L’Ingénu/Chapitre XVII


L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 290-291).
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CHAPITRE XVII.

ELLE SUCCOMBE PAR VERTU.


Elle priait son amie de la tuer ; mais cette femme, non moins indulgente que le jésuite, lui parla plus clairement encore. « Hélas ! dit-elle, les affaires ne se font guère autrement dans cette cour si aimable, si galante, si renommée. Les places les plus médiocres et les plus considérables n’ont souvent été données qu’au prix qu’on exige de vous. Écoutez, vous m’avez inspiré de l’amitié et de la confiance ; je vous avouerai que si j’avais été aussi difficile que vous l’êtes, mon mari ne jouirait pas du petit poste qui le fait vivre ; il le sait, et loin d’en être fâché, il voit en moi sa bienfaitrice, et il se regarde comme ma créature. Pensez-vous que tous ceux qui ont été à la tête des provinces, ou même des armées, aient dû leurs honneurs et leur fortune à leurs seuls services ? Il en est qui en sont redevables à mesdames leurs femmes. Les dignités de la guerre ont été sollicitées par l’amour, et la place a été donnée au mari de la plus belle.

« Vous êtes dans une situation bien plus intéressante : il s’agit de rendre votre amant au jour et de l’épouser ; c’est un devoir sacré qu’il vous faut remplir. On n’a point blâmé les belles et grandes dames dont je vous parle ; on vous applaudira, on dira que vous ne vous êtes permise une faiblesse que par un excès de vertu.

— Ah ! quelle vertu ! s’écria la belle Saint-Yves ; quel labyrinthe d’iniquités ! quel pays ! et que j’apprends à connaître les hommes ! Un P. de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon amant en prison, ma famille me persécute, on ne me tend la main dans mon désastre que pour me déshonorer. Un jésuite a perdu un brave homme, un autre jésuite veut me perdre ; je ne suis entourée que de pièges, et je touche au moment de tomber dans la misère. Il faut que je me tue, ou que je parle au roi, je me jetterai à ses pieds sur son passage, quand il ira à la messe ou à la comédie.

— On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie ; et si vous aviez le malheur de parler, mons de Louvois et le révérend P. de La Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d’un couvent pour le reste de vos jours. »

Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexités de cette âme désespérée, et enfonçait le poignard dans son cœur, arrive un exprès de M. de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants d’oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant ; mais l’amie s’en chargea.

Dès que le messager fut parti, notre confidente lit la lettre dans laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir. Saint-Yves jure qu’elle n’ira point. La dévote veut lui essayer les deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir. Elle combattit la journée entière. Enfin, n’ayant en vue que son amant, vaincue, entraînée, ne sachant où on la mène, elle se laisse conduire au souper fatal. Rien n’avait pu la déterminer à se parer de ses pendants d’oreilles ; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgré elle avant qu’on se mît à table. Saint-Yves était si confuse, si troublée, qu’elle se laissait tourmenter ; et le patron en tirait un augure très-favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrètement. Le patron montra alors la révocation de la lettre de cachet, le brevet d’une gratification considérable, celui d’une compagnie, et n’épargna pas les promesses. « Ah ! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez pas être tant aimé ! »

Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se rendre. Elle n’eut d’autre ressource que de se promettre de ne penser qu’à l’Ingénu, tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la nécessité où elle était réduite.