L’Instruction publique et la révolution/02

L’Instruction publique et la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 410-435).
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LES ŒUVRES


Il nous faut ici distinguer deux groupes : le premier comprend tout ce qui relève de l’instruction publique proprement dite ; au second appartiennent les lois et les actes qui s’y rattachent simplement. Nous n’avons pas, on le pense bien, l’intention de traiter ces deux groupes avec la même importance et les mêmes développemens. Les fondations scientifiques et littéraires de la convention forment sans doute un chapitre intéressant de l’histoire de l’instruction publique pendant la révolution et rentrent par conséquent dans notre sujet. Mais, s’il nous est interdit de les omettre, il nous sera bien permis de nous borner, en ce qui les concerne, à de simples mentions. Il n’y a plus grand’chose à dire aujourd’hui sur ce côté de la question : la matière est épuisée. Comme elle était brillante et qu’elle exigeait d’ailleurs peu d’études, il n’est pas d’historien qui ne s’y soit étendu. Le reste, c’est-à-dire l’organisation même de l’enseignement, était plus ardu, plus obscur et, pour tout dire, moins à l’honneur de la révolution ; on l’a négligé contre tout droit ; nous tâcherons de rétablir la proportion.

Le décret du 29 frimaire an II. — Le premier acte législatif se rapportant à l’instruction publique qui ait reçu un commencement d’exécution et qui mérite à ce titre de figurer parmi les œuvres est un décret du 29 frimaire an II. La convention venait, on l’a vu, de se déjuger à quelques semaines de distance ; après avoir adopté le projet de la commission des neuf, elle en avait prescrit la révision et elle en avait chargé, concurremment avec le comité d’instruction publique qui rentre alors en scène, une nouvelle commission de six membres désignés par le comité de salut public.

Cette commission ne s’était pas contentée de revoir l’ancien projet ; un de ses membres, Bouquier, en avait fait un tout différent. Le comité d’instruction publique, au contraire, se prononçait pour le maintien du décret légèrement modifié ; il en avait même désigné l’auteur, Romme, comme rapporteur. C’est dans ces conditions que s’engagea le débat, un des plus intéressans et des plus sérieux qui eût encore eu lieu. Cette fois, en effet, ce n’étaient pas seulement deux projets plus ou moins discutables qui sollicitaient les suffrages de la convention ; c’étaient deux écoles, deux principes qui allaient se rencontrer : d’un côté, les partisans du monopole et de l’omnipotence de l’état en matière d’instruction publique ; de l’autre, les défenseurs de la liberté de conscience et d’enseignement. Le projet de Bouquier débutait par cette déclaration : « L’enseignement est libre » et ne contenait aucune disposition restrictive touchant les ecclésiastiques, les ci-devant nobles et les ci-devant religieux ou religieuses. Il ouvrait la carrière de l’enseignement à toutes personnes munies d’un certificat de civisme et de bonnes mœurs, sans même exiger d’elles aucune condition de capacité. Première et radicale différence entre les deux projets. En ce qui concerne l’enseignement, la disparate n’était pas moins accusée. Autant le programme de Somme était compliqué, autant celui de Bouquier était simple : lire, écrire et compter, son étendue n’allait pas au-delà de ces trois objets. Enfin, quant à la rétribution des instituteurs, le mode adopté par la nouvelle commission n’avait aucun rapport avec celui qui avait été proposé par l’ancienne. Au lieu du traitement minimum de 1,000 livres pour les instituteurs et d’un cinquième en moins pour les institutrices, pouvant ; aller, dans les grands centres jusqu’à 2,400 livres, le projet de la commission des six disposait ainsi : « Les instituteurs et les institutrices qui ouvriront des écoles dans les communes de la république, quelle que soit leur population, recevront annuellement pour chaque enfant ou élève : savoir, l’instituteur la somme de 20 livres ; l’institutrice 15 livres. »

Ainsi, d’une part, un projet qui supprimait toute concurrence, créait plusieurs catégories d’incapacité, élargissait démesurément le champ de l’instruction primaire et mettait à la charge de l’état une dépense énorme ; d’autre part, un projet qui consacrait le principe de la liberté d’enseignement sans réserves et sans exclusions d’aucune sorte, ramenait les études à de justes proportions et n’obérait pas trop les finances, c’est en ces termes que la question se posait. La discussion fut vive, ardente : Thibaudeau, Fourcroy, Danton lui-même, y intervinrent ; les deux premiers surtout se prononcèrent avec beaucoup d’énergie dans le sens de la liberté.

Il faut citer ces discours ; ils sont curieux au point de vue du revirement qu’ils indiquent qui s’était produit dans les idées de la majorité de la convention et même des Jacobins[1]. « Le plan présenté par le comité et qui n’est à peu près qu’une copie de celui de Condorcet, dit Thibaudeau, me paraît plus propre à propager l’ignorance, l’erreur et les préjugés qu’à répandre les lumières. C’est un gouvernement pédagogique que l’on veut ainsi fonder dans le gouvernement républicain, une nouvelle espèce de clergé. Le comité veut une école primaire, c’est-à-dire un instituteur et une institutrice depuis quatre cents individus jusqu’à quinze cents, ce qui en donne au moins quatre-vingt mille pour le premier degré d’instruction. Il veut leur assurer à tous un traitement fixe de 1,000 à 2,400 fr., ce qui ferait une dépense annuelle de plus de 100 millions. Il propose ensuite une commission d’éducation par chaque district, composée de cinq membres, ce qui augmente encore cette armée de 2,750 individus ; ajoutez-y 80,000 magistrats des mœurs et les professeurs des instituts, des lycées, les frais d’établissement de toutes ces écoles. Je demande à tout homme de bonne foi si, avec des institutions de cette sorte, nous ne nous rendrions pas la fable de toute l’Europe…

« Le système de créer des places fixes d’instituteurs et d’assurer leur salaire sans proportion avec leur travail est le moyen le plus sûr de n’en avoir que de mauvais, car alors les hommes ne verront plus que les places et le traitement qui y sera attaché ; ils ne seront plus stimulés par l’émulation qui naît de la concurrence…

« D’ailleurs, poursuivait Thibaudeau, ce système n’est-il pas effrayant pour la liberté ? La révolution vient de détruire toutes les corporations et on voudrait en établir une monstrueuse, une de 172,750 individus qui, embrassant, par une hiérarchie habilement combinée, tous les âges, tous les sexes, toutes les parties de la république, deviendraient infailliblement les régulateurs plénipotentiaires des mœurs, des goûts, des usages et parviendraient facilement par leur influencé à se rendre les arbitres de la liberté et des destinées de la nation. L’enseignement libre n’offre aucun de ces abus et contient une foule d’avantages. Aussitôt que la nation aura dit : « Je paierai à l’instituteur la somme de… pour chaque enfant qui suivra ses leçons, elle encourage les hommes instruits à se livrer aux intéressantes fonctions de l’enseignement ; elle donne une prime aux talens et elle assure à la jeunesse de bons instituteurs avec beaucoup moins de dépenses…

« Abandonnez tout à l’influence salutaire de la liberté, à l’émulation et à la concurrence ; craignez d’étouffer l’essor du génie par des règlemens ou d’en ralentir les progrès en le mettant en tutelle sous la férule d’une corporation de pédagogues, à qui vous auriez donné pour ainsi dire le privilège exclusif de la pensée, la régie des progrès de l’esprit humain, l’entreprise du perfectionnement de la raison nationale,.. qui exercerait une influence dangereuse sur la confection des lois, leur exécution, leur interprétation, sur les élections, qui dicterait la pensée publique et administrerait l’opinion. »

Ainsi par la Thibaudeau. Fourcroy, qui prit ensuite la parole, développa la même thèse en termes presque aussi vifs. Spectacle piquant que celui du futur organisateur de l’Université impériale s’élevant au nom de la liberté contre la doctrine de l’état enseignant. « Je crois, dit-il, qu’il y aurait danger à établir des écoles publiques salariées par la nation. Si l’on adoptait les plans d’instituts et de lycées qui ont été tant de fois reproduits sous différentes formes, on aurait toujours à craindre l’élévation d’une espèce de sacerdoce plus redoutable peut-être que celui que la raison du peuple vient de renverser. Solder tant de maîtres, créer tant de places inamovibles, c’est reformer des espèces de canonicats, c’est permettre enfin à des professeurs privilégiés de faire à leur gré des leçons froides que l’émulation ou le besoin de la gloire n’anime plus… Ici, comme dans toutes les autres parties des établissemens républicains, la liberté est le meilleur et le plus sûr modèle des grandes choses. Chacun doit avoir le droit de choisir pour professeurs ceux dont les lumières, l’art de démontrer, tout jusqu’au son de la voix, au geste, est le plus conforme à ses goûts. Laisser faire est ici le grand secret et la seule route des succès les plus certains… Plus de corporation, plus de privilèges dangereux pour la liberté. »

Il appartenait au rapporteur du comité d’instruction publique de répondre à ces critiques. Romme, en effet, l’essaya. Il s’appliqua, dit le Moniteur, « à faire sentir que, décréter la liberté d’enseignement, ce serait entretenir une distinction odieuse entre le riche et le pauvre et laisser celui-ci dans un galetas comme auparavant, » mais il ne paraît pas que ce discours ait fait grande impression : visiblement la convention était en grande majorité tournée d’un tout autre côté, et ce fut à la presque unanimité que le projet de Bouquier devint le décret du 29 frimaire an II.

Un seul changement, d’importance à vrai dire, y fut introduit : « Les pères, mères, tuteurs ou curateurs pourront envoyer leurs enfans ou pupilles aux écoles du premier degré d’instruction, » disait le texte primitif. Un membre, Charlier, proposa de substituer à cette rédaction celle-ci : « Seront tenus d’envoyer, » etc. Dans l’état d’esprit où se trouvait la convention, le sort de cet amendement n’était rien moins qu’assuré : l’énergique intervention de Danton le sauva. On a souvent cité les paroles qu’il prononça dans cette circonstance : « Il est temps de rétablir ce grand principe qu’on semble méconnaître, que les enfans appartiennent à la république avant d’appartenir à leurs parens. » Le vote de la convention tranchait du même coup deux graves questions, celle de la liberté d’enseignement et celle de l’obligation : nous sommes moins avancés aujourd’hui, après quatre-vingt-dix ans d’efforts et de luttes. Comment ce grand résultat avait-il été obtenu ? Comment surtout la même assemblée, les mêmes hommes, qui s’étaient naguère si nettement prononcés pour le plan d’éducation de Lepelletier, étaient-ils devenus tout à coup si libéraux ? Il faut chercher l’explication de ce phénomène dans les circonstances au milieu desquelles il se produisit. Lorsque la discussion qu’on vient de résumer s’ouvrit, Robespierre et le comité de salut public venaient précisément de faire, l’un, sa fameuse profession de foi déiste, l’autre, son manifeste « contre les extravagances du philosophisme » et en faveur de la liberté des cultes. On commençait à être las, même aux Jacobins, de la débauche d’athéisme et des exploits de la populace contre le culte et les églises. La déesse Raison avait réconcilié beaucoup de gens avec le bon Dieu. Bref l’opinion dominante, à ce moment, opinion exploitée par Robespierre avec beaucoup d’habileté, était à la réaction. Le projet de Bouquier bénéficia de ces dispositions : inscrire dans la loi le principe de la liberté d’enseignement, c’était implicitement rendre aux prêtres le droit de tenir école et, dans une certaine mesure, restituer à la religion un peu de son ancien domaine. C’était, pour la convention, pour les jacobins, un moyen de se réhabiliter aux yeux de ceux qui leur reprochaient de voir livré Dieu lui-même en pâture aux outrages de la foule. On cherchait une occasion, il s’en présentait une ; on la saisit.

Le décret du 9 pluviôse an II. — Il y avait longtemps que de tous les points de la France, on réclamait[2] à la convention de nouveaux livres élémentaires. Les anciens contenaient beaucoup de choses qui n’étaient plus de saison ; imprégnés de l’esprit de l’ancien régime, ils semblaient peu faits pour inspirer à la jeunesse l’amour des institutions et des principes républicains. Il en restait d’ailleurs un très petit nombre : le zèle des sociétés populaires et des comités de surveillance en avait fait bonne justice.

Le 4 pluviôse an II, Grégoire, au nom du comité d’instruction publique, saisit l’assemblée de la question. Son rapport concluait à l’ouverture d’un concours pour la composition de livres élémentaires. Suivait un projet de décret en quatre articles qui fut voté le 9, sans discussion.

Les sujets d’ouvrages indiqués par Grégoire étaient en général assez bien choisis. C’étaient « des instructions pour les instituteurs, des méthodes pour apprendre à lire et à écrire, des notions sur la grammaire française, l’arithmétique, la géométrie, les principaux phénomènes de la nature et la morale républicaine. » Nous ferons cependant une exception à l’égard « des instructions pour la conservation des enfans depuis la grossesse inclusivement jusqu’à leur entrée dans les écoles nationales. « L’idée de mettre entre les mains d’enfans de huit à dix ans de petits traités d’hygiène conjugale était assez incongrue, de la part d’un évêque surtout : Maxima debetur puero reverentia. Il arriva plus d’une fois à la convention d’oublier ce précepte. Un autre de ses membres, Baraillon, ne voulait-il pas qu’on donnât dans les écoles « quelques règles de médecine sur la menstruation, les couches et les suites de couches ? » Il est vrai que Baraillon était médecin.

Le décret du 9 pluviôse avait chargé le comité d’instruction publique de présenter une liste des savans et des gens de lettres qui lui paraîtraient les plus dignes d’être choisis par la convention comme juges du concours institué. Les suffrages du comité, se portaient sur « Lagrange, Daubenton, Lebrun, Monge, Richard, Garat, Thouin, Prony, Sérieys, Halle, Corvisart, Désorgues, Vandernon et Buache. » Sauf deux ou trois noms peu connus et peu dignes de l’être, il y avait là toute une série d’hommes distingués, quelques-uns même supérieurs, et auxquels ne manquaient assurément ni la compétence, ni l’autorité. Le résultat, pourtant, fut loin d’être satisfaisant. L’examen des livres présentés au jury dura plus de deux ans et se termina par la distribution d’un certain nombre de prix et de mentions aux auteurs des meilleurs ouvrages. Mais, à part quelques exceptions, il ne paraît pas qu’ils aient jamais eu beaucoup de vogue. Le rapport très élogieux qu’en fit Lakanal au conseil des cinq cents ne réussit pas à les tirer de l’obscurité, et nous verrons bientôt le directoire occupé d’en faire rédiger de nouveaux.

Détail intéressant : un décret spécial avait confié la composition des élémens de morale républicaine à Bernardin de Saint-Pierre. L’auteur de Paul et Virginie ne vint jamais à bout de sa tâche. On a prétendu qu’il y avait mis de la mauvaise volonté. Peut-être, tout simplement, craignit-il de ne pouvoir traiter le sujet avec assez d’indépendance et de largeur[3] ?

La commission exécutive de l’instruction publique (12 germinal an II.) — Ici se place un fait important et qu’avant d’aller loin, nous devons mentionner : la suppression des ministères et l’établissement à leur place de plusieurs commissions exécutives. Il y avait déjà longtemps que les ministères n’existaient plus que de nom et que la convention exerçait par ses comités, toutes les attributions du pouvoir exécutif. Le comité de salut public jugea le moment venu, d’abattre l’institution elle-même et chargea Carnot d’en faire la proposition, accompagnée d’un décret qui fut voté le 12 germinal an II, à l’unanimité.

L’innovation n’était pas heureuse : au lieu de six ministres responsables, on allait avoir, on eut douze commissaires, assistés d’un ou deux adjoints chacun et d’un certain nombre d’employés, nommés par la convention, mais sur la présentation du comité de salut public ; c’est-à-dire, en réalité, douze créatures de ce comité, douze chefs de division, aux appointemens de 12,000 francs, sans indépendance et sans initiative. L’instruction publique avait déjà passé par bien des vicissitudes : rattachée nominalement au ministère de l’intérieur, elle s’était vue tour à tour, et parfois dans le même temps entre les mains du comité d’instruction publique, du comité de salut public, de la commission des six et de la commission des neuf. La nouvelle organisation des services allait en faire un département spécial, administré par une commission dont les trois premiers membres furent : Payan, commissaire, Fourcade et Julien, adjoints.

Le décret du 48 prairial an II. — Au même ordre d’idées que le décret sur les livres élémentaires se rattache une loi du 18 prairial an II, également rendue sur le rapport de Grégoire : « Le comité d’instruction publique présentera un rapport sur les moyens d’exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française. Il présentera des vues sur les changemens qui en facilitent l’étude et lui donnent le caractère qui convient à la langue de la liberté. »

Après avoir révolutionné les institutions et les habitudes, il fallait bien révolutionner la langue. L’entreprise était hardie ; mais pourquoi ne l’eût-on pas tentée ? on avait déjà tant improvisé de choses !

Le bon Grégoire ne doutait pas du succès et voyait déjà, grâce à sa nouvelle grammaire, tous les patois supprimés[4] et « l’unité d’idiome » enfin établie dans la république.

L’exécution malheureusement ne répondit pas à son attente. Les Vaugelas du comité d’instruction publique se récusèrent, et la ci-devant langue française fut épargnée.

L’École normale. — Le personnel des petites écoles était déjà, sous l’ancien régime, fort insuffisant et l’on a vu que la pensée d’en assurer le recrutement d’une façon régulière, au moyen d’écoles spéciales, s’était produite à plusieurs reprises dans les dernières années de la monarchie. En 1794, la situation de ce personnel était bien plus mauvaise encore : l’émigration, la terreur, la guerre, l’incertitude du lendemain surtout, y avaient fait des vides énormes. La disette de sujets capables, — c’est le mot qui revient à chaque instant dans la correspondance des administrations départementales et des agens nationaux, — était à son comble, et le décret de frimaire n’avait reçu d’exécution presque nulle part.

il fallait avant tout remédier à cet état de choses.

Le comité de salut public, — rendons-lui cette justice, — en avait eu un moment le désir ; même à sa demande, la convention avait pris un décret tendant à l’organisation d’écoles normales d’instituteurs. Toutefois les choses en étaient restées là. Après le 9 thermidor, le comité d’instruction publique s’appropria l’idée et la présenta sous une forme nouvelle. De là le décret du 9 brumaire an in et la fondation de la première école normale, qu’il ne faut point confondre avec la grande École normale de 1808.

Réunir à Paris, sous la direction de maîtres éminens, un nombre considérable d’apprentis instituteurs, les y retenir un certain temps, moyennant une rétribution avantageuse et le remboursement de leurs frais de route ; puis, lorsqu’ils seraient en état d’enseigner à leur tour a non pas les sciences, mais l’art de les enseigner, » les renvoyer dans leurs départemens respectifs et leur confier la mission d’y ouvrir des écoles, tel était le but de cette fondation.

Voici d’ailleurs en quels termes le rapporteur Lakanal vint l’expliquer à la convention. Le morceau, bien qu’emphatique, n’est pas sans intérêt :

« Il y a quelques mois, dit-il, des hommes qui avaient leurs motifs pour vouloir tout couvrir de ténèbres, étaient prêts à traiter de criminels ceux qui vous auraient parlé d’instruction et de lumières ; c’est surtout des tyrans que vous avez renversés qu’il était vrai de dire qu’ils craignaient les hommes éclairés comme les assassins craignent les réverbères. Aujourd’hui, la convention gouverne seule la nation qu’elle représente, et le cri unanime de la France et de ses législateurs demande un nouveau système d’enseignement pour répandre sur tout un peuple des lumières toutes nouvelles…

« Une grande difficulté se présentait à l’entrée même de l’exécution de ces idées sur l’instruction publique, lorsqu’on voulait les réaliser. Où trouver un nombre suffisant d’hommes pour enseigner dans un si grand nombre d’écoles des doctrines si nouvelles, avec une méthode si nouvelle elle-même ? Il ne faut pas les chercher dans les instituteurs des écoles anciennes, ils n’y seraient pas propres. Il faut donc les former, et, par ce cercle vicieux et fatal dans lequel semblent toujours rouler les destinées humaines, il semble que pour les former il faudrait déjà les avoir.

« C’est ici qu’il faut admirer le génie de la convention nationale. La France n’avait point encore les écoles où les enfans de six ans doivent apprendre à lire et à écrire, et vous avez décrété rétablissement d’écoles normales… Vous avez ainsi voulu créer à l’avance, pour le vaste plan d’instruction publique qui est aujourd’hui dans vos desseins, un très grand nombre d’instituteurs capables d’être les exécuteurs d’un plan qui a pour but la régénération de l’entendement humain.

« Dans ces écoles, ce n’est pas la science qu’on apprendra, mais l’art de les enseigner ; au sortir de ces écoles, les disciples ne devront pas seulement être des hommes instruits, mais des hommes capables d’instruire. Pour la première fois sur la terre, la nature, la vérité, la raison et la philosophie vont donc avoir un séminaire ; pour la première fois, les hommes les plus éminens en tout genre de sciences et de talens vont être les premiers maîtres d’école d’un peuple ; car vous ne ferez entrer dans les classes de ces écoles que les hommes qui y sont appelés par l’éclat incontesté de leur renommée dans l’Europe.

« Et nous vous proposons d’appc4er de toutes les parties de la république, autour de ces grands maîtres, des citoyens désignés par les autorités constituées. Déjà pleins d’amour pour la science qu’ils posséderont,.. leurs progrès dans les arts qu’ils étudieront auront une rapidité qui ne peut être ni prévue, ni calculée. Aussitôt que seront terminés à Paris ces cours de l’art d’enseigner les connaissances humaines, la jeunesse savante et philosophique qui aura reçu ces grandes leçons ira les répéter à son tour dans toutes les parties de la république, elle ouvrira partout des écoles normales… Aux Pyrénées et aux Alpes, l’art d’enseigner sera le même qu’à Paris, et cet art sera celui de la nature et du génie. La raison humaine, cultivée partout avec une industrie également éclairée, produira partout les mêmes résultats, et ces résultats seront la récréation de l’entendement humain chez un peuple qui va devenir l’exemple et le modèle du monde. »

C’était beaucoup dire, et la nouvelle institution eût peut-être gagné à être présentée d’une façon plus modeste ; elle eût surtout beaucoup mieux réussi, si des visées moins ambitieuses et des vues plus pratiques avaient présidé à son organisation. Transporter à Paris, en pleine effervescence révolutionnaire, mille quatre cents jeunes gens de toute provenance et de tout âge, sans s’être au préalable assuré de leurs aptitudes et de leurs dispositions, sans leur avoir fait subir un examen sérieux, était déjà bien scabreux. On fit plus : au lieu de prendre ces jeunes gens, tout frais débarqués dans la capitale, partant plus exposés que d’autres, et de les caserner ou du moins de les soumettre à des règlemens d’études très sévères, on les abandonna à eux-mêmes ; on ne les astreignît à aucune assiduité. Ils furent libres de suivre ou de ne pas suivre les cours. Naturellement beaucoup en abusèrent, et l’école, au lieu d’élèves, ne compta bientôt plus que quelques auditeurs de bonne volonté.

La plupart de ces cours, au surplus, n’étaient guère faits pour attirer des jeunes gens dont la première instruction se bornait, en général, à quelques notions de grammaire et d’arithmétique. Deux chaires de mathématiques, une de physique, une de géométrie descriptive, une d’histoire naturelle, une de chimie, une d’agriculture, deux de géographie, une d’histoire, une de grammaire générale, une de morale, une de littérature, une d’analyse de l’entendement humain et une d’économie politique, et dans ces chaires, quels hommes ! Lagrange, Laplace, Monge, Daubenton, Berthollet, Laharpe, Carat, Volney, Bernardin de Saint-Pierre ! en vérité, l’effort n’était pas en proportion de la difficulté de l’entreprise. Tant de science et de talens n’étaient point nécessaires pour former des maîtres d’école et de bons cours normaux, des conférences d’un caractère pratique, auraient été bien autrement utiles que les grandes leçons de ces illustres professeurs.

« Ces leçons, a dit M. Cousin, étaient plutôt des discours académiques que des conférences propres à instruire. » Il y a peut-être quelque exagération dans ce jugement. En parcourant les douze volumes dont se compose le recueil qu’on en a fait, on trouve beaucoup de morceaux qui n’ont rien d’académique ; mais en revanche on en rencontre bien peu qui soient à la portée d’intelligences moyennes.

Sous le rapport de l’enseignement comme sous celui de la discipline, l’école normale de l’an III ne répondait donc en aucune façon à la pensée dont elle était née : elle eût peut-être à la longue suscité quelques vocations scientifiques ; elle était incapable de donner à la république les instituteurs dont elle avait besoin. Aussi n’y avait-il pas encore trois mois qu’elle fonctionnait que de tous côtés on en réclamait déjà la fermeture, et qu’un député, Thibaut, en faisait la proposition. Le débat ne fut pas long : « Il y a une infinité d’élèves qui ne vont pas à l’école, dit un représentant… le but de l’institution est manqué. » — « Il l’est absolument, ajouta Romme ; je ne vois dans l’institution actuelle que le charlatanisme organisé, j’en demande la suppression. » Oui ! oui ! s’écrièrent une foule de voix.

Cependant les membres du comité d’instruction publique gardaient un silence embarrassé. Quelqu’un en fit l’observation. Daunou se décida alors à monter à la tribune. On s’attendait à un discours : on eut une courte oraison funèbre. « Je ne me dissimule pas, dit l’orateur du comité, que les leçons, plus dirigées vers les hauteurs des sciences que vers l’art d’enseigner, n’ont pas eu un caractère vraiment normal. » Et il concluait en demandant la clôture de l’école pour le 30 prairial. Le délai parut encore trop long. « Les plus courtes folies sont les meilleures, » dit une voix. Et la fermeture fut fixée à la fin du mois courant, au 30 floréal.

Les écoles de santé. — Il existait avant la révolution, sans compter les cours publics d’accouchement établis dans beaucoup de provinces en vertu de l’ordonnance de 1770, trente facultés ou collèges de médecine[5] qui, sous un rapport au moins, celui de la quantité, suffisaient largement à tous les besoins. Mais il n’y avait pas un seul de ces établissemens où « les principes de l’art de guérir fussent enseignés dans leur entier. » À Paris même, on ne trouvait cette instruction complète qu’en réunissant à grands frais les cours particuliers que plusieurs professeurs habiles donnaient dans leurs maisons. Des examens trop faciles et, par conséquent, presque nuls multipliaient le nombre des docteurs ignorans et des charlatans avides. » Telle était, d’après Fourcroy, la situation de la médecine en France sous l’ancien régime. Si défectueuse qu’elle fût, pourtant, cette situation n’approchait pas de celle qui nous est révélée par les documens postérieurs à la suppression des universités.

« L’ignorance effroyable des sages-femmes ordinaires, dit un de ces documens[6], et leur témérité doivent faire désirer à toutes les âmes sensibles que nos sages législateurs fassent cesser un fléau qui désole principalement nos campagnes, et qui moissonne tous les ans un grand nombre de victimes de l’impéritie et du charlatanisme des matrones qui y sont répandues. » Et ailleurs : « Voici comment ces sages-femmes parviennent à leurs fonctions : lorsqu’il manque une matrone dans une commune, soit par mort ou empêchement quelconque, les commères s’assemblent et choisissent une d’entre elles pour la remplacer. Autrefois, le choix était présenté à l’approbation du curé de la paroisse, qui l’adoptait, et la sage-femme était faite. Aujourd’hui, ce sont les officiers municipaux qui sont devenus les approbateurs juges. Très peu de ces femmes savent lire et écrire, presque aucunes n’ont de dispositions pour l’emploi auquel on les destine et aucunes ne reçoivent nulle espèce d’instruction propre à les mettre au fait de l’état qu’elles doivent exercer. »

« Dans tous les cantons de la république, écrit encore le chef de la deuxième division du ministère de l’intérieur[7], on voit des hommes sans études exercer la médecine, la chirurgie et la pharmacie. Partout la santé et la vie des citoyens crédules et confians deviennent le jouet de l’impéritie, du charlatanisme et de l’avarice. Cette funeste licence est une suite de l’abolition des jurandes, mais, en affranchissant l’industrie de ses entraves, le législateur n’a pas voulu dispenser des travaux qui créent la science, de l’expérience qui la développe, ni des sages précautions que réclame la sûreté publique. Autrefois, les états qui tenaient à l’art de guérir ne pouvaient être exercés qu’avec des patentes et brevets accordés, les uns par les universités, les autres par le premier chirurgien du roi. Il est vrai que les études seules ne donnaient pas ces titres, qu’il fallait encore les payer. L’abus était dans la vénalité ; l’institution était salutaire. C’est cette garantie qu’il est urgent de rétablir sous telle forme que les circonstances permettront et que la sagesse du ministre voudra adopter. »

Mais c’était surtout aux armées que se faisait sentir le besoin de praticiens instruits : et qu’en était grande la pénurie. « Les nombreux bataillons chargés du soin de la défense de la liberté et de l’égalité, exigeaient à leur suite une grande quantité d’hôpitaux, » et dans ces hôpitaux étaient employés « plusieurs milliers d’officiers de santé » qu’il fallait remplacer en cas de mort ou de maladie grave. En moins de dix-huit mois, — c’est Fourcroy qui parle, — plus de six cents de ces malheureux avaient péri et le moyen d’en former de nouveaux manquait « presque entièrement dans les différentes parties de la république. »

Il fallait pourtant trouver ce moyen sous peine de voir le découragement et la démoralisation pénétrer dans l’armée. La convention le sentit, et c’est pourquoi, tandis qu’elle négligeait complètement les études de droit, elle s’appliqua d’assez bonne heure à rétablir celles de médecine. Le 14 frimaire an III, un décret, rendu sur le rapport de Fourcroy, créait à Paris, à Montpellier et à Strasbourg trois écoles « destinées à former des officiers de santé pour le service des hôpitaux militaires et de la marine. » Ce même décret disposait qu’il « serait appelé de chaque district un citoyen de dix-sept à vingt-six ans, » que trois cents de ces jeunes gens seraient versés dans l’école de Paris, cent cinquante dans celle de Montpellier et cent dans celle de Strasbourg, et qu’un traitement de 1,200 francs leur serait alloué.

Le nombre des professeurs était fixé pour Paris à douze, pour Montpellier à huit et pour Strasbourg à six.

Quant aux études, elles devaient être « encyclopédiques, » c’est-à-dire embrasser « toutes les connaissances relatives à l’art de guérir » et comprendre à la fois la pratique et la théorie, double innovation, la seconde surtout, d’une importance capitale. Le décret du 14 frimaire an III marque, en effet, d’une façon bien nette et bien tranchée dans l’histoire de la médecine. C’est proprement pour cette science le point de départ d’une ère nouvelle. Dans l’ancienne organisation des études, des branches entières de connaissances, telles que la physiologie, l’histoire naturelle et la chimie, n’étaient même pas représentées ; elles occuperont désormais une place importante.

Il n’y avait avant la révolution qu’une seule chaire de clinique à Paris, et les élèves n’étaient pour ainsi dire pas exercés aux dissections anatomiques et aux opérations chirurgicales. « La pratique même de l’art, l’observation au lit du malade va devenir une des principales parties de l’enseignement. Trois hospices : celui de l’Humanité, pour les maladies externes ; celui de l’Unité (la Charité), pour les maladies internes, et celui de l’école même pour les cas rares, offriront aux élèves une fois instruits dans les connaissances de la théorie, le complément de toutes les autres. » (Fourcroy.)

Le Muséum. — Le Jardin des Plantes, en 1789, n’était pas, comme son nom semblerait l’indiquer et comme on l’a fort injustement prétendu, une simple école de botanique. Dès le XVIIe siècle, sous l’administration de Colbert, des cours de chimie, d’anatomie et de chirurgie y avaient été institués, et bien avant la révolution, Daubenton, Jussieu, Buffon, l’avaient illustré. Toutefois, il s’en fallait que l’importance de cet établissement se fût accrue dans la proportion de celle des sciences naturelles, Son enseignement, ses collections, son étendue même, étaient devenus tout à fait insuffisans. Avec ses trois chaires, ses trois galeries et ses quelques hectares consacrés à la culture, il faisait une assez triste figure en un temps qui se piquait d’avoir découvert la nature. La botanique, popularisée par Rousseau, la zoologie surtout, révélée par Buffon, réclamaient de plus vastes espaces, d’autres aménagemens et surtout une nouvelle et plus complète organisation des études.

Il était réservé à Lakanal de préparer et c’est l’honneur de la convention d’avoir réalisé cette utile réforme. Le 10 juin 1793, à l’heure même où la cause de la révolution semblait le plus désespérée, l’organe habituel du comité d’instruction publique montait à la tribune et donnait lecture d’un rapport tendant à la transformation du Jardin des Plantes en un vaste établissement d’enseignement scientifique. De trois, le nombre des chaires était porté à douze. Ne fallait-il pas, disait le rapport, « ouvrir à la science le livre immense de la nature ? »

Lakanal, dans sa confiance, ajoutait même : « Il viendra sans doute un temps où l’on élèvera au Jardin national les espèces de quadrupèdes, d’oiseaux et d’autres animaux étrangers qui peuvent s’acclimater sur le sol de la France et lui procurer de nouvelles richesses. » C’était déjà l’idée de notre Jardin d’acclimatation.

Le rapport insistait encore sur la nécessité de donner au nouvel établissement un nom plus scientifique, celui de Muséum, et une constitution républicaine. « L’arbre de la liberté, disait-il, serait-il le seul qui ne put être naturalisé au Jardin des Plantes ? » Un tel argument devait être irrésistible et fut, en effet, couronné d’un plein succès. La convention vota, sans même le discuter, le projet de Lakanal. Un mois plus tard, elle achevait son œuvre en nommant aux chaires nouvellement créées des hommes dont les uns étaient déjà célèbres et dont les autres étaient destinés à le devenir bientôt ; au nombre de ces derniers, Geoffroy Saint-Hilaire, alors à peine âgé de vingt et un ans.

L’école révolutionnaire de Mars. — Lorsqu’en 1787, la célèbre école militaire fondée par Louis XV à l’instigation de Mme de Pompadour et aux applaudissemens des encyclopédistes, avait été fermée, les six cents élèves qui y étaient entretenus aux frais du roi avaient été répartis dans les collèges militaires provinciaux[8], de sorte que le recrutement des officiers de terre n’avait eu presque aucune atteinte à subir. En 1793, la situation était bien différente : l’émigration d’une part, la suppression des collèges militaires de l’autre avaient entièrement désorganisé les cadres, et, cela, dans un moment où le besoin d’officiers instruits et disciplinés se faisait cruellement sentir.

Dans ces conjonctures, il semble qu’il n’y avait qu’un parti raisonnable à prendre, c’était de rétablir au plus vite soit l’école, soit les collèges militaires. Le comité de salut public eut malheureusement une autre idée ; il crut possible de former en quelques mois, par une éducation et des procédés sommaires, un grand nombre d’officiers de toutes armes, et l’école révolutionnaire de Mars naquit.

Cette école, ou plutôt ce camp retranché, fut établie dans la plaine des Sablons, non loin du bois de Boulogne. On y appela de tous les points du territoire quatre mille jeunes gens environ, choisis par les agens nationaux, « parmi les fils de sans-culottes ; » pour les aguerrir et les habituer aux privations, on les soumit au régime de la vie en commun sous la tente et du lard rance, et on les maintint à l’état de réclusion absolue, « parqués dans une enceinte de palissades dont les intervalles étaient garnis de chevaux de frises et de sentinelles. »

Là, du matin au soir, ces jeunes gens devaient être exercés au maniement des armes, aux manœuvres de l’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie, et recevoir rapidement quelques notions de tactique, de fortification et d’administration militaire. La fraternité, l’amour de la patrie et la haine des rois faisaient également partie des matières obligatoires. Tantôt, entre deux exercices, la centurie (groupe de dix tentes) était convoquée pour entendre une instruction patriotique de la bouche de son chef le centurion, — qui était en général a un vieux soudard. » Tantôt toute l’école se réunissait dans la baraque qui servait de salle d’étude, et c’était quelque membre de la convention, venu tout exprès de Paris, qui la haranguait « à l’ombre d’une statue colossale de la Liberté. » Quelquefois l’action remplaçait la parole. L’école était admise à parader dans les fêtes nationales ; elle y paraissait dans le costume ridicule imaginé pour elle par David et elle y jouait sa partie.

Au 10 août, on lui fit attaquer à la baïonnette et à grand fracas d’artillerie une redoute dont les défenseurs semblaient obéir à plusieurs mannequins éclatans d’oripeaux qui représentaient le pape, l’empereur d’Autriche, le roi de Prusse, le roi d’Angleterre, le roi d’Espagne, Pitt et Cobourg.

C’est par de tels hauts faits que les élèves de l’école révolutionnaire de Mars préludaient à leurs futurs exploits, « prouesses puériles, a dit un témoin oculaire, et que la convention, qui les ratifiait, ne rougissait pas de consigner dans les feuilles officielles. »

À la fin cependant, l’inutilité, le danger même de l’institution apparut à tous les yeux : les plus obstinés se rendirent. Mais il n’y fallut pas moins que le 9 thermidor. Dans cette fameuse journée, l’école avait été singulièrement hésitante ; appelée en toute hâte à Paris pour défendre l’assemblée, il s’en était fallu de bien peu qu’elle ne tournât du côté d’Hanriot. La convention ne lui pardonna pas ce crime. Elle avait eu peur : elle fut implacable. Le 2 brumaire an m, un décret prononçait la dissolution de « cette armée de séides réunie pour servir le tyran qui venait d’être anéanti. » L’expérience n’avait pas duré six mois ! Pas une voix pourtant ne s’éleva pour en demander la prolongation.

L’École polytechnique. — Il n’existait sous l’ancien régime aucun établissement d’éducation commun aux divers corps d’ingénieurs. Ces corps se recrutaient au moyen de plusieurs écoles spéciales telles que l’école du génie militaire, l’école d’artillerie, l’école des ponts et chaussées, l’école des mines, etc. Mais les cours établis dans ces maisons avaient un caractère absolument technique, et si les jeunes gens qui les suivaient en sortaient avec des connaissances spéciales suffisantes, ils n’en emportaient le plus souvent qu’un bagage scientifique assez léger. En général, aucune règle, aucune condition d’âge ni d’examen ne leur était imposée ; on était admis et l’on se maintenait par la faveur seule. Bref, l’organisation, aussi bien que l’enseignement de ces écoles, avait toujours été fort défectueuse[9].

En 1794, cette organisation était plus que défectueuse : elle n’existait plus ; un décret avait mis à la disposition du ministre de la guerre les élèves du génie militaire et des ponts et chaussées. Quant à l’école d’artillerie, établie à la Fére en 1756, transférée deux ans après à Bapaume, supprimée en 1772, rétablie par un décret du 15 octobre 1790 et installée à Châlons, dans une ville dénuée de toute espèce de ressources, après tant de vicissitudes, elle végétait assez misérablement. Tout son matériel d’études se composait de quelques pièces de siège et de campagne, et elle ne possédait ni cabinet de physique, ni laboratoire de chimie, ni bibliothèque, ni. collection d’aucune sorte.

La convention se trouvait donc fort dépourvue et placée dans cette alternative rendue chaque jour plus impérieuse par le développement que prenait la guerre, ou de revenir à l’ancien état de choses ou de faire du neuf. C’est à ce dernier parti qu’elle s’arrêta sur la proposition et grâce à l’énergique initiative de son comité de salut public, qui eut dans cette circonstance, — il ne faut pas craindre de le dire, — une véritable inspiration de génie. Créer à Paris, sous le nom d’école centrale des travaux publics, un vaste établissement destiné à former toute une pépinière d’ingénieurs civils et militaires ; donner pour maîtres à ces jeunes gens les plus illustres savans de l’époque, et comme objectif à leurs études, non-seulement les connaissances pratiques nécessaires à l’exercice de leur future profession, mais encore une forte et complète éducation scientifique, tel fut le dessein que le comité de salut public eut l’honneur de concevoir et la convention celui de réaliser sur le rapport de Fourcroy. Organisée par un décret du 7 vendémiaire an III, l’école centrale des travaux publics s’ouvrit le 10 frimaire suivant. Trois mois après le 15 fructidor, elle prenait le nom d’École polytechnique. « L’originalité de cette création, a dit un écrivain, c’est d’avoir senti qu’avant de parquer les jeunes gens dans des spécialités particulières, il fallait, suivant l’expression d’Arago, leur enseigner les principes généraux des sciences également indispensables aux ingénieurs civils et militaires. »

Cette idée si féconde appartient en effet bien en propre à la révolution, et c’est elle incontestablement qui a fait le succès de l’institution. L’École polytechnique n’était pas née qu’elle avait déjà réussi ; elle n’avait pas un an d’existence qu’elle était déjà fameuse dans toute l’Europe.

La convention, du reste, n’y épargna rien : la jeune école fut littéralement comblée. Concours public ouvert dans les vingt-deux principales villes de la république pour l’examen des candidats, gratuité de l’enseignement, traitement de 1,200 francs par an aux élèves, maîtres éminens et largement rétribués, tout fut mis en œuvre pour lui donner, dès le principe, beaucoup de vogue et d’éclat.

Le décret du 27 brumaire an III. — Après le 9 thermidor, une nouvelle majorité composée de la plaine, des débris de la Gironde et des déserteurs de la montagne, tels que Barras et Tallien, s’était formée dans la convention. On devait conséquemment s’attendre à voir reparaître les projets que l’influence de Robespierre avait fait écarter. Au nombre de ces projets se trouvait celui que Lakanal avait rédigé de concert avec Sieyès et Daunou. Il le reprit après y avoir introduit quelques modifications[10], et la convention le vota ; c’est le décret du 27 brumaire an III.

On connaît déjà, la substance de ce décret[11] : les écoles primaires divisées en deux sections, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles, et distribuées à raison d’une par mille habitans ; les maîtres élus et surveillés par un jury d’instruction[12] composé de trois membres désignés par l’administration du district et pris hors de son sein parmi les pères de famille, les traitemens fixés pour les hommes à 1,200 francs, pour les femmes à 1,000 francs ; les matières d’enseignement déterminées ainsi qu’il suit : la lecture, l’écriture, la déclaration des droits de l’homme et la constitution, les élémens de la langue française, les règles du calcul simple et de l’arpentage, quelques notions d’histoire naturelle, enfin la récitation des actions héroïques et des chants de triomphe. »

Ces dispositions différaient entièrement de celles que la convention avait adoptées quelques mois auparavant. Aussi le projet de Lakanal souleva-t-il une assez vive opposition. On lui reprocha d’engager la république dans une voie ruineuse en mettant à la charge de l’état les frais d’établissement d’un trop grand nombre d’écoles[13] et en substituant au système de la rétribution par tête d’élève : celui des traitemens fixes. L’objection n’était pas sans valeur et la réponse qu’y fit Lakanal fut assez embarrassée : « J’entends, dit-il, une objection : l’exécution de notre projet grèverait d’une dépense énorme les finances de la république. Je réponds, que, si la loi portée pour l’organisation des écoles primaires (celle du 29 frimaire an II) avait été ramenée à exécution, elle aurait jeté la république dans des dépenses plus considérables. Par quelle fatalité nous oppose-t-on de pareilles objections lorsque nous proposons un plan simple et organique d’instruction nationale ? .. Le projet de vandaliser la France pour l’asservir aurait-il donc survécu au moderne Pisistrate ? »

L’argument de Robespierre était alors sans réplique ; il nous paraît moins concluant aujourd’hui. Lakanal eut aussi quelque peine à défendre son programme d’études, que beaucoup de membres de la convention trouvaient excessif, étant donné surtout qu’il s’appliquait aux deux sexes.

Baraillon, entre autres, en fit la critique en termes assez piquans : « J’attends, dit-il, en se résumant, que l’on me prouve qu’il importe au sexe de savoir l’arpentage. » Le mot portait juste.

Un autre membre, Leflot, demandait « qu’on établît des peines contre les parens qui n’enverraient pas leurs enfans aux écoles. » C’était revenir au principe de l’éducation impérative que le décret du 29 frimaire avait déjà consacré, mais qu’on n’avait encore appliqué nulle part. La motion ne fut pas appuyée : elle rappelait de trop mauvais jours.

Le décret du 7 ventôse an III. — Nous entrons ici dans une phase nouvelle de l’histoire de l’instruction publique pendant la révolution. Depuis trois ans, les écoles primaires avaient été la principale, on pourrait dire l’unique préoccupation de la convention. Toutes ses pensées, tous ses efforts s’étaient tournés de ce côté. Soit que l’organisation des autres degrés d’enseignement lui parût moins urgente, soit que l’idée qu’elle s’en formait fût encore trop confuse, elle avait toujours ajourné cette partie de sa tâche. Cependant la suppression des collèges et des universités avait apporté dans les habitudes et les besoins des classes intermédiaires, un trouble au moins égal à celui qui était résulté pour les classes rurales de la fermeture ou de l’abandon des petites écoles. La bourgeoisie provinciale, surtout, regrettait beaucoup ces maisons où elle avait été élevée ; réduite à placer ses enfans dans quelques mauvais pensionnats qui s’étaient organisés à la hâte, ou chez des professeurs particulière, ce qui lui coûtait fort cher, elle souffrait à la fois dans ses affections et dans ses intérêts. Pendant la terreur et tant qu’avait vécu Robespierre, elle s’était tue. Après le 9 thermidor, auquel elle avait bruyamment applaudi, on lui devait bien quelque satisfaction.

Le comité d’instruction publique, en tout cas, jugea le moment venu de s’occuper du second degré d’enseignement, et chargea son président Lakanal de présenter à la convention un rapport et un projet de décret sur la matière. Lu dans la séance du 26 frimaire an III, ce travail fut adopté presque sans discussion et devint peu de temps après le décret du 7 ventôse.

Nous ne nous arrêterons pas longtemps à ce décret ; ce que nous pouvons en dire ferait double emploi avec les observations que nous aurons à présenter sur la partie similaire de la loi du 3 brumaire an IV et serait sans grand intérêt, vu que le vote de la convention ne fut suivi d’aucune mesure d’exécution. Nous en donnerons seulement les principales dispositions.

« Chap. Ier, art. 1er. — Pour l’enseignement des sciences, des lettres et des arts, il sera établi dans toute l’étendue de la république des écoles centrales distribuées à raison de la population ; la base proportionnelle sera d’une école par trois cent mille habitans.

« Art.2. — Chaque école centrale sera composée : 1o d’un professeur de mathématiques ; 2o d’un professeur de physique et de chimie expérimentales ; 3o d’un professeur d’histoire naturelle ; 4o d’un professeur d’agriculture et de commerce ; 5o d’un professeur de méthode des sciences ou logique et d’analyse des sensations et des idées ; 6o d’un professeur d’économie politique et de législation ; 7o d’un professeur d’hygiène ; 8o d’un professeur d’arts et métiers ; 9o d’un professeur de grammaire générale ; 10o d’un professeur de belles-lettres ; 11o d’un professeur de langues anciennes ; 12o d’un professeur de langues vivantes les plus appropriés aux localités ; 13o d’un professeur des arts de dessin.

« Chap. II, art. 1er — Les professeurs des écoles centrales seront examinés, élus et surveillés par un jury central d’instruction, composé de trois membres nommés par le comité d’instruction publique.

« Art. 3. — Les nominations des professeurs seront soumises à l’approbation de l’administration du département.

« Art. 4. — Si l’administration refuse de confirmer la nomination faite par le jury central, il pourra faire un autre choix.

« Art. 5. — Lorsque le jury persistera dans sa nomination et l’administration dans son refus, elle désignera pour la place vacante le citoyen qu’elle croira mériter la préférence ; les deux choix seront envoyés au comité d’instruction publique qui prononcera définitivement entre l’administration et le jury central. »

Au résumé, le décret du 7 ventôse instituait une école centrale par trois cent mille habitans et dans chacune de ces écoles quatorze chaires de 3, 4 et 5,000 livres suivant la population.

Il restait à régler le placement des nouvelles écoles : ce fut l’objet des deux décrets du 11 ventôse et du 18 germinal « portant établissement de cinq écoles centrales à Paris » et de quatre-vingts écoles centrales dans les départemens.

Ainsi « le grand édifice promis depuis longtemps à l’impatience des Français » allait recevoir son couronnement. Aux anciens collèges « contre lesquels réclamait la philosophie depuis tant de siècles, » la révolution substituait enfin un vaste ensemble d’écoles où les sciences, la grammaire générale, l’histoire, le droit, l’économie politique devenaient les principaux objets d’étude. Il ne fallait plus désormais « d’écoles secondaires. » Cette instruction « aristocratique » n’avait plus aucune utilité par suite « de l’étendue qu’on avait donnée aux écoles ouvertes à l’enfance. » C’est en ces termes que Lakanal s’exprime dans son rapport, et tel est le but que le comité d’instruction publique assignait ambitieusement à sa nouvelle création. Dans sa pensée, les écoles centrales n’étaient pas seulement destinées à remplacer les collèges ; ces établissemens « régénérateurs » devaient surtout offrir « aux jeunes citoyens exceptés par la nature de la classe ordinaire, une sphère où leurs talens pussent prendre l’essor. »

L’école des langues orientales vivantes. — Vers le même temps et sur le rapport du même Lakanal (10 germinal an III), s’ouvrait l’école des langues orientales vivantes, « d’une utilité reconnue pour la politique et le commerce, » à savoir : l’arabe, le turc, le tartare de Crimée, le persan et le malais. L’étude de la plupart de ces langues n’était pas, à vrai dire, une innovation ; il y avait longtemps qu’elles étaient enseignées au Collège de France, lequel par parenthèse n’avait pas interrompu ses cours. Mais l’infatigable Lakanal pensa non sans raison, et la convention fut de son avis, que « cette branche d’enseignement serait mieux placée à la Bibliothèque nationale. » Là seulement se trouvaient les manuscrits et les imprimés nécessaires aux professeurs aussi bien qu’aux élèves. Là, par conséquent, devait s’élever « le monument destiné à l’enseignement public des langues orientales. »

Le décret du 3 brumaire an IV. — Cependant les événemens se précipitaient : encouragée par la popularité que ses premiers actes avaient rencontrée dans le pays, la réaction thermidorienne poursuivait énrgiquement son œuvre réparatrice. En quelques mois elle avait épuré le comité de salut public, fermé les Jacobins, rappelé dans la convention les survivans de la gironde, déporté les plus marquans de leurs proscripteurs, Collot d’Herbois, Billaud, Barère, et détruit par ces coups répétés toute la force du parti montagnard. Elle allait bientôt s’attaquer à la constitution de 1793 elle-même et tenter de substituer au gouvernement révolutionnaire un régime moins anarchique. Une commission de onze membres avait été nommée pour préparer de nouvelles lois organiques, et cette commission, composée de membres de la droite et du centre, avait reçu de la convention un mandat en quelque sorte illimité. Il était difficile que l’instruction publique ne ressentît point le contre-coup d’aussi grands changemens. D’une part, en effet, l’exécution des décrets du 27 brumaire et du 7 ventôse soulevait d’excessives et très nombreuses difficultés ; d’autre part, on ne pouvait guère toucher à la constitution sans modifier en même temps la législation sur tous les points essentiels. Tel fut du moins l’avis qui prévalut dans la commission des onze et que traduisit son rapporteur, Boissy d’Anglas. Le passage est à citer : « À côté de l’édifice sacré de l’organisation sociale, dit-il, s’élèvera celui de l’instruction qui doit lui servir d’auxiliaire et en faire essentiellement partie. L’assemblée constituante, après avoir tout fait pour la liberté, eut le tort de ne rien faire pour l’instruction… Quant aux montagnards, — Boissy d’Anglas passe sous silence la législative, — ces féroces ennemis de l’humanité ne consentaient sans doute à laisser éclairer un moment leurs forfaits par la lueur des bibliothèques incendiées, que parce qu’ils espéraient que les ténèbres de l’ignorance n’en deviendraient que plus épaisses… Représentans du peuple, ce que l’assemblée constituante n’a pas fait, c’est à vous qu’il appartient de le faire ; nous avons pensé qu’il était impossible de laisser la constitution d’un grand peuple muette sur ce qui tient à l’enseignement. »

Passant alors aux mesures adoptées par la commission des onze, Boissy d’Anglas s’exprimait en ces termes :

« Nous vous proposerons d’examiner si les écoles primaires, telles que vous les avez adoptées, peuvent subsister sans modification, s’il n’est pas juste et politique d’en mettre la dépense à la charge des communes, et par conséquent à celle des citoyens qui ne semblent pas devoir profiter des immenses sacrifices que la nation fait à cet égard.

« Quatre-vingt-six écoles centrales nous ont paru beaucoup trop nombreuses ; en les réduisant de moitié, vous éviterez le danger d’appeler aux importantes fonctions de l’enseignement, la médiocrité parasite et ambitieuse qui se présente avec tant d’audace, et vous assurerez à tous ces établissemens toutes les ressources et tout l’éclat qu’ils peuvent obtenir de vos soins.

« Enfin nous vous proposons de créer un institut national qui puisse offrir, dans ses diverses parties, toutes les branches de l’enseignement public, et dans son ensemble, le plus haut degré de la science humaine ; il faut que tout ce que les hommes savent y soit enseigné dans la plus haute perfection ; il faut que tout homme y puisse apprendre à faire ce que tous les hommes de tous les pays, embrasés du feu du génie, ont fait et peuvent faire encore ; il faut que cet établissement honore, non la France seule, mais l’humanité tout entière, en l’étonnant par le spectacle de sa puissance et le développement de sa force. »

Venait ensuite un développement sur cette idée que « la véritable éducation des peuples est dans leurs institutions plus encore que dans leurs lois, » et sur la nécessité d’ajouter aux trois degrés d’enseignement (écoles primaires, centrales, Institut) un vaste système de récompenses et de fêtes nationales.

À ce rapport était joint le texte du projet de constitution et celui des autres propositions élaborés par la commission des onze, au nombre desquels figurait le projet relatif à l’organisation de l’instruction publique, dont le rapport et la rédaction avaient été spécialement confiés à Daunou et qui fut voté sans discussion le 3 brumaire an IV, la veille même du jour où la convention devait se séparer.

Le décret du 3 brumaire an IV est l’œuvre capitale de la convention en matière d’instruction publique, la synthèse de tous ses travaux et projets antérieurs, son testament scolaire, pourrait-on dire, comme la constitution de l’an III est son testament politique. Rendu à une époque de calme relatif par une assemblée redevenue maîtresse d’elle-même, il constitue le plus sérieux effort que la révolution ait fait pour réparer les ruines accumulées par le vandalisme. Il a d’ailleurs sur tous les décrets antérieurs l’avantage de n’être pas demeuré lettre morte ; appliqué pendant plusieurs années, nous pouvons le juger, non-seulement au point de vue théorique ou sur des présomptions, mais sur des résultats et des faits. C’est pourquoi il mérite une attention particulière et comporte une analyse un peu plus détaillée que les lois dont il vient d’être parlé.

Distinguons cependant : il s’en faut que les six titres dont se compose le décret du 3 brumaire aient la même importance et se rattachent aussi étroitement les uns que les autres au sujet de cette étude. Le titre III notamment, portant établissement de plusieurs écoles spéciales qui ne furent jamais organisées, ne nous offrirait qu’un médiocre intérêt. Les titres V et VI relatifs aux récompenses nationales et aux fêtes trouveront leur place ailleurs. Restent donc seulement les titres I, II et IV qui traitent : les deux premiers, des écoles primaires et centrales ; le troisième, de l’Institut national des sciences et des arts.

Des écoles primaires. — La première question qui s’imposât au législateur de l’an iv était celle du placement des écoles. Devait-il maintenir à cet égard les dispositions consacrées par le décret du 27 brumaire ? devait-il en adopter de nouvelles ? Ce fut cette dernière opinion qui l’emporta dans la commission des onze : « Il sera établi dans chaque canton de la république une ou plusieurs écoles primaires dont les arrondissemens seront déterminés par l’administration du département. » Ainsi dispose l’article 1er de la loi du 3 brumaire.

Cette rédaction manquait peut-être de précision ; peut-être avait-elle aussi l’inconvénient de laisser une trop grande latitude aux administrations départementales. Mais, — et c’est là son grand mérite à nos yeux, — elle était infiniment plus pratique que les ambitieuses prescriptions des lois antérieures. L’expérience démontrait assez qu’il ne servait à rien de décréter l’établissement d’innombrables écoles sans avoir au préalable assuré ses ressources, et dans la détresse où la révolution avait achevé de mettre les finances, à coup sûr il était bien permis de songer au nécessaire avant de s’occuper du superflu. Or le nécessaire, c’était qu’il y eût au moins une école primaire publique dans chaque canton. Ni Condorcet, qui en voulait une par groupe de quatre cents habitans, ni Lakanal, qui en avait fait décréter une par mille habitans, ne s’étaient rendu compte des difficultés matérielles qui s’opposaient à la réalisation de leurs vastes plans. La commission des onze en eut au contraire le sentiment très exact, et c’est en ce point surtout, on peut le dire, que, malgré ses défauts, son œuvre est encore supérieure à tous les projets de ses devanciers.

L’observation que nous suggère cet article, nous pourrions la renouveler à l’occasion de presque tous les autres articles dont se compose le titre Ier. Prenons, par exemple, les dispositions relatives à l’enseignement et à la condition des instituteurs. La lecture, l’écriture, le calcul et les élémens de la morale républicaine, voilà pour l’enseignement. Un logement et un jardin fournis par la république, une rétribution annuelle payée par les élèves et fixée par le département, voilà pour le personnel. Visiblement, nous ne sommes plus ici dans le grandiose, ou plutôt nous sortons de l’utopie. Nous n’avons plus en face de nous une assemblée présomptueuse, enthousiaste ; la convention a vieilli ; ses premières ardeurs, sa foi un peu naïve dans la régénération et le progrès indéfini, de l’espèce par la science, ont fait place à une philosophie plus positive, moins transcendante. Elle n’est plus au même degré qu’autrefois la dupe des mots ; après trois ans de bavardage et de déclamation, elle voudrait conclure, aboutir, et elle conclut en revenant sur plus, d’un point aux erremens de l’ancien régime.

Des écoles centrales. — La partie de la loi du 3 brumaire an IV relative aux écoles centrales se rapproche beaucoup de la loi du 7 ventôse. La commission des onze et son rapporteur Daunou n’ont guère fait ici que, reprendre en la simplifiant l’invention de Lakanal, et c’est bien à ce dernier que doit en être rapporté le mérite ou la responsabilité. Notons cependant quelques différences.

Le décret de ventôse portait établissement d’une école centrale par trois cent mille ha bit ans ; la loi du 3 brumaire an IV n’en institue qu’une par département. Le décret de ventôse avait créé quatorze chaires ; la loi de brumaire en réduit le nombre à neuf.

Dans le système du décret de ventôse, les divers cours étaient absolument indépendans les uns des autres et sans aucun lien ; la loi de brumaire divise l’enseignement en trois sections, comprenant : la première, le dessin, l’histoire naturelle, les langues anciennes et d’une façon éventuelle les langues vivantes ; la seconde, les mathématiques, la physique et la chimie ; la troisième, la grammaire générale, les belles-lettres, l’histoire et la législation.

Enfin, d’après la loi de ventôse, les professeurs des écoles centrales devaient recevoir un traitement de 3,000, 4,000 et même 5,000 livres ; la loi de brumaire les assimile, sous le rapport des appointemens, aux administrateurs de département.

De l’Institut national des sciences et des arts. — L’idée de l’Institut n’appartient pas en propre à la convention ; elle était déjà en germe dans les travaux de la constituante et de la législative. Mirabeau, Talleyrand, Condorcet, l’avaient tour à tour entrevue, sans toutefois lui donner une forme bien précise. Il restait à la fixer en la dégageant des incertitudes d’une première ébauche. La commission des onze eut ce mérite : d’une esquisse encore assez confuse elle sut tirer un véritable monument, simple et large à la fois. « L’Institut naquit, a dit un écrivain, et l’encyclopédie fut vivante. »

Tel est bien, en effet, le caractère de cette grande création. Aux anciennes académies provinciales éparses sur toute la surface du territoire, indépendantes, isolées, l’Institut allait substituer un centre d’informations, de recherches, de correspondance, et devenir l’asile commun des sciences, des lettres et des arts. Embrassant dans sa généralité toutes les branches des connaissances, humaines, formé de la réunion de tous les genres et de tous les talens, il devait être le couronnement de l’édifice scolaire, la clé de voûte du système. La convention n’alla pourtant pas jusqu’à en faire, comme le voulait Talleyrand, un véritable degré d’enseignement ou, comme le proposait Condorcet, l’unique directeur de l’instruction publique en France. Elle se contenta de le diviser en trois classes correspondant à peu près aux trois sections des écoles centrales : sciences physiques et mathématiques, sciences morales et politiques, littérature et beaux-arts.

Quant au rôle qu’elle lui réservait, voici en quels termes elle le définit : « L’Institut national des sciences et des arts appartient à toute la république ; il est fixé à Paris. Il est destiné : 1o à perfectionner les sciences et les arts par des recherches non interrompues, par la publication des découvertes, par la correspondance avec des sociétés savantes et étrangères ; 2o à suivre, conformément aux lois et arrêtés du directoire, les travaux scientifiques ayant pour objet l’utilité générale et la gloire de la république. »

Ce vaste programme impliquait un large recrutement : la convention décida que le nombre des membres de la nouvelle compagnie serait de cent quarante-quatre titulaires, d’un nombre égal d’associés des départemens et de vingt-quatre associés étrangers, soit en tout trois cent douze sièges, dont la meilleure part, une part excessive peut-être, fut attribuée aux sciences. Déjà prépondérantes dans l’enseignement, elles allaient encore occuper la première place dans « le corps représentatif de la république des lettres. » L’influence des idées de Condorcet se marque ici bien nettement ; visiblement, à ses derniers comme à ses premiers jours, la convention en subit le joug. Sans sacrifier précisément les lettres, elle les relègue au second plan dans une situation en quelque sorte subalterne (dix-huit sièges sur cent quarante-quatre). L’ancien régime était plus libéral et traitait mieux les écrivains : il ne leur devait pourtant pas autant que la révolution.

Telle est, dans ses traits généraux, cette loi du 3 brumaire an IV, la moins imparfaite et la plus réfléchie des œuvres de la convention, son suprême effort, sa pensée définitive, le dernier mot de sa pédagogie. Et maintenant l’organisation de l’instruction publique suivant les principes et d’après les données révolutionnaires est complète ; à l’ancienne division des études en trois degrés va succéder un système d’éducation à deux échelons, fortifié par tout un ensemble de fêtes nationales et couronné par cette grande fondation d’un Institut unique, réalisant dans l’ordre intellectuel cette harmonie que la révolution avait déjà créée dans l’ordre administratif. L’instrument est trouvé, nous en connaissons les principales pièces ; reste à le voir fonctionner.


Albert Duruy.

  1. Fourcroy en était alors président.
  2. La correspondance administrative aux Archives est pleine de ces réclamations. J’en citerai seulement cet échantillon : « Les membres composant le comité de correspondance de la Société populaire aux citoyens les membres composant le comité d’instruction publique (germinal an II).

    « Citoyens,

    « Depuis longtemps les sept têtes de l’Hidre du fanatisme sont tombées sous la hache de la raison, et ce monstre n’existe plus dans nos contrées. Au culte superstitieux des autels nous avons substitué celui des lois. Mais pour faire succer aux enfans, avec le lait, l’amour de la patrie, la haine des rois, des nobles et des prêtres, il nous reste quelque chose à désirer. La convention a décrété que son comité d’instruction serait chargé de procurer des livres élémentaires pour former les jeunes citoyens,.. et comme il est du devoir des sociétés populaires, de propager les principes républicains) notre société n’a pas hésité de charger son comité de correspondance de vous demander les livres propres à l’instruction publique. » (Arch. at, M. D. XXXVIII.)

  3. Il fit de même à l’École normale. Nommé professeur de morale, il ne parut qu’une fois dans sa chaire. Encore fallut-il l’envoyer quérir par des gendarmes. On comprend les répugnances de Bernardin de Saint-Pierre, et son biographe, M. Aimé Martin, les a très bien expliquées. « Quelle serait la morale permise en 1794, a-t-il dit ? Le simple exposé des principes devenait une satire violente des hommes, des choses et du gouvernement… »
  4. Il eût été plus simple d’envoyer, comme le voulait Barère, « des instituteurs de langue française dans chaque commune rurale des départemens du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord et de la Loire-Inférieure. » L’organe habituel du comité de salut public à la convention avait présenté à ce sujet un projet qui fut voté, mais ne reçut jamais d’exécution. On a souvent cité ses paroles dans cette circonstance, a Vous avez décrété l’envoi des lois à toutes les communes de la république ; mais ce bienfait est perdu pour celles des départemens que j’ai indiqués. Les lumières portées à grands frais, aux extrémités de la France, s’y éteignent en arrivant, puisque les lois n’y sont pas entendues.

    « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la république parlent allemand ; la contre-révolution parle italien, et le fanatisme parle basque. Brisons ces instrumens de dommage et d’erreur. »

  5. J’emprunte ce chiffre au rapport de Fourcroy sur les écoles de santé.
  6. Archives nationales.
  7. Ibid.
  8. A Auxerre, Beaumont, Brienne, Dôle, Effiat, Pont-à-Mousson, Pontlevoy, Rabais, Sorèze, Tournon, Tyron et Vendôme.
  9. Excepté cependant l’école du génie militaire. Fondée à Mézières en 1748, cette école jouissait d’une grande et légitime réputation. Elle ne comptait que vingt élèves, tous nobles et se renouvelant chaque année par moitié, mais on n’y entrait qu’après avoir subi devant un membre de l’Académie des sciences un examen fort sérieux et a la méthode d’instruction qu’on y suivait était, malgré quelques imperfections, — c’est Fourcroy qui parle, — la meilleure que l’on eût dans ce genre. » Monge y avait longtemps professé la géométrie descriptive.
  10. Notamment en ce qui concerne rétablissement d’une commission centrale.
  11. Voyez la Revue du 15 juin.
  12. Le bureau d’inspection de l’ancien projet.
  13. D’après les calculs de Lakanal lui-même, la dépense se serait élevée à 54,600,000 livres.