L’Instant éternel/Ma tristesse

E. Sansot et Cie (p. 85-87).


MA TRISTESSE


Tu ne sais pas, ô bien-aimé,
Combien ton seuil est animé
Par ma tristesse ;
À ta porte je la répands,
Je la plante, je la suspends,
Sans fin, sans cesse…

Je te l’apporte avec mes doigts,
Je te la jette avec ma voix,
Tant asservie ;
Je te demande de la voir,
Je te l’impose au nom du soir
Et de la vie…

Elle se traîne sous tes pas,
Elle monte jusqu’à tes bras,
Elle t’enlace ;
Douce, en ta chambre elle te suit,
Elle te veille… Et de minuit
Elle a la face.


Je te la consacre… Je veux
Qu’elle souffle dans tes cheveux
Et qu’elle voile
Ton front de son arôme amer,
Et mette en ton rêve la mer
Et quelque étoile…

Je veux qu’elle pénètre en toi
Par la nuit, les larmes, l’émoi
Pensif et tendre,
Qu’elle soit chez toi les bouquets,
Le feu, le bruit, l’or, les reflets,
L’ombre et la cendre.

De tes rideaux elle est la fleur,
De tes roses elle est l’odeur,
Elle se mire
Dans ton miroir mystérieux,
Et ta lampe l’a dans les yeux
Quand elle expire.

Elle est le grand vent continu,
Quand, dans ta maison, l’inconnu,
Long, se balance,
À l’heure où l’on entend glisser
La robe grise du passé
Dans du silence…


Elle se mêle à ton soupir,
À ton plus secret souvenir
Lorsque tu pleures.
Et c’est son geste qui conduit,
À travers ton songe et ta nuit,
Le pas des heures.

Tes livres s’ouvrent sous son vol,
Elle fait qu’à tes pieds, le sol,
Sans fin, rayonne !…
Près de ton rêve endolori
Elle est comme un arbre fleuri
Au vent d’automne.

Et moi qui ne te parle pas,
Bien plus qu’une amante aux doux bras,
Au souffle tiède,
Par ma tristesse au cœur profond,
Par ma tristesse aux yeux sans fond,
Je te possède…