L’Intelligence des fleurs/L’Accident

Eugène Fasquelle (p. 237-254).

L’ACCIDENT

À mesure que nous asservissons les forces de la nature se multiplient nos chances d’accidents, de même que croissent les dangers du dompteur à raison du nombre de fauves qu’il « fait travailler » dans la cage. Autrefois, nous évitions autant que possible le contact de ces forces ; aujourd’hui elles sont admises dans notre domestique. Aussi, malgré nos mœurs plus prudentes et plus pacifiques, nous arrive-t-il plus souvent qu’à nos pères de voir la mort d’assez près. Il est donc probable que plusieurs de ceux qui liront ces notes auront éprouvé les mêmes émotions et eu l’occasion de faire des remarques analogues.

Une des premières questions qui se posent est celle du pressentiment. Est-il vrai, comme beaucoup l’affirment, que nous ayons dès le matin une sorte d’intuition de l’événement qui menace la journée ? Il est difficile de répondre, attendu que notre expérience ne peut guère porter que sur des événements qui « ne tournèrent pas mal » ou qui, tout au moins, n’eurent pas de suites graves. Il paraît donc naturel que ces accidents qui ne devaient pas avoir de conséquences n’aient point remué par avance les eaux profondes de notre instinct, comme il est vrai, je crois, qu’ils ne les effleurent même pas. Quant aux autres, qui entraînent une mort plus ou moins prochaine, il est rare que la victime ait la force ou la lucidité requise pour satisfaire notre curiosité. En tout cas, ce que peut recueillir sur ce point notre expérience personnelle est fort incertain et l’interrogation demeure.

Nous voilà donc partis dès l’aurore d’un beau jour, en automobile, à bicyclette, à motocyclette, en canot, peu importe à l’événement qui se prépare ; mais, pour préciser les images, prenons de préférence l’automobile ou la motocyclette qui sont de merveilleux instruments de détresse et qui interrogent le plus âprement la Fortune au grand jeu de la vie et de la mort. Tout à coup, sans motifs, au détour du chemin, au beau milieu de la longue et large route, au début d’une descente, ici ou là, à droite ou à gauche, saisissant le frein, la roue, la direction, barrant subitement tout l’espace sous l’apparence fallacieuse et parfaitement transparente d’un arbre, d’un mur, d’un rocher, d’un obstacle quelconque, voici face à face, surgissante, imprévue, énorme, immédiate, indubitable, inévitable, irrévocable, la Mort qui ferme d’un déclic l’horizon qu’elle laisse sans issue…

Aussitôt commence entre notre intelligence et notre instinct une passionnante, une interminable scène qui tient en une demi-seconde. L’attitude de l’intelligence, de la raison, de la conscience, comme il vous plaira de l’appeler, est extrêmement intéressante. Elle juge instantanément, sainement et logiquement que tout est perdu sans ressource. Pourtant elle ne s’affole ni ne s’épouvante. Elle se représente exactement la catastrophe, ses détails et ses conséquences, et constate avec satisfaction qu’elle n’a pas peur et garde sa lucidité. Entre la chute et le choc, elle a du temps de reste, elle muse, elle se distrait, elle trouve le loisir de penser à toute autre chose, d’évoquer des souvenirs, de faire des rapprochements, des remarques minimes et précises. L’arbre qu’on voit à travers la mort est un platane, il a trois trous dans son écorce diaprée… il est moins beau que celui du jardin… le rocher sur lequel le crâne s’écrasera a des veines de mica et de marbre bien blanc… Elle sent qu’elle n’est pas responsable, qu’on n’a nul reproche à lui faire ; elle est presque souriante, elle goûte je ne sais quelle volupté ambiguë et attend l’inévitable avec une résignation adoucie où se mêle une prodigieuse curiosité.

Il est évident que si notre vie n’avait à compter que sur l’intervention de cet amateur indolent, trop logique et trop clairvoyant, tout accident finirait fatalement en catastrophe. Heureusement, prévenu par les nerfs qui tourbillonnent, perdent la tête et criaillent comme des enfants en démence, fruste, brutal, nu, musculeux, bousculant tout et saisissant d’un geste irrésistible les débris d’autorité et les chances de salut qui lui tombent sous la main, un autre personnage bondit sur la scène. On l’appelle l’Instinct, l’Inconscient, le Subconscient, que sais-je et qu’importe ? — Où était-il, d’où sort-il ? Il dormait quelque part ou s’occupait à d’obscures et ingrates besognes au fond des cavernes primitives de notre corps. Il en était naguère le roi incontesté ; mais depuis quelque temps on le relègue dans les ténèbres basses, comme un parent pauvre, mal élevé, mal tenu et mal embouché, témoin gênant et souvenir désagréable de l’infortune originelle. On n’y pense, on n’y a plus recours qu’aux secondes éperdues des suprêmes angoisses. Par bonheur il est brave homme, sans amour-propre et sans rancune. Il sait d’ailleurs que tous ces ornements du haut desquels on le méprise sont éphémères, peu sérieux et qu’il est au fond le seul maître de la demeure humaine. D’un coup d’œil plus sûr, plus rapide que l’élan formidable du péril, il juge la situation, en démêle d’emblée tous les détails, toutes les issues, toutes les possibilités, et c’est, en un clin d’œil, un magnifique, un inoubliable, spectacle de force, de courage, de précision, de volonté, où la Vie invaincue saute au visage de la Mort invincible.

Au sens le plus strict, le plus minutieux du mot, le champion de l’existence, surgi comme le sauvage velu des légendes au secours de la princesse désespérée, opère des miracles. Avant tout, il a dans l’urgence une prérogative incomparable : il ignore la délibération, tous les obstacles qu’elle soulève, toutes les impossibilités qu’elle impose. Il n’accepte jamais le désastre, pas un instant n’admet l’inévitable, et sur le point d’être broyé, agit allègrement contre toute espérance, comme si le doute, l’inquiétude, la peur, le découragement étaient des notions absolument étrangères aux forces primitives qui l’animent. À travers un mur de granit, il n’aperçoit que le salut, pareil à un trou de lumière, et à force de le voir il le crée dans la pierre. Il ne renonce pas à arrêter une montagne qui se précipite. Il écarte un rocher, il s’élance sur un fil de fer, il se faufile entre deux colonnes qui mathématiquement ne pouvaient pas livrer passage. Parmi les arbres il choisit infailliblement le seul qui cédera parce qu’un ver invisible a rongé sa racine. Dans un fouillis de feuilles vaines il découvre l’unique branche forte qui surplombe l’abîme, et dans un chaos de porphyres aigus il semblera qu’il ait dressé par avance le lit de mousses et de fougères qui recevra le corps…

De l’autre côté du péril, la raison stupéfaite, pantelante, incrédule, un peu déconcertée, tourne la tête pour contempler une dernière fois l’invraisemblable ; puis elle reprend, de droit, la direction, tandis que le bon sauvage, que nul ne songe à remercier, rentre en silence dans sa caverne.

Peut-être n’est-il pas étonnant que l’instinct nous sauve des grands dangers habituels et immémoriaux : l’eau, le feu, la chute, le choc, l’animal. Il y a là évidemment une accoutumance, une expérience atavique qui explique son habileté. Mais ce qui m’émerveille, c’est l’aisance, la promptitude avec lesquelles il se met au courant des inventions les plus complexes, les plus insolites de notre intelligence. Il suffit de lui montrer une bonne fois le mécanisme de la machine la plus imprévue, — quelque étrangère et inutile qu’elle soit à nos besoins réels et primitifs, — il comprend, et désormais, dans la nécessité, en connaîtra les derniers secrets et le maniement mieux que l’intelligence qui la construisit.

C’est pourquoi, si nouveau, si récent ou si formidable qu’en soit l’instrument, on peut affirmer qu’en principe, il n’y a pas de catastrophe inévitable. L’inconscient est toujours à la hauteur de toutes les situations imaginables. Entre les mâchoires de l’étau que referme la puissance de la mer ou de la montagne, on peut, on doit s’attendre à un mouvement décisif de l’instinct qui a des ressources aussi inépuisables que l’univers ou la nature au creux desquels il puise à même.

Pourtant, s’il faut tout dire, nous n’avons plus tous le même droit de compter sur son intervention souveraine. Il ne meurt, il ne boude, il ne se trompe jamais : mais bien des hommes le bannissent à de telles profondeurs, lui permettent si rarement de revoir un rayon de soleil, le perdent si totalement de vue, l’humilient si cruellement, le garrottent si étroitement que, dans l’affolement de l’urgence, ils ne savent plus où le trouver. Ils n’ont plus, matériellement, le temps de le prévenir ou de le délivrer au fond des oubliettes où ils l’ont enchaîné, et quand il monte enfin à la rescousse, plein de bonne volonté, ses outils à la main, le mal est fait, il est trop tard, la mort vient d’accomplir son œuvre.

Ces inégalités de l’instinct, qui tiennent plutôt, je suppose, à la promptitude de l’appel qu’à la qualité du secours, se manifestent dans tous les accidents. Mettez deux automobilistes en deux dangers parallèles, inéluctables et exactement identiques, un coup de volant inexplicable, on ne sait quel bond, quelle torsion, quel détour, quelle immobilité, quel prestige sauvera l’un, pendant que l’autre ira normalement et misérablement se briser sur l’obstacle. Dans une voiture, des six personnes qui l’occupent et qu’enveloppe strictement le même sort, trois feront le seul mouvement possible, illogique, imprévu et nécessaire, au lieu que les trois autres agiront trop intelligemment, à contre-sens. Je fus témoin, ou presque, — car si j’arrivai après l’accident, du moins en ai-je recueilli sur les lieux mêmes et parmi les réchappés, les impressions encore palpitantes, — je fus un jour témoin d’une de ces surprenantes manifestations de l’instinct. C’était à la descente de Gourdon, l’âpre petit village bien connu des touristes de Cannes et de Nice, perché, pour échapper aux Barbaresques, sur un rocher à pic, haut de plus de huit cents mètres. Il est de toutes parts inaccessible, nul chemin n’y mène, sauf une terrible route en lacet qui dévale entre deux abîmes. Une carriole surchargée de huit personnes parmi lesquelles une femme portant son enfant âgé de quelques semaines, descendait la voie périlleuse, quand le cheval prit peur, s’emballa et s’alla jeter dans le gouffre. Les voyageurs se sentirent rouler dans la mort, et la femme, d’un admirable geste d’amour maternel, voulant sauver l’enfant, le lança, au suprême moment, de l’autre côté de la carriole, où il tomba sur la route, tandis que tous les autres disparaissaient dans le précipice hérissé de rocs meurtriers. Or, par un miracle assez habituel quand il s’agit de vies humaines, les sept victimes, retenues à des broussailles, à de vagues branchages, n’eurent que d’insignifiantes égratignures, au lieu que le pauvre petit mourait sur le coup, le crâne défoncé par une pierre du chemin. Deux instincts contraires avaient ici lutté, et celui où s’était probablement mêlé une lueur de réflexion, avait fait le geste le plus maladroit. On parlera de chance, de guignon. Il n’est pas défendu d’évoquer ces mots mystérieux, pourvu qu’il demeure entendu qu’ils s’appliquent aux mystérieux mouvements de l’inconscient. Il est en effet préférable, chaque fois que la chose est possible, de reporter en nous la source d’un mystère ; c’est restreindre d’autant le champ néfaste de l’erreur, du découragement, de l’impuissance.

Immédiatement, demandons-nous si nous pouvons sinon perfectionner l’instinct, que je crois toujours parfait, du moins le rappeler plus près de notre volonté, desserrer ses liens, lui rendre son aisance originelle. Cette question exigerait une étude spéciale. En attendant qu’on l’entreprenne, il paraît assez probable qu’en nous rapprochant habituellement, systématiquement des forces, des faits matériels, de tout ce qu’en un mot qui dit d’énormes choses nous nommons la nature, nous diminuons d’autant, chaque jour, la distance que l’instinct aura à parcourir pour nous venir en aide. Cette distance, encore inappréciable chez les sauvages, les simples et les humbles, augmente à chaque pas que fait notre éducation, notre civilisation. Je suis persuadé qu’on pourrait établir qu’un paysan, un ouvrier, même moins jeune, moins agile, surpris dans la même catastrophe que son propriétaire ou son patron, a deux ou trois chances de plus que celui-ci de s’en tirer indemne. En tout cas, il n’est pas d’accident dont la victime n’ait, a priori, tort. Il convient qu’elle se dise, ce qui est vrai au pied de la lettre, que tout autre, à sa place, aurait réchappé ; par conséquent, la plupart des hasards qu’on se permet autour d’elle lui demeurent interdits. Son inconscient qui se confond ici avec son avenir n’est pas « en forme ». Elle doit dorénavant se défier de sa chance. Elle est, au point de vue des grands périls, un minus habens, comme on disait en droit romain.

Il n’empêche, quand on considère l’inconsistance de notre corps, la puissance démesurée de tout ce qui l’entoure et le nombre de dangers où nous nous exposons, que notre chance comparée à celle des autres êtres vivants n’apparaisse prodigieuse. Parmi nos machines, nos appareils, nos poisons, nos feux, nos eaux, toutes les forces plus ou moins asservies mais toujours prêtes à la révolte, nous risquons notre vie vingt ou trente fois plus souvent que le cheval, par exemple, le bœuf ou le chien. Or, dans un accident de la rue ou de la route, dans une inondation, un tremblement de terre, un orage, un incendie, dans la chute d’un arbre ou d’une maison, l’animal sera presque toujours frappé de préférence à l’homme. Il est évident que la raison, l’expérience et l’inconscient mieux avisé de celui-ci le préservent dans une large mesure. Néanmoins, on dirait qu’il y a encore autre chose. Tous risques, tous hasards égaux et les parts faites à l’intelligence et à l’instinct plus adroit et plus sûr, il reste que la nature semble avoir peur de l’homme. Elle évite religieusement de toucher à ce corps si fragile ; elle l’entoure d’une sorte de respect manifeste et inexplicable, et lorsque, par notre faute impérieuse, nous l’obligeons de nous blesser, elle nous fait le moins de mal possible.