L’Internationale, documents et souvenirs/Tome I/I,3

L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre III
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III

Progrès de la Section du Locle : sa protestation contre la guerre au moment de l’affaire du Luxembourg (avril 1867).


Pendant l’hiver qui suivit, la Section du Locle vit s’accroître le nombre de ses membres : environ soixante-dix adhérents nouveaux, presque tous ouvriers, se firent inscrire[1]. Son premier acte public fut une protestation contre la guerre, au moment où la question du Luxembourg semblait devoir mettre aux prises la France et la Prusse (avril 1867). Je me souviens que, dans la séance où cette protestation fut votée, on se demanda s’il vaudrait mieux chercher à grouper les Sections de toute la Suisse, en vue d’une manifestation collective, ou s’il était préférable que la Section du Locle allât de l’avant toute seule ; Bise émit l’avis qu’un feu de file de protestations locales, éclatant les unes après les autres, ferait plus d’effet qu’une protestation collective unique; et nous nous rangeâmes à cette opinion. En conséquence, je rédigeai un projet qui fut adopté et envoyé aux journaux. Notre protestation parut d’abord dans la Feuille d’avis des Montagnes, journal local. La voici :


Aux ouvriers de toute l’Europe.

Au moment où les souverains s’apprêtent à déchaîner de nouveau sur l’Europe les horreurs de la guerre, la Section du Locle de l’Association internationale des travailleurs se sent pressée de joindre sa protestation à celle des ouvriers de Paris et de Berlin, et elle engage ses sœurs de toute la Suisse à s’unir à elle pour flétrir une lutte qui ne pourrait être que fatale au travail et à la liberté.

En vain prétendrait-on justifier l’égorgement de milliers d’hommes en qualifiant de guerre nationale cette lutte insensée entre l’Allemagne et la France. On l’a dit déjà, et il faut le répéter sans cesse : Aujourd’hui, toute guerre entre les peuples européens n’est plus une guerre nationale, c’est une guerre civile.

En attendant le jour où l’Association internationale des travailleurs, lorsqu’elle aura recruté tous les hommes de cœur et de progrès, sera assez forte pour pouvoir dire à l’Europe : Il n’y aura plus de guerre, parce que nous ne le voulons pas et que nous sommes les plus nombreux : en attendant que ceux de nos frères qui n’ont pas encore compris la mission de notre Association aient les yeux et soient entrés dans ses rangs, nous rendons au moins publique, par la voie de la presse, cette protestation solennelle contre l’effusion du sang.

Locle, le 28 avril 1867.

La Section du Locle de l’Association internationale des travailleurs.


Cette protestation fit quelque bruit. On s’en amusa dans les cercles de la bourgeoisie ; et je publiai à cette occasion dans le Diogène[2] du 13 mai l’article suivant :


Une idée cocasse.

— L’avez-vous lu, dites-moi ? Oh ! la bonne farce !

— De quoi parlez-vous ?

— Hé ! de cette plaisanterie qui va faire le tour de nos journaux. A-t-on jamais rien vu de plus cocasse ? Les ouvriers du Locle qui s’avisent de vouloir empêcher la guerre, et qui publient dans la grande Feuille d’avis une « protestation contre l’effusion du sang » !

— J’ai lu cette pièce, mais je ne comprends pas pourquoi vous l’appelez une bonne farce.

— Comment ! vous n’en avez pas ri ?

— Moi ? pas du tout.

— Est-ce que vous donneriez aussi un peu dans le socialisme, vous ? Si vous vous laissez aller à ces choses-là, on vous fera une belle scie au cercle.

— Mais vous qui riez de l’idée des ouvriers du Locle, dites-moi donc ce que vous y trouvez de ridicule ?

— Ma foi, ça ne s’explique pas, ça se sent ; je ne veux pas m’amuser à vous donner des raisons ; mais si vous aviez entendu hier soir X., Y. et Z. en faire des gorges chaudes, vous penseriez comme moi.

— Non pas : et vous-même, quoi que vous en disiez, je vous crois trop raisonnable et aussi trop indépendant, que diable ! pour fonder votre opinion d’homme et de citoyen sur les railleries plus ou moins spirituelles de ces messieurs. Je ne me paie pas d’éclats de rire, ni vous non plus, j’espère ; aussi, en votre qualité d’homme grave et bien pensant, vous êtes tenu de me déclarer les motifs qui vous font trouver ridicule un acte aussi sérieux et aussi naturel que celui que vous critiquez.

— Vous voulez absolument des raisons ? Eh bien, ma raison la voici, et cela saute aux yeux. Si ceux qui protestent étaient au nombre de plusieurs millions, ou au moins de plusieurs milliers, je dirais : Voilà qui est bien, c’est un mouvement grandiose et auquel je veux m’associer. Mais une centaine d’individus, de simples ouvriers, qui se mettent en tête de déclarer que la guerre est injuste et mauvaise, à quoi cela sert-il ? Et puis, est-ce que cela les regarde ?

— Oh ! le beau raisonnement. Est-ce qu’une chose est bonne ou mauvaise à raison du nombre de ceux qui la font ? Quand un homme voit faire le mal, son devoir n’est-il pas de le réprouver, sans demander pour cela l’avis de son voisin, et quand même il serait tout seul à le faire ? Ensuite, pour produire le mouvement grandiose dont vous parlez, ne faut-il pas que quelqu’un commence, et n’est-il pas admirable — et non ridicule — de voir les ouvriers comprendre leur devoir d’hommes mieux que les souverains et les gouvernements ?

— Parlez-vous sérieusement ?

— Très sérieusement, et je n’ai pas tout dit. N’est-il pas admirable encore de voir que, pendant que des ambitieux haut placés cherchent à réveiller les haines nationales pour arriver à leurs fins, des hommes du peuple élèvent la voix pour proclamer la fraternité et la solidarité de toutes les nations ? Vous trouvez qu’on ne doit pas se mêler de ce qui ne nous regarde pas ; vous croyez que parce qu’en ce moment la guerre ne menace directement que l’Allemagne et la France, les ouvriers suisses ont tort de se permettre de dire leur façon de penser à ce sujet. Mais si vous êtes partisan du chacun pour soi, chacun chez soi. Permettez-moi d’être d’un autre avis ; et pendant que vous dormez sur le triste oreiller d’une indifférence égoïste, laissez-nous sympathiser avec ceux qui souffrent, et leur exprimer à haute voix notre sympathie.

— Et moi, mon bon ami, laissez-moi vous complimenter de votre joli talent de prédicateur.

— Dites-moi, pour finir, agréable plaisant que vous êtes, avez-vous lu Voltaire ? Non, sans doute, ce n’est pas votre homme ; il y a pourtant des gens qui disent qu’il avait autant d’esprit que Messieurs X., Y. et Z. Eh bien, sachez-le : Voltaire pensait exactement comme les ouvriers du Locle ; il aurait signé leur protestation des deux mains, et c’est lui qui a exprimé la solidarité non seulement du genre humain, mais de la création tout entière, par ces belles paroles : « Lorsque quelqu’un commet une injustice sur notre globe ou dans la planète Saturne, ou dans l’étoile Sirius, il est coupable envers tous les mondes ».

— Merci du sermon. J’irai conter cela au cercle.

Jacques.



  1. D’après le rapport présenté par le Conseil général au Congrès de Lausanne en 1867, la cotisation envoyée à Londres par la Section du Locle s’est élevée, pour l’année 1866-1867, à 17 sh. 10 d., soit 22 fr. 20, ce qui, à 30 centimes par membre, indique un chiffre de soixante-quatorze membres. La cotisation versée par la Section de la Chaux-de-Fonds a été de 21. sst. 4 sh. (182 membres) ; la Section romande de Genève a versé 4 L. st. (330 membres environ) ; la Section allemande de Genève, 1 l. st. 7 sh. 9 d. (112 membres environ). Ces quatre Sections sont les seules qui, en Suisse, aient payé cette année-là des cotisations à Londres.
  2. Le Diogène était un journal satirique paraissant à la Chaux-de-Fonds (il s’imprimait à l’imprimerie de la Voix de l’Avenir), et que rédigeait alors mon ami Henri Morel. Il luttait vaillamment contre tous les préjugés, et se montrait sympathique aux idées socialistes.