Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 62-71).
◄  II
IV  ►


III


Comme bien tu penses, la question qui ne tarda pas à passer au premier plan, ce fut celle de la cause de ce mystérieux suicide, du pourquoi. Il en devait être ainsi : la curiosité, qui est à peine un défaut dans les grands centres, prend, dans les petits endroits, les proportions d’un vice ; elle y devient une passion, aveugle comme toutes les passions, téméraire, déréglée, qui va de l’avant sans plus connaître d’obstacle. Elle ne calcule ni le prix des joies qu’elle veut, ni la valeur des victimes qu’elle fait ; elle peut pousser au crime, j’entends à l’un de ces crimes qui se commettent par des paroles, à l’un de ces meurtres qui tuent le bonheur d’une vie ou la paix d’une âme, et qui s’accomplissent tranquillement, sans offenser aucune loi, sans même laisser de remords dans la conscience de leur auteur. De fait, il n’y a pas de coupables : ces assassinats sont l’œuvre de tout le monde. Ils rappellent l’antique supplice de la lapidation, un supplice ingénieux entre tous, où chacun faisait l’office de bourreau, sans en avoir le moindre remords. Eh bien, les paisibles habitants de la paisible ville qui sommeille si doucement au bord de son lac, parmi ses sapins, dans sa sécurité montagnarde, les vieux amis du comte Anthony, la « noblesse », les bourgeois eux-mêmes, les bons horlogers laborieux, qui n’auraient pas interrompu leur travail pour écraser une mouche, tous ces braves gens allaient lapider ma marraine. Chacun lui a jeté sa pierre, en passant, sans se déranger, sans seulement se mettre en colère, en sorte qu’à la fin, quand elle est tombée sous ces coups multipliés, chacun a pu dire :

— Ce n’est pas moi.

Quel fut le misérable qui s’avisa, le premier, de mêler le nom de Mme des Pleiges au drame dont elle venait d’être la victime ? Je ne le sais pas, et personne ne le sait, pas même le coupable qui l’a probablement oublié, et jamais on ne le saura. Il en est de ces rumeurs-là comme de certains ferments vénéneux : elles naissent toutes seules, de germes imperceptibles et infinitésimaux ; elles sont des phénomènes qu’on attribue à la génération spontanée parce qu’on est dans l’impossibilité de les expliquer. Pendant les premiers jours, les détails du suicide, la question des obsèques, des racontars innocents sur la douleur de la comtesse et la surprise des domestiques, bref, tout le pittoresque de l’affaire, si l’on peut dire, avait suffi à défrayer les conversations. Elles ne tardèrent pas, cependant, à devenir plus agressives. Peut-être as-tu remarqué, quand je te l’ai rapportée, l’explication naïve du suicide que donnait un de mes petits camarades : Il avait des chagrins. Après tout, c’était la plus simple, la plus attrayante aussi, justement parce que, très vague, elle ouvrait le champ à toutes les hypothèses. Il fallait préciser : quels chagrins pouvait avoir le comte Pierre ? Hé ! parbleu, des chagrins domestiques, des chagrins de ménage, des chagrins conjugaux !…

Et l’histoire de mon cousin Jacques revint sur le tapis, mais avec un tout autre caractère, affirmée avec certitude, sans ménagements, menaçante, grosse d’orages.

Il n’était plus fier, mon cousin Jacques ! On ne le voyait plus au café. Pour aller à son bureau, il glissait le long des murs, avec des airs de vague malfaiteur, écrasé sous la réprobation universelle. Lui qui, jadis, par ses allures de bourreau des cœurs, encourageait les bruits qui le flattaient alors, il aurait bien voulu, maintenant qu’il en était victime, les réduire à néant. Mais le moyen ? Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a comparé la calomnie à l’hydre aux cent têtes : Jacques Nattier n’était point de taille à les couper, car il n’avait pas l’étoffe d’un héros, bien qu’il en eût un peu les apparences. L’administration le tira d’embarras : elle lui offrit une occasion de se déplacer dont il se hâta de profiter, sans songer que son départ augmenterait la vraisemblance des propos qui circulaient et s’envenimaient de jour en jour. Je sais qu’il eut, à ce sujet, une scène très vive avec mon père, quand il vint brusquement prendre congé de lui. Mon père comprit que cette espèce de fuite ouvrirait toutes les barrières aux flots montants de la calomnie, dont l’assaut porterait désormais contre ma seule marraine ; comme il avait l’âme chevaleresque, il essaya de combattre la résolution de son neveu. Il raisonna, il se fâcha, il le traita de lâche : mon cousin n’entendait rien à ses discours :

— Lâche, répondait-il, pourquoi, mon cher oncle ? Je ne dois rien à la comtesse Micheline, absolument rien. Elle m’a invité quelquefois chez elle, voilà tout : faut-il pour cela que je renonce à un bel avancement et me condamne à rester aux Pleiges toute ma vie ?

Au fond, c’était raisonner très justement, ne trouves-tu pas ? Mon père se laissait entraîner par la générosité de sa nature ; mon cousin par la platitude de la sienne. Il n’y a rien à lui reprocher. S’il est partout vrai que la platitude a toujours raison et que la générosité est une folie, cela est encore plus vrai qu’ailleurs dans ces endroits minuscules où, sous peine d’encourir mille maux, il faut rétrécir son âme aux limites de sa bourgade.

Le départ de mon cousin Jacques fit grand bruit. Il fut, entre autres, l’occasion d’une scène de collège que je n’ai jamais oubliée. Je me revois très bien dans la cour, pendant une récréation, houspillé par cinq ou six de mes camarades qui répétaient à l’envi :

— Il s’est sauvé, ton cousin, il s’est sauvé. Joli cousin, ma foi, que tu as là !

Ce fut Frédéric Laurent qui ajouta :

— Et ta marraine ? Elle est jolie aussi, va, ta marraine !

Les autres répétèrent en chœur :

— Oh ! ta marraine !…

Alors, pris d’une colère folle, — moi qui étais faible et plutôt résigné, — je me ruai sur la bande, tapant, griffant, mordant, ce qui me valut un pensum, la justice du collège étant déjà infaillible. Mais mon père, à qui je racontai l’histoire, m’embrassa et me dit :

— Tu es un brave garçon !

D’ailleurs, je ne comprenais rien à tout cela. La seule chose que je savais de ma marraine, hélas ! c’est que je ne la voyais plus. Elle ne sortait pas du château. Par les sentiers qui filent vers les bois, on ne voyait plus glisser ses jolies robes claires, ses gais chapeaux fleuris : ma marraine n’était plus qu’un fantôme noir, invisible, qui pleurait. Et cette retraite absolue à laquelle elle se condamnait, c’était un argument de plus qui plaidait contre elle, comme le départ de son présumé complice. Son père, dont la prestance aurait pu inspirer quelque respect, fit en ce moment-là une longue maladie : en sorte qu’ils disparurent l’un et l’autre. Le château fut abandonné, — isolé comme une léproserie.

— Elle veut rester seule, disait-on ; qu’elle le soit !

L’on jugeait que son attitude était, non d’une veuve affligée, mais d’une coupable que hantaient des remords, qui a honte de soi-même. Peu à peu, la comtesse Pierre perdait le prestige qu’elle devait à son mariage : elle redevenait Mlle Marian, c’est-à-dire une étrangère, inconnue de la localité méfiante, un papillon égaré dans la fourmilière, qu’il serait bon de dévorer. Les dents s’aiguisaient ; il se formait une légende, — une vraie légende, mon ami, — que je veux te raconter comme telle :

Il y avait une fois un jeune gentilhomme, porteur d’un beau nom, titulaire d’une belle fortune, propriétaire d’un beau château. D’âme tendre, de santé chétive, il avait été élevé avec prévoyance par des parents excellents, qu’entourait l’estime universelle ; en sorte que les augures auraient pu lui prédire une vie heureuse. Mais la mauvaise fée, oubliée le jour de son baptême, se plut à démentir ces probabilités, en plaçant sur son chemin, pour qu’il la rencontrât au moment où le cœur ne demande qu’à se laisser cueillir, une jeune fille admirablement belle. Or, malgré son adorable beauté, cette jeune fille était un démon, capable d’ourdir les complots les plus perfides et de les réaliser. Elle se dit : « Voici un nom, un château, une fortune. Je n’en ai point. Je vais les prendre. Ensuite, je souillerai le nom, je vilipenderai la fortune, j’installerai dans le château le complice de mon infamie. » Et parce qu’elle était jolie, elle fit tout ce qu’elle voulut, car le jeune homme l’aima. Cependant, quelque aveuglé qu’il fût, le jour vint où il s’aperçut qu’on trompait sa confiance, qu’on faisait litière de son amour, qu’un misérable lui avait pris son honneur, que la pureté même de son antique race était à jamais compromise. D’autres se seraient vengés. Lui, étant bon, fut seulement pris d’un immense désespoir. Pourtant, il fit un suprême effort pour sauver celle qui l’avait perdu : il l’adjura de rentrer dans le bon chemin. (On racontait la scène, en détail, avec preuve à l’appui : est-ce que les domestiques n’avaient pas vu les deux époux s’enfermer ensemble pour un long entretien ? est-ce qu’ils n’avaient pas entendu les éclats de leurs voix, qui montaient dans la dispute ? d’ailleurs, quelque femme de chambre devait bien avoir écouté par le trou de la serrure, et c’était d’elle, sans doute, qu’on tenait le récit.) Au lieu d’écraser la misérable, le mari, qui aimait, la supplia : on ne lui répondit que par d’odieux sarcasmes. Il offrit en vain l’oubli et le pardon : tel était l’endurcissement de la perverse créature, qu’il n’en put pas même obtenir une promesse charitable. Alors le désespoir l’envahit : il eut la vision de l’existence de douleur et de honte qui l’attendait ; la mort l’attira, tentation dernière qui appelle les désespérés et les vaincus : de même qu’il avait perdu son honneur, il perdit encore son âme…

L’histoire, tu le vois, était complète. Elle ne manquait ni de pittoresque ni de vraisemblance. Elle « se tenait », comme vous dites, vous autres gens de lettres. Un seul point restait obscur : pourquoi donc l’héroïne, une fois dénoué le lugubre drame qui lui livrait définitivement les objets de ses convoitises en la débarrassant du mari, s’enfermait-elle dans le deuil au lieu de jouir avec ses complices des biens conquis par sa scélératesse ? La question aurait pu donner à réfléchir. Mais il y a réponse à tout : on répondait :

— Comédie !

Quelques-uns, mieux renseignés, affirmaient soit que mon fâcheux cousin Jacques n’était pas bien loin, soit qu’on ne tarderait pas à le rejoindre. De plus pervers insinuaient :

— D’ailleurs, qu’importe ! s’il n’est plus là, il y en a d’autres !

Bientôt, des variations extraordinaires amplifièrent le thème que je viens de t’indiquer. On y mêla d’autres personnes. Une voix avança qu’il se pouvait très bien que le colonel Marian ne fût pas le père de Mme des Pleiges, et que le petit Anthony n’était certainement pas le fils du comte Pierre. On nagea dans une mer de mensonges et d’horreur. Les imaginations malsaines, gâtées par la lecture des romans-feuilletons, travaillaient à l’envi. Je n’aurai garde de te raconter toutes les infamies qu’on broda sur ce noir canevas. La comtesse Micheline devint, pour les bonnes gens des Pleiges, une créature de boue et de vices, une façon de monstre dangereux, un fléau pareil à ces êtres fabuleux des anciens mythes, dragons ou guivres, qui s’installaient dans une contrée pour la punir de ses péchés…


Philippe, à ces mots, ne put s’empêcher de jeter un regard sur le portrait, qui semblait flotter dans l’ombre, où il mettait à peine une vague lueur de chair candide :

— Oui, me dit-il, voilà ce qu’ils ont fait de cette pauvre et douce créature ! Et, tu comprends : le crime inventé, il s’agissait d’en trouver le châtiment. Oh ! cela ne fut pas difficile !