poussé l'esprit de conciliation jusqu'à déclarer que ç'avait été chose naturelle et louable de la part des ouvriers genevois d'avoir donné leurs suffrages aux candidats radicaux dans le désir d'éloigner des affaires publiques les conservateurs, qui s'étaient montrés haineux et violents, et à exprimer l'espoir que, pour complaire aux travailleurs qui formaient la très grande majorité du parti radical, celui-ci suivrait une marche « plus radicalement progressive ». Grosselin et ses amis auraient dû trouver tout cela très bien ; ils le trouvèrent en effet ; mais il n'en restait pas moins dans l'article, comme note dominante, la formidable menace d'expropriation révolutionnaire : et ces mots-là, ils n'en voulaient pas, il fallait arriver à faire qu'on cessât de les prononcer.

Le jour même où paraissait ce numéro de l’Égalité avait lieu au Cercle international une de ces réunions qu'on appelle à Genève un change banal, réunion organisée par les sociétés ouvrières de la fabrique. Grosselin, le candidat malheureux, monta à la tribune, et y fut accueilli « par les marques de la plus grande sympathie ». Il ne parla pas de politique ; il se borna à recommander la solidarité, l'union, l'étude, et termina par un éloge de l’Égalité, à laquelle il décerna un témoignage de complète satisfaction. « L’Égalité, dit-il, a actuellement une rédaction qui lui semble être la bonne ; c'est le journal socialiste le mieux renseigné sur la marche du mouvement ouvrier en Europe et en Amérique. Chacun doit y être abonné[6]. » Perron remercia, et exprima l'espoir que l'appel de Grosselin serait entendu, et que les ouvriers de la fabrique, en s'abonnant en masse, voudraient contribuer à faire prospérer l'organe fédéral, dont l'existence était dès maintenant assurée par l'abonnement rendu obligatoire dans les autres Sections de l'Internationale de Genève, dans une partie de celles du canton de Vaud, et dans celles du canton de Neuchâtel.

Mais dès le numéro suivant, l’Égalité, reprenant la question de la participation aux élections, la traitait à un autre point de vue, et disait (cette fois c'était Robin qui avait tenu la plume) : « Nous constatons avec un bien grand regret une tendance funeste qui se manifeste chez les travailleurs de tous les pays à introduire quelques-uns des leurs dans les gouvernements actuels, afin d'y obtenir quelques avantages immédiats pour la classe ouvrière ». Elle citait un article de la Liberté, de Bruxelles, sur la représentation du travail, c'est-à-dire sur la création de « Chambres du travail », constituées par les ouvriers en dehors de l'organisme gouvernemental et en opposition aux Chambres politiques ; dans cet article, on lisait des choses comme celles-ci : « Le jour où elle tomberait dans le parlementarisme, c'en serait fait de l'avenir de la classe ouvrière ; elle serait prise dans l'engrenage de la politique dite progressiste... Si un seul ouvrier participait au gouvernement de la Belgique, quel opprobre pèserait sur la classe ouvrière après une fusillade comme celle de l'Épine, ou en présence d'une loi comme celle de la milice !... Les républicains socialistes n'acceptent aucun rôle, aucune fonction dans un gouvernement basé sur l'exploitation. » L’Égalité approuvait ce langage, et disait aux travailleurs qu'ils ne devaient réclamer des gouvernements que « la liberté indispensable à leur organisation séparée. Et quand les travailleurs, à qui l'on ne peut refuser ce droit, en auront complètement usé, leur nouvelle organisation n'aura pas besoin de s'arranger avec le vieil État autoritaire, elle le remplacera. »

Il y avait là un désaveu bien net des candidatures ouvrières, — et par conséquent de la candidature de Grosselin ; les ouvriers de la fabrique ne furent pas contents, — ni Grosselin non plus, comme bien on pense.

À propos de la politique genevoise, je dois mentionner l'exécution sommaire que fit l’Égalité d'un homme qui pendant quelques mois, en 1868, avait marché dans les rangs de l'Internationale, le politicien journaliste Adolphe Catalan. Depuis longtemps son journal, la Liberté de Genève, n'était plus que l'organe de son ambition personnelle et de ses mesquines intrigues. Dans son numéro du 18 décembre 1869, ce journal osa imprimer que l’Égalité « pactisait avec les moines et les couvents ». L’Égalité (n° 49, 25 décembre) répliqua en ces termes (la réplique est de Perron) : « À quel propos Monsieur le rédacteur de la Liberté nous calomnie-t-il ?... Il n'est pas honnête, pour un homme sachant ce qu'il fait, d'être avant-hier radical, hier collectiviste, demain autre chose... L’Égalité ne s'est jamais occupée de lui ni de ses ambitions, ni de ses volte-face... ; mais elle ne veut pas lui permettre de venir aujourd'hui, pour la troisième fois, chercher à exciter les ouvriers contre leur propre journal... Les ouvriers, soyez en sûr, monsieur, ne sont plus tout à fait des imbéciles ;... ils savent fort bien que vous n'avez d'autre mobile qu'une ambition dévorante, d'autres convictions que celles qui peuvent la servir... À bas le masque, monsieur Adolphe Catalan. »


Les questions locales n'absorbaient pas toute notre attention et toute notre activité. Nous avions les yeux fixés sur ce qui se passait à ce moment autour de nous dans les pays voisins : en France, où une agitation grandissante semblait annoncer la fin prochaine de l'empire ; en Belgique, pays où l'Internationale était devenue une puissance ; en Espagne, où nous avions maintenant des amis personnels, et où les soulèvements des carlistes et des républicains fédéralistes faisaient croire à l'impossibilité de rétablir une monarchie nouvelle ; en Allemagne même, où nous suivions la querelle des lassalliens et du parti d'Eisenach, sans réussir à la comprendre. Pour mon compte, ces questions internationales m'intéressaient beaucoup plus que les querelles de ménage des Genevois, les « potins » du Temple-Unique, — choses que d'ailleurs je ne connaissais que très imparfaitement, et sur lesquelles je n'ai été mieux renseigné que plus tard : Genève, je dois l'ajouter, a toujours été pour moi terre étrangère, et ce n'est que dans les montagnes jurassiennes que je me sentais à l'aise, dans un milieu sympathique et véritablement socialiste.

En France, un nouveau massacre d'ouvriers, à Aubin, dans l'Aveyron (8 octobre), à l'occasion d'une grève de mineurs, avait provoqué l'indignation générale ; et « après la tragédie vint, selon l'usage, la farce judiciaire » : un certain nombre de grévistes, traduits devant le tribunal correctionnel, furent condamnés le 15 novembre à la prison. D'autres grèves, celle des mégissiers de Paris, des fileurs de laine d'Elbeuf et de Darnétal, etc., remplissaient les colonnes des journaux. Dans un vaillant journal hebdomadaire, le Travail, organe des sociétés ouvrières de Paris[7], Varlin avait traité la question de la grève : il avait montré que si, au point de vue des améliorations matérielles, la grève « n'était qu'un cercle vicieux dans lequel les efforts des ouvriers semblaient tourner indéfiniment », à un autre point de vue, « l'organisation des forces révolutionnaires du travail », elle était le moyen par excellence. « Bientôt, ajoutait-il, quand nous serons tous unis, comme nous sommes les plus nombreux et comme la production tout entière est le résultat de notre labeur, nous pourrons exiger la jouissance de la totalité du produit de notre travail. » L’Égalité reproduisit l'article de Varlin dans son numéro du 20 novembre. En même temps, des élections complémentaires à Paris (21 novembre, puis 5 décembre) fournissaient une nouvelle occasion d'agitation. Les socialistes français n'eurent pas de candidats à eux : mais ils profitèrent des circonstances pour éclairer les masses populaires ; leur tactique fut expliquée en ces termes par Varlin dans une correspondance adressée à l’Égalité (n° 46, 4 décembre) : « Nous jouissons depuis quelques mois d'une liberté relativement assez large ; ce n'est pas un droit reconnu, il est vrai, ce n'est que de la tolérance..... Quant à nous, socialistes, nous profitons hardiment de la latitude qui nous est laissée pour accroître nos forces par une active propagande et détruire le prestige de toutes ces personnalités bourgeoises, plus ou moins radicales, qui étaient un danger sérieux pour la révolution sociale. Depuis les élections générales (mai), un progrès immense a été accompli. Le parti socialiste n'a pas posé de candidats aux élections générales ni aux élections complémentaires qui viennent d'avoir lieu, mais les orateurs socialistes ont fait prendre aux candidats radicaux que le peuple acclamait, et qu'il était impossible de ne pas nommer, des engagements qu'ils ne devaient pas tenir, et leurs défaillances successives nous ont permis de montrer leur incurie et de désillusionner le peuple sur leur compte. » Rochefort fut élu à Belleville le 21 novembre ; le 9 décembre paraissait le premier numéro de la Marseillaise, dans laquelle Rochefort fut chargé de la partie politique, tandis que la partie sociale du journal et la direction étaient confiées à Millière, qui bientôt s'associa des membres de l'Internationale, anciens collaborateurs du Travail.


Après le Congrès de Bâle, un des délégués espagnols, Sentiñon, avait fait un voyage en Allemagne et en Belgique pour y prendre des renseignements sur diverses questions techniques, en vue d'une prise d'armes éventuelle des ouvriers de la Catalogne. À son retour, en novembre, il s'arrêta chez moi, à Neuchâtel. C'était un homme d'un caractère doux et affable, très instruit, à la contenance calme et presque timide ; il avait fait ses études de médecine à l'université de Vienne, en Autriche, et parlait l'allemand comme un Allemand. Il y avait un mystère dans sa vie, mystère que j'ignore et n'ai pas cherché à savoir : il l'avait confié à Bakounine, qui, en passant à Neuchâtel à la fin d'octobre, m'avait parlé de lui avec beaucoup de sympathie. Sentiñon désirait voir chez eux nos camarades des Montagnes, et, le 23 novembre, sur son désir, je le conduisis au Locle, où, à l'occasion de son passage, avait été convoquée une assemblée générale des trois Sections locales, assemblée à laquelle assistèrent également des délégués de la Chaux-du-Milieu, de la Chaux de-Fonds, du Val de Saint-Imier et de Neuchâtel. Le Progrès (n° 24, 27 novembre) rendit compte de cette réunion ; voici quelques extraits de son compte-rendu :


La séance a été ouverte à huit heures du soir par Aug. Spichiger, président du comité local, qui a annoncé qu'il y aurait le dimanche 5 décembre un meeting aux Ponts, et le dimanche 12 décembre un autre meeting à Bienne.

La parole a été donnée ensuite à Sentiñon, qui s'est exprimé à peu près en ces termes :

« En Espagne, comme vous savez, le parti républicain avait pris les armes le mois passé pour empêcher l'élection d'un roi. Cette insurrection a échoué, parce que les républicains n'avaient pas su gagner l'appui des ouvriers. En effet leur but était purement politique... Malgré la défaite des républicains, la situation en Espagne est loin d'être défavorable ;... et lorsque l'état de siège sera levé, on réussira très promptement à faire adhérer de toutes parts les ouvriers à l'Internationale. L'Espagne a un avantage sur d'autres pays catholiques : le clergé n'y a aucune influence, sur les hommes du moins. D'abord, chose fort réjouissante, il n'y a plus de moines en Espagne ; et la haine contre cette espèce-là est si vive, que, si un moine osait se montrer dans les rues d'une ville, il serait infailliblement lapidé. Quant au clergé séculier, il est méprisé... Une autre chose de bon augure pour le socialisme en Espagne, c'est que l'antagonisme entre les paysans et les ouvriers n'y existe pas. Les paysans désirent une révolution encore plus que les ouvriers des villes. En Catalogne, c'est un fait connu que les paysans sont communistes... . Vous le voyez, les nouvelles que j'ai à vous donner sont bonnes, et je serai heureux d'avoir à en rapporter de vous de bonnes aussi à mon retour à Barcelone. »

Guillaume, de Neuchâtel, remercie Sentiñon... « L'exemple des ouvriers espagnols, dit-il, est digne d'être imité ;... ils ont refusé de se laisser entraîner sur le terrain de la politique telle que l'entend le parti républicain. Malheureusement, dans plusieurs pays, les ouvriers ne comprennent pas encore clairement la question sociale, et se montrent moins sages que les Espagnols ; ainsi en Hollande, dans le meeting tenu dernièrement à Rotterdam, les ouvriers ont décidé que la chose la plus importante pour eux était d'obtenir le suffrage universel ! Que ne font-ils comme leurs voisins les Belges, qui ne perdent pas leur temps à réclamer une souveraineté populaire illusoire et qui consacrent toute leur énergie à organiser fortement l'Internationale. Ici, en Suisse, nous devrions savoir que le suffrage universel est absolument impuissant contre les abus sociaux, et que l'ouvrier, lorsqu'il croit exercer un droit en allant voter, ne fait que donner son assentiment à un régime organisé pour maintenir les privilèges de la classe bourgeoise... »

Heng, de la Chaux-de-Fonds, parle de la crise que traverse en ce moment la Section de cette localité. Cette crise est venue des alliances politiques contractées par certains soi-disant socialistes, dont nous nous séparons hautement... On trouve encore à la Chaux-de-Fonds trop d'esprit de clocher ; on n'a pas ce sentiment véritablement international, qui doit faire prendre intérêt aux luttes et aux souffrances de nos frères travailleurs du monde entier... Cependant il faut espérer qu'avant peu la Chaux-de-Fonds verra se former une fédération ouvrière qui travaillera d'une manière convenable à réaliser le but de notre Association.

Schwitzguébel, de Sonvillier, raconte ce qui se passe au Vallon de Saint-Imier. Là, les Sections internationales avaient été fondées, il y a trois ans, dans un but d'agitation politique, par des ambitieux qui voulaient s'en faire des marchepieds. Il a fallu du temps et des efforts pour ramener les ouvriers du Vallon, égarés par ces messieurs, au véritable socialisme. Aujourd'hui le mal est réparé, tout marche dans un excellent esprit... Il parle aussi des résultats du meeting de Sonceboz : plusieurs ouvriers énergiques, habitant des localités qui n'ont pas encore de Sections, avaient promis au meeting de travailler à en créer ; mais, devant les menaces et les vengeances de certains patrons, ils ont dû renoncer pour le moment à leur œuvre...

Des remerciements sont votés à deux délégués de la Chaux-du-Milieu qui assistent à l'assemblée, et qui sont venus dans l'intention de chercher à implanter l'Internationale dans la vallée de la Brévine[8].


En tête de ce numéro du Progrès se trouvait un avis annonçant que désormais le journal paraîtrait tous les huit jours, au prix de 5 francs par an. En moins d'une année, la petite feuille volante, à périodicité incertaine au début, puis se risquant, au bout de trois mois, à paraître tous les quinze jours, avait réussi à consolider définitivement son existence et à devenir hebdomadaire. Le comité de rédaction annonçait qu'il chercherait à faire du Progrès « un organe actif de propagande pour l'Association internationale dans le canton de Neuchâtel et le Jura bernois ».

Sentiñon allait rentrer en Espagne en passant par Lyon et Marseille. Il fut décidé entre nous que je me rendrais à Lyon avec lui pour y visiter les socialistes lyonnais. Je rejoignis Sentiñon à Genève le vendredi 3 décembre ; j'y passai la soirée avec lui, Robin et Perron. Fut-ce à ce moment que je fis une copie, pour l'emporter à Lyon et la remettre à Albert Richard, d'un vocabulaire chiffré élaboré par Bakounine — qui avait la manie des dictionnaires secrets et qui en imaginait à chaque instant un nouveau — de concert avec Sentiñon et Farga-Pellicer, ou bien Bakounine m'avait-il remis ce vocabulaire à son passage à Neuchâtel en octobre (ou encore Sentiñon me l'avait-il apporté en novembre) et était-ce chez moi, à Neuchâtel, que je l'avait copié ? Je ne sais plus, et d'ailleurs il n'importe. Robin me donna l'hospitalité pour la nuit, dans l'appartement de Serno-Soloviévitch qu'il occupait. Le samedi je partis avec Sentiñon pour Lyon, où nous arrivâmes vers le soir. Albert Richard était venu nous attendre à la gare de Perrache, et nous emmena fort loin, le long de la Saône, jusqu'au quai de Serin, où il habitait, au n° 20, chez ses parents. Nous y fûmes rejoints par André Bastelica, un jeune socialiste marseillais, d'origine corse, qui arrivait de Marseille sur une convocation qui lui avait été adressée : il avait obtenu un congé d'un jour du négociant grec chez lequel il était commis. Je me souviens que le père d'Albert Richard, le vieil ouvrier tisseur Honoré Richard, avait du travail de nuit, et nous quitta pour se rendre à l'atelier, emportant quelques provisions et un flacon de vin. Pour nous, après avoir soupé frugalement avec du pain et du fromage persillé, nous nous entretînmes de la situation jusqu'à une heure assez avancée. Bastelica devait coucher chez Richard ; quant à Sentiñon et à moi, nous dormîmes dans un garni du voisinage.

Pour occuper la matinée du dimanche, nous allâmes rendre visite à la citoyenne Virginie Barbet, correspondante de l'Égalité, qui tenait un cabaret dans les environs d'une caserne[9]. Je me sentais fort dépaysé, depuis mon arrivée, dans ce milieu si différent de celui où je vivais ; j'en recevais une impression défavorable, et cette impression ne fit que s'accroître dans la réunion privée qui eut lieu l'après midi. À cette réunion avaient été convoqués une vingtaine de militants, hommes d'action, m'avait-on annoncé ; les choses que j'entendis dans ce conciliabule me donnèrent l'idée la plus fâcheuse du groupe « révolutionnaire » au sein duquel Albert Richard jouait le rôle de premier ténor. Je gardai mon impression pour moi, jugeant inutile de la communiquer à Sentiñon, qui d'ailleurs observait de son côté la plus grande réserve : je n'ai jamais vu d'homme si strictement boutonné. Le soir, nous dînâmes ensemble, Sentiñon, Bastelica, Albert Richard et moi, chez Louis Palix, ouvrier tailleur. Cours Vitton, 41, aux Brotteaux. Palix était un homme d'âge, au visage ascétique qu'encadrait une barbe noire, à la parole grave et lente ; j'avais fait sa connaissance deux ans auparavant au Congrès de Lausanne, et je l'avais retrouvé au Congrès de Bâle ; de tous les Lyonnais que j'avais vus dans ces deux journées, c'était le seul pour qui je me sentisse une sympathie réelle et qui m'inspirât de la confiance. À la table de famille s'assirent avec nous Mme Palix, une veuve remariée, qui exerçait la profession de sage-femme, et les deux enfants qu'elle avait eus de son premier mariage, Narcisse Barret, qui prit une part active aux mouvements révolutionnaires des deux années suivantes, et sa sœur dont j'ai oublié le nom. Sentiñon et Bastelica devaient prendre ensemble à Perrache le train de Marseille, vers minuit (car Bastelica était tenu de rentrer à son bureau le lundi matin) ; je devais, moi, prendre celui de Genève à la gare des Brotteaux, vers cinq heures du matin, et, afin que je fusse à portée, Palix m’offrit l’hospitalité pour cette seconde nuit. Quand l’heure du départ du train de Marseille fut proche, Sentiñon, Bastelica et Richard prirent congé. Je serrai cordialement la main de Sentiñon, en qui j’avais trouvé un homme modeste, intelligent, cultivé, et entièrement dévoué à la cause commune ; je ne devais plus le revoir. En juin 1871, lorsque commencèrent les persécutions contre l’Internationale en Espagne, il fut enfermé à la forteresse de Montjuich ; et quand il en sortit, il trouva la Fédération espagnole aux prises avec l’intrigue marxiste, ourdie par Paul Lafargue ; découragé et dégoûté, il se retira de la vie militante. Quant à Richard et à Bastelica, je devais malheureusement les rencontrer encore. Je me mis ensuite au lit pour dormir quelques moments : on m’éveilla vers quatre heures du matin en frappant à la porte de la chambrette où j’avais reposé, et je m’acheminai tout seul vers la gare. Une fois dans le train, en roulant du côté de la Suisse, je résumai mes impressions de ces deux journées en cette conclusion, que, s’il devait se produire un jour à Lyon un mouvement révolutionnaire, il ne pourrait aboutir, entre les mains des hommes que j’avais vus, qu’à un avortement piteux. En passant à Genève, je fis part de cette opinion à Perron et à Robin ; je la communiquai ensuite à mes amis des Montagnes, quand je les revis ; mais je ne la motivai que sur des considérations générales : je me gardai de dire du mal d’Albert Richard, ne voulant pas inoculer à autrui mes préventions personnelles ; bien plus, je m’efforçai, dans mon for intérieur, de résister à l’antipathie et à la méfiance que je ressentais, de peur d’être injuste[10].

J’ai dit que j’avais apporté à Albert Richard un vocabulaire chiffré copié de ma main. Cette pièce fut saisie lors des perquisitions faites chez lui en mai 1870 ; et au troisième procès de l’internationale à Paris (audience du 22 juin 1870), l’acte d’accusation la mentionna en ces termes : « Pour compléter cet exposé, il convient de citer encore un dictionnaire spécial découvert, avec d’autres pièces analogues, chez Richard de Lyon, et dans lequel les mots usuels, les noms et qualités d’im certain nombre de personnes sont représentés par des chiffres ou des lettres convenus. Parmi les locutions traduites en chiffres, on lit celles-ci : Organisation secrète internationale, allié secret international, etc. Tous les noms des principaux chefs de l’association, Jung, Eccarius, Dupont, Hins, De Paepe, Robin, Brismée, Perron, etc., ont leurs équivalents, ainsi que les mots nitro-glycérine, picrate de potasse, armes, poudre, munitions, etc. »

Dans son réquisitoire (audience du 29 juin), l’avocat impérial Aulois voulut voir là une preuve que l’Internationale était une société secrète ; il dit : « Ce dictionnaire en chiffres et lettres de convention, ces mots et signes de ralliement, trouvés chez Richard, de Lyon, ne prouvent-ils pas qu’une organisation secrète existe par-dessous l’organisation publique ? Richard, interrogé au sujet de ces pièces, a fait cette réponse que je vous abandonne : « C’était simplement une bêtise qu’un de ses amis lui a remise à Berne, qu’il avait eu la bêtise de la garder, et qu’il ne s’en était jamais servi ». Or, on lit, sur une des pièces dont je parle, cette note : « Robin (l’un des prévenus) et Perron n’emploient pas le vocabulaire à partir du no 105. »

Robin, mis ainsi en cause, répondit ce qui suit : « Il y a une chose que l’on ne peut m’imputer comme grief, mais que l’accusation signale, et qui peut, par suite, exercer un grand poids sur votre jugement, c’est de figurer sur le dictionnaire de Richard, et de ne l'employer que jusqu'au n° 105. Je connais ce dictionnaire, et je vais vous en dire un peu plus long que vous n'en savez. Comme Richard, je vous dirai que c'est une bêtise. Il fut créé pour se défendre contre les indiscrétions et les soustractions que l'on attribue à la poste, et pas toujours à faux, comme on le voit dans l'exemple cité par Me Bigot[11]. Il fut imaginé par trois personnes que je ne vous désigne pas et qui étaient nos amis[12]. Ils nous l'envoyèrent ; il nous parut absurde. Cependant nous le copiâmes par condescendance, Perron et moi ; mais notre patience n'alla que jusqu'au n° 105, et l'un de nous indiqua dans une note que nous n'allions pas au delà. J'ajoute que nous ne sommes jamais allés en deçà ; que nous ne nous en sommes jamais servis. Je l'affirme, et mon affirmation est une preuve jusqu'au moment où une note écrite dans ce système par l'un de nous aura prouvé le contraire. Nous sommes en tout sept à le connaître : Perron, Richard, Guillaume et moi, et les trois que vous n'avez sans doute pas envie que je vous nomme. Voilà le fameux dictionnaire sur lequel M. l'avocat impérial se base pour affirmer qu'il a servi pour les communications entre tous les affiliés ! »

Ce dictionnaire « fameux » a été publié in-extenso par M. Oscar Testut dans un de ses volumes sur l'Internationale.


Je n'ai pas à passer en revue tous les faits, toutes les manifestations qui annonçaient à ce moment, d'un bout de l'Europe à l'autre, les espérances qu'avait fait naître l'Internationale dans le cœur des exploités, les progrès croissants du travail d'organisation qui s'accomplissait partout. Je citerai seulement un ou deux exemples caractéristiques.

L’Égalité publiait dans son numéro du 11 décembre l'entrefilet suivant : « Pauvres capitalistes ! ce ne sont pas seulement les ouvriers qui vous tournent le dos. Partout il y a des jeunes gens qui, appartenant aux classes privilégiées, n'auraient qu'à le vouloir pour exploiter sous votre égide la vile multitude, et qui préfèrent au vôtre le parti de la justice et du travail… La scène se passe dans une mine que nous ne nommerons pas. Un jeune ingénieur, portant le même vêtement de travail que les ouvriers, est au milieu d'eux, « Je leur parlais, nous écrit-il, de l'agitation ouvrière en France, en Belgique, des massacres de Seraing, du Borinage, de la Ricamarie, d'Aubin ; je leur disais le moyen qui seul peut nous sauver tous. Ils me comprenaient, ils appréciaient la tactique des endormeurs bibliques ou patriotes qui ont intérêt à maintenir l'étal social actuel. » L'orateur était debout sur un bloc de minerai, sa lampe à côté de lui, appuyé sur le pic du mineur. Des ouvriers, assis sur d'autres blocs, écoutaient la révélation. Cent lampes éclairaient d'une demi-lumière ce fantastique tableau ; cent cœurs d'hommes battaient de cet enthousiasme qui renouvellera le monde ! »

Au fond de la Silésie, dans le district minier de Waldenburg, huit mille ouvriers s'étaient déclarés en grève pour lutter contre une oppression infâme. Le Comité du Parti ouvrier démocrate-socialiste d'Allemagne adressa un appel à tous les membres de l'Internationale en faveur des grévistes. Ces ouvriers n'étaient pas de l'Internationale, mais ils défendaient le travail contre le capital, cela suffisait. L’Égalité (n° du 25 décembre) reproduisit l'appel, ainsi que tous les journaux socialistes. Les représentants de l'Internationale parisienne voulurent affirmer leur solidarité avec les grévistes silésiens ; mais, impuissants à leur envoyer un secours en argent, ils publièrent dans la Marseillaise (n° du 1er janvier 1870) une Déclaration disant : « La longue période de grèves que nous traversons… épuise chaque jour les caisses des sociétés ouvrières sans amener d'autre résultat que de faire ressortir l'immoralité des moyens qu'emploient les détenteurs du capital pour se soustraire aux réclamations toujours modérées des prolétaires... En présence de cette situation, que pouvons-nous faire ? l'obole de la solidarité que l'ouvrier prélève sur son nécessaire, l'association même, sont manifestement insuffisantes ; le mal est trop profond, il faut d'autres remèdes. Ce remède ne peut être que dans une transformation radicale de notre état social. Cette transformation, objet de tous nos vœux, nous l'appelons de toute notre énergie. » Si les Parisiens n'envoyèrent pas d'argent, on vit par contre, chose extraordinaire, les ouvriers de Naples faire entre eux une collecte pour les grévistes silésiens, et envoyer trois cents francs au Comité fédéral romand pour être transmis aux mineurs de Waldenburg.

Le Times, sortant de son impassibilité habituelle, constatait la place immense prise par l'Internationale dans les affaires du monde entier en ces lignes, qui furent reproduites par l’Égalité (n° 49, 25 décembre) et le Progrès (n° 28, 20 décembre) :

« Nous l'avouons, nous nous sommes moqués de cette étrange association ! Eût-on pu croire, il y a quatre ans, qu'elle était destinée à jouer un tel rôle dans l'univers, deviner son importance future, ses progrès rapides et inouïs ? Pour assister dans l'histoire au spectacle d'une organisation aussi formidable et d'une propagande pareille, faisant des milliers et des millions de prosélytes, il faudrait remonter aux premiers temps du christianisme ! »


Le mouvement de propagande commencé par le meeting de Sonceboz et l'assemblée populaire de Saint-Imier continuait dans les Montagnes. Le Progrès (n° 26 et 27, 11 et 18 décembre) rendit compte de deux réunions qui avaient eu lieu à la Chaux-du-Milieu et aux Ponts, le dimanche 5 décembre, et d'un grand meeting qui s'était tenu à Bienne le dimanche 12 décembre. Dans cette dernière assemblée avaient parlé non seulement des délégués du Val de Saint-Imier et de Neuchâtel, mais un délégué venu de Genève, le vieux socialiste allemand J.-Ph. Becker. Nous voyions encore en Becker un ami et un allié ; nous dominant de sa haute taille, qui ne le cédait qu'à la stature colossale de Bakounine, avec sa longue barbe grise qui descendait en fleuve sur sa large poitrine, il nous ouvrit ses bras, à Schwitzguébel et à moi, pour nous serrer sur son cœur et nous donner l'accolade fraternelle, ou plutôt paternelle, selon son habitude. Après le meeting, il me remit un Manifeste aux travailleurs des campagnes, écrit par lui en allemand, dont il avait lu et commenté quelques pages à la tribune ; je lui promis d'en faire une traduction française ; un fragment de ma traduction parut dans le Progrès du 20 décembre, et la traduction intégrale fut publiée en brochure à Genève en février 1870. En même temps, sur ma demande, Becker accepta de rédiger pour le Progrès un article donnant des éclaircissements complets sur la question du rôle joué en Allemagne par Schweitzer, question qui restait encore enveloppée pour nous de tant d'obscurité.

À la Chaux-de-Fonds, comme l'avait indiqué Heng le 23 novembre au Locle, il y avait eu dans le sein de la Section une crise venant de l'opposition que les « coullerystes », encore assez nombreux, faisaient aux idées collectivistes. Dans la seconde moitié de décembre, les socialistes les plus résolus se constituèrent en une Section nouvelle, se donnant pour mission d'organiser des meetings et de travailler activement à la constitution d'une Union ouvrière locale. Les coullerystes restèrent groupés dans l'ancienne Section centrale. Nos amis avaient pensé que, grâce à cette séparation, on éviterait des tiraillements nuisibles au progrès de l'organisation. Une lettre imprimée dans le Progrès du 26 décembre dit à ce sujet : « Nous avons enfin de bonnes nouvelles à vous adresser. La Section de la Chaux-de-Fonds s'est décidément séparée en deux groupes : l'un, le plus fort, continuera, sous le nom d’ancienne Section, à conduire les affaires administratives du Cercle des ouvriers ; l'autre, sous le nom de Section de la propagande, se constitue dans le but essentiel de réunir en un même faisceau le plus grand nombre des sociétés d'ouvriers du pays, en laissant à chacune de ces sociétés toute sa liberté d'agir et son autonomie. La Section de la propagande ne se composera que d'un nombre restreint de membres dévoués, ayant fait pour ainsi dire une profession de foi socialiste, et se donnant le devoir d'organiser le plus grand nombre de meetings possible. »

Une correspondance de Neuchâtel (Progrès du 4 décembre) parle en ces termes du mouvement socialiste : « Je n'ai que de bonnes nouvelles à vous donner de la Section internationale de notre ville. Elle ne compte encore qu'une cinquantaine de membres, il est vrai ; mais ils sont animés d'un véritable zèle, et font une active propagande. La Section a des assemblées régulières tous les quinze jours... Dans l'assemblée du 20 novembre, il a été décidé qu'un appel serait adressé aux différentes sociétés ouvrières de Neuchâtel pour les engager à se constituer en fédération et à adhérer à l'Internationale. Un comité a été nommé pour s'occuper de cette affaire... La Société des monteurs de boîtes de Neuchâtel a adhéré à l'Internationale à la suite de la dernière grève, mais jusqu'à présent elle n'a pas donné signe de vie... Par contre nous avons vu avec joie, le 20 novembre, des membres de l'Association des graveurs et de l'atelier coopératif des ouvriers tailleurs, qui ont promis de faire auprès de leurs sociétés des démarches pour les amener à entrer dans l'Internationale. Des autres corps de métiers je ne puis rien vous dire encore de positif. Les vignerons de Neuchâtel sont en difficultés depuis plusieurs semaines avec les propriétaires : voici de quoi il s'agit [suit l'exposé détaillé des réclamations des vignerons]. Mais il ne faut pas se faire d'illusions : malgré cette velléité de revendication, les vignerons de Neuchâtel se tiendront longtemps encore éloignés de l'Internationale ; ils se sont constitués en société, il est vrai, mais cette société est présidée — le croirez-vous ? — par le célèbre avocat Lardy, l'homme à la cravache ! L'article principal du règlement est ainsi conçu : Tout membre de la Société des vignerons doit avoir une Bible et ne pas négliger le service divin ! »


À Genève, Robin, dans l’Égalité, continuait avec zèle une propagande s'inspirant des principes du collectivisme révolutionnaire ; mais malheureusement il donnait souvent cours à son humeur taquine, qui devenait grincheuse pour le plus futile motif. C'est ainsi qu'il eut l'idée, à bonne intention, de rappeler au Conseil général de Londres que l'article 2 du règlement adopté en 1866 avait prescrit la publication par le Conseil, aussi souvent que ses moyens le lui permettraient, d'un bulletin embrassant tout ce qui peut intéresser l'Association internationale ; que le Congrès de Lausanne (1867) avait décidé qu'à défaut de ce bulletin, le Conseil général ferait chaque trimestre une communication au bureau central de chaque pays, qui serait chargé de la faire reproduire par les journaux du pays ; et qu'enfin au Congrès de Bâle — Robin croyait s'en souvenir — il avait été voté une résolution portant que le Conseil général devait envoyer chaque mois une note officielle à tous les organes de l'Internationale. « La tâche du Conseil général, ajoutait-il, devient ainsi très facile et très peu coûteuse. Il lui suffit même d'envoyer un exemplaire de sa note à un seul journal de chaque langue, qui sera chargé d'en envoyer immédiatement une épreuve aux autres journaux. Nous espérons qu'il ne tardera pas à remplir un vœu plusieurs fois exprimé, et nous engageons nos confrères des autres organes de l'Internationale, tous les jours plus nombreux, à se joindre à nous pour lui rappeler sa promesse. » (N° 42, 6 novembre.) Dans le numéro suivant de l’Égalité, il signala les inconvénients que pouvait présenter ce fait que le Conseil général servait en même temps de centre fédéral aux sociétés anglaises adhérentes à l'Internationale : « N'y aurait-il pas lieu, disait-il, de constituer à Londres un Conseil régional anglais remplissant en Angleterre le même rôle que les Conseils régionaux belge et romand en Belgique et en Suisse ? de cette façon le Conseil général pourrait réserver toute son activité aux affaires générales de l'Internationale, besogne qui nous paraît déjà immense, et qui s'accroît encore chaque jour. » Enfin, le 11 décembre (n° 47), il disait, à propos d'un manifeste du Conseil général relatif au mouvement fénian en Irlande, qu' « il aurait aimé recevoir en même temps une explication qui en fît comprendre l'opportunité » ; puis, revenant à la charge, il exhortait le Conseil à renoncer à assumer les fonctions de centre fédéral des sociétés anglaises : « Nous trouvons ce cumul très fâcheux. Remplir deux tâches aussi difficiles est au-dessus des forces d'hommes qui ont encore à s'occuper de gagner leur vie. L'une d'elles doit nécessairement nuire à l'autre, et c'est ce qui arrive en ce moment. Si le Conseil siégeant à Londres administre parfaitement les affaires locales de la Grande-Bretagne, point sur lequel nous n'avons aucun avis à émettre, il est certain qu'il néglige des choses extrêmement importantes au point de vue général de l'Internationale. » Cette négligence dont le Conseil s était rendu coupable, c'était l'omission de la note mensuelle qu'il devait envoyer aux journaux ; et Robin le morigénait sur ce point en ces termes : « Dans le n° 42 de l’Égalité, nous avons indiqué les obligations dudit Conseil, relativement au bulletin ; nous n'avons rien vu venir. Nous les lui rappelons avec l'article 1er du règlement annexé aux Statuts généraux : « Le Conseil général est obligé d'exécuter les résolutions des Congrès ». Nous prions pour la seconde fois nos confrères de se joindre à nous pour rappeler au Conseil siégeant à Londres ses obligations comme Conseil général de l'Internationale, et de l'engager avec nous à se débarrasser de la partie relativement secondaire de sa besogne, en poussant à la création d'un Conseil régional anglais. » Et il terminait par une nouvelle demande, qui était en réalité une marque de déférence envers le Conseil général, mais qui, dans la forme où elle était présentée, semblait encore une taquinerie : « Nous aurions assez de questions à poser au Conseil général pour que ses réponses constituent un assez long bulletin. Elles viendront plus tard. En attendant, nous nous contenterons de nous joindre au Progrès, du Locle[13], pour le prier de nous éclairer sur la fameuse question Liebknecht-Schweitzer, qui a occupé au Congrès plusieurs heures dans les séances administratives, et même dans les séances publiques[14], et qui, d'après les journaux, paraît être l'unique préoccupation des travailleurs de l'Allemagne. Les ouvriers de ce pays sont partagés en deux groupes, dont les chefs, tous deux siégeant au Parlement bourgeois, s'accablent l'un l'autre d'accusations qu'il ne nous plaît pas de reproduire. Autant qu'il leur est permis d'en être avec les lois locales, ces deux groupes sont de l'Internationale. Puisqu'il paraît que les ouvriers allemands ne peuvent pas, hélas ! se dispenser de suivre quelqu'un, quel est celui des deux groupes qui suit un intrigant ? Sous ce rapport, au Congrès, nous n'avons entendu qu'une cloche. Nous ne préjugeons rien, nous ne voulons pas dire que ce ne soit pas la bonne, mais nous voudrions entendre l'autre. Mieux encore, nous demandons l'avis éclairé et impartial du Conseil général, afin de saisir parfaitement quels sont nos amis et nos ennemis. Nous espérons que notre excellent confrère le Travail, qui a publié récemment une correspondance en faveur de M. de Schweitzer, se joindra au Progrès et à nous pour obtenir cet indispensable éclaircissement. »

Cet article, par la façon dont les choses y étaient dites, constituait une véritable provocation à l'adresse du Conseil général, et Marx n'était pas homme à permettre qu'on lui parlât sur ce ton. Il allait le faire voir[15].

L'article que j'avais publié dans le Progrès (n° 25, 4 décembre), et dont parlait Robin en disant qu'il se joignait au Progrès pour interpeller Londres, n'avait, lui, absolument rien d'agressif, comme on va le constater ; il exprimait la perplexité où j'étais, l'étonnement que m'avait causé l'attitude de Liebknecht après le Congrès de Bâle, et l'étonnement non moins grand où me jetait celle de Schweitzer et des lassalliens. Je reproduis cet article ici :


On sait que la presque totalité des ouvriers socialistes, en Allemagne, font partie d'une grande association fondée par Lassalle. À la mort de Lassalle, M. de Schweitzer lui succéda comme président de l'Association, et c'est lui qui la dirige encore aujourd'hui.

Cette année, au Congrès d'Eisenach, une scission s'est produite. Une partie des socialistes allemands, accusant Schweitzer d'être vendu à Bismarck et de travailler dans l'intérêt de la réaction, se séparèrent de lui sous la conduite de M. Liebknecht, et fondèrent une association nouvelle, dont l'organe est le journal Der Volksstaat, paraissant à Leipzig. Les amis de Liebknecht s'intitulent parti de la Démocratie sociale : loin de renoncer à la politique comme nous, ils disent hautement que les réformes politiques doivent précéder les réformes sociales, — ce qui est absolument contraire au principe même en vertu duquel l'Association internationale des travailleurs s'est constituée.

M. Liebknecht est venu au Congrès de Bâle. Il s'y est prononcé d'une manière assez équivoque sur le principe de la propriété collective ; par contre il a été l'un des plus chauds avocats de la législation directe. Enfin, il a raconté à sa manière les discussions du Congrès d'Eisenach, a dépeint Schweitzer et ses partisans sous les couleurs les plus noires, et a demandé, pour lui et ses amis, d'être reçus dans le sein de l'Internationale.

Il était impossible aux délégués de Bâle, peu au fait des affaires d'Allemagne, de vérifier l'exactitude des assertions de M. Liebknecht. Aussi aucune protestation ne se fit entendre, et personne n'essaya de mettre en doute sa bonne foi.

Mais voici qu'après le Congrès de Bâle, M. Liebknecht et ses amis refusent d'admettre la résolution concernant la propriété collective. Ils déclarent que c'est là un principe que chaque association ouvrière peut accepter ou rejeter, sans que cela porte atteinte à la pureté de son socialisme. En un mot, ils renient le programme de l'Internationale, ils font des concessions aux tendances bourgeoises.

Par contre — à notre grand étonnement — les ouvriers lassalliens, les amis de Schweitzer, ceux que M. Liebknecht représentait comme vendus à la réaction, adoptent en plein les résolutions du Congrès de Bâle, entre autres celle relative à la propriété collective ; ils déclarent dans leur journal, le Sozial-Demokrat, que leur programme est celui de l'Association internationale, et qu'ils sont d'accord avec elle sur tous les points. Ils représentent M. Liebknecht comme un bourgeois cherchant à égarer les ouvriers et à les désunir, et ils protestent de toute leur force contre les calomnies dont Schweitzer a été l'objet de sa part.

Que faut-il croire ? Comment démêler nos véritables amis au milieu de ce chassé-croisé d'accusations réciproques et de démentis ? Il nous semble qu'il serait du devoir du Conseil général de notre Association d'intervenir, d'ouvrir une enquête, sur ce qui se passe en Allemagne, de prononcer entre Schweitzer et Liebknecht, et de faire cesser par là l'incertitude où nous jette cette étrange situation.


Dans le numéro suivant du Progrès (n° 26, 12 décembre), je reproduisais, le même jour que l’Égalité, le manifeste du Conseil général relatif aux fénians ; mais, bien loin de le désapprouver, j'en parlais en ces termes :


Nous recevons de notre Conseil général à Londres la pièce suivante, qui exprime envers les socialistes irlandais, les fénians, une sympathie à laquelle nous nous associons en plein ;


Et je motivais ensuite cette sympathie en expliquant que les fénians voulaient « proclamer en Irlande la république démocratique et sociale fondée sur la propriété collective du sol ».

Dans ce même numéro, le Progrès commençait la publication du Rapport du Conseil général au Congrès de Bâle, que j'avais traduit moi-même sur le texte anglais inséré dans un Compte-rendu du Congrès que le Conseil général venait de publier à Londres.


Deux autres incidents, dus à l'humeur batailleuse et au manque de tact de Robin, achevèrent de gâter les affaires à Genève et de préparer la crise qui allait diviser la Fédération romande : une sotte querelle cherchée à Duval, une querelle plus sotte encore cherchée à Wæhry. Les récriminations intempestives et injustes à l'adresse du Conseil général devaient nous brouiller avec Marx ; les noises avec Duval et Wœhry allaient livrer l’Égalité aux mains d'Outine.

L’Égalité avait commencé le 6 novembre (n° 42) la publication d'un Historique de la Société des menuisiers de Genève. Dans le numéro du 27 novembre, elle interrompit cette publication sur une phrase qui disait : « Il ne nous reste plus qu'à parler de la récente grève des ouvriers de la fabrique de MM. Camps et Cie » ; et la rédaction fit suivre cette phrase de l'observation que voici : « Les renseignements que devait nous fournir sur cette grève le comité des menuisiers ne nous sont pas encore parvenus. Nous engageons les ouvriers qui s'intéressent à ces notices à blâmer fortement la négligence de leur comité. » C'était Duval qui était président de ce comité : on juge s'il fut satisfait de la publication d'une note semblable. Robin laissa passer quinze jours ; puis, comme la suite de l’Historique ne lui avait pas été envoyée, il récidiva ; l’Égalité du 11 décembre (n° 47) publia, en tête de la colonne des avis, la réclamation que voici : « Réclamation au comité des menuisiers. La rédaction n'a pas encore reçu les documents, promis depuis plus d'un mois, pour terminer le travail commencé sur l'historique de votre société. » Quand Robin était agacé, rien ne pouvait le retenir ; les documents n'arrivant toujours pas, il lança une troisième mise en demeure ; le 18 décembre (n° 48), l’Égalité imprimait ceci : « Réclamation. La rédaction n'a rien reçu du comité des menuisiers. Le président lui a encore promis pour dimanche prochain les documents nécessaires pour terminer l'historique de la Section. » Les sommations de Robin aboutirent à faire remettre à la rédaction, le lundi 20 décembre, — ainsi que l'annonça l’Égalité du 25, — les documents réclamés ; mais elles avaient exaspéré si fort l'irascible Duval qu'en haine de Robin et de son ami Perron, il passa sans retour dans le camp de la coterie.

Quant à Wæhry, membre obscur jusque-là du Conseil de rédaction, et membre aussi de la commission de la bibliothèque, c'est en cette seconde qualité que Robin l'attaqua, sans se douter, hélas ! des suites fatales qu'allait avoir son imprudence. La bibliothèque de l'Internationale genevoise avait dû être fermée momentanément pour permettre le classement de livres légués par Serno-Soloviévitch, et aussi pour qu'on pût faire certaines réparations ; un avis inséré dans l’Égalité du 16 octobre l'avait annoncé aux membres des Sections de Genève. Au bout de deux mois l'opération n'était pas achevée, et quelques habitués se plaignirent. Il n'y aurait eu, semble-t-il, qu'à s'adresser amicalement à la commission de la bibliothèque, pour la prier de se presser un peu, sans donner à la ilainte une publicité intempestive. Mais Robin n'était pas un pacifique, il semblait aller au-devant des conflits et s'y complaire ; aussi interpella-t-il la commission par la voie du journal, en insérant dans l’Égalité du 18 décembre la note suivante :

« À la Commission de la bibliothèque. Plusieurs membres de l'Internationale s'adressent à nous pour savoir quand la bibliothèque sera ouverte. Ils remarquent qu'elle est fermée depuis plus de deux mois, juste au moment où la longueur des soirées rendrait les emprunts plus nombreux ; ils ajoutent enfin que cette interruption date de l'époque où la bibliothèque s'est enrichie de la collection de trois cents volumes laissée par Serno. Nous transmettons leur réclamation à la commission de la bibliothèque. »

Wæhry s'émut, et écrivit à Robin pour justifier la commission ; sur quoi l’Égalité publia (25 décembre), dans les « Faits divers », une seconde note, sèche et hostile, ainsi conçue :

« Un membre de la commission de la bibliothèque nous écrit une lettre où il nous annonce « que le don Serno ayant augmenté considérablement le nombre des livres, a nécessité un nouveau classement et une réparation indispensable ; que cette réparation n'a pas encore pu se faire ». Le premier avis a paru il y a deux mois dans l’Égalité, nos lecteurs le connaissaient déjà ; la seconde nouvelle, les assidus de la bibliothèque, comme notre correspondant, continueront à la trouver regrettable. »

Ce « faits-divers » allait mettre le feu aux poudres, ainsi qu'on le verra au chapitre suivant.


Le dimanche 26 décembre eut lieu, au cimetière de Plainpalais (Genève), l'inauguration du monument élevé sur la tombe de Serno, un bloc de granit brut portant sur une de ses faces un médaillon de marbre blanc avec l'inscription : À la mémoire d'Alexandre Serno-Soloviévitch (1839-1869), les internationaux de Genève. Perron, dans un discours simple et touchant, raconta la vie de celui dont il avait été l'ami dévoué, et termina par cette allusion transparente à l'attitude hostile prise par certains Genevois à l'égard de Serno et d'un autre révolutionnaire russe, absent : « Promettons-nous, sur la tombe de notre ami, de concourir de toutes nos forces, à ce résultat si ardemment désiré par lui [l'achèvement de l'organisation de l'Internationale] ; promettons-nous également d'accueillir les hommes de cœur et d'énergie que les tyrans forcent à se réfugier parmi nous comme nous avons accueilli Serno, c'est-à-dire en frère et non pas en étranger. Sachons surtout reconnaître de leur vivant les grandes qualités qui les distinguent et à l'aide desquelles le triomphe de la révolution sociale peut seul être assuré. » Outine prononça l'éloge de Serno, au nom du « jeune parti russe », et sur un ton déclamatoire adressa des menaces au gouvernement du tsar : « C'est pour avoir servi la cause de l'affranchissement du prolétariat que Serno a été condamné à mort ; mais un jour viendra où nous demanderons des comptes à ses assassins ;... un jour viendra où nos frères morts seront vengés, et ce jour-là nous ne pardonnerons pas ! » Enfin un camarade de Nelchaïef, Vladimir Serebrenikof, « arrivé de Russie depuis un jour ou deux, rendit témoignage que l'œuvre à laquelle Serno avait travaillé toute sa vie prospérait après sa mort : le mouvement révolutionnaire grandit en Russie en dépit de toutes les persécutions ».


Dans la Suisse allemande, sur l'initiative de Karl Bürkly et de son lieutenant Hermann Greulich, se fondait à ce moment un journal qui allait se faire l'organe des doctrines soutenues au Congrès de Bâle par Rittinghausen, Gœgg, et la plupart des délégués de langue allemande. Bürkly était notre ami : nous l'avions invité à venir au meeting de Bienne, le 12 décembre, et s'il s'y était rendu nous l'eussions accueilli en camarade et en allié. Dans le Progrès (n° 28, 20 décembre), j'appréciai en ces termes le programme du nouveau journal et l'action préconisée par Bürkly et les socialistes zuricois :


Les socialistes de Zurich.

Nous avons entre les mains le numéro d'essai d'un journal socialiste de la Suisse allemande, qui s'intitule Die Tagwacht, la Diane ou plus clairement le Réveil. Ce journal est publié par un Comité siégeant à Zurich, et il a pour but de provoquer l'organisation d'un parti de la démocratie sociale en Suisse.

Voici en résumé le programme de ce nouveau parti politique :

Législation directe par le peuple ;

Unification des lois juridiques, centralisation de l'armée suisse, abolition de l’ohmgeld[16].

Rachat des chemins de fer par la Confédération ;

Séparation de l'Église et de l'État, de l'Église et de l'École ;

Instruction gratuite à tous les degrés ;

Soins gratuits aux malades ;

Abolition des impôts indirects, introduction de l'impôt progressif sur le capital, le revenu et les successions ;

Interdiction du travail des enfants dans les fabriques, au-dessous de l'âge de quatorze ans ;

Fixation de la journée de travail à huit heures pour les travailleurs au-dessous de seize ans ;

Fixation de la journée de travail à dix heures pour les travailleurs au-dessus de seize ans ;

Surveillance des ateliers par l'État au point de vue sanitaire ;

Enquête statistique sur la situation des ouvriers, le taux des salaires, le prix des logements, etc. ;

Crédit accordé par l'État aux associations coopératives.

On le voit, il s'agit bien là d'un parti politique, qui entre en lice pour faire concurrence aux conservateurs et aux radicaux, et qui se propose d'arriver au pouvoir pour opérer des réformes par voie gouvernementale...

Nous avons assez souvent dit ce que nous pensons à ce sujet. Cette manière de procéder ne nous parait pas conforme à l'esprit de l'Internationale.

Les rédacteurs de la Tagwacht sont nos amis, ce sont des membres de la Section internationale de Zurich. Quoiqu'ils viennent d'adopter une ligne de conduite bien différente de celle que nous croyons la bonne, il n'y a pas de différence essentielle entre leurs principes et les nôtres : ils ont voté avec nous au Congrès de Bâle pour la propriété collective.

Unis comme nous le sommes sur le terrain des principes fondamentaux, n'est-il pas regrettable qu'on n'ait pas songé à s'entendre pour une action commune ? Sans doute nos amis de Zurich ont eu de bonnes raisons pour se décider en faveur de la tactique qu'ils viennent d'inaugurer par la publication de leur journal ; mais ces raisons, ils ne nous les ont pas communiquées : peut-être, si une conférence préalable de délégués se fût réunie pour discuter la marche à suivre, quelques-unes de nos objections fussent tombées, ou bien nos amis de la Suisse allemande auraient eux-mêmes modifié leur manière de voir.

Ce qui n'a pas été fait peut se faire encore. Dans l'intérêt du développement de l'Internationale en Suisse, et pour empêcher que l'activité de ses Sections ne s'éparpille dans des directions opposées, nous croyons qu'il est urgent de se voir et de chercher à s'entendre. Il appartiendrait au Comité fédéral romand de prendre l'initiative d'une réunion de délégués de toute la Suisse, qui amènerait sans doute des résultats heureux[17].


Tandis que le Progrès, tout en marquant ce qui nous séparait du programme des socialistes de la Suisse allemande, les traitait avec une cordiale sympathie en affirmant les sentiments fraternels que nous professions à leur égard, j'écrivais, dans le même esprit de sincère fraternité, une « lettre ouverte » à un mutuelliste parisien, André Murat, délégué des mécaniciens de Paris au Congrès de Bâle, qui venait de faire imprimer le rapport présenté par lui à ses commettants. Cette lettre fut publiée en tête du numéro du Progrès du 1er janvier 1870. La voici :


Lettre au citoyen Murat,
Délégué des mécaniciens de Paris au Congrès de Bâle.
Mon cher Murat,

J'ai lu avec intérêt le rapport sur les délibérations du Congrès de Bâle que vous venez de publier. Vous y insistez d'une manière particulière sur le vote concernant la propriété collective, et vous reproduisez en détail les arguments dont vous vous étiez déjà servi à Bâle pour la combattre. Je vous remercie, pour ma part, de m'avoir donné cette occasion de constater une fois de plus ce que j'avais déjà remarqué souvent, savoir : que, parmi les adversaires de la propriété collective, les uns, partisans de l'individualisme absolu, comme les économistes, arrivent simplement à l'absurde, tandis que les autres, ceux qui comme vous se disent socialistes, ceux qui veulent l'égalité et la justice tout en prétendant maintenir la propriété individuelle, aboutissent à des contradictions flagrantes.

Établissons d'abord le premier point, en examinant le principe de l'individualisme et ses conséquences.

Ce principe, vous le formulez vous-même en ces termes : « La société, composée d'individus, ne peut pas avoir le droit de déposséder ses membres ; » et je le développerai en ajoutant : « La liberté de chaque individu doit être absolue ; il doit jouir de la plénitude de ses droits naturels, et aucun autre individu ne peut y porter atteinte. Or, comme la société n'est qu'une agglomération d'individus, il est clair que mille, que cent mille individus réunis, ne se trouvent pas, par le seul fait de leur réunion, posséder des droits nouveaux ; et comme chacun d'eux, pris isolément, n'a pas le droit d'attenter à la liberté, à la propriété de son semblable, leur agglomération, qu'on appelle la société, n'en a pas le droit non plus. Et ainsi se trouve établie l'inviolabilité absolue du droit individuel et la négation du droit social. »

Voilà, je crois, le principe individualiste exposé en termes clairs et exacts. Sur ce principe les économistes se fondent pour garantir la liberté du capitaliste, du propriétaire, contre la tyrannie de ceux qui n'ont rien. Soit. Mais alors soyons logiques. Si l'individu est tout, et la société rien, si la société n'a pas de droits supérieurs à ceux des particuliers, comment les économistes justifient-ils l'existence des États actuels ? où l'État, où la société prend-elle le droit de lever des impôts, de créer des routes en expropriant les individus, d'exiger des particuliers le sacrifice de leur vie pour la défense commune? que dis-je ! de quel droit la société prétend-elle empêcher certains individus de satisfaire leur penchant naturel au brigandage, à l'assassinat ?

Il y a des économistes qui tâchent d'être logiques ; non pas jusqu'au bout, c'est vrai, certaines conséquences les font reculer, — mais ils admettent du moins une partie de ce qu'implique leur principe : ils nient que la société ait le droit de s'occuper de l'instruction des enfants, ou d'exproprier un citoyen sans son consentement, etc.

Et ce qu'il y a de singulier dans cette affaire, c'est qu'en faisant sonner bien haut les droits de l'individu, en réclamant pour le propriétaire le droit d'user et d'abuser de sa propriété, de faire à ses employés les conditions de salaire qu'il voudra, de prêter son argent ou de louer ses maisons au taux que bon lui semblera, enfin en lui ouvrant sans restriction la carrière de l'exploitation sans frein, les mêmes économistes, dignes disciples de Malthus, dénient au prolétaire le droit au travail, le droit de vivre !

Mais quelque intrépidement qu'on puisse aller dans la voie de l'absurde, il y a un moment où il faut s'arrêter. Aussi personne, parmi les individualistes les plus forcenés, n'ose être absolument conséquent avec les prémisses. La loi de solidarité s'impose avec une telle force à tous les êtres humains que les plus aveugles la sentent ; et reconnaître l'existence de cette solidarité, c'est affirmer le droit social. Et si vous permettez à la société, dans une circonstance quelconque, d'intervenir auprès de l'individu, et de lui dire : « Halte-là ! ceci ou cela est nuisible à tes frères ; tu voudrais persister, en invoquant ta liberté personnelle ; moi, je t'arrête au nom de la liberté de tous ; » — si vous admettez la légitimité d'une telle intervention lorsqu'il s'agit, par exemple, de préserver la vie des citoyens, comment l'empêcherez-vous lorsqu'il s'agira de garantir à tous le bien-être, l'instruction, le travail, la liberté ? et qui sera juge de l'opportunité de cette intervention, sinon la société tout entière ?

Il n'est pas nécessaire d'insister davantage sur ce qu'a de dangereux et d'erroné la théorie de l'individualisme professée logiquement et de bonne foi, ni sur ce qu'a d'hypocrite la même théorie professée à la façon des économistes bourgeois. Vous êtes socialiste, mon cher Murat ; vous n'avez rien de commun avec les souteneurs de l'exploitation, vous voulez l'égalité. Mais vous prenez, comme les économistes, votre point de départ dans le droit absolu de l'individu. Voyons comment de ce principe vous déduisez le socialisme égalitaire.

D'abord l'équité exige que je fasse remarquer que vous repoussez la dénomination d’individualiste, et que vous vous donnez, avec Proudhon, celle de mutuelliste. Puis, tout en maintenant hautement les droits de l'individu, vous accordez à la société certains droits que vous appelez droits de garantie. Telle est du moins la théorie contenue dans les considérants des résolutions que vous aviez proposées à Bâle de concert avec Tolain, Langlois, etc., et dont je reproduis les deux premiers :

« Considérant que la collectivité ne peut avoir de droits qui portent atteinte aux droits naturels des individus qui la composent ;

« Que, par conséquent, les droits collectifs ne peuvent être que des droits de garantie mutuelle qui assureront à chacun le libre exercice de ses facultés. »

J'admets en plein ces principes, aussitôt qu'on aura défini ce qu'on appelle les droits naturels de l'individu. Et si vous me dites que ces droits sont ceux de vivre en travaillant, et d'exercer librement toutes ses facultés, mais que l’aliénation du sol et des capitaux entre les mains de quelques-uns ne saurait constituer un droit naturel, et que vous convenez avec nous que c'est un privilège et une exploitation, — si c'est là le sens de vos considérants, nous sommes d'accord. Nous sommes d'accord, dis-je, parce que les principes que je viens d'énoncer ne sont autre chose que les principes collectivistes.

Et je trouve dans vos paroles mêmes la preuve que, sans vous en douter peut-être, vous pensez comme nous. En effet, de la question de la propriété, vous passez à celle des sociétés de résistance, et, après avoir expliqué les principes qui doivent présider à leur formation et à leur fédération, vous écrivez ces lignes, que tous les collectivistes signeraient des deux mains :

« On comprend facilement qu'avec une pareille organisation, les sociétés de résistance se transformeraient bientôt en sociétés de producteurs libres, propriétaires de leur outillage, et, par conséquent, de leurs produits, dont elles se garantiraient l'échange, — soit en exigeant des détenteurs actuels une part dans les bénéfices de leurs entreprises par la participation directe et effective, soit en rachetant par voie d'annuités tous les instruments de travail ; soit, si ces modes n'étaient pas acceptés, en expropriant purement et simplement les capitalistes. »

Comment, mon cher Murat ! vous voulez que l'outillage soit la propriété, non plus des capitalistes isolés, mais des associations de producteurs ! vous allez jusqu'à proposer d'exproprier purement et simplement les capitalistes ! Est-ce là ce que vous appelez les droits absolus de l'individu ? Voilà donc comment vous entendez protéger ces pauvres propriétaires contre la spoliation ? Ah ! vraiment, c'est une mauvaise plaisanterie que de s'appeler mutuellistes, de rejeter avec indignation la propriété collective, et de réclamer la chose en repoussant le nom.

Laissez-moi donc vous tendre, au nom de mes amis, la main de l'entente fraternelle et complète. Comme nous, vous voulez la propriété collective ; pas plus que vous, nous ne voulons du communisme autoritaire, et les reproches que vous faites aux communistes et aux collectivistes, — car vous les avez jusqu'ici confondus dans une même réprobation, — nous ne les méritons certes pas. Aussi, tout en faisant remarquer que vos paroles ne s'appliquent qu'aux systèmes autoritaires, et non aux théories collectivistes dont le dernier mot est l'an-archie, je reproduis avec plaisir, pour terminer cette lettre, les lignes dans lesquelles vous établissez le but que doit se proposer le véritable socialisme :

« Le plus grave reproche que je fais à toutes les combinaisons communistes ou collectivistes, c'est qu'elles font abstraction de l'homme, de sa nature, de son tempérament, de ses tendances, de ses droits, c'est-à-dire que l'homme devra s'y soumettre, tandis qu'au contraire je crois qu'il est le plus grand destructeur possible de combinaisons, si ingénieuses qu'elles soient, et quelque apparence de justice qu'elles puissent présenter, et que la marche du progrès est justement qu'elles soient aussitôt dépassées qu'indiquées. C'est donc perdre son temps que de penser créer une société où tout sera prévu à l'avance, et je crois qu'il vaut mieux porter ses efforts sur les points que l'expérience journalière nous a démontré faire obstacle à la tendance égalitaire de l'humanité, pour les faire disparaître, en laissant à l'homme son initiative et sa liberté d'action de plus en plus grande. »

En effet, le temps du socialisme utopique et métaphysique est passé : les systèmes des rêveurs de cabinet ont fait place au socialisme positif et expérimental, qui appuie toutes ses affirmations sur des faits, qui élève ses principes, par la rigueur de ses démonstrations, à la hauteur de vérités scientifiques, et qui n'est autre chose, en somme, que l'intelligence du peuple constatant les lois naturelles des sociétés humaines.

Recevez, mon cher Murat, mon salut fraternel.

James Guillaume.          

Neuchâtel, 30 décembre 1869.


Dans le même numéro du Progrès, j'annonçais l'apparition de la Marseillaise, de Paris (qui m'était envoyée régulièrement depuis quelques jours), en publiant un passage d'une lettre que m'adressait Varlin, et en définissant une fois de plus, d'accord avec mon correspondant, ce que nous entendions par collectivisme. Je reproduis également cet article :


La Marseillaise.

Nous saluons avec la joie la plus vive l'apparition d'un nouveau journal socialiste, fondé à Paris par les électeurs de Rochefort, et qui s'appelle la Marseillaise. Ce journal, qui est quotidien, remplacera avantageusement le Travail, qui ne paraissait qu'une fois par semaine, et son format, égal à celui des plus grands journaux parisiens, ainsi que l'étendue de sa publicité, en feront pour l'Internationale un organe actif et précieux.

Ce sont en effet les principes de l'Internationale que la Marseillaise défend. Ce journal ne sera pas un instrument remis aux mains d'un homme pour y faire de la polémique à sa fantaisie, il sera l’expression des opinions d’un comité élu par une assemblée populaire de socialistes.

Voici ce que nous écrit à ce sujet un de nos amis de Paris, qui fait lui-même partie de ce comité de rédaction :

« La situation actuelle de la France ne permet pas au parti socialiste de rester étranger à la politique. En ce moment, la question de la chute prochaine de l’empire prime tout le reste, et les socialistes doivent, sous peine d’abdiquer, prendre la tête du mouvement. Si nous nous étions tenus à l’écart de la politique, nous ne serions rien en France aujourd’hui, tandis que nous sommes à la veille d’être tout.

« Il faut donc qu’un journal socialiste ait, à côté de la partie réservée aux questions sociales et ouvrières, une partie spécialement politique.

« La direction de cette partie politique de la Marseillaise a été confiée à Rochefort, qui, grâce au mandat impératif qu’il a accepté franchement, est devenu le véritable porte-voix du peuple de Paris. Les rédacteurs de la partie politique devront toujours être complètement révolutionnaires, non seulement contre l’empire, mais contre toutes les institutions gouvernementales actuelles.

« Quant à la partie socialiste du journal, la plus importante, elle a pour principal rédacteur Millière, un des socialistes les plus capables que je connaisse. Les principes que nous devons nous efforcer de faire prévaloir sont ceux de la presque unanimité des délégués de l’Internationale au Congrès de Bâle, c’est-à-dire le collectivisme ou le communisme non autoritaire[18]. »

Il est nécessaire de faire ici une remarque pour éviter les équivoques que pourrait faire naître l’emploi de termes mal compris.

Le mot de communisme a été appliqué, au début du socialisme, à des doctrines utopiques et autoritaires comme celles de Thomas Morus, de Babeuf, et, de nos jours, celle de Cabet. Cependant ce mot n’emporte pas nécessairement avec lui l’idée d’autorité : on peut très bien se figurer un communisme non autoritaire. Mais ce terme de communisme ayant gardé quelque chose de défavorable, à cause de l'emploi qui en avait été fait, les Sections de l'Internationale ont généralement préféré, pour désigner la doctrine socialiste qui veut que la terre et les instruments de travail soient propriété commune, le mot nouveau de collectivisme.

Dans les sociétés ouvrières de Paris, l'expression nouvelle paraît n'avoir pas encore fait fortune, et on s'en tient généralement au terme ancien de communisme, mais en lui donnant une signification qui, bien différente de celle qu'y attachaient les autoritaires de 1848, répond exactement à celle que nous donnons au mot collectivisme.


L'année 1870 paraissait s'ouvrir sous d'heureux auspices. Nos amis de France étaient pleins d'ardeur et d'espoir, et nos cœurs battaient à l'unisson des leurs. L’Égalité, dans son n° du 1er janvier, saluait la nouvelle année en disant : « Que l'organisation générale de l'Internationale s'active, et que bientôt, par elle, dans tout l'univers, le règne de la Justice prenne la place de tous les despotismes écrasés ! » — et le Conseil de rédaction publiait en tête du journal la déclaration suivante :


« Le Conseil de rédaction aux abonnés.

« Au moment où notre journal entre plein de vigueur et d'avenir dans la deuxième année de son existence, les soussignés, membres du Conseil de rédaction, croient de leur devoir, pour éviter toute erreur au sujet de la rédaction de notre journal, de déclarer :

« 1° Que pendant l'année écoulée le Conseil a eu régulièrement, sans interruption, ses séances hebdomadaires ;

« 2° Que tous les articles parus dans l'organe officiel de nos Sections ont été discutés dans ces séances et admis par ledit Conseil ;

« 3° Que s'ils ont à continuer la rédaction de l'Égalité jusqu'au Congrès romand, ils lui maintiendront la marche qui lui est imprimée aujourd'hui et l'unité de vues résultant du parlait accord des membres du Conseil de rédaction soussignés,

« Ch. Perron, Dutoit, A. Lindegger, Ph. Becker, P. Robin, Pinier. »


On remarquera qu'à ces signatures il manquait celles de Wæhry et de Paillard.



  1. Les conservateurs, dans le canton de Neuchâtel.
  2. « En mars 1868, quelques ouvriers de Neuchâtel, restés fidèles à l'Internationale, convoquèrent une assemblée populaire à l'occasion de la grande grève du bâtiment à Genève ; la population ouvrière y vint en grand nombre, et les initiateurs de l'assemblée proposèrent une souscription destinée à envoyer des secours aux grévistes. Mais il suffit de l'intervention d'un avocat radical, M. Louis-Constant Lambelet, pour détruire tout l'effet de la proposition des internationaux, et l'assemblée se sépara sans résultat. » (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 33.)
  3. Organe du parti conservateur ou « vert ».
  4. C'est le nom que se donne à Genève le parti conservateur.
  5. Grosselin, monteur de boîtes (Note de l’Égalité.)
  6. Cinq mois plus tard, après la scission, la Solidarité rappela ce satisfecit délivré par Grosselin à la rédaction de l’Égalité d'alors. Outine répondit (Égalité du 7 mai 1870) que, « lorsque le citoyen Grosselin disait que la rédaction de l’Égalité lui semblait être la bonne, il précisait bien ce qu'il entendait sous cette expression : « C'est le journal socialiste le mieux renseigné sur la marche du mouvement ouvrier en Europe et en Amérique. » Je n'en persiste pas moins à croire que, le 27 novembre, l'éloge de Grosselin s'adressait, non pas tant à Becker et Outine, qui rédigeaient (sauf pour la France et la Belgique) les renseignements sur le mouvement ouvrier étranger, qu'à Perron, qui avait approuvé les ouvriers genevois votant pour la liste radicale. Mais je dois reconnaître qu'il ne s'adressait pas — comme semble l'indiquer l'article de la Solidarité — à l'esprit socialiste révolutionnaire de l'ancienne rédaction.
  7. Le Travail, qui s'appela d'abord le Commerce, avait été créé par un employé de commerce nommé Douvet. Après avoir duré quelques mois, il dut cesser sa publication en décembre 1869. Une lettre de Varlin à Aubry, de Rouen, du 25 décembre 1869, donne les détails suivants à ce sujet : « Le Travail est bien mort ; il ne reparaîtra plus... Ce journal avait été créé par l'initiative de Douvet et avec ses propres ressources ; le cautionnement avait été emprunté par lui ; enfin, c'était sa propriété ; or, le journal ne faisant pas ses frais, il a fallu s'arrêter. Douvet a eu le tort, dans cette affaire, de ne pas nous prévenir quelque temps à l'avance, car nous aurions peut-être trouvé moyen d'assurer son existence. Il a agi seul, et ce n'est qu'au dernier jour qu'il nous a annoncé qu'il ne pouvait plus aller et qu'il cessait de paraître. La fin désastreuse de la grève des employés de commerce a été le dernier coup porté au Travail, qui avait été fondé avec le concours de la Chambre syndicale des employés de commerce, sous le titre le Commerce. Un grand nombre d'abonnés parmi les employés de commerce avait assuré son existence pendant les premiers temps ; après leur déroute, ils n'ont pas renouvelé leurs abonnements. Prévenus à temps, nous aurions pu parer à cette difficulté. Maintenant, tout est fini de ce côté, il faut nous retourner ailleurs. »
  8. Le compte-rendu de cette assemblée fut reproduit in-extenso par l’Égalité, numéros des 4 et 11 décembre.
  9. Rue Moncey, 123, m'apprend un livre de M. Oscar Testut.
  10. Les accusations dont Albert Richard avait été l’objet à plusieurs reprises de la part de membres dissidents de l’Internationale de Lyon avaient été déclarées calomnieuses par deux jurys d’honneur, en 1867 et 1869 ; et le Conseil général de Londres, dans sa séance du 8 mars 1870, allait prononcer à son tour que « ayant pris connaissance des pièces accusatrices envoyées par la Section de Lyon, il les déclarait dénuées de fondement, et en conséquence maintenait le citoyen Albert Richard dans ses fonctions de secrétaire correspondant de l’Association internationale des travailleurs ».
  11. Léon Bigot, l'avocat d'Assi, avait relevé le fait d'une lettre écrite par Assi à Verdure, et que la poste livra à la police.
  12. Le dictionnaire avait été imaginé par Bakounine seul. Les deux autres personnes auxquelles Robin fait allusion sont Sentiñon et Farga-Pellicer.
  13. Lire l'article dans le n° 25 du Progrès. (Note de l’Égalité.)
  14. Liebknecht avait parlé longuement de la guerre que se faisaient les deux fractions du parti socialiste allemand, dans la séance publique du 7 septembre. Il avait dit : « Au dernier congrès d'Eisenach, les démocrates socialistes, c'est-à-dire ceux qui ne veulent pas séparer la question politique de la question sociale, ont complètement rompu avec les socialistes du parti de M. Schweitzer, qui croient que les réformes sociales sont compatibles avec le gouvernement de Bismarck. » (Compte-rendu, page 35.)
  15. Dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, j'ai évité de critiquer Robin, alors en butte à toutes les haines du parti marxiste ; j'ai insisté sur ses bonnes intentions, et pallié les torts d'un écrivain emporté par la nervosité de sa plume. « L’Égalité, disais-je, publia plusieurs articles dictés par les intentions les plus bienveillantes, et dans lesquels on réclamait du Conseil général des directions, un appui plus réel, une intervention plus fréquente. Croirait-on que ces articles, écrits dans le but de rendre l'action du Conseil général plus efficace, ont été représentés par nos adversaires comme des attaques à ce Conseil ? » Je reproduisais ensuite les articles de l’Égalité, et je concluais : « Toutes ces choses sont dites peut-être avec quelque vivacité. — affaire de tempérament, — mais elles n'avaient rien d'agressif. Encore une fois, où est l'attaque ? » Il n'y a plus de raison aujourd'hui pour ne pas rendre à chacun ce qui lui est dû, et pour ne pas constater que Robin manqua de mesure et de tact et faillit compromettre ainsi la meilleure des causes.
  16. L’ohmgeld était une taxe sur le vin.
  17. Cet article fut reproduit dans l’Égalité du 1er janvier 1870, qui le fit suivre de ces mots : « L’Égalité ne peut que s'associer aux regrets et aux espérances du Progrès ».
  18. Le même jour (25 décembre), Varlin avait écrit à Aubry, de Rouen, une longue lettre qui figure in-extenso dans l’acte d’accusation du troisième procès de l’Internationale à Paris (22 juin 1870), et dans laquelle on retrouve mot pour mot la fin de cette dernière phrase. « Millière, nommé directeur, — écrivait Varlin, — est en même temps et surtout chargé de la ligne socialiste du journal. Cette ligne est celle affirmée par la presque unanimité des délégués de l’Internationale au Congres de Bâle, c’est-à-dire le collectivisme, ou communisme non autoritaire. » Cette lettre contient un passage qui fait connaître les vues des militants de l’Internationale parisienne à ce moment : « Il est utile que je vous donne quelques explications sur la Marseillaise, afin que vous ne croyiez pas qu’il n’y a là qu’une machine de guerre contre l’empire… Les fondateurs se proposent non seulement de faire de la propagande, mais encore de rallier tout le parti socialiste européen, d’établir, par la voie du journal, des relations permanentes entre tous les groupes ; de préparer, en un mot, la révolution sociale européenne. Pour vous faire connaître plus complètement encore l’esprit des fondateurs, je dois vous dire que, dans nos réunions, nous avons été presque unanimes à reconnaître que nous n’étions pas prêts pour la révolution ; qu’il nous fallait encore un an, deux ans peut-être, de propagande active par le journal, les réunions publiques et privées, et l’organisation de sociétés ouvrières, pour arriver à être maîtres de la situation et être assurés que la révolution ne nous échappera pas au profit des républicains non socialistes. La partie politique du journal n’est que l’accessoire, un journal devant être varié pour être lu ; la partie sociale est la seule importante pour nous. Il faut nous appliquer à la rendre intéressante et sérieuse, afin qu’elle prenne chaque jour plus d’extension dans le journal. Pour cela nous avons besoin du concours de tous nos amis, me disait Millière dans notre entrevue de ce matin. »