L’Ingénu/Chapitre XVI

L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 288-290).
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CHAPITRE XVI.

ELLE CONSULTE UN JÉSUITE.


Dès que la belle et désolée Saint-Yves fut avec son bon confesseur, elle lui confia qu’un homme puissant et voluptueux lui proposait de faire sortir de prison celui qu’elle devait épouser légitimement, et qu’il demandait un grand prix de son service ; qu’elle avait une répugnance horrible pour une telle infidélité, et que, s’il ne s’agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plutôt que de succomber.

« Voilà un abominable pécheur ! lui dit le P. Tout-à-tous. Vous devriez bien me dire le nom de ce vilain homme : c’est à coup sûr quelque janséniste ; je le dénoncerai à sa révérence le P. de La Chaise, qui le fera mettre dans le gîte où est à présent la chère personne que vous devez épouser. »

La pauvre fille, après un long embarras et de grandes irrésolutions, lui nomma enfin Saint-Pouange.

« Monseigneur de Saint-Pouange ! s’écria le jésuite ; ah ! ma fille, c’est tout autre chose ; il est cousin du plus grand ministre que nous ayons jamais eu, homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrétien ; il ne peut avoir eu une telle pensée ; il faut que vous ayez mal entendu. — Ah ! mon père, je n’ai entendu que trop bien ; je suis perdue, quoi que je fasse ; je n’ai que le choix du malheur et de la honte : il faut que mon amant reste enseveli tout vivant, ou que je me rende indigne de vivre. Je ne puis le laisser périr, et je ne puis le sauver. »

Le P. Tout-à-tous tâcha de la calmer par ces douces paroles :

« Premièrement, ma fille, ne dites jamais ce mot mon amant ; il y a quelque chose de mondain qui pourrait offenser Dieu : dites mon mari ; car, bien qu’il ne le soit pas encore, vous le regardez comme tel ; et rien n’est plus honnête.

« Secondement, bien qu’il soit votre époux en idée, en espérance, il ne l’est pas en effet : ainsi vous ne commettriez pas un adultère, péché énorme qu’il faut toujours éviter autant qu’il est possible.

« Troisièmement, les actions ne sont pas d’une malice de coulpe quand l’intention est pure, et rien n’est plus pur que de délivrer votre mari.

« Quatrièmement, vous avez des exemples dans la sainte antiquité, qui peuvent merveilleusement servir à votre conduite. Saint Augustin rapporte[1] que sous le proconsulat de Septimius Acyndinus[2], en l’an 340 de notre salut, un pauvre homme, ne pouvant payer à César ce qui appartenait à César, fut condamné à la mort, comme il est juste, malgré la maxime : Où il n’y a rien le roi perd ses droits. Il s’agissait d’une livre d’or ; le condamné avait une femme en qui Dieu avait mis la beauté et la prudence. Un vieux richard promit de donner une livre d’or, et même plus, à la dame, à condition qu’il commettrait avec elle le péché immonde. La dame ne crut point mal faire en sauvant la vie à son mari. Saint Augustin approuve fort sa généreuse résignation. Il est vrai que le vieux richard la trompa, et peut-être même son mari n’en fut pas moins pendu ; mais elle avait fait tout ce qui était en elle pour sauver sa vie.

« Soyez sûre, ma fille, que quand un jésuite vous cite saint Augustin, il faut bien que ce saint ait pleinement raison. Je ne vous conseille rien, vous êtes sage ; il est à présumer que vous serez utile à votre mari. Monseigneur de Saint-Pouange est un honnête homme, il ne vous trompera pas : c’est tout ce que je puis vous dire ; je prierai Dieu pour vous, et j’espère que tout se passera à sa plus grande gloire. »

La belle Saint-Yves, non moins effrayée des discours du jésuite que des propositions du sous-ministre, s’en retourna éperdue chez son amie. Elle était tentée de se délivrer, par la mort, de l’horreur de laisser dans une captivité affreuse l’amant qu’elle adorait, et de la honte de le délivrer au prix de ce qu’elle avait de plus cher, et qui ne devait appartenir qu’à cet amant infortuné.


  1. C’est le conte de Cosi-Sancta, que nous avons donné précédemment, page 25.
  2. Voyez, dans le Dictionnaire de Bayle, l’article Acyndinus.