L’Innondation (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 141-145).
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L’INONDATION


I


Voici le mois des eaux mornes et croupissantes
Autour des bourgs, parmi les routes et les sentes,
Au long des clos, sur les labours et sur les prés,
Voici le mois humide et flasque et macéré
Dans la pluie et la brume et les neiges fondues.
Les rivières qui font le tour des étendues :
Le Rupel et la Lys, la Durme et le Démer,
Gorgent trop lourdement le grand Escaut nocturne
Pour que là-bas, au loin, en Hollande, ses urnes
Puissent, avant le flux, se déverser en mer.
Et brusquement, à l’heure où les campagnes dorment,
Une digue se rompt, on ne sait où, la nuit.


Amas de boue, amas de bruit,
Troncs emportés, souches énormes,
Le flot,
Tel un mont d’eau,
Croule sur les champs noirs jusqu’au prochain village.
Un cri ! et puis soudain des tumultes d’abois,
Et de longues clameurs et des plaintes sauvages.
Puis un arrêt — et la crainte que tout soit mort.


II


Pourtant ceux qui, là-haut, habitent les bruyères,
Et dont le flot bourbeux vient d’épargner le sort,
Sont descendus, le cœur battant, vers la rivière.
Bornes, portes, pavés, poteaux, murs et cloisons,
Tout ce qui fut barrière ou bloc, montagne ou côte,
Gît renversé, tandis que l’eau toujours plus haute
Monte sinistrement assiéger les maisons.

On voit à peine. Un ciel d’hiver, gris et funèbre,
Un ciel de morne hiver à l’infini s’étend ;
Les pieds butent, les mains tâtent et l’on entend
Ici, là-bas, partout, des chocs en des ténèbres.


Et le flot monte et le tocsin bat dans la tour.
Pour sauver Dieu, le vieux curé
Court vers l’église :
Dans la fange du cimetière
Ses pas s’enlisent.

Les trois meules du bord du pré
Croulent — et les épis sacrés
Et les avoines d’or de la moisson dernière
Sont balayés à plein torrent dans la rivière.

Et le flot monte et se gonfle toujours !
 
Des malades crient au secours
Avec des voix si lasses
Qu’elles s’épuisent ou se cassent
Avant d’être entendues ;
Des aïeules, portant l’enfant entre leurs bras,
S’enfuient vers l’étendue.

Les bœufs, au fond des prés, là-bas,
Meuglent et meuglent.
Au coin d’un mur s’est appuyé l’aveugle,
Et son bâton noueux

Frappe, d’un geste vain, le vide à l’aventure.
Une flamme, soudaine, envahit les pâtures :
Le sot du bourg, sans qu’on le voie, a mis le feu
À la grange du coin, où s’étendent les mares ;
Il danse, et ses deux poings entrechoquent deux jarres.
Et le flot monte encore, et monte
D’une poussée infatigable et prompte.

Là-haut des vieilles gens sont grimpés sur leur toit ;
On les surprend, à la lueur de l’incendie,
Levant éperdument vers Dieu leurs mains grandies.
Le chaume entier s’enfonce et cède sous leur poids.
Leurs pieds brûlent ; l’horreur bouleverse leurs faces ;
Leurs poings, pour ne plus voir, s’enfoncent dans leurs yeux ;
La poutre craque et puis se fend par le milieu ;
Alors un cri si noir troue au cœur tout l’espace,
Et tant de peur humaine en ce seul cri s’amasse,
Qu’à l’entendre monter le silence se fait.

Enfin, l’aube paraît :
Au bas d’un ciel d’encre et de cendre,
Le flot, sombre et sournois,
Qui s’acharna contre ce coin de Flandre,
À bout de rage et de haine sauvage,
Décroît.


III


Sur la plaine de deuil, de vase et de ruine,
Immensément, ne choit que l’ombre et la bruine ;
Le bourg, qui s’exaltait déjà vers le printemps,
Est encombré de crasse et de fumiers flottants ;
Volets fendus, seuils crevassés, ferrailles tortes,
La mort putride a défoncé toutes les portes
Et charrié, vers la rivière et ses remous,
Les meubles vieux fixés aux murs, avec des clous,
Les horloges, les bancs, les lits et les armoires ;
On a peur de rentrer dans les étables noires,
De monter aux greniers, où s’entassent les grains,
De constater que tant d’efforts ont été vains.

Mais déjà, sur la berge, en aval du village
Cordiers, pêcheurs, vanniers, cardeurs et tisserands
Se disputent entre eux, au détour des courants,
Quelques fuyants débris de leur défunt ménage.