L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
Chapitre XII
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XII


Le troisième Congrès de la Ligue de la paix à Lausanne (13-18 septembre). Affaires diverses. Attaque de Moritz Hess dans le Réveil de Paris (2 octobre) ; réponses de Bakounine ; ma réponse dans le Progrès (n° 21, 16 octobre). Bakounine quitte Genève (30 octobre) ; Perron, Robin, Outine.


Au lendemain du Congrès de Bâle, on eut l'impression, dans l'Internationale, que l'idée socialiste venait de faire un grand pas en avant, et que désormais l'entente était établie entre les ouvriers d'un bout à l'autre de l'Europe. Il y eut le jeudi 16 septembre, à Genève, une réunion dont L’Égalité (n° 35, 18 septembre) rendit compte en ces termes :


Un grand nombre de membres de l'Internationale de Genève était réunis jeudi soir au Temple-Unique pour fraterniser avec les délégués de différents pays qui, après le Congrès, ont bien voulu nous rendre visite.

La soirée a été des plus intéressantes. Des discours fort applaudis, prononcés par Albert Richard, de Lyon ; Hins, Brismée, De Paepe, délégués belges ; Caporusso, délégué de Naples ; Spier, de l'Allemagne du Sud[1] ; Farga-Pellicer, délégué espagnol, nous ont fait connaître les travaux, les vœux et les espérances des populations ouvrières qu'ils ont représentées au Congrès de Bâle, et chacun a pu se convaincre de l'unité de vues et de convictions qui, du nord au midi, règne dans le prolétariat.


Pendant ce temps, les orateurs du Congrès de la paix, à Lausanne, prononçaient d'éloquentes harangues, dont la conclusion fut que, pour supprimer la guerre, il suffirait de créer un tribunal international[2]. l’Égalité railla Charles Lemonnier et ses amis dans un article dont l'auteur est très probablement Aristide Rey (qui passa quelques semaines à Genève, après le Congrès de Bâle, auprès de Bakounine) :


Tandis que les délégués des travailleurs, réunis à Bâle, discutaient les questions intéressant la réforme sociale et jetaient les bases de la réorganisation du travail..., il s'élevait à Lausanne une tribune du haut de laquelle des prophètes inspirés, depuis Victor Hugo jusqu'à Amand Gœgg, devaient annoncer la loi nouvelle. La séance a commencé, et du haut de ce Sinaï ont lui des éclairs d'épithètes et tonné des foudres d'éloquence...

Quand les peuples auront adopté les conclusions de la Ligue, nous leur conseillons... de consulter l'histoire grecque d'il y a trois mille ans. Oui, il y a trois mille ans, il y avait des Chaudey qui s'appelaient Philologos, des Gœgg qui s'appelaient Démagogos, et des Hugo qui avaient nom Philocrates, qui se réunissaient en Conseil, comme délégués de tous les peuples de la Grèce, afin de juger des différends tout comme le veut la Ligue de la paix. Comme la dite Ligue, ils reconnaissaient la nécessité d'une sanction, et employaient la force contre les petits peuples récalcitrants ; quant aux gros, c'était tout différent !...

La forme, toujours la forme ! Tel est votre châtiment à vous démocrates qui vivez séparés du peuple et ne le voyez que du haut de vos phrases sonores, qui ne vous doutez pas que le peuple a faim, et que, s'il veut la paix, il veut du pain avant tout. Est-ce que « l'air pur des Alpes » dont M. Victor Hugo régale son auditoire suffira à rendre au peuple des forces après un rude travail ? Est-ce avec les phrases aussi creuses qu'harmonieuses du grand poète que l'on changera l'état économique actuel, unique cause de la misère et cause unique de la guerre ?


Après son retour de Bâle, Bakounine, absorbé par ses affaires personnelles et ses préparatifs de départ, s'occupa fort peu de l'Internationale et de l'Alliance pendant les quelques semaines qu'il passa encore à Genève (13 septembre-30 octobre). Voici ce qu'il raconte lui-même à ce sujet, dans une partie inédite de son Rapport sur l'Alliance (p. 79) :


Je n'allai presque plus ou fort rarement aux réunions de l'Internationale, et je n'y parlai qu'une seule fois, la veille de mon départ[3]. Quant à la Section de l'Alliance, je n'y pris part, après mon retour de Bâle à Genève, qu'à une seule délibération[4] : celle qui eut pour objet de demander au Comité fédéral romand l'entrée dans la Fédération romande. Cette demande fut présentée[5] par Fritz Heng, qui était en même temps secrétaire de la Section de l'Alliance et membre du Comité fédéral, aussi bien que Duval qui, alors encore fidèle à l'Alliance, appuya la proposition. Le Comité fédéral ne nous refusa pas positivement, mais il suspendit sa décision jusqu'à des jours plus favorables, c'est-à-dire il la renvoya aux calendes grecques. Cette décision fut communiquée en assemblée de la Section de l'Alliance[6] par Duval et par Heng, qui nous donnèrent des détails assez intéressants sur la manière dont elle avait été prise ...


Le tableau tracé (pages 80-81 du manuscrit) par Bakounine de la réunion du Comité fédéral romand du 22 septembre mérite d'être reproduit : il nous montre, pris sur le vif, les agissements de la coterie, et l'on va voir entre quelles mains se trouvait placée la direction officielle de l'internationale à Genève :


Les sept membres du Comité fédéral étaient alors : Guétat[7], président; Henri Perret, secrétaire général ; son frèr Napoléon, secrétaire pour l'intérieur ; Martin, Chénaz, Duval et Heng. Lorsque la demande fut présentée par ce dernier, il y eut sur tous les visages l'impression d'une grande incertitude, pour ne point dire confusion. Tous commencèrent par dire qu'ils étaient eux-mêmes des membres de l'Alliance[8], excepté Martin. Personne ne mit en doute la régularité de l'Alliance comme Section de l'Internationale, ce qui d'ailleurs eût été impossible en présence des lettres originales d'Eccarius et de Jung écrites au nom du Conseil général et que Fritz Heng leur avait présentées, et après ce fait également décisif, et connu de tous, que la Section de l'Alliance avait envoyé son délégué à Bâle, qui avait été admis connue tel par le Congrès. Le devoir du Comité fédéral de recevoir la Section de l'Alliance dans la Fédération romande était donc évident, crevait les yeux, comme disait alors notre ci-devant ami Philippe Becker. Mais, d'un autre côté, le Comité fédéral ne pouvait accomplir cet acte de justice sans provoquer un grand déplaisir chez tous les chefs de la coterie réactionnaire ou genevoise, qui avait fini par comprendre que cette petite Section avait fortement contribué au fiasco mémorable qu'elle avait éprouvé dans la question du programme et des délégués au Congrès. Comment sortir de ce dilemme ?

Ce fut M. Henri Perret, le grand diplomate de l'Internationale de Genève, qui prit le premier la parole. Il commença par reconnaître que l'Alliance était une Section régulière et reconnue comme telle tant par le Conseil général que par le Congrès de Bâle ; qu'elle était en plus une Section très bien inspirée, très utile, puisqu'il en faisait lui-même partie (il le croyait, mais il n'en faisait plus partie[9]) ; que sa demande enfin était parfaitement légitime, mais que le Comité fédéral, selon lui, devait remettre sa réception à une époque plus éloignée, alors que les passions soulevées par les luttes qui venaient d'avoir lieu se seraient calmées, etc., etc. Quant à M. Guétat, il déclara qu'il aurait accepté l'Alliance, pour son compte, s'il n'y avait pas dans cette Section des personnes qui lui déplaisaient. Martin se prononça ouvertement contre. Chénaz dormit. On décida de remettre l'acceptation à un temps indéterminé.


La Section de l'Alliance, en présence de cette décision, n'avait qu'une chose à faire : c'était d'attendre la réunion du prochain Congrès romand, pour soumettre la question au Congrès. Et c'est à cette résolution qu'elle s'arrêta (procès-verbal de la séance de la Section de l'Alliance du 27 septembre).


Le samedi 26 septembre, je m'étais rendu de Neuchâtel au Locle pour régler diverses affaires personnelles, et achever le déménagement de mes livres et papiers. J'y passai trois jours. Le samedi soir, j'assistai à une réunion des trois Sections de l'Internationale (Section centrale, Section des graveurs, Section des guillocheurs). « Fritz Robert est venu de la Chaux-de-Fonds, écrivais-je. Nous avons fait un rapport sur le Congrès de Bâle. Grand enthousiasme. » Et je racontais ainsi l'emploi des deux jours suivants :


Hier matin dimanche, j'ai travaillé à faire mes paquets et à débrouiller les comptes du Progrès ; l'après-midi, des internationaux sont venus avec leurs femmes et leurs enfants m'inviter à faire une promenade. Nous sommes allés à une ferme à une lieue d'ici, près des Brenets, qu'on appelle la Caroline, et nous n'en sommes revenus qu'à huit heures du soir, en chantant comme des bienheureux... Mes malles ont été longues à remplir : il y avait un tas de livres et de papiers. J'en ai laissé une bonne partie au Locle, vieux papiers et journaux ; le reste remplit quatre malles. Sans des amis qui ont quitté leur ouvrage pour m'aider, qui ont perdu toute la journée de lundi, et qui m'ont prêté des malles, je n'en serais jamais venu à bout. On m'a fait partout, même chez les bourgeois, l'accueil le plus sympathique. Je ne peux pas te répéter tout ce que j'ai entendu, même de la bouche de gens que je croyais mes ennemis... L'Internationale fait des progrès énormes. Maintenant nos Montagnes et le Jura bernois sont complètement gagnés à la cause socialiste. Neuchâtel-ville commence aussi à bouger. Je ne crains qu'une chose, c'est que les Français ne fassent leur révolution en ce moment : cela dérangerait notre propagande pacifique. Enfin, allons toujours de l'avant (Lettres des 27 et 29 septembre 1869.)


Le 4 octobre, je reçus de Bakounine la lettre suivante, que je transcris en entier :


Ce 3 octobre 1869. Genève.
Chemin du Vieux-Billard, 40, chez M. Dams.

Bien cher ami. Il est décidé que je quitterai Genève dans quinze jours, c'est-à-dire le 17 à peu près, et que j'irai passer l'hiver à Lugano (c'est un secret ; je dis à tout le monde que j'irai soit en Italie, soit à Barcelone, soit même en France). Mais avant d'aller à Lugano, je veux passer une semaine entière près de toi et avec toi. Maintenant, comment le faire sans dépenser trop d'argent et sans te compromettre ? Malheureusement ma stature ne se prête pas beaucoup à l'incognito. Dois-je tout simplement m'arrêter dans un petit hôtel ou une pension à Neuchâtel ? Alors, si on sait mon nom, chacun de mes pas sera espionné, et, comme je me propose de rencontrer avec toi les amis principaux des Montagnes plusieurs fois, nos réunions pourraient attirer l'attention publique, ce qui certainement ne servira pas beaucoup nos projets. Comment faire ? Invente quelque chose. Combine mon arrivée et mon séjour près de toi avec tes convenances personnelles : car ne m'as-tu pas dit que tu devais te marier bientôt[10] ? Depuis que nous nous sommes séparés, je n'ai eu absolument aucune nouvelle de toi. Et tu n'étais pas encore bien établi, et tu avais beaucoup d'affaires désagréables sur les bras. Quelle a été la solution et la fin de tout cela ? Cela m'intéresse beaucoup, parce que je t'aime. Je ne veux pas quitter le pays avant de t'avoir vu et d'avoir cause longuement, à tête reposée, avec toi. C'est un besoin de cœur, autant que de politique petite et grande, intime et publique. Nous devons nous entendre sur toute chose, afin de régler et savoir des deux parts et ce que nous devons faire et sur qui nous devons et pouvons compter. D'une manière ou d'une autre, il faut que nous réunissions une ou deux fois tous les amis : Schwitzguébel, Fritz Robert, Heng, qui se trouvera déjà alors à la Chaux-de-Fonds[11], Floquet, Spichiger et Graisier et tous les autres que vous voudrez. J'ai écrit également à Janasch qu'il vienne pour ce temps à Neuchâtel, seul ou avec Collin. Mais tout cela après que nous aurons longuement causé avec toi et d'abord tout arrêté entre nous deux. Donc réponds-moi de suite, et tâche d'arranger les choses de manière à ce que je dépense peu de chose, et ne compromette ni notre cause, ni notre intimité, ni personne.

Ton dévoué, M. B.

Tu trouveras ma nouvelle adresse à la tête de cette lettre.


La rencontre proposée ne put avoir lieu. Un incident imprévu détermina Bakounine à prolonger son séjour à Genève ; et lorsqu'il partit, le 30 octobre, ce fut pour se rendre directement à Lugano, où il arriva le 1er novembre ; je le vis à son passage à Neuchâtel, entre deux trains, mais je n'ai gardé qu'un souvenir vague de cette entrevue : je sais seulement qu'entre autres choses, il me parla de Sentiñon, l'un des délégués espagnols au Congrès de Bâle, et des rapports d'intimité qu'il avait noués avec lui.

Le motif qui retint Bakounine à Genève plus longtemps, ce fut la publication, dans le Réveil de Paris du 2 octobre, d'un article de Moritz Hess où il était attaqué d'une façon perfide et calomnieuse, et avec lui tous ceux qui, au Congrès de Bâle, avaient voté dans le sens de ce que le compte-rendu du Progrès avait appelé le « collectivisme anarchiste ». Bakounine commença aussitôt à rédiger une réponse adressée Aux citoyens rédacteurs du RÉVEIL, réponse qu'il n'acheva pas, sans doute parce qu'elle prenait des proportions démesurées (le manuscrit s'interrompt à la 37e page) ; il se mit ensuite à écrire une brochure en plusieurs chapitres qu'il intitula Profession de foi d'un démocrate socialiste russe, précédée d'une étude sur les Juifs allemands ; il envoya le commencement de son manuscrit à Herzen, en le priant d'en proposer la publication à l'éditeur Dentu (lettre du 18 octobre 1869, dans la Correspondance). Herzen ne trouva pas le manuscrit de son goût, et, entre autres observations, manifesta à Bakounine son étonnement de le voir prendre à partie des hommes aussi peu notoires que Hess et Borkheim, au lieu de s'attaquer directement à Marx, leur chef de file[12]. Bakounine répondit à Herzen par une lettre très remarquable (8 octobre), où il explique, avec cette générosité et cette droiture dont il ne s'est jamais départi, les raisons qu'il a de ménager Marx :


Je n'ignore pas que Marx a été l'instigateur et le meneur de toute cette calomnieuse et infâme polémique qui a été déchaînée contre nous. Pourquoi l'ai-je donc ménagé ? j'ai fait plus que cela, je l'ai loué, je lui ai conféré[13] le titre de géant. Pour deux raisons, mon Herzen. La première, c'est la justice. Laissant de côté toutes les vilenies qu'il a vomies contre nous, nous ne saurions méconnaître, moi du moins, les immenses services rendus par lui à la cause du socialisme, qu'il sert avec intelligence, énergie et sincérité depuis près de vingt-cinq ans, en quoi il nous a indubitablement tous surpassés. Il a été l'un des premiers fondateurs, et assurément le principal, de l'Internationale, et c'est là, à mes yeux, un mérite énorme, que je reconnaîtrai toujours, quoi qu'il ait fait contre nous. La deuxième raison, c'est la politique et une tactique que je crois très juste... Marx est indéniablement un homme très utile dans l'Association internationale. Jusqu'à ce jour encore, il exerce sur son parti une influence sage, et présente le plus ferme appui du socialisme, la plus forte entrave contre l'envahissement des idées et des tendances bourgeoises. Et je ne me pardonnerais jamais, si j'avais seulement tenté d'effacer ou même d'affaiblir sa bienfaisante influence dans le simple but de me venger de lui. Cependant il pourrait arriver, et même dans un bref délai, que j'engageasse une lutte avec lui, non pas pour l'offense personnelle, bien entendu, mais pour une question de principe, à propos du communisme d'État, dont lui-même et les partis anglais et allemand qu'il dirige sont les plus chaleureux partisans. Alors ce sera une lutte à mort. Mais il y a un temps pour tout, et l'heure de cette lutte n'a pas encore sonné.


Les critiques de Herzen, toutefois, détournèrent Bakounine de la publication de sa brochure, dont le manuscrit (qui ne s'est pas retrouvé) ne semble pas avoir été achevé. Une seconde lettre adressée au Réveil, plus courte que la première, fut écrite dans le courant d'octobre, et envoyée par Bakounine à Herzen ; mais, au lieu d'en demander l'insertion, celui-ci se contenta d'une explication verbale avec Delescluze, qui publia ensuite dans son journal une déclaration destinée à donner satisfaction à l'offensé.

Le manuscrit inachevé, de 37 pages, intitulé Aux citoyens rédacteurs du RÉVEIL, existe[14]. Il contient le passage suivant, où Bakounine explique les raisons personnelles que Moritz Hess avait de lui en vouloir :


Je l'avais totalement oublié[15] et je ne me suis ressouvenu de lui qu'à l'occasion de sa dernière brochure[16], que mon ami Jean-Philippe Becker m'avait apportée en me demandant si je ne voulais pas faire à son sujet un article pour l’Égalité, organe de l'Association internationale des travailleurs à Genève. Après l'avoir parcourue, j'ai cru devoir refuser, n'ayant trouvé dans cet écrit prétentieux et confus qu'un désir évident, celui de concilier la chèvre bourgeoise avec le chou du prolétariat. L’Égalité ne pouvait y souscrire sans trahir son programme et son nom.

Je rencontrai une seconde fois M. Hess au dernier Congrès de Bâle. Je ne l'aurais point reconnu, tant nous avions vieilli l'un et l'autre, si J.-Ph. Becker ne me l'avait présenté en me le désignant comme l'un des pères de l'Église communiste en Allemagne. Une me fut pas pourtant difficile de reconnaître bientôt, averti comme je l'étais d'ailleurs par la lecture de la dernière œuvre sortie de sa plume, que Becker se trompait étrangement sur son compte. Je trouvai dans l'ancien disciple de Marx[17] un adhérent converti et fanatiquement dévoué des idées politiques et sociales de M. Amand Gœgg.

M. Maurice Hess parle beaucoup de mon activité au Congrès de Bâle. Malheureusement je n'ai rien à raconter de la sienne, sinon qu'il a fidèlement applaudi les discours de M. Gœgg et qu'il a toujours voté avec lui.

Mais pour m'en veut-il ? Ah ! c'est que j'ai eu le malheur de le blesser deux fois dans son amour-propre : en lui disant d'abord franchement ce que je pensais de sa fameuse brochure, et en qualifiant, une autre fois, comme elle l'avait mérite, sa conduite malhonnête dans un incident qui s'était élevé entre quelques délégués parisiens et moi[18].


J'avais, de mon côté, écrit en réponse à l'attaque de Moritz Hess un article qui parut dans le Progrès du 16 octobre (n° 21). Le voici :


Échos du Congrès de Bâle.

Le Réveil, journal radical de Paris, publie dans son numéro du 2 octobre un article signé Maurice Hess, et qui prétend faire connaître au public l'histoire secrète du Congrès de Bâle.

Voici, d'après M. Maurice Hess, en quoi consiste cette histoire secrète.

Il y avait à Bâle, dit-il, un parti russe, dirigé par Bakounine, et proche parent du parti prussien dirigé par M. de Schweitzer. Ce parti russe travaille dans un intérêt panslaviste. Bakounine s'était flatté de pouvoir entraîner le Congrès de Bâle à modifier les principes et la direction de l'Internationale ; mais ces intrigues furent déjouées dans l'assemblée annuelle des délégués.

Certes, voilà du nouveau. Que pensent les délégués de la Suisse romande des menées panslavistes que leur attribue M. Maurice Hess ?

Ce n'est pas tout. M. Hess ajoute, à cette première absurdité, d'autres absurdités, qu'il entremêle d'insinuations odieusement perfides :

« Un parti russe n'existait pas encore aux précédents Congrès de l'Internationale. Ce n'est que dans le courant de l'année dernière qu'un essai tendant à changer l'organisation et les principes de l'Internationale, de même qu'à transférer le siège du Conseil général de Londres à Genève, a été fait par Bakounine, patriote russe dont nous ne soupçonnons pas la bonne foi révolutionnaire, mais qui caresse des projets fantaisistes non moins à réprouver que les moyens d'action qu'il emploie pour les réaliser.

«… On conçoit qu'un patriote russe, quand même il n'aurait aucune arrière-pensée inavouable, telle qu'on la suppose chez le chef des communistes prussiens[19], ait des préférences pour des procédés sommaires, aboutissant fatalement à une guerre sociale qui permettrait aux barbares du Nord de rajeunir la civilisation moderne[20]. »

Nous laissons à Bakounine le soin de répondre dans le Réveil même — et nous savons qu'il va le faire — aux calomnies qui le concernent personnellement. Nous ne comprenons pas qu'un journal rédigé par M. Delescluze, qui est un honnête homme, ait pu accueillir des infamies semblables, et nous sommes assurés que le Réveil, mieux informé, fera bonne justice des vilenies de M. Maurice Hess.

Venons à ce qui touche l'Internationale. Qu'est-ce que c'est que ce prodigieux projet de transférer le Conseil général à Genève ? Lequel de nous, nous vous le demandons, socialistes de la Suisse romande, avait rêvé une chose pareille ? Nous voilà donc transformés en ténébreux conspirateurs, recevant les directions d'un agent du gouvernement russe, intriguant contre le Conseil général de Londres, et minant sourdement — ce sont les expressions de M. Maurice Hess — l'organisation de l'Internationale ! Vous en doutiez-vous, vous tous qui luttez avec nous contre le privilège bourgeois, qui cherchez à créer partout des associations ouvrières et à les affilier à l'Internationale, qui combattez pour l'Internationale, qui êtes persécutés pour l'Internationale, vous en doutiez-vous qu'on allait vous représenter au public parisien comme cherchant à détruire l'Internationale !

Ah ! prenons bien garde, compagnons, à cette tactique infernale de nos adversaires, qui cherchent à nous tuer par le poison du soupçon et de la défiance mutuelle.

Et qui est ce M. Maurice Hess, qui sait si bien mentir ? Si c'était un adversaire déclaré, on ne se donnerait pas la peine de répondre. Mais c'était un délégué au Congrès de Bâle. Oui, M. Hess a siégé au Congrès, au bureau du Congrès, parmi les secrétaires allemands ; ce n'est donc pas par ignorance qu'il a péché. Comment s'expliquer l'attaque inqualifiable et les imputations absurdes qu'il a publiées dans le Réveil ? Nous savons, il est vrai, que Bakounine a grièvement blessé l'amour-propre de M. Hess en lui disant ce qu'il pensait d'une brochure de sa façon ; mais est-ce ainsi qu'on se venge d'une critique littéraire ?

Dans le même article, M. Hess divise les délégués de Bâle en deux camps : les communistes russes et les collectivistes de l'Internationale. Nous ne savons trop quels sont ceux qu'il désigne par ce dernier titre ; mais sous la dénomination de communistes russes il entend évidemment ceux qui ont voté dans le même sens que Bakounine, c'est-à-dire les Belges, une partie des Allemands, le plus grand nombre des Français, les Suisses, les Italiens et les Espagnols. Entre les collectivistes de l'Internationale et les communistes russes, c'est-à-dire entre M. Hess et nous, il y a — c'est lui qui le dit — toute la différence qui existe entre la civilisation et la barbarie, entre la liberté et le despotisme, entre des citoyens condamnant toute sorte de violences, et des esclaves habitués aux agissements de la force brutale.

Les collectivistes de l'Internationale, ajoute M. Hess, pensent que la révolution politique et la démocratie radicale doivent précéder la révolution et la démocratie sociales.

Dans tout ce verbiage, et au milieu des équivoques que M. Hess voudrait faire naître, il n'y a de clair qu'une chose : c'est l'aveu contenu dans ces dernières lignes. M Hess, qui au Congrès de Bâle n'a point fait de déclaration de principe nette et franche, laisse voir maintenant le fond de sa pensée : il voudrait, comme tous les radicaux, exploiter le socialisme au profit de la politique bourgeoise. Nous connaissons cette rengaine de la révolution politique qui doit précéder la révolution sociale. Ce sont les hommes qui prônent ces choses-là qui cherchent à détourner l'Internationale de son véritable but : pour nous, nous nous en tenons au programme de notre grande Association, tel qu'il a été exprimé dès le début, et nous persisterons à refuser de nous associer à tout mouvement politique qui n'aurait pas pour but immédiat et direct l'émancipation complète des travailleurs.

Il est inutile, après les nombreux articles dans lesquels nous avons fait connaître les principes de notre socialisme, de déclarer que, malgré les affirmations ridicules de M. Hess, nous ne sommes ni communistes ni russes, que la barbarie et le despotisme sont justement ce que nous voulons détruire, que nous défendons la cause de la civilisation et de la liberté ; enfin que c'est nous qui avons créé le terme de collectivistes pour l'opposer à celui de communistes, et que c'est à nous surtout, par conséquent, qu'il appartient de prendre le titre de collectivistes de l'Internationale.


Bakounine quittant Genève, quels étaient les hommes auxquels allait incomber la tâche de continuer dans cette ville la propagande du socialisme révolutionnaire et de lutter contre l'esprit bourgeois de la fabrique ? Serno-Soloviévilch, qui avait rendu de si grands services pendant les grèves de 1867 et 1868, était mort, et sa mort était une grande perte pour l'Internationale genevoise : s'il eût vécu, son influence eût pu contrebalancer jusqu'à un certain point celle de la coterie réactionnaire. De son vivant, les intrigants l'avaient poursuivi de leur haine et de leur basses calomnies ; quand on l'eut enterré, ses adversaires, trouvant politique de tâcher de faire oublier leur attitude, n'osèrent pas s'opposer à l'érection du monument qui lui fut élevé au cimetière, avec les souscriptions des ouvriers du bâtiment principalement. « Serno-Soloviévitch, dont ces messieurs parlent aujourd'hui avec des larmes de crocodile dans les yeux, et qui fut certainement l'un des membres les plus utiles et les plus dévoués de l'Internationale de Genève, avait été traité publiquement par eux d'espion russe » (Bakounine, Rapport sur l'Alliance, portion inédite, p.57). Brosset, si énergique autrefois, n'était plus le même, surtout depuis qu'il avait perdu en sa femme, comme l'a écrit Bakounine dans son Rapport sur l'Alliance, « un cœur fort, une amie constante, qui était son bon génie inspirateur ». Restaient Perron et Robin.

« Perron, par l'exaltation désintéressée de ses principes, et surtout par sa profonde amitié pour Serno-Soloviévitch, dont il prit toujours noblement la défense, s'était attiré de bonne heure les haines de ses concitoyens genevois. Mais c'est surtout à partir de la fin de 1868, après le Congrès de Bruxelles, alors qu'il fut le fondateur et le principal rédacteur du journal l’Égalité, qu'il devint le bouc émissaire de la bonne société genevoise. Il eut le malheur, en outre, de léser les intérêts et de blesser la vanité d'un typographe féroce, M. Crosset, et d'attirer sur lui sa haine personnelle. M. Crosset devint le centre d'un groupe en partie avoué, mais en plus grande partie anonyme (M. Henri Perret et beaucoup d'autres chefs de la fabrique en étaient), qui déversa ses calomnies contre Perron. Je gagnai mes premiers ennemis dans l'Internationale [de Genève] en prenant hautement la défense de Perron, avec lequel j'étais lié d'amitié. » (Bakounine, Rapport sur l'Alliance, portion inédite, pages 57-58).

On a vu que Perron avait dû abandonner l’Égalité pendant les mois de juillet et d'août. Il en reprit la direction à la veille du Congrès de Bâle ; en octobre, il céda cette direction à Robin, qui disposait de plus de temps que lui ; mais il continua à s’occuper du journal avec zèle jusqu’en janvier 1870.

Robin était un nouveau-venu en Suisse. Très dévoué, actif, intelligent, possédant une sérieuse culture scientifique (c’est un ancien élève de l’École normale supérieure de Paris, licencié ès sciences), il s’était donné passionnément à la propagande du socialisme révolutionnaire. Il avait des défauts : l’esprit de système, un caractère pointilleux et agressif, la manie d’attacher de l’importance à de petites inventions généralement bizarres ; c’est ainsi qu’il imagina de faire fabriquer des médailles dites « de l’Internationale », dont il se promettait merveille pour la propagande, et de faire imprimer quantité de petites feuilles volantes, destinées à être soit distribuées, soit, gommées au verso, collées partout, placards minuscules, sur les murs des maisons, les portes des édifices, les rochers et les troncs d’arbre en pleine campagne, les poteaux du télégraphe le long des routes, etc. Mais les qualités, chez Robin, l’emportaient alors sur les défauts ; et ses travers, qui nous faisaient sourire, et parfois nous agaçaient un peu, ne m’empêchaient pas d’avoir pour lui beaucoup d’estime et d’amitié.

Perron et Robin s’entendaient fort bien[21], et l’on put espérer que leur collaboration produirait des résultats utiles. L’Égalité, sous leur direction commune (Robin remplaça Bakounine au Conseil de rédaction), prit un caractère nouveau, où la personnalité de Robin, surtout, marqua son empreinte. Sur leur initiative, en outre, il fut décidé que des réunions générales hebdomadaires d’étude et de discussion, qui, l’année précédente, s’étaient tenues au cercle des Quatre-Saisons tous les mercredis pendant l’hiver, seraient reprises au cercle du Temple-Unique : la première eut lieu le 20 octobre, et on y adopta un programme de questions à discuter ; les autres se suivirent régulièrement de semaine en semaine jusqu’au 1er décembre ; dans les no 40 et 41 de l’Égalité, Robin, pour faciliter la tenue de ces séances, publia une espèce de manuel des formes en usage dans les assemblées parlementaires.

Dès la seconde de ces réunions (27 octobre), on vit monter à la tribune un émigré russe, Nicolas Outine, que j’ai déjà eu l’occasion de nommer, et qui fit ce jour-là sa première apparition dans l’Internationale genevoise : il prononça un éloge des Trades Unions anglaises, qu’il donna comme des modèles de solidarité et de bonne organisation de la résistance. C’est en réponse à cette harangue d’Outine que Bakounine, qui était présent, parla pour la dernière fois à Genève[22] : il fit observer que les Trades Unions avaient un but beaucoup moins radical que l’Internationale ; que les premières ne cherchaient qu’à améliorer la situation de l’ouvrier dans le milieu existant, tandis que la seconde poursuivait la transformation sociale complète, la suppression du patronat et du salariat ; et il insista sur l’utilité de ne pas perdre de vue l’émancipation entière des ouvriers par la révolution sociale (Égalité, no 41). Outine inspirait à Bakounine une vive antipathie et une défiance qui n’était que trop justifiée, ainsi que le prouva la suite des événements. Le procès-verbal de la réunion du comité de la Section de l’Alliance du 17 septembre nous montre le vieux révolutionnaire mettant en garde ses amis : « La recommandation est faite par le président (Bakounine) d’être très sévère pour l’acceptation de nouveaux membres dans notre sein, et il dit en outre de ne jamais accepter les citoyens Outine, Troussof[23] et consorts, étant tous des intrigants qui cherchent à saisir ce qui se passe chez nous ». Perron et Robin ne voulurent pas tenir compte de cet avertissement ; ils admirent Outine dans leur amitié, après le départ de Bakounine, comme un collaborateur utile. Ils s'en repentirent quand il lui trop tard.

Le Rapport sur l'Alliance, de Bakounine, contient (pages 88-110) deux chapitres (inédits) intitulés : Campagne désastreuse de Perron et de Robin (automne et hiver 1869-1870), et : Outine, le Macchabée et le Rothschild de l'Internationale de Genève. Ils sont trop longs pour être reproduits ici ; mais j'en donnerai une analyse qui ne sera pas inutile au lecteur : après avoir lu, par anticipation, le jugement porté par Bakounine sur les faits que j'ai à raconter dans le prochain chapitre, on saisira mieux l'enchaînement et la portée de ceux-ci.

Perron et Robin — je résume l'exposé de Bakounine — étaient par système opposés à l'existence de la Section de l'Alliance ; et ils négligèrent par conséquent de s'appliquera entretenir la vie intérieure de cette Section, où, par la propagande individuelle, on pouvait exercer une influence efficace, et qui était le seul endroit où ils eussent pu se mettre en contact avec les ouvriers du bâtiment. Ils ne voulurent avoir recours, pour la propagande, qu'aux assemblées générales, aux grandes réunions où on ne cause pas, où on prononce des discours du haut de la tribune. Il ne faut évidemment pas faire fi des assemblées générales ; elles sont utiles, nécessaires même dans les grandes occasions ; mais, pour s'assurer une majorité consciente, — non une majorité d'emballement qui est à la merci des tirades enflammées d'un orateur, ou une majorité qui a été formée par des intrigues ourdies derrière les coulisses, où des comités donnent un mot d'ordre, — une préparation individuelle antérieure, dans des réunions peu nombreuses qui offrent l'occasion de causer et de s'éclairer, est indispensable. D'ailleurs, dans les assemblées générales, il est impossible de reconnaître les meilleures individualités, les caractères trempés, les volontés sérieuses, les hommes qui dans les ateliers exercent une influence légitime sur leurs camarades : ce ne sont pas ordinairement ceux-là qui parlent ; ils se taisent et laissent parler les autres. Perron et Robin, « amants platoniques du parlementarisme quand même », voulaient donc s'adresser toujours au grand public, tout faire dans et par les assemblées générales ; ils dédaignaient la propagande individuelle : et ce fut là leur tort.

Ils exercèrent, par leur manière d'être, sur les réunions de l'Alliance, une influence fâcheuse. Ici je cite le texte même de Bakounine :


Par l'intimité réelle, par la confiance mutuelle qui y régnait, on s'y sentait précédemment en famille. Sous leur souffle sceptique et glacial, toute la flamme vive, toute la foi de l'Alliance en elle-même diminuèrent à vue d'œil et finirent par s'évanouir tout-à-fait. Robin a dans toute son apparence quelque chose de nerveux, de taquin, qui, contrairement à ses meilleures intentions, agit comme un dissolvant dans les associations ouvrières. Perron, avec son air froid, une certaine apparence de sécheresse genevoise, à la fois dédaigneuse et timide, et qui exprime si mal la sensibilité et la chaleur cachées de son cœur, repousse plutôt qu'il n'attire, — il repousse surtout les ouvriers du bâtiment, dont il semble dédaigner l'ignorance et la grossièreté. C'est en grande partie la faute de Perron et de Robin, par exemple, si Duval nous a lâchés : ils trouvaient tous les deux que Duval était un sot, un blagueur, et ils le traitèrent comme tel ; ils eurent tort. Je connaissais, moi aussi, tous les défauts de Duval, mais tant que je restai là il nous fut complètement dévoué et souvent fort utile. Si j'étais resté à Genève, il ne nous eût jamais abandonnés, car j'avais pour habitude de ne dédaigner et de ne jamais délaisser aucun de nos alliés. Je ne me contentais pas de nos jours de séance, je tâchais de les rencontrer chaque soir au cercle, m’efforçant d’entretenir toujours en eux les bonnes dispositions. C’est un travail quelquefois assez ennuyeux, mais nécessaire ; faute de ce travail, Robin et Perron se sont trouvés, au jour de la crise, sans appuis, sans amis, et la désertion de Duval, très influent dans la Section des menuisiers, nous a causé un grand mal.

… Donc, l’action et la propagande individuelles de Robin et de Perron, infatués exclusivement de leur chère publicité et de leur propagande à grand renfort de coups de tambour et de distribution de petites médailles[24], étaient nulles ; et, à cause de cela même, leur action, tant par le journal que dans les assemblées populaires, était condamnée d’avance à un fiasco complet.


Perron et Robin avaient cru à la possibilité d’apaiser, par un langage conciliant, l’hostilité des meneurs de la fabrique. Ils ne songeaient point à faire des concessions de principes ; mais ils espéraient que, par une certaine façon de s’y prendre, ils amèneraient la « fabrique » à adopter, ou au moins à tolérer, les idées contre lesquelles elle avait si violemment protesté. Il y eut d’abord, en effet, une réconciliation apparente ; et l’Égalité, ayant baissé de ton et évité les questions brûlantes, mérita pendant quelque temps les éloges de Grosselin. « Mais à moins de s’annihiler et de trahir sa mission, on ne pouvait garder plus longtemps dans le journal cette attitude inoffensive : et voilà que ces choses terribles, la propriété collective, l’abolition de l’État, l’athéisme, la guerre déclarée à toute politique de compromission, recommencèrent à y montrer le bout de l’oreille ; et à mesure qu’elles reparaissaient se soulevait aussi l’orage que ces questions doivent produire infailliblement et toujours dans les consciences bourgeoises. Les protestations recommencèrent contre l’Égalité ; et comme Robin est extrêmement nerveux et peu endurant, la guerre se ralluma de plus belle. » Le dénouement fut ce qu’il devait être : « Perron et Robin avaient délaissé les ouvriers du bâtiment, et ils n’avaient pas gagné ceux de la fabrique ; de sorte qu’alors qu’ils s’imaginaient avoir pour eux presque toute l’Internationale de Genève, ils n’avaient en réalité personne, pas même Outine, leur protégé, leur fils adoptif » ; et lorsque, le conflit étant devenu aigu, ils n’y virent plus d’autre issue que de donner leur démission et d’abandonner le journal, « personne ne les retint, et personne ne pleura. Outine, le petit serpent réchauffé dans leur sein, n’aspirait qu’au moment où, armé de sa blague formidable, de son front d’airain, et de ses quinze mille francs de rente, il pourrait recueillir leur succession. Robin partit pour Paris, Perron se retira boudeur sous sa tente, et Outine remplit tout seul le vide qu’avait fait leur retraite simultanée. »


Nicolas Outine — puisque cet insignifiant personnage joua un moment un grand rôle, non seulement à Genève, mais dans l’Internationale tout entière, il faut bien le faire connaître — était « le fils d’un très riche Israélite, faisant le commerce de l’eau-de-vie, le commerce le plus sale et le plus lucratif en Russie ». De 1861 à 1863, il avait été étudiant à l’Université de Saint-Pétersbourg : « c’était le moment de la grande agitation politique et socialiste en Russie ; on conspirait alors sans danger ; le gouvernement, frappé de stupeur, laissait faire : on peut s’imaginer si M. Outine dut s’en donner ».


Il se dit — continue Bakounine — le disciple, l’ami de Tchernychevsky : mais je suis sûr qu’il ment. Tchernychevsky était un homme trop intelligent, trop sérieux, trop sincère, pour avoir pu supporter un gamin faussement exalté, phraseur sans vergogne, et infatué de lui-même. Il en est sans doute de ses rapports avec Tchernychevsky comme de ses prétendus rapports amicaux avec Serno-Soloviévitch. Vous avez entendu parler du discours qu’il a prononcé à l’inauguration du monument élevé sur la tombe de Serno[25] : il parla de leur amitié, de leur sympathie mutuelle. Le fait est que Serno avait un dégoût profond pour Outine ; ; il ne parlait jamais de lui qu’avec mépris. « Si quelqu’un m’a fait prendre le mot de révolution en horreur, me dit-il une fois, c’est Outine. »


Outine émigra en 1863 : « les persécutions avaient commencé, et ce n’est pas un homme à affronter les dangers ; il ne les aime qu’en idée et de loin ». Il vécut en Angleterre, et plus tard en Suisse, où il s’attacha pendant un certain temps, en 1868, à la personne de Bakounine : mais celui-ci l’éconduisit bientôt ; « il y avait incompatibilité absolue, non d’idées, — car, à proprement parler, Outine n’en avait point, — mais d’humeur, de tempérament, de but ». Au Congrès de la paix et de la liberté, à Berne, la rupture fut consommée :


Lorsque mes amis et moi, ayant décidé de sortir de la Ligue, nous nous réunîmes pour tenir conseil sur la ligne que nous devions suivre, Outine, sans être invité, se présenta parmi nous. Je le priai de se retirer, en lui disant que nous voulions rester seuls. Vous pouvez imaginer sa fureur. Le soir même nous fondâmes l’Alliance, et vous concevez qu’il devait en devenir l’ennemi acharné.

… Dans l’été de 1869, dans deux proclamations russes, l’une signée de mon nom, traduite et publiée dans la Liberté de Bruxelles (Quelques paroles à mes jeunes frères de Russie), l’autre anonyme, j’attaquai les idées ou plutôt les phrases ridicules de son journal russe, ce qui naturellement n’augmenta pas son amitié pour moi. Je suis certain qu’on n’a jamais détesté un homme plus qu’il ne m’a détesté.


Les deux principaux moyens d’action d’Outine, c’était le mensonge, d’abord, et l’argent ensuite, les quinze mille francs de rente que ce « Rothschild » devait au commerce paternel. Il disposait d’un troisième moyen encore, qui n’était pas à dédaigner : les influences féminines. Bakounine parle avec une verve gouailleuse du rôle joué par les admiratrices de ce « Macchabée de l’Internationale » :


Outine doit un fameux cierge aux dames russes de son petit cénacle. Elles sont à genoux devant lui, admirent son dévouement, son héroïsme et ses phrases ; et il se démène et s’égosille glorieusement devant elles, comme un coq dans son poulailler. Il a su les transformer en autant de propagandistes et d’intrigantes pour son compte. Elles chantent partout ses vertus, et, sans vergogne comme lui, elles calomnient tous ceux qui osent lui déplaire. Je suis devenu naturellement leur bête noire. Au Congrès de Bâle, où, entouré de ses femmes, il était venu jouer le rôle de public, ces dames, dirigées par le grand tacticien, s’étaient partagé les rôles. Les délégués anglais, qui leur parurent probablement les plus sots, et qui avaient aux yeux d’Outine le mérite d’être plus ou moins des amis de Marx et en même temps des membres du Conseil général, devinrent spécialement les objets de leurs prévenances et de leurs coquetteries.
C'est ce vulgaire personnage, menteur et vaniteux, que Perron et Robin avaient pris en tiers dans le journal et dans leur propagande :


Et pourtant — ajoute Bakounine — le jour même de mon départ je les avais suppliés encore de se bien garder de ce petit intrigant. Moi qui le connaissais, je savais ce qu'il valait et ce qu'il voulait. Perron me répondit « qu'il fallait s'occuper des principes et non des personnes ». Je haussai les épaules et je me tus. Je voudrais savoir ce qu'il en pense maintenant : qui de nous deux avait raison, lui ou moi ?



  1. L’Égalité se trompait : l'instituteur Spier était délégué de Wolfenbûttel (Brunswick).
  2. « Considérant que la cause fondamentale et permanente de l'état de guerre dans lequel se perpétue l'Europe [sic] est l'absence de toute institution juridique internationale... »
  3. Dans l'assemblée générale du 27 octobre (Égalité du 30 octobre) : le mot « la veille » ne doit pas être pris à la lettre.
  4. D'après les procès-verbaux de la Section de l'Alliance, Bakounine assista, après le Congrès de Bâle, à la réunion du comité du 17 septembre, à la séance de la Section du 27 septembre, et à la réunion du comité du 1er octobre.
  5. À la séance du Comité fédéral romand du 22 septembre.
  6. Le 27 septembre.
  7. Guétat, d'abord vice-président, et qui avait ensuite remplacé Brosset à la présidence du Comité fédéral, était un des membres fondateurs de la Section de l'Alliance ; mais il avait subi l'influence des politiciens, et allait bientôt passer entièrement dans leur camp. Voici le portrait que fait de lui Bakounine dans un autre passage : « Guétat nous avait abandonnés. Depuis qu'il était devenu membre et vice-président du Comité fédéral, les fumées des honneurs avaient tourné sa pauvre tête. Plein de son importance, il était devenu d'un ridicule achevé. Il avait fini par faire rentrer en lui-même son discours habituel, stéréotypé, sur la Révolution, et dans les assemblées générales, aussi bien qu'au sein du Comité fédéral, il ne votait plus qu'avec la réaction. » Le procès-verbal de la réunion du comité de la Section de l'Alliance du 17 septembre dit, à son sujet : « Bakounine donne des explications sur la conduite du citoyen Guétat vis-à-vis de notre Section ; comme il ne s'est pas conformé aux promesses faites par sa signature, » — les membes de la Section de l'Alliance signaient, lors de leur admission, le programme et le règlement de la Section, — « il doit naturellement ne plus faire partie de notre Section. Duval demande à ce que l'on attende la séance du Comité fédéral de mercredi (22) pour voir quelle sera sa conduite ; d'après ça, nous agirons en conséquence. Adopté. » (Nettlau, biographie de Bakounine, p. 316.)
  8. Les deux frères Perret, et Chénaz, étaient en effet, aussi bien que Guétat, Duval et Heng, des adhérents du groupe genevois de l'Alliance.
  9. Il faut conclure de ce passage que Henri Perret venait d'être rayé de la liste des membres de la Section de l'Alliance, sans doute pour « ne s'être pas conformé aux promesses faites par sa signature ».
  10. Mon mariage ont lieu le 14 octobre.
  11. Heng devait quitter Genève — et quitta cette ville en effet — vers le milieu d'octobre pour retourner travailler à la Chaux-de-Fonds.
  12. On sait que Herzen et Marx se détestaient cordialement.
  13. Dans le manuscrit envoyé à Herzen.
  14. J'en ai déjà cité plus haut quelques passages (pages 210, et 211-213).
  15. Depuis 1844, époque où ils s'étaient vus à Paris.
  16. Parue dans la première moitié de 1869.
  17. On a vu (p. 139) que dans une lettre du 11 mars 1869, Bakounine, me parlant de Hess (que Becker venait de rappeler à son souvenir), disait de lui : « Allemand, aussi savant et plus pratique que Marx, et en quelque sorte le créateur de ce dernier ». Ces deux appréciations, qui paraissent contradictoires, s'expliquent cependant fort bien quand on étudie de plus près le développement des idées socialistes de Marx.
  18. Je ne me souviens pas de l'incident auquel Bakounine fait allusion.
  19. Schweitzer.
  20. Marx avait écrit de Herzen que « ce demi-Russe, qui n'est pas Moscovite à demi, a prédit sérieusement le rajeunissement de l'Europe par le knout et une infusion obligatoire de sang kalmouk. » (Das Kapital, erster Band, 1867, page 763). Il a supprimé cette phrase dans la traduction russe (par Lopatine), ainsi que dans les éditions suivantes, pour ne pas s'aliéner les sympathies des socialistes russes, qui furent ses premiers lecteurs.
  21. À son arrivée à Genève, Robin, on l’a vu, reçut d’abord l’hospitalité de Bakounine. Il était venu seul, ayant laissé en Belgique sa femme et ses enfants, qui, en septembre, le rejoignirent à Bâle pendant le Congrès. Quand il les eut ramenés avec lui à Genève, Perron, exécuteur testamentaire de Serno-Soloviévitch, installa la famille Robin dans l’appartement meublé qu’avait occupé Serno, appartement dont le loyer avait été payé d’avance pour une année entière.
  22. À l’exception d’une circonstance unique au printemps de 1870, le 10 avril.
  23. Troussof était le secrétaire du journal russe d’Outine, La Cause du Peuple. Comme son patron, il fit, quelques années plus tard, sa soumission au gouvernement, et acheva ses jours en fidèle sujet du tsar.
  24. Voir ci-dessus page 225, et plus loin page 229.
  25. Voir plus loin, p. 252.