L’Instant éternel/À ma douleur

E. Sansot et Cie (p. 240-242).


À MA DOULEUR


Quoi !… vous vous réveillez, douleur, ma pauvre amie,
Ô vous que je croyais pour toujours endormie,
Avec vos beaux doigts joints sur votre cœur brisé !…
Je pensais, ô douleur, qu’à vos tempes meurtries,
Les sources du sang tiède étaient enfin taries,
Et que le désespoir vous l’aviez tout usé.

Pauvre, pauvre douleur, quoi ! vous êtes encore,
Vous avez agité votre collier sonore,
Et vous avez ouvert vos grands yeux sur le jour,
Et vous avez gémi d’une voix basse et vive,
Et vous avez pleuré d’être encor la captive
Du même déchirant et inutile amour.

Il a suffi d’un rien, ma pauvre sœur chérie,
Quelqu’un m’a dit : « Je vais gagner votre patrie,
Qu’envoyez-vous au fleuve, à ses quatre horizons,
À votre vent éclos comme un panier de roses,
À ces êtres connus, à ces fidèles choses,
À tous ces seuils de cœurs, de soirs et de maisons ?…


J’ai souri doucement, l’âme mouillée à peine,
Ne sentant presque pas que j’avais de la peine,
J’ai dit : « Vous irez voir tels endroits, tels amis… »
Et j’ai donné ma main un peu chaude, un peu moite,
Puis, j’ai fermé la porte… Alors, je vous vis droite :
Vous vous étiez levée au nom de mon pays !…

Car c’est dans mon pays, qu’un jour, vous êtes née,
Regardant devant vous, éperdue, étonnée,
Mesurant de vos bras les espaces ouverts…
Car c’est dans mon pays, ô ma douleur insigne,
Que l’on vous vit descendre, ainsi qu’un noble cygne,
Le cours de mon amour et du fleuve aux flots verts…

Ô ma pauvre douleur, que vous êtes la même !…
Vous avez vos pieds nus et votre diadème,
Votre robe en lambeaux et votre front fervent ;
Comme avant, vous avez, ô ma douleur étrange,
L’air magnifique, et las et grave d’un archange
Que, dans une tempête, aurait vaincu le vent.

Ma douleur, ma douleur, vous serez éternelle…
Vous vous endormirez… et, puis, votre prunelle
Revivra, tout à coup, et s’emplira de pleurs.
Ah ! que de fois, déjà, je vous pensais finie,
Et que de fois un souffle, un rêve, une harmonie,
Ô morte, vous ont fait respirer sous vos fleurs !…


Eh ! bien, acceptez-vous, douleur prédestinée,
Savez-vous vers quel soir marche votre journée ?…
Peut-être, vos accents pleins d’un poignant adieu,
Aux hommes qui viendront transmettront leur délire,
Et peut-être avez-vous une si grande lyre
Pour qu’avec votre voix chante la voix de Dieu…