Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 49-61).
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II


Je me rappelle, comme si c’était hier, le jour tragique ; le souvenir si précis que j’en ai demeure lié, dans ma mémoire, à un autre souvenir, puéril et charmant, celui-là.

J’avais sept ans. Peu de jours auparavant, nous avions eu la visite de ma marraine, gaie et gentille comme d’habitude. Après avoir causé un moment avec mon père, elle ne s’était plus occupée que de moi, — et nous avions eu notre première querelle.

Jusqu’alors, quand elle ne m’appelait pas « filleul », elle m’appelait « bébé ». Or, je devenais un gamin, dans le sens vaniteux et insupportable que ce mot comporte : j’allais à l’école, je jouais aux billes, je faisais le coup de poing avec mes camarades, je déchirais mes culottes, je tachais mes blouses, et de tout cela j’étais très fier. Ce terme de « bébé » m’offusquait : il ne pouvait plus convenir à un personnage de mon importance ; j’avais pris la résolution de le chasser de notre vocabulaire domestique. Donc, quand ma marraine se tourna vers moi et me dit :

— Eh bien, bébé, tu ne m’embrasses pas ?

Je fis la sourde oreille, bien que je fusse friand de ses chères caresses.

Étonnée de mon peu d’empressement, elle répéta :

— Eh bien, bébé, eh bien ?…

Je m’approchai d’un air maussade, et je déclarai résolument :

— Je ne suis plus un bébé, marraine…

Elle éclata de rire, de son joli rire qui sonnait clair, montrait ses belles dents, creusait dans ses joues deux fossettes gracieuses :

— Tu n’es plus un bébé ! s’écria-t-elle. Alors, qu’es-tu donc, je t’en prie ?

— Je suis un garçon !

Elle rit plus fort :

— Un garçon !… un garçon !… Comment veux-tu donc qu’on t’appelle ?… Monsieur Bébé ?… Monsieur le garçon ?…

Son rire, que j’aimais tant à entendre quand il éclatait sans raison pour saluer la gaieté des choses, me blessa davantage, car il me parut qu’elle se moquait de moi. Je me mis en colère, je frappai du pied, je répondis :

— Je m’appelle Philippe ! Je veux qu’on m’appelle Philippe !

Ma mère me blâmait des yeux ; mon père me traita de nigaud. Alors ma colère tomba, je me mis à pleurer tout de bon. Et mes larmes touchèrent ma marraine, dont l’âme compatissante pouvait comprendre toutes les tristesses ; en sorte qu’elle capitula :

— Viens, Philippe ! me dit-elle… Mon pauvre petit Philippe !… Va, va, ce n’est pas moi qui te ferai du chagrin pour si peu de chose… Mais c’est fini !… Ne pleure plus !…

Ses douces mains caressaient mes cheveux, ses douces lèvres se posèrent sur mon front, sa douce voix me répétait :

— Tu es un bon Philippe !… Un gentil Philippe !… Un cher petit Philippe !…

C’était charmant. Bientôt consolé, j’oubliai ma sotte humeur, j’embrassai ma marraine, et conservai de cette petite scène l’orgueil de ma victoire et le sentiment de ma dignité de grand garçon, enfin conquise…

Or, le jour fatal, à midi, quand je revins de l’école, mon père, qui tenait à l’heure exacte du déjeuner, n’était pas encore rentré ; comme il tardait, ma mère s’inquiéta :

— Il devait passer au château, pour voir le petit Anthony, dit-elle, qui est malade. Serait-ce grave ?

Notre attente se prolongea plus que de raison.

Enfin, mon père arriva. Il était pâle, bouleversé. En entrant, il demanda :

— Tu ne sais donc pas encore l’horrible nouvelle ?

— Non, répondit ma mère. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Le comte Pierre est mort.

Elle pâlit à son tour :

— Mais il n’était pas malade hier, dit-elle. Une mort subite ?

Mon père jeta un regard de mon côté, et répondit en baissant la voix :

— Il s’est tué !

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria ma mère, qu’est-ce que tu me dis là ?… Est-ce qu’une pareille chose est possible ?…

— Hélas ! oui.

Et ce furent des détails que j’écoutai avidement :

La veille, le comte Pierre avait paru tout le jour triste et préoccupé. Le soir, il s’était enfermé longuement avec sa femme, dont les domestiques remarquèrent, après cet entretien, les yeux rouges, l’air inquiet. Toute la nuit, il y eut de la lumière dans sa chambre, où il écrivait, classait des papiers, et, par moments, se promenait de long en large. Le matin, de bonne heure, on le vit dans le parc, en compagnie de M. Marian, qu’il quitta avec une poignée de main. Il remonta dans sa chambre, où on l’entendit encore marcher à pas agités. Puis on accourut au bruit d’une détonation. Il fallut forcer la serrure, car il s’était enfermé… Il s’était tué debout devant une glace, d’une seule balle dans la tempe.

— J’ai rencontré un des domestiques qui venait me chercher, dit mon père en terminant son récit.

Ma mère demanda :

— Et la comtesse ?

Il esquissa un geste vague et répondit :

— Tu peux t’imaginer… désespérée !…

La nouvelle courait la ville. Quand je sortis pour aller à l’école, il y avait des groupes dans les rues, d’une extraordinaire animation. Les passants s’abordaient pour se communiquer leurs renseignements réciproques, avec des airs consternés. La question de ma mère courait dans toutes les bouches :

— Est-ce qu’une pareille chose est possible ?…

Et les horlogers sortaient tous devant leurs boutiques, en oubliant leur loupe sur leur établi.

À l’école, où les classes ne commencèrent qu’après un long retard, mes camarades commentaient l’événement à leur manière ; et ce devait être quelque chose de singulier que ce drame raconté et expliqué par ces petits innocents, ignorants de toutes choses, aux yeux éblouis desquels la lugubre histoire venait de soulever un pan du voile qui leur cache les douleurs de la vie. L’acte en lui-même nous causait à tous une véritable stupéfaction, aucun d’entre nous n’ayant encore soupçonné qu’on pût ainsi mettre fin soi-même à sa propre existence. Des petits demandèrent :

— Comment fait-on ?

Des grands expliquèrent les moyens. Puis une voix dit :

— C’est défendu de se tuer. On va en enfer.

Cette phrase entra dans ma tête comme une lance enflammée. En enfer, le comte Pierre, cet homme grave et doux, bienveillant et pacifique, qui m’effrayait un peu, ne me parlait jamais, et me semblait pourtant si bon ; non, non, c’était impossible ! L’esprit rempli d’angoisses, je m’éloignai du groupe où l’on tenait de tels propos pour réfléchir à loisir ; je pensai :

« Peut-être que le Bon Dieu aura miséricorde ! »

Cette question s’agita aussi : Pourquoi s’est-il tué ? Tout à l’heure, à la maison, ma mère déjà la posait à mon père, qui répondait :

— Est-ce qu’on sait !…

Mes petits camarades, eux, étaient mieux renseignés, bien que leurs renseignements ne concordassent guère. En me rapprochant de leur groupe, j’entendis l’un d’eux affirmer :

— … C’est parce qu’il avait des chagrins !

Un autre, aussi péremptoire, rectifia :

— Mais non, c’est parce qu’il n’avait plus d’argent.

Frédéric Laurent, un vigoureux gaillard, très méchant, avec qui j’avais souvent maille à partir, m’interpella :

— Tu dois savoir, toi qui les connais.

Je fus obligé de répondre :

— Non, je ne sais pas.

Cela me semblait de peu d’intérêt : la curiosité des motifs ne me tourmentait pas, car la phrase terrible de tout à l’heure continuait à tourner dans ma tête : mon angoisse, c’était de savoir ce qui l’attendait, là-bas, le pauvre homme que je plaignais ; mais je sentais bien que personne, pas même Frédéric Laurent, n’aurait pu me le dire, et je ne le demandais pas.

Dans la soirée, d’autres nouvelles ajoutèrent à mon trouble. Ma mère était allée au château et rapportait, à son tour, quelques détails qu’elle donna pendant le dîner : la comtesse s’était enfermée dans la chambre du mort, en refusant de voir personne, même son père :

— Pourtant, elle a consenti à recevoir M. le curé, un moment. Il est ressorti tout en larmes.

On parlait d’une autopsie probable :

— Voilà qui servira à grand’chose ! dit mon père.

De nouveau, il posa la question :

— Et la cause ? Est-ce qu’on la soupçonne ?

Ma mère répondit :

— Non. Il n’y a que la comtesse et M. Marian qui puissent la connaître. Et ils se taisent.

Mon père reprit :

— Tu dis que le curé est allé au château ?

— Oui.

— Que va faire le clergé ?

— J’espère qu’on aura pitié. Songe un peu : qui pourrait refuser des prières à un des Pleiges ?

Mon cœur se serra : les paroles maternelles venaient appuyer le jugement redoutable qui m’avait glacé d’effroi dans la cour du collège. Cette impression se fortifia d’autant plus en moi, que dès le lendemain la décision fut prise : les égards humains qu’espérait ma bonne mère, toujours si révérente, ne comptèrent pour rien. Quels que soient ceux qui ont repoussé le don de la vie, ils encourent l’anathème : aussi, malgré la sympathie et le respect qui entouraient encore la famille du suicidé, le clergé fut-il impitoyable. En vain, le colonel Marian et la comtesse elle-même, arrachée à son deuil par la nécessité d’agir, multiplièrent-ils les démarches et les supplications : les dépouilles du comte Pierre ne seraient point admises à l’église, nul prêtre ne consentirait à lui faire l’aumône des suprêmes prières.

— Dieu est peut-être plus clément, disait timidement ma mère.

Mon père, qui n’était point un fervent catholique, grondait avec une sourde colère :

— Pourtant, ils n’ont jamais fait de mal à personne, ils n’ont fait que du bien, toute la ville les aime…

… Oui, sans doute, la ville les aimait. Comme je te l’ai déjà dit, nos bons artisans regardaient les petits-fils de leurs anciens seigneurs comme une relique prestigieuse du passé. Ils savaient ou sentaient qu’un fil mystérieux subsistait, dernier reste du lien solide qui jadis unissait leurs humbles ancêtres aux aïeux de la noble famille. La fin tragique du comte Pierre les émouvait comme un malheur commun, et tous en prenaient leur part. Mais le suicide passe pour une honte : conformément, ils songeaient qu’elle rejaillirait sur eux. Ils se trouvaient dans la situation de collatéraux obscurs, dont le nom serait soudain taché par la faute éclatante d’un parent illustre, et qui, après avoir été fiers de ce parent, sont bien vite prêts à le renier. Le vieux dicton Noblesse oblige courut dans les boutiques. Bien des voix prononcèrent cet arrêt :

— Il a oublié ce qu’on doit à son nom !

De tels sentiments expliquent que les témoignages de sympathie furent assez rares : quelques personnes à peine, de celles qui obéirent à leur premier mouvement, envoyèrent des fleurs ; un petit nombre d’audacieux se hasardèrent à suivre le convoi qui, avant le lever du jour, accompagna le cadavre du comte jusqu’à sa sépulture, réservée dans le parc même du château. Mon père en fut, cela va sans dire. Il revint la mort au cœur :

— J’ai cru, dit-il, — et ces paroles me frappèrent si fort que j’en fus longtemps poursuivi, — j’ai cru que nous portions en terre toute une race éteinte. L’enfant marchait derrière le cercueil, tenant la main du colonel. Le pauvre petit ! Il est si pâle, si mince, si chétif, qu’il avait l’air d’une petite ombre insignifiante prête à s’envoler. Sa mère est malade de douleur et ne fait que pleurer : j’ai bien peur qu’elle n’ait pas encore versé toutes ses larmes !

En l’écoutant, je songeais au gai sourire de ma marraine, et quelque chose me disait que ce sourire était mort et que je ne le reverrais plus jamais…

Philippe en était là de son récit quand Madeleine entra, nous apportant des limonades. Il l’interpella :

— Dis-moi, Madeleine, te souviens-tu du comte Pierre ?

La vieille femme posa son plateau :

— Si je m’en souviens, monsieur Philippe ! s’écria-t-elle. Comme si je l’avais vu hier !

Voyant que son maître attendait quelque chose de plus, elle ajouta :

— Est-ce qu’on peut jamais oublier une pareille histoire ? Aussi longtemps qu’a vécu madame votre mère, monsieur Philippe, elle en parlait sans cesse. Elle disait : « Je suis sûre que le Bon Dieu lui a pardonné, parce que sa femme a expié son crime. Elle a trop souffert par lui et pour lui ! » Et M. le docteur disait : « Il s’est passé dans notre ville des choses qui feraient douter des hommes et de la justice et de tout ! Car enfin, pourquoi est-ce que les innocents payeraient pour les coupables ? »

Madeleine hésita un instant, puis continua, en se signant :

— Il disait encore : « Après tout, est-ce qu’il a été si coupable, ce malheureux ? N’y a-t-il point d’excuses pour nous quand nos pauvres forces humaines défaillent ? Il faut le plaindre, non le condamner. Mais s’il avait su…, s’il avait su ce que sa mort coûterait à sa pauvre femme, il aurait eu le courage de tout supporter ; je sais bien qu’il l’aimait assez pour cela ! » Voilà ce qu’il disait, M. le docteur.

— Et toi, Madeleine, que pensais-tu ?

— Oh ! moi, monsieur Philippe, je ne sais pas ! Je suis trop ignorante pour juger. Mais j’ai toujours vu qu’en toutes choses, votre bienheureux père avait toujours raison !

Elle sortit. Philippe vida d’un trait son verre de limonade :

— Tu comprends maintenant, me dit-il, comment les moindres détails de cette aventure sont restés burinés dans ma mémoire. Elle avait frappé les imaginations les plus paresseuses. Pendant des années, j’en ai entendu parler autour de moi, en sorte que j’ai pu tout comprendre. Certains incidents, qui avaient échappé à mon attention d’enfant, m’ont été, dans la suite, racontés tant de fois, qu’ils se sont confondus avec ceux dont j’ai eu la sensation directe. Au point où nous sommes, mon petit cerveau, mis en ébullition, faisait sur le suicide des réflexions très profondes, qui ne sont point sans ressembler à celles que je ferais encore maintenant sur le même sujet. Les événements déposent au fond de nous le levain d’où sortent plus tard nos idées : j’ai, aujourd’hui, bien des opinions dont l’origine remonte à ce temps-là.