L’Instant éternel/Sanglots

E. Sansot et Cie (p. 75-77).


SANGLOTS


Je ne rêverai plus de nuages qui partent,
De tout leur or ailé, vers des golfes d’azur,
Et de jeunes bois verts qui rient et qui s’écartent
Pour laisser voir un ciel heureux comme un fruit mûr.

Je ne rêverai plus de l’amoureuse joie,
De boire de l’automne où se fond du soleil,
De nouer ses bras clairs comme un voile de soie
Et d’être un pavot blond tout pâmé de sommeil.

Je ne rêverai plus de soirs sur la jetée
Quand, si pâle, on attend la lune et le départ,
Prête à tant respirer, la poitrine exaltée,
La musique, la nuit, la brise et le hasard.

Je ne rêverai plus avec tout mon silence,
Et dans ma main posée au coin chaud de mes yeux,
Et je m’enlèverai ma belle violence,
Et je vous briserai, mon cœur harmonieux.


Ô volupté rêvée, ô volupté voulue,
Éloignez-vous de moi, trop chère volupté,
Avec l’oiseau qui part, là-bas, je vous salue,
Emportez avec vous ma dernière beauté.

Ce reste de douceur, de passion, de charmes
Que je gardais encor, les doigts joints sur mon cœur,
Emportez tout… Ne me laissez plus que mes larmes,
Ma nudité, ma chevelure et ma douleur.

Ah ! prenez, prenez tout de ma grâce inutile,
C’est trop poignant, hélas ! quelquefois, d’en avoir,
Et de se regarder, si blanche et si fragile,
Sans que surgisse, enfin, l’homme adoré du soir.

C’est trop, oh ! voyez-vous, d’être vive et légère,
D’avoir un cœur qui sonne avec un bruit d’argent,
Et d’avoir des yeux longs de petite étrangère,
Et du rire subtil, agréable et changeant.

C’est trop de se sentir digne d’être chérie,
Et de faire accourir les Muses sur ses pas,
De se sentir meilleure aux cœurs qu’une patrie
Et bien plus douce au sol qu’une ombre de lilas…


C’est trop de s’endormir sans que l’on vous console
D’être belle dans tout l’éclat de son miroir,
De se sentir si grave et, tout à coup, si folle,
Et si tendre qu’on en arrive au désespoir.

Ah ! oui, c’est trop cruel de mourir de son âme,
Et de sa vie et de ses veines au sang lourd,
C’est trop amer, ô volupté, d’être une femme,
Une bien vraie, avec des flancs et de l’amour…