L’Institutrice (p. 207-222).

CHAPITRE VII

La nouvelle résidence fixée à Sidonie était à l’extrémité du département, distante de plus de vingt lieues, et l’une des communes les plus pauvres. On lui donnait, après vingt ans d’exercice de sa profession, le lot ordinaire d’une débutante. Elle n’y pouvait compter que sur le minimum du traitement. Toutes ses relations, toutes ses amitiés se trouvaient brisées. C’était, à quarante ans, toute cette ingrate carrière à recommencer ; mais avec la jeunesse en moins, et, cette fois, sans aucune des illusions nécessaires à de pareilles destinées.

À vingt lieues de là ! Ordre de courir donné au paralytique ! Où donc la maigre bourse de l’institutrice puiserait-elle l’argent qu’il fallait pour mettre en route, durant deux longues journées, la vaste charrette de déménagement, les deux chevaux percherons, et le conducteur picard, si rapace et si habile à multiplier les petites dépenses, autour d’un prix convenu ? Sidonie se disait avec un sourire amer : — Quand le czar envoie en Sibérie, c’est lui du moins qui fournit la voiture au prisonnier.

Mais tout cela n’était rien encore. Les rigueurs de la vie lui étaient si familières ! Elle avait si souvent connu la faim, le froid, la misère sous toutes ses formes ! Tant d’humiliations, d’insultes, de duretés l’avaient frappée ! Tant de déceptions ! Toutes ces choses n’avaient rien qui la surprit. Elle était comme un de ces pauvres arbustes des haies, sans cesse émondé par le ciseau, qui voit toutes ses pousses enlevées et tous ses boutons joncher la terre avant d’être éclos ; mais qui pourtant vit, triste et noueux, concentrant au cœur sa sève, jusqu’au jour où la hache vient le frapper au cœur même. Tous ces grands espoirs, qui sont le fond de la vie aimante et intelligente, s’étaient successivement flétris pour elle, mais sans mourir ; et transformés, désintéressés de plus en plus, ils s’étaient enfin résumés dans ce dernier amour, le plus haut et le plus grand, celui de la race humaine. Il avait donné à Sidonie le bonheur d’être utile, bienfaisante, que font aussi goûter les autres amours ; mais avec plus d’échange, c’est-à-dire moins de grandeurs. À celui-là aussi, elle avait de nouveau donné toute son âme ; et c’était le dernier, et maintenant, quand, aussi bien que les autres, il lui était enlevé, que lui restait-il ?

Car la lettre du recteur était formelle : ce n’était qu’à la condition d’abdiquer sa propre pensée, de se faire l’exécuteur machinal du règlement, le répétiteur pur et simple de la méthode ; ce n’était qu’à la condition de mentir à ses sentiments, d’affecter des croyances qu’elle n’avait pas, et de cacher soigneusement ce qu’elle croyait conforme à la vérité et nécessaire au développement de ses élèves, ce n’était qu’à cette condition qu’elle pourrait recevoir 4 à 500 fr. par an, du pain, en échange de sa liberté, de sa vie morale, de sa conscience !

D’abord, elle recula d’horreur, d’indignation ; elle se dit que mieux valait tout de suite mourir ; elle caressa l’idée du suicide. Puis, elle n’osa pas ; sa conscience, là-dessus, n’était pas bien édifiée ; le scandale et le déshonneur, qui, à la campagne, surtout, s’attachent à cet acte, la faisaient souffrir, et surtout à cause des idées qu’elle avait soutenues et en quelque sorte représentées, elle ne voulut pas ; cette mort les eût condamnées avec elle-même, et M. le curé en eût tiré un parti trop beau. — Un instant elle eut la pensée de rester dans le village comme institutrice libre, de soutenir la lutte à tout prix. Elle ne manquait pas d’amis ; on lui était sympathique ; mais, chez les êtres peu intelligents, c’est-à-dire hésitants et faibles, la sympathie, l’amitié même souvent, est sujette à tant de retours ! Et quelle lutte ! contre le clergé et l’Université tout ensemble, — en y ajoutant la sottise publique, toujours peureuse en face de toute innovation. Non. Avec la méthode et l’esprit ancien, ce parti eût été déjà bien précaire, bien dangereux. Avec une méthode nouvelle à inaugurer, liant son sort à celui de l’esprit nouveau, ce Satan chargé de tant de foudres et de calomnies, elle était perdue d’avance. Ne voyant aucune résistance possible, elle s’abandonna à sa destinée.

Afin de pouvoir payer son déménagement, et le rendre moins coûteux, Sidonie dut vendre le mobilier de salon, auquel tenait tant sa pauvre mère, et qui, pour Sidonie, était le souvenir de la chère famille, de l’enfance heureuse. Tout cela fut étalé en vente publique, froidement et curieusement examiné, évalué, raillé, finalement acheté à prix dérisoire par les ennemis eux-mêmes de l’institutrice. Les fauteuils en tapisserie, brodés par sa mère, devinrent la propriété du curé, et la dévote qui regrettait les bûchers, eut l’ameublement de velours et les flambeaux.

Avant son départ, Sidonie eut la visite d’Ernest et de sa fille. Il était bon, mais calme, et l’enfant distraite. Pour elle, son cœur se brisait. Oh ! pourquoi la mort ne vient-elle pas quand les vrais liens de la vie se rompent ?

(À suivre)

ANDRÉ LÉO
Feuilleton de la République française
du 6 février 1872

(35)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[1]


Rochelande est un pauvre village de chaume, dominé par un vieux château, dont le parc est resté splendide, au milieu des ajoncs et des bruyères qui l’entourent. L’école est un petit rez-de-chaussée, sans autre plancher que la terre battue, divisé en deux compartiments inégaux ; le plus grand est pour la classe, et l’autre, sorte d’alcove sans air et sans jour, sert de chambre à l’institutrice. La population qui vit sur ce coin de terre aride est pauvre, laide, peu intelligente et peu soucieuse d’instruction. Mais elle est dévote, croyant aux cierges plus qu’aux bonnes œuvres, et aux loups-garous plus qu’aux saints. La principale fonction de l’institutrice est de parer l’autel le dimanche, et d’apprendre des cantiques à ses élèves, pour chanter à l’église, en chœur.

Là, pendant dix ans, l’existence de Mlle Jacquillat fut une sorte d’agonie, où le foyer de vie morale qui persistait à brûler en elle, jetait de temps à autre des lueurs désespérées, impuissantes, au milieu des ténèbres qui l’entouraient. Trop digne pour être hypocrite, elle fut, là comme ailleurs, malgré sa réserve, et son douloureux silence, devinée et tenue en suspicion. Ses actes toutefois ne donnèrent prétexte à aucune accusation. L’espérance était morte en elle ; elle savait qu’il était vain de protester et se renfermait dans une résignation étouffante et morne.

Toute force en ce monde a besoin d’action. Peu à peu, — il le fallut bien, — le foyer cessa de produire des étincelles et s’assoupit ; les ténèbres gagnèrent. La pensée, toujours prisonnière dans le cerveau, s’alanguit ; les battements de ce cœur généreux se ralentirent. La douleur devint tristesse ; la révolte abattement. Quelquefois encore, se réveillant sur un souvenir, elle pleurait de cette mort anticipée ; mais toute créature fuit une souffrance inutile, et Sidonie, lasse de souffrir, trouvait, au fond, que cela valait mieux ainsi.

Elle vieillit rapidement. Dès la première année de son séjour à Rochelande, ses cheveux blanchirent ; la crise qui survint dans sa santé, faute des soins nécessaires, devint plus grave ; son logement humide et mal clos lui procura des rhumatismes qui la courbèrent. À cinquante ans, elle paraissait en avoir soixante. Une toux opiniâtre, devenue chronique, lui rendait l’enseignement de plus en plus difficile. On la mit à la retraite. Après bien des démarches, suppliques, lettres et productions de certificats, elle reçut enfin de la munificence de l’État le brevet qui lui conférait une pension annuelle de — 40 francs. — Cela fut inscrit au budget de cette époque, entre la retraite de 10, 000 fr. d’un général qui avait tué pas mal d’hommes, un peu partout, mais surtout beaucoup de Français, et la pension de 20, 000 fr. de la veuve d’un grand dignitaire.

40 francs par an, cela faisait 10 centimes par jour, plus un dixième de centime. Il est vrai que si la veuve du grand dignitaire n’avait pu faire d’économies suffisantes sur un revenu de 100, 000 francs, l’institutrice, à moins d’imprévoyance coupable, avait dû prélever, sur ses appointements annuels de 4 à 500 fr., un petit capital pour sa vieillesse.

Il faut l’avouer, Sidonie avait eu cette imprévoyance. Aussi se voyait-elle condamnée, après trente années d’enseignement, à mourir de faim, à moins qu’elle ne vécut d’aumônes. Elle ne pouvait continuer son état, comme institutrice libre ; l’école, qui maintenant allait être tenue par des sœurs, suffisait amplement aux besoins de ce village. Que faire ? De la couture ? le village avait sa couturière, et puis les yeux de la pauvre institutrice n’y voyaient guère plus. Elle ne pouvait que tricoter des bas, ce qui lui fatiguait beaucoup la poitrine et augmentait sa toux, mais lui permettait de gagner à peu près dix autres centimes par jour, pourvu qu’elle eût suffisamment de commandes.

Et le logement ? Si petite que fut la chambre, dans ce misérable village, on ne la pouvait payer moins de 35 francs par an. Sidonie vendit un de ses matelas pour payer cette chambre. Mais, quand elle n’aurait plus de matelas ?

La malheureuse en était arrivée à la lie de son calice. Il lui fallut recevoir, de la pitié de ses anciennes élèves, de petits cadeaux en nature : un fromage, une livre de beurre, un peu de lard ; aumônes quelquefois trop mal déguisées, qu’elle ne pouvait refuser, qu’il lui fallut désirer, et souvent attendre en vain. Le presbytère aussi s’émut de sa détresse, et vint magnanimement au secours de celle qu’il avait toujours traitée en ennemie. Mais il lui fit entendre qu’elle devait s’approcher plus souvent des Sacrements ; et elle eut la tâche bénévole de faire répéter le catéchisme à celles des premières communiantes qui avaient la tête dure. Un jour enfin, on lui apporta des prières à dire pour quelques sous. Elle refusa. Ce fut un crime ; et ce pouvait être son arrêt de-mort.

Peu de jours après cet incident, par une froide journée de septembre, Mlle Jacquillat, glacée dans son taudis sans feu et sans soleil, s’achemina, toujours tricotant, vers le pied de la colline, sur laquelle était situé le château. Il y avait là, au midi, des plis de terrain, où les rayons, concentrés entre les rochers, donnaient la température des chaudes journées d’août. Frileuse par anémie, la pauvre fille voyait approcher l’hiver avec terreur. Elle ne craignait pas de mourir ; mais mourir de misère et de froid, cela est si dur ! et surtout si long ! Elle s’assit dans un enfoncement de rochers, sur un banc de pierre, au bord du chemin qui contourne la colline, et là, réchauffée par le soleil, un peu ranimée par la pureté de l’air, elle reprit, malgré la fatigue qu’elle en éprouvait souvent dans les muscles du dos, et qui, parfois allait jusqu’à la douleur, elle reprit l’exercice éternel de son tricot et celui de sa morne pensée.

Il y avait deux heures environ qu’elle était là, le soleil baissait, et la vieille fille se disposait à redescendre au village, quand elle entendit des voix monter le chemin et vit bientôt paraître une femme richement vêtue, donnant le bras à un jeune homme. Ils causaient sans la voir ; la dame s’appuyait languissamment sur son compagnon, et ils échangeaient de tendres regards. Cette situation révélait au premier coup d’œil une anomalie : le jeune homme n’avait guère plus de vingt ans ; la dame, à cette distance même, en avait certainement plus de trente ; elle était élégante autant que belle ; mais sa taille et sa démarche étaient empreintes de maturité. Les aventures étaient si rares dans la vie de Mlle Jacquillat que cette vue la troubla un peu.

Elle pensa que ce devait être la nouvelle propriétaire du château, Mme la comtesse Berthe de Néris.

Depuis un an, c’est-à-dire depuis qu’elle avait acheté cette terre, et fait réparer avec luxe le vieux château, il n’était bruit que de cette dame au village de Rochelande. On en disait à la fois beaucoup de bien et de mal. On disait — ces indiscrétions étaient venues de la ville voisine — que cette dame n’était ni comtesse, ni veuve, ni mariée, mais une femme galante, qui tenait sa fortune de ses amants, et qui, maintenant sur le retour, en avait encore, mais comme protégés, et non plus comme protecteurs. Cependant, elle paraissait être fort riche ; ses domestiques, s’ils souriaient un peu en parlant d’elle, ne s’en plaignaient pas, et, depuis quelques semaines seulement qu’elle habitait le château, elle avait déjà distribué, à droite et à gauche, assez de pièces de cinq francs pour conquérir le respect et l’admiration des gens du pays. Mlle Jacquillat ne l’avait pas encore vue ; car en deux mois Mme de Néris n’avait paru qu’une fois à l’église, et son banc se trouvait tout près du chœur, beaucoup au-dessus de l’humble banc, où la cordialité d’une famille villageoise ménageait une place à l’ex-institutrice. Malgré ce peu de ferveur religieuse témoigné par la châtelaine, le curé de Rochelande n’en était pas moins empressé à lui rendre ses devoirs. Il avait déjà dîné plusieurs fois chez elle, et en avait obtenu la promesse d’une cloche dont elle devait être la marraine.

— Vous avez beau me railler, Raoul, je suis lasse. Vous m’avez emmenée trop loin, et je ne sais plus comment je pourrai remonter à ce perchoir qu’on nomme mon château. Laissez-moi faire une halte ici, ou bien, si vous trouvez indigne de vous reposer près de moi, allez dire à Florent de m’amener la calèche.

Le jeune homme se penchant à l’oreille de la dame lui désigna Mlle Jacquillat.

— Qu’importe ? répondit-elle.

Et plus bas :

— Vous savez bien que j’aime à faire connaissance avec mes vassaux.

Ils s’avancèrent alors vers le banc de pierre où était assise Mlle Jacquillat, qui se leva.

— J’avais espéré, madame, ne pas vous déranger, dit Mme de Néris ; il y a place pour trois, et nous ne resterons qu’un moment.

L’excuse était d’autant plus gracieuse que le banc et tout le terrain environnant faisaient partie des terres du château.

(À suivre)

ANDRE LÉO
Feuilleton de la République française
du 7 février 1872

(36)

LES FILLES PAUVRES

L’INSTITUTRICE[2]


L’institutrice, intimidée, s’apprêtait cependant à se retirer, bien que Mme de Néris, avec sa bienveillance habituelle, cherchât à nouer un entretien ; mais en fixant les yeux une seconde fois sur la châtelaine, Mlle Jacquillat parut frappée d’une émotion toute nouvelle ; ce n’était plus de la timidité qu’exprimait son visage ; mais une vive surprise, une ardente hésitation, et il semblait qu’une question, qu’elle n’osait faire, errât sur ses lèvres.

— Qu’est-ce donc ? demanda Mme de Néris.

— Oh ! madame, pardon, c’est un souvenir… une ressemblance…

— M’auriez-vous connue autrefois ? dit Mme de Néris, en rougissant un peu.

— Oui, si vous êtes Berthe Josselin, et je ne puis m’empêcher de le croire.

Mme de Néris avait rougi tout à fait.

— Et si j’avais été Berthe Josselin, que me diriez-vous ? demanda-t-elle.

— Hélas ! vous auriez plus de peine à me reconnaître. Je suis Sidonie Jacquillat.

— Sidonie Jacquillat ! Est-il possible ? Vous, Sidonie !

L’étonnement de Mme de Néris, en considérant la pauvre femme qui se nommait à elle, était vif et pénible. Elle reprit vite cependant sa présence d’esprit. Mlle Jacquillat allait parler, s’expliquer ; elle lui ferma la bouche d’un air d’autorité douce, en posant la main sur sa main, et se tournant vers le jeune homme :

— Monsieur Raoul, décidément, il faut que vous soyiez assez bon pour vous rendre seul au château, et m’envoyer la calèche.

Le jeune homme acquiesça à cet ordre par un salut un peu ironique, et s’éloigna aussitôt.

— Vous, Sidonie ! reprit alors Mme de Néris. Vous, mon ancienne amie de pension, cette jolie Sidonie que j’aimais tant.

— Oh ! oui ! je ne suis plus même la pâle image de celle que j’étais. J’ai tant souffert ! On peut donc rester aussi belle et aussi jeune que vous l’êtes encore, vous ? Quelle différence entre nous, grands dieux !

Les yeux de Mme de Néris se mouillèrent de larmes.

— Je vous reconnais maintenant un peu, dit-elle. Vous semblez, en effet, plus âgée que vous ne l’êtes réellement ; car nous avions alors seize ans l’une et l’autre. Écoutez… il ne faudra pas le dire ; je tremblais tout à l’heure… Et c’est pourquoi j’ai renvoyé ce jeune homme… moi, ma pauvre amie, j’avoue à peine quarante ans ; il faut me pardonner cette faiblesse, mais si vous êtes toujours la même, mon secret est en sûreté.

— Je le garderai, dit l’institutrice, et personne en nous voyant ne pourra soupçonner que nous avons eu un point de départ commun.

— Pauvre Sidonie ! murmurait Berthe, en regardant le visage éteint et creux, le dos vouté, les haillons de son ancienne compagne. Oh ! oui, vous devez avoir souffert ! Racontez-moi votre vie.

Le triste récit fut court ; après l’avoir entendu, Mme de Néris serra les mains de son amie, et baissant les yeux :

— Oui, dit-elle à demi voix, voilà le sort des filles pauvres et honnêtes, celui qui m’était réservé, et dont je n’ai pas voulu ; car j’étais pauvre comme vous…

À ce moment seulement, les propos qui circulaient sur le compte de Mme de Néris revinrent à l’esprit de l’institutrice ; elle baissa les yeux aussi, et ce fut elle qui rougit. Elles restèrent l’une et l’autre embarrassées.

La calèche arrivait !

— Venez avec moi, je vous en prie, dit Mme de Néris.

Mais Sidonie refusa : elle s’excusa sur sa timidité, sur ses vêtements ; mais au-dessus de ces motifs, Mme de Néris sentit une répugnance invincible, et elle n’insista plus.

Le lendemain, un valet du château remettait à Mlle Jacquillat une petite boîte cachetée, contenant 100 francs et ce billet :

« Je n’ai pas dormi de t’avoir revue. Cruels souvenirs ! Ma pauvre Sidonie, rappelle-toi notre amitié. Rappelle-toi le doux accent avec lequel tu disais de moi, pour excuser mes folies d’enfant : — Elle est bonne pourtant, ma Berthe. Je ne puis t’exprimer combien ta situation me fait souffrir… et m’humilie !… Sois bonne pour moi ; accepte un peu de ce que je possède. Je devine tes répugnances ; mais écoute : Je n’ai ruiné personne, et l’eussé-je fait, ce n’aurait été que rendre à ceux-là ce qu’ils avaient fait à d’autres. Mon amie, ce monde est un horrible pillage : c’est à des travailleuses comme toi qu’est enlevé ce qu’on nous donne. C’est donc une restitution, et si petite !…

» Je me livre à toi, tu le vois. Ne me méprise pas trop, et aime-moi encore ; c’est-à-dire accepte. La première fois, du moins, j’aimais ; puis on m’a trompée, et ensuite… Sois bonne ; pardonne-moi. Quand veux-tu que j’aille te voir ? — Berthe. »

Sidonie pleura beaucoup après avoir lu cette lettre. Puis elle réfléchit, prit son parti en soupirant, et alla s’acheter un peu de lait avec l’argent envoyé par son amie. Depuis deux jours, le pain manquait à sa faim. Eut-elle accepté dix ans plutôt ? Peut-être. Son cœur altéré d’aimer avait depuis la veille retrouvé la vive amitié qu’elle avait eue pour cette compagne de ses belles années, et la crainte d’affliger Berthe devait être pour beaucoup dans sa décision. Le lendemain, à l’heure du soleil couchant, elle monta au château. Mme de Néris la reçut dans une petite pièce déjà sombre. Elles s’embrassèrent en pleurant. Quand, après une longue causerie, Mme de Néris alluma elle-même les bougies de la cheminée, Sidonie tira de sa poche le billet reçu le matin, et le lui montrant :

— Voici une allumette, dit-elle.

Et elle le brula.

— Merci, disait Berthe, merci d’avoir accepté. Je vois que tu m’aimes toujours.

Mais, quand, encouragée par cet essai, elle voulut multiplier ses bienfaits, sa ténacité se heurta à d’invincibles refus.

— Non, disait Sidonie, j’ai reçu ton premier don pour ne pas te refuser, et puis parce que peut-être n’ai-je pas le droit de mourir de faim, lorsqu’il m’arrive un secours. Mais je ne puis accepter que le nécessaire.

Ce nécessaire ne s’éleva jamais à plus de 200 fr. par an. Le tricot et les 40 fr. font le reste. Mlle Jacquillat va rarement au château. Quand elle y rencontre les tricornes des curés des environs, la voiture de M. le sous-préfet ou de maints autres notables, elle ne se sent pas humiliée de sa misère.

Cependant la vieille institutrice et son inséparable tricot sont un objet de raillerie pour les désœuvrés du château de Rochelande. Mme de Néris s’en occupe à un autre point de vue.

— Son tricot la tue ! s’écrie-t-elle, en retrouvant chaque été son amie plus vieille, plus toussante et plus courbée.

— Et quand ce serait vrai ? répond l’institutrice, avec un pâle et triste sourire, le beau malheur !

Ce reste de vie, usé dans un travail si stérile, et qui pouvait être si fécond ; si avili, et qui pouvait être si noble : ce reste de vie, si inutile aux autres, et si amer pour elle-même, lui pèse. Elle n’a plus d’illusions, et le monde n’a pour elle aucun prestige ; elle le méprise ; car elle à vécu dans les dessous de ce théâtre menteur, non pas en aveugle, comme tant d’autres servants du machiniste ; mais en clairvoyante. Ce qu’elle a encore d’amours et de croyances la fait souffrir : et quand elle rencontre dans les rues du village le troupeau des petites filles conduites par les sœurs, marchant d’un petit air hypocrite, les yeux baissés et les mains sur la poitrine, en rangs bien alignés, elle presse le pas et soupire. Elle aime Berthe de Néris, mais sans estime ; et tout en acceptant d’elle de quoi ne pas mourir, elle bénirait une mort qui affranchirait l’institutrice des aumônes de la courtisane.

ANDRE LÉO.


FIN
  1. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.
  2. Voir la République française depuis le 26 décembre 1871.