L’Instant éternel/Qu’importe !

E. Sansot et Cie (p. 134-137).


QU’IMPORTE !…


Oh ! l’indicible émoi de l’amour qui commence,
Lorsque l’âme bondit ainsi qu’un gave immense,
Et, des monts, aux forêts, aux mers se prolongeant,
Jette, dans le soleil, son ivresse d’argent !…
Il semble que la vie entre, en soi, plus altière
Qu’un vaisseau d’orient dans un port de lumière,
L’on sent, de ses bras nus, s’égoutter du bonheur,
L’on appelle le soir, la volupté, l’on meurt…
L’on promet à l’aimé, dans des nuits de délire,
Quand on est seule avec son désir enchanté,
Les roses, les colliers, les pleurs, la nudité,
Et l’on connaît, à peine, encore, son sourire.

On est belle, on s’épand, folle, de toutes parts,
On a de la pitié longue dans les regards,
On voudrait tout étreindre avec des mains d’extase,
Et sa bouche, parmi les fruits mûrs, on l’écrase,
Et dans soi, tendrement, on regarde son cœur
Pâmé dans son silence et dans sa bonne odeur…

Et le rêve vous noie en des flots d’ondes bleues,
Et l’on voudrait partir bien loin, faire des lieues,
Et porter son amour dans le soleil levant,
Et le faire goûter aux ruisseaux des prairies,
Et le mêler au suc des herbes haut fleuries
Et le faire étoiler par les larmes du vent.

« Mon amour, mon amour, dit-on, je vous emmène,
« Vous êtes là, tout seul, tout blanc sous mon haleine,
« Vous êtes là, dans mes cheveux, dans ma douceur,
« Comme vous êtes pur, ô mon unique fleur !…
« Vous êtes tout mon or et toute ma fortune,
« Et tous mes jours de joie et tous mes soirs de lune,
« Je vous regarde vivre et j’ai peur de mourir…
« Mon cœur peut-il aller au fond de son soupir ?…
« Je vous donne le ciel et les mers d’Italie,
« Je vous donne la nuit et le rire de Dieu,
« Je vous donne, ô Splendeur, les rubis et le feu
« Et la larme qui roule à ma lèvre pâlie…

« Mon cher amour, endormez-moi, réveillons-nous…
« Je ne sais plus penser, je vous dis des mots fous,
« Et vous vous envolez de mes doigts, ô Merveille,
« Ainsi qu’un rayon d’or où se mêle une abeille.
« Ô vous le dévêtu, vous le nu, je vous vois
« Doux de tous les parfums dont se baignent les rois,
« Vous êtes l’orient, les baumes et les voiles,

« Vous êtes le mystère et l’arche des étoiles,
« Vous êtes l’infini sur le songe entr’ouvert,
« Vous êtes la beauté de l’urne et de l’amphore,
« Vous êtes la fraîcheur des puits et de l’aurore,
« Vous êtes l’océan et vous êtes amer…

« Mon cher amour, faites-moi mal, je vous en prie,
« Avec tout cet azur, toute cette eau qui crie,
« Avec l’éclat des lis et l’ombre des étangs,
« Avec tout le jardin saturé de printemps.
« Oh ! faites-moi gémir d’être si consentante,
« Faites-moi sangloter, amour, puisque je chante,
« Soyez cruel, soyez joyeux, soyez blessé,
« Oui, quoi que vous fassiez, vous serez caressé ;
« Je veux vous louanger, tout en pleurs, tout en fièvres,
« D’avoir des yeux si longs, si câlins, si jaloux,
« Je veux vous louanger, vous, ô vous, d’être vous,
« Et d’avoir un baiser, cher, puisque j’ai des lèvres…

« Mon amour, mon amour, qu’exigez-vous de moi ?…
« Vous êtes si farouche… et j’en ai tant d’effroi…
« Vous êtes mon Seigneur et vous avez des armes,
« Et vous allez vouloir les larmes de mes larmes,
« Vous allez m’enlacer de tout votre courroux,
« Me laisser, vainement, supplier vos genoux,
« Vous allez m’appeler, me fuir, m’attendre encore,
« Et rire, tout à coup, d’une voix qui m’implore…

« Vous allez me frapper, m’aimer, me décevoir,
« Mon orgueil croulera sous votre souffle étrange,
« Vous êtes mon péché, ma douleur et mon ange
« Et mon beau démon triste au grand violon noir… »

On pleure, lentement, son âme dans son âme,
Et l’on est une pauvre, une si pauvre femme…
Et puis, on vole, on croit, on s’enivre, on s’enfuit,
Dans ses bras étoilés on enferme la nuit.
On se mêle au nuage, à la forêt, à l’onde,
On sent battre en sa chair les artères du monde,
On est arbre, on est fleur, on est terre, on est dieu,
À pleine soif, on boit des coupes de ciel bleu…
Après avoir tremblé, frissonné de la sorte,
Et possédé la vie, et le rêve, et la mort,
Et fait plier ta hanche au poids d’un tel trésor,
Ô femme, si l’aimé ne t’aime pas, qu’importe !…