L’Instant éternel/La grande lamentation

E. Sansot et Cie (p. 218-220).


LA GRANDE LAMENTATION


Je suis encore jeune et je m’en sens à peine,
J’eus trop de deuils, trop de regrets et trop de peine,
Et trop de servitude a fait mes bras tremblants ;
Je n’ose regarder si j’ai des cheveux blancs.
Mon cœur me fait si mal toutes les fois qu’il bouge,
J’ai la colère aux doigts comme une amphore rouge,
Et quand je la répands, en un geste insensé,
Elle est, autour de moi, comme du vin versé.
Les morts sont plus heureux, dans leur parc solitaire,
Avec leurs os en croix et leur morceau de terre,
Je porte, à chaque instant, mes deux mains à mon front,
Et j’allonge, parfois, mon corps las sur la pierre,
De même qu’un fagot de bois mort et de lierre…
Ma douleur est ainsi qu’un pauvre bûcheron…

C’est trop de tant souffrir depuis plus d’une année,
Le soir est, chaque fois, plus lourd que sa journée,
Je ne dors presque pas… et quand je dors, mon Dieu,
C’est pour aller toujours me perdre au même lieu,

Voir toute chose hostile, implacable et muette
Et l’homme que j’aimai qui détourne la tête.
Qu’ai-je donc fait hélas ! pour vivre des jours tels,
Et n’est-ce point assez que mes yeux soient mortels ?
Si, haut, elles étaient, par ma lèvre, exhalées,
Mes lamentations rempliraient les vallées,
Mon cœur se sent plus sombre et plus triste, en ses nuits,
Où règne, en tout leur air, toute leur ampleur brune,
La malédiction comme une pleine lune,
Que les bibliques cieux et les bibliques puits.

Pendant vingt mois, l’horloge, épiée à chaque heure
Ne me montra jamais une face meilleure,
C’est en vain, c’est en vain que j’attendrais demain,
Car ma vie est la même aux lignes de ma main,
Et j’en lis les destins comme une pythonisse.
Liée au bras, j’ai su l’horreur du sacrifice,
J’éprouvai l’autel froid et le glaive au seul coup
Qui brille, fait un cercle et rentre dans un cou…
Tous les tourments, toutes les douleurs de ce monde,
À la fois, ont clamé dans mon âme profonde,
Ma bouche a tout râlé, ma chair a tout souffert,
La guerre peut crier et crever des murailles,
J’eus tout son sang versé, j’eus toutes ses entailles,
Sa colère de cuivre et son frisson de fer.

Oui, j’eus tous les sanglots et toutes les misères,
Des grands malheurs humains j’ai su toutes les ères,

J’épuisai tous mes pleurs et toute ma sueur,
Parfois, mes yeux n’étaient qu’un reste de lueur…
Et tout cela — Seigneur, pardonnez à mon âme !… —
Car l’amour habita mes bras ouverts de femme,
Dénoua mes cheveux dans un vent inconnu,
Et se montra comme il se montre : triste et nu…
Cela, car je connus un seuil modeste et sage,
Parce que j’ai chéri le contour d’un visage,
L’âme silencieuse et tiède d’un regard,
Un homme simple, fier qui m’oublia, peut-être,
Mais que je vis, entre autres fois, grave et sans art,
Tout sérieux, me contempler de sa fenêtre !…