L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Notice
NOTICE
On peut dire, en général, que l’histoire d’un écrivain, comme celle d’un artiste, est bornée aux œuvres qui lui survivent, que ses écrits sont ses actions, et qu’enfin l’homme est tout entier dans l’auteur. Il n’en est pas ainsi de Cervantès. Homme illustre avant d’être illustre écrivain, il fit de grandes choses avant de faire un livre immortel. Son histoire saurait intéresser, même sans le prestige d’un nom glorieux, et sa vie n’est pas moins que ses œuvres pleine de charme et de moralité.
Méconnu jusqu’à sa mort, et longtemps au-delà, Cervantès n’a point trouvé de biographes à l’époque où l’attention contemporaine, fixée sur un homme célèbre, recueille d’ordinaire avec un soin religieux les particularités d’une existence glorieuse. Il a fallu tous les efforts d’une admiration posthume, bien lente à s’éveiller, pour reconstruire laborieusement, à l’aide de la tradition non moins que des documents authentiques, et de la conjecture autant que de la certitude, l’édifice incomplet d’une vie longue et remplie. Bien des lacunes restent à combler, bien des doutes à éclaircir ; mais ce qu’on sait comme avéré et ce qu’on suppose comme probable suffit maintenant pour nous apprendre quelle fut la destinée de l’un des grands génies dont s’honore l’humanité.
On n’a pu découvrir encore où est le tombeau de Cervantès, et longtemps on ignora où fut son berceau. Huit villes se sont disputé l’honneur de l’avoir vu naître, Madrid, Séville, Tolède, Lucena, Esquivias, Alcazar de San-Juan, Consuegra et Alcala de Henarès. C’est dans cette dernière qu’il naquit ; il y fut baptisé, à l’église paroissiale de Sainte-Marie-Majeure, le 9 octobre 1547. Sa famille, originaire de Galice, puis établie dans la Castille, sans appartenir à la noblesse titrée, comptait du moins parmi les familles de gentilshommes qu’on appelait fils de quelque chose (hijos de algo, ou hidalgos). Dès le treizième siècle, le nom de Cervantès était honorablement cité dans les annales espagnoles. Il y avait eu des guerriers de ce nom lors des grandes conquêtes de saint Ferdinand, à la prise de Baeza et à celle de Séville. Ils eurent part aux distributions de territoire qui se firent à cette époque, lorsqu’on repeuplait de chrétiens les champs abandonnés par les Mores. D’autres Cervantès se trouvèrent parmi les conquérants du Nouveau-Monde, et portèrent dans ces contrées lointaines une branche de la souche principale. Dans les premières années du seizième siècle, Juan de Cervantès était corrégidor d’Osuna. Son fils, Rodrigo de Cervantès, épousa, vers 1540, Doña Léonor de Cortinas, dame noble, du bourg de Barajas. De cette union naquirent d’abord deux filles, Doña Andrea et Doña Luisa, puis deux fils, Rodrigo et Miguel. Celui-ci était le plus jeune enfant de cette famille, pauvre autant qu’honorable.
On a peu de détails sur la jeunesse de Cervantès. Il est probable qu’étant né dans une ville d’université, où venaient étudier les jeunes gens de Madrid, qui n’en est distant que de quatre lieues, il y fit ses premières études. Ce qu’on sait de lui, et par lui-même, c’est qu’il avait dès sa plus tendre enfance un grand goût pour les lettres, et qu’il aimait la lecture au point de ramasser dans la rue des bribes de papier déchiré. Son inclination pour la poésie et pour le théâtre se déclara devant les tréteaux du fameux Lope de Rueda, ce comédien ambulant, fondateur du théâtre espagnol, qu’il vit jouer, avant l’âge de onze ans, à Ségovie et à Madrid.
Le jeune Miguel, ayant atteint l’adolescence, partit pour Salamanque, où il passa deux années, immatriculé parmi les étudiants de cette université célèbre. On sait qu’il demeurait dans la rue de los Moros. Ce fut là qu’il apprit à connaître ces mœurs des étudiants, qu’il a si bien peintes en quelques endroits de ses ouvrages, entre autres dans la seconde partie du Don Quichotte et dans deux de ses meilleures nouvelles, le Licencié Vidriera et la Tante supposée (la Tia fingida). Un peu plus tard, on trouve Cervantès à l’école d’un humaniste assez distingué, nommé Juan Lopez de Hoyos. Ce régent de collége fut chargé, par la municipalité de Madrid, de composer les allégories et les devises qui devaient orner, dans l’église de las Descalzas Reales, le mausolée de la reine Élisabeth de Valois, lors des magnifiques funérailles qu’on lui fit le 24 octobre 1568. Hoyos se fit aider par quelques-uns de ses meilleurs élèves, et Cervantès est cité au premier rang. Dans la Relation. que publia cet humaniste, et où sont racontées en détail la maladie, la mort et les obsèques de la reine, il mentionne comme ouvrage de Cervantès, qu’il appelle à plusieurs reprises son cher et bien-aimé disciple, la première épitaphe, en forme de sonnet, quatre redondillas (quatrains), une copla castellana (stance à rimes croisées), enfin une élégie en tercets, composée au nom de toute la classe, et adressée au cardinal Don Diego de Espinosa, président du conseil de Castille et inquisiteur général.
Ces premiers essais furent applaudis, et ce fut sans doute à la même époque que Cervantès, encouragé par son succès d’école, composa le petit poëme pastoral de Filena, quelques sonnets, quelques romances, enfin des rimas ou poésies mêlées, œuvres dont il fit mention, vers la fin de sa vie, dans son Voyage au Parnasse (Viage al Parnaso), mais dont il n’est resté que ce souvenir.
C’était alors que venait de se passer, dans le palais de Philippe II, ce drame mystérieux et sanglant dont le double dénoûment fut la mort de l’infant Don Carlos et celle de la reine Élisabeth, qui ne lui survécut que deux mois. Le pape Pie V envoya aussitôt un nonce à Madrid, pour offrir au roi d’Espagne ses compliments de condoléance (el pesame) et réclamer aussi, à la faveur de cette ambassade d’étiquette, certains droits de l’église refusés par Philippe dans ses domaines d’Italie. Ce nonce était un prélat romain, nommé Giulio Acquaviva, fils du duc d’Atri, qui reçut le chapeau de cardinal à son retour d’Espagne. Sa mission ne pouvait plaire à Philippe, qui avait impérieusement ordonné que personne, princes ou sujets, ne lui parlât de la mort de son fils, et qui, tout dévot qu’il fut, ne céda jamais sur aucun point à la cour de Rome. Aussi le légat du pape ne fit-il qu’un court séjour à Madrid. Il reçut ses passe-ports le 2 décembre 1568, deux mois après son arrivée, avec ordre de retourner immédiatement en Italie, par la route de Valence et de Barcelone. Comme Cervantès assure lui-même qu’il servit à Rome le cardinal Acquaviva, en qualité de camarero (valet de chambre), il est probable que le nonce romain, auquel le jeune Miguel put être présenté parmi les poëtes du catafalque de la reine, le prit en affection, et que, touché de sa détresse non moins que de ses talents naissants, il consentit à l’admettre dans ce qu’on appelait alors la famille d’un grand seigneur, pour ne pas dire sa domesticité. C’était, au reste, un usage fort général : beaucoup de jeunes gentilshommes espagnols se mettaient ainsi, sans croire déroger, au service de la pourpre romaine, soit pour faire à peu de frais le voyage d’Italie, soit pour s’avancer dans l’église à la faveur de leurs patrons.
Ce fut en accompagnant son nouveau maître, lorsque celui-ci retournait à Rome, que Cervantès traversa, chemin faisant, Valence et Barcelone, dont il fit maintes fois l’éloge dans ses écrits, ainsi que les provinces méridionales de France, qu’il décrivit dans sa Galatée ; car à nulle autre époque de sa vie il n’aurait pu visiter ces pays.
Malgré la douce oisiveté que pouvait lui offrir l’antichambre du prélat romain, et l’occasion plus douce encore de se livrer à ses goûts de poëte, Cervantès ne resta pas longtemps dans la domesticité. Dès l’année suivante, 1569, il s’enrôla parmi les troupes espagnoles qui occupaient une portion de l’Italie. Pour les gentilshommes pauvres, il n’y avait d’autres carrières que l’église ou les armes ; Cervantès préféra les armes ; il se fit soldat. Ce mot n’avait pas précisément la même signification qu’aujourd’hui. C’était comme un premier grade militaire, d’où l’on pouvait immédiatement passer à celui d’enseigne (alferez), ou même au rang de capitaine. Aussi, n’était pas soldat qui voulait ; il fallait une sorte d’admission, et l’on disait en Espagne asentar plaza de soldado.
Le moment était bien choisi pour un homme de cœur comme Cervantès. Une grande querelle, qui venait de s’allumer, allait mettre aux prises la chrétienté et l’islamisme. Sélim II, violant les traités, envahit en pleine paix l’île de Chypre, qui appartenait aux Vénitiens. Ceux-ci implorèrent le secours du pape Pie V, qui fit aussitôt réunir ses galères et celles d’Espagne, sous les ordres de Marc-Antoine Colona, aux galères de Venise. Cette flotte combinée partit, au commencement de l’été de 1570, pour les mers du Levant, dans le dessein d’arrêter les progrès de l’ennemi commun. Mais la mésintelligence et l’indécision des généraux confédérés firent échouer cette première campagne. Les Turcs prirent Nicosie d’assaut, étendirent leur conquête sur l’île entière, et les escadres chrétiennes, séparées par des tempêtes, furent obligées de regagner les ports d’où elles étaient sorties. Parmi les quarante-neuf galères espagnoles qui s’étaient réunies à celles du pape, sous le commandement supérieur de Jean-André Doria, se trouvaient les vingt galères de l’escadre de Naples, commandées par le marquis de Santa-Cruz. On avait renforcé leurs équipages de cinq mille soldats espagnols, parmi lesquels était comprise la compagnie du brave capitaine Diego de Urbina, détachée du tercio (régiment) de Miguel de Moncada. C’est dans cette compagnie que s’était enrôlé Cervantès, qui fit alors la première épreuve de son nouveau métier.
Tandis qu’il hivernait avec la flotte dans le port de Naples, les préparatifs militaires se poussaient vigoureusement chez les trois puissances maritimes du midi de l’Europe, et la diplomatie du temps jetait les bases de l’alliance qui devait un moment les réunir. Enfin, le 20 mai 1571, fut signé le fameux traité de la Ligue entre le pape, le roi d’Espagne et la république de Venise. Dans ce traite même, les trois puissances contractantes nommaient pour généralissime de leurs forces combinées le fils naturel de Charles-Quint, Don Juan d’Autriche, qui venait de s’illustrer, dès son début dans les armes, en étouffant la longue révolte des Morisques de Grenade.
Don Juan réunit en toute hâte à Barcelone les vieilles troupes qu’il avait éprouvées dans la guerre des Alpuxarres, entre autres les fameux tercios de Don Miguel de Moncada et de Don Lope de Figueroa, et, mettant sans retard à la voile pour l’Italie, il entra, le 26 juin, dans la rade de Gênes, avec quarante-sept galères. Après qu’on eut distribué les troupes et les équipages sur les divers bâtiments de cette escadre, elle gagna le port de Messine, en Sicile, ou se réunissait toute la flotte combinée. Dans cette distribution, l’on avait attribué aux galères italiennes de Jean-André Doria, qui étaient alors au service d’Espagne, deux nouvelles compagnies de vétérans, prises au tercio de Moncada, celles d’Urbina et de Rodrigo de Mora. Cervantès suivit son capitaine sur la galère Marquesa, que commandait Francesco Santo-Pietro.
La flotte des confédérés, après avoir secouru Corfou, et poursuivi quelque temps la flotte ennemie, la découvrit, le 7 octobre au matin, à l’entrée du golfe de Lépante. L’action s’engagea, un peu après midi, par l’aile de Barbarigo, s’étendit bientôt sur toute la ligne, et se termina, à la chute du jour, par une des victoires les plus signalées et les plus meurtrières, mais aussi les plus inutiles, dont fassent mention les annales des temps modernes.
Cervantès était alors atteint d’une fièvre intermittente ; aux approches du combat, son capitaine et ses camarades l’engagèrent avec instance à se retirer dans l’entre-pont de la galère. Mais le généreux descendant des vainqueurs de Séville, quoique affaibli par la maladie, loin de se rendre à ce timide conseil, supplia son capitaine de lui désigner le poste le plus périlleux. Il fut placé auprès de la chaloupe, parmi douze soldats d’élite. Sa galère, la Marquesa, fut une de celles qui se distinguèrent le plus dans l’action ; elle aborda la capitane d’Alexandrie, y tua près de cinq cents Turcs, avec leur commandant, et prit l’étendard royal d’Égypte. Au milieu de cette sanglante mêlée, Cervantès reçut trois coups d’arquebuse, deux à la poitrine, et l’autre à la main gauche, qui fut brisée et dont il resta estropié toute sa vie. Justement fier d’avoir pris une si belle part à ce combat mémorable, Cervantès ne regretta jamais la perte de sa main ; il répéta souvent qu’il s’applaudissait d’avoir payé de ce prix la gloire de se compter parmi les soldats de Lépante, et pour témoignage de sa valeur, qu’il appréciait beaucoup plus que son esprit, il aimait à montrer ces blessures, comme reçues disait-il, dans la plus éclatante occasion qu’aient vue les siècles passés et présents, et qu’espèrent voir les siècles à venir… et comme des étoiles qui doivent guider les autres au ciel de l’honneur.
Don Juan aurait voulu, poursuivant sa victoire, emporter les châteaux de Lépante et de Sainte-Maure, et bloquer les Turcs dans les Dardanelles ; mais la saison avancée, le manque de vivres, le grand nombre de blessés et de malades, enfin les ordres exprès de son frère Philippe, l’obligèrent à regagner Messine, où il entra le 31 octobre. Les troupes furent distribuées en divers quartiers d’hiver, et le tercio de Moncada s’établit dans le midi de la Sicile. Pour Cervantès, à la fois malade et blessé, il ne put quitter Messine, et resta six mois environ dans les hôpitaux de cette place. Don Juan d’Autriche, qui lui avait témoigné un vif intérêt dès le lendemain du combat, lorsqu’il visita les divers corps de l’armée navale, ne l’oublia point dans ce triste asile. On trouve la mention de petits secours pécuniaires qu’il lui fit donner par l’intendance (pagaduria) de la flotte, sous les dates des 15 et 23 janvier, 9 et 17 mars 1572. Enfin, lorsque Cervantès fut rétabli, un ordre du généralissime, adressé, le 29 avril, aux officiers payeurs (oficiales de cuenta y razon) attribua une haute paie de trois écus par mois au soldat Cervantès, qui passa dans une compagnie du tercio de Figueroa.
La campagne qui suivit celle de Lépante fut loin de répondre aux grands résultats qu’on en attendait. Pie V, l’âme de la ligue, venait de mourir ; les Vénitiens, atteints dans les intérêts de leur commerce du Levant, s’étaient déjà refroidis ; l’Espagne se trouva presque seule engagée contre les Turcs, qui, soutenus par la diversion que faisait la France en leur faveur contre le roi catholique, l’année même de la Saint-Barthélemi, en menaçant la Flandre espagnole, avaient fait de grands préparatifs, et menaçaient à leur tour les côtes de Sicile. Cependant Marc-Antoine Colona mit à la voile le 6 juin pour l’Archipel, avec une partie de la flotte confédérée, entre autres les trente-six galères du marquis de Santa-Cruz, où se trouvaient la compagnie du tercio de Figueroa, dans laquelle était entré Cervantès. Don Juan d’Autriche partit, le 9 août, avec le reste de la flotte ; mais les deux escadres passèrent à se chercher vainement une partie de la saison ; puis, quand elles furent enfin réunies au mois de septembre, elles perdirent, par la faute des pilotes, l’occasion d’attaquer avec avantage la flotte des Turcs, qui avaient imprudemment divisé leurs forces dans les ports de Navarin et de Modon. Après une vaine tentative d’assaut contre le château de Navarin, Don Juan fut obligé de rembarquer ses troupes, et de regagner, au commencement de novembre, le port de Messine. Cervantès raconte longuement, dans l’histoire du Capitaine captif, les détails de cette infructueuse campagne de 1572, à laquelle il avait pris part.
Philippe II, cependant, n’abandonnait pas encore ses desseins. Il voulait réunir, pour le printemps de l’année suivante, jusqu’à trois cents galères à Corfou, et frapper la marine ottomane d’un coup dont elle ne pût se relever. Mais les Vénitiens, qui traitaient secrètement avec Sélim par l’intermédiaire de la France, signèrent un traité de paix au mois de mars 1575. Cette défection inattendue rompit la ligue, et fit renoncer à toute entreprise contre la Turquie. Pour occuper les forces rassemblées par l’Espagne, on résolut d’opérer une descente, soit à Alger, soit à Tunis. Philippe et Don Juan choisirent également ce dernier parti ; mais le roi voulait seulement renverser du trône le Turc Aluch-Aly, pour y replacer le More Muley-Mohammed, et démanteler des forteresses dont la conservation lui coûtait beaucoup, tandis que le prince, son frère, auquel il refusait le titre d’infant d’Espagne, voulait se faire roi de cette contrée, où les Espagnols possédaient, depuis Charles-Quint, le fort de la Golette.
L’expédition fut d’abord heureuse. Après avoir débarqué ses équipages à la Golette, Don Juan envoya le marquis de Santa-Cruz, à la tête des compagnies d’élite, prendre possession de Tunis, abandonné par la garnison turque et la population presque entière. Mais Philippe, non moins inquiet des desseins du prince aventurier qu’irrité de sa désobéissance, lui envoya l’ordre de retourner immédiatement en Lombardie. Don Juan partit, laissant de faibles garnisons dans la Golette et le fort, que les Turcs enlevèrent d’assaut, à la fin de la même année.
Cervantès, après être entré à Tunis avec le marquis de Santa-Cruz, dans les rangs de ce fameux tercio de Figueroa, qui faisait, dit l’historien Vander-Hamen, trembler la terre sous ses mousquets, revint à Palerme avec la flotte. De là il fut embarqué sous les ordres du duc de Sesa, qui essaya vainement de secourir la Golette ; puis alla prendre ses quartiers d’hiver en Sardaigne, et fut ramené en Italie sur les galères de Marcel Doria. Il obtint alors de Don Juan d’Autriche, qui était revenu à Naples au mois de juin 1575, un congé pour retourner en Espagne, dont il était éloigné depuis sept ans.
À la faveur de ces expéditions militaires, Cervantès parcourut toute l’Italie ; il visita Florence, Venise, Rome, Naples, Palerme et le collége de Bologne, fondé pour les Espagnols par le cardinal Albornoz ; il apprit la langue italienne, et fit une étude approfondie de cette littérature, où s’étaient formés, avant lui, Boscan, Garcilaso, Hurtado de Mendoza ; où se formaient de son temps Mesa, Viruès, Mira de Amescua, les frères Leonardo de Argensola. Cette étude influa sur ses travaux postérieurs et sur son style en général, où quelques-uns de ses contemporains, descendant de la secte des anti-pétrarquistes, relevèrent un certain nombre d’italianismes fort peu dissimulés.
Cervantès, alors âgé de vingt-huit ans, estropié, affaibli par les fatigues de trois campagnes, et toujours simple soldat, résolut de revoir son pays et sa famille. D’ailleurs, en se rapprochant de la cour, il pouvait espérer quelque juste récompense de ses brillants services. Il obtint de son général plus qu’un simple congé. Don Juan d’Autriche lui donna des lettres pour le roi, son frère, dans lesquelles, faisant l’éloge du blessé de Lépante, il priait instamment Philippe de lui confier le commandement de l’une des compagnies qu’on levait en Espagne pour l’Italie ou la Flandre. Le vice-roi de Sicile, Don Carlos d’Aragon, duc de Sesa, recommandait aussi à la bienveillance du roi et des ministres un soldat jusque-là négligé, qui avait captivé, par sa valeur, son esprit, sa conduite exemplaire, l’estime de ses camarades et de ses chefs.
Muni de recommandations si puissantes, qui promettaient une heureuse issue à son voyage, Cervantès s’embarqua à Naples sur la galère espagnole el Sol (le Soleil), avec son frère aîné, Rodrigo, soldat comme lui, le général d’artillerie Pero-Diez Carrillo de Quesada, précédent gouverneur de la Golette, et plusieurs autres militaires de distinction qui retournaient également dans leur patrie. Mais d’autres épreuves l’attendaient, et le temps du repos n’était pas venu pour lui. Le 26 septembre 1575, la galère el sol fut enveloppée par une escadre algérienne, aux ordres de l’Arnaute (Albanais) Mami, qui avait le titre de Capitan de la mer. Trois bâtiments turcs abordèrent la galère espagnole, entre autres un galion de vingt-deux bancs de rameurs, commandé par Dali-Mami, renégat grec, qu’on appelait le Boiteux. Après un combat aussi opiniâtre qu’inégal, où Cervantès montra sa bravoure accoutumée, la galère, obligée d’amener pavillon, fut conduite en triomphe au port d’Alger, où se fit entre les vainqueurs la répartition des captifs. Cervantès tomba au pouvoir de ce même Dali-Mami, qui avait capturé le navire chrétien.
C’était un homme également avare et cruel. Dès qu’il eut pris à Cervantès les lettres adressées au roi par Don Juan d’Autriche et le duc de Sesa, il tint son prisonnier pour l’un des gentilshommes d’Espagne les plus nobles et les plus importants. Aussitôt, pour en obtenir une prompte et forte rançon, il le chargea de chaînes, l’enferma étroitement, lui fit souffrir toutes sortes de privations et de tortures. C’est ainsi qu’en usaient les corsaires barbaresques avec les captifs de distinction qui tombaient dans leurs mains. Ils les accablaient de mauvais traitements, au moins dans les premiers temps de la captivité, soit pour les obliger à renier leur foi, soit pour qu’ils consentissent à payer une forte rançon, et qu’ils pressassent leurs parents, leurs amis, d’envoyer promptement le prix de leur rachat.
Dans cette lutte contre les souffrances de toutes les heures, Cervantès montra un héroïsme, plus rare et plus grand sans doute que celui du courage, l’héroïsme de la patience, « cette seconde valeur des hommes, comme dit Solis, et aussi fille du cœur que la première. » Loin de céder, loin de fléchir, Cervantès conçut dès lors le projet, tant de fois hasardé par lui, de recouvrer la liberté à force d’audace et d’industrie. Il voulait aussi la rendre à tous ses compagnons, dont il devint bientôt l’âme et le guide, par la supériorité de son esprit et de son caractère. On a conservé les noms de quelques-uns d’entre eux. C’étaient le capitaine Don Francisco de Menesès, les enseignes Rios et Castañeda, le sergent Navarrete, un certain don Beltran del Salto y Castilla et un autre gentilhomme appelé Osorio. Leur premier dessein, au dire du P. Haedo (historia de Argel) fut de se rendre par terre, comme l’avaient fait d’autres captifs, jusqu’à Oran, qui appartenait alors à l’Espagne. Ils réussirent même à sortir d’Alger, sous la conduite d’un More du pays que Cervantès avait gagné. Mais ce More les abandonna dès la seconde journée, et les fugitifs n’eurent d’autre ressource que de revenir chez leurs maîtres recevoir le châtiment de leur tentative d’évasion. Cervantès fut traité comme le chef du complot.
Quelques-uns de ses compagnons, entre autres l’enseigne Gabriel de Castañeda, furent rachetés vers le milieu de l’année 1576. Ce Castañeda se chargea de porter aux parents de Cervantès des lettres où les deux frères captifs peignaient leur déplorable situation. Rodrigo de Cervantès, le père, vendit ou engagea sur-le-champ le petit patrimoine de ses fils, son propre bien, guère plus considérable, et jusqu’aux dots des deux sœurs qui ne s’étaient point encore mariées, condamnant ainsi toute la famille à la misère. C’étaient, hélas ! des efforts inutiles. Quand l’argent des ventes et des emprunts parvint à Cervantès, il voulut entrer en arrangement avec son maître Dali-Mami ; mais le renégat estimait trop son captif pour le céder à bon compte. Ses prétentions furent si exorbitantes, que Cervantès dut renoncer à l’espoir de payer sa liberté. Il consacra généreusement sa part à la rançon de son frère, lequel, mis à moindre prix, fut racheté dans le mois d’août 1577. En partant, il promit de faire promptement équiper, à Valence ou aux îles Baléares, une frégate armée, qui, venant toucher à un point convenu de la côte d’Afrique, pourrait délivrer son frère et d’autres chrétiens. Il emportait à cet effet des lettres pressantes de plusieurs captifs de haute naissance pour les vice-rois des provinces maritimes.
Ce projet se rattachait à un plan depuis longtemps formé par Cervantès. À trois milles d’Alger, du côté de l’est, se trouvait le jardin, ou maison d’été, du kaïd Hassan, renégat grec. Un de ses esclaves, appelé Juan, et natif de Navarre, avait secrètement creusé dans ce jardin, qu’il était chargé de cultiver, une espèce de cave ou de souterrain. Là, suivant les instructions de Cervantès, et dès la fin de février 1577, s’étaient successivement réfugiés et cachés divers captifs chrétiens. Leur nombre, au départ de Rodrigo pour l’Espagne, s’élevait déjà à quatorze ou quinze. C’était Cervantès qui, sans quitter la maison de son maître, gouvernait cette petite république souterraine, pourvoyant aux besoins et à la sûreté de ses membres. On douterait de ce fait, qui prouve toutes les ressources de son génie inventif, s’il n’était prouvé par une foule de témoignages et de documents. Il avait, pour aides principaux dans son entreprise, d’abord Juan le jardinier, qui faisait le guet et ne laissait approcher personne du jardin d’Hassan ; puis un autre esclave, appelé le doreur (el dorador), qui, tout jeune, avait renié sa religion, et plus tard était redevenu chrétien. Celui-ci était chargé d’apporter des vivres à la caverne, dont personne ne sortait que pendant l’obscurité de la nuit. Quand Cervantès crut prochaine l’arrivée de la frégate que devait expédier son frère, il s’enfuit du bagne de Dali-Mami, et le 20 septembre, après avoir pris congé de son ami le docteur Antonio de Sosa, trop malade pour le suivre, il alla s’enfermer lui-même dans le souterrain.
Son calcul était juste. Dans l’intervalle on avait équipé, à Valence ou à Mayorque, une frégate dont le commandement fut donné à un certain Viana, récemment racheté, homme actif, brave, et connaissant bien les côtes de Berbérie. Cette frégate arriva en vue d’Alger le 28 septembre, et, après avoir gardé la haute mer tout le jour, elle s’approcha de nuit d’un endroit convenu, assez proche du jardin pour aviser et recueillir en peu d’instants les captifs. Malheureusement, des pêcheurs qui n’avaient point encore quitté leur barque reconnurent, malgré l’obscurité, la frégate chrétienne. Ils donnèrent l’alarme, et rassemblèrent tant de monde, que Viana fut obligé de regagner la pleine mer. Il essaya, plus tard, de s’approcher une seconde fois du rivage ; mais sa tentative eut une issue désastreuse. Les Mores étaient sur leurs gardes ; ils surprirent la frégate au débarquement, firent prisonnier tout l’équipage, et déjouèrent ainsi le projet d’évasion.
Jusque-là, Cervantès et ses compagnons avaient supporté patiemment, dans le doux espoir d’une prochaine liberté, les privations, les souffrances et même les maladies qu’avait engendrées parmi eux un si long séjour dans cette habitation humide et sombre. Bientôt l’espérance même leur manqua. Dès le lendemain de la capture de la frégate, le doreur, ce renégat réconcilié avec l’église, en qui Cervantès avait mis toute sa confiance, abjura de nouveau, et alla révéler au dey d’Alger, Hassan-Aga, la retraite des captifs que Viana venait enlever. Le dey, ravi de cette nouvelle, qui lui permettait, suivant l’usage du pays, de s’approprier tous ces chrétiens comme esclaves perdus, envoya le commandant de sa garde avec une trentaine de soldats turcs pour arrêter les fugitifs et le jardinier qui les cachait. Ces soldats, guidés par le délateur, entrèrent à l’improviste, et le cimeterre à la main, dans la cave souterraine. Tandis qu’ils garrottaient les chrétiens surpris, Cervantès éleva la voix, et s’écria, avec une noble fermeté, qu’aucun de ses malheureux compagnons n’était coupable, que lui seul les avait fait enfuir et les avait cachés, et qu’étant seul l’auteur du complot, il devait seul en porter la peine. Étonnés d’un aveu si généreux, qui attirait sur la tête de Cervantès tout le courroux du cruel Hassan-Aga, les Turcs expédièrent un cavalier à leur maître pour lui rendre compte de ce qui se passait. Le dey ordonna que l’on conduisît tous les captifs dans son bagne particulier, et que leur chef fût amené immédiatement en sa présence. Cervantès, chargé de chaînes, fut conduit, à pied, du souterrain jusqu’au palais d’Hassan, au milieu des outrages de la populace ameutée.
Le dey l’interrogea plusieurs fois ; il employa les plus flatteuses promesses et les plus terribles menaces pour lui faire avouer ses complices. Cervantès, sourd à toute séduction, inaccessible à toute crainte, persista à n’accuser que lui-même. Le dey, fatigué de sa constance, et touché sans doute de sa magnanimité, se contenta de le faire enchaîner au bagne.
Le kaïd Hassan, dans le jardin duquel s’était passée l’aventure, accourut auprès du dey pour demander qu’on fît sévère justice de tous les fugitifs, et, commençant par son esclave, Juan le jardinier, il le pendit de ses propres mains. Le même sort attendait Cervantès et ses compagnons, si l’avarice du dey n’eût fait taire sa cruauté habituelle. D’ailleurs, la plupart des captifs furent réclamés par leurs anciens maîtres, et Cervantès lui-même revint au pouvoir de Dali-Mami. Mais, soit qu’il lui fît ombrage, soit qu’il lui parût homme de haute rançon, le dey le racheta bientôt après moyennant cinq cents écus.
Cet Hassan-Aga, Vénitien d’origine, et dont le vrai nom était Andreta, fut un des plus féroces forbans qui aient ensanglanté la Berbérie de leurs monstrueux forfaits. Ce que raconte le P. Haedo des atrocités qu’il commit pendant son gouvernement surpasse toute croyance, et fait frémir d’horreur. Il n’était pas moins redoutable à ses esclaves chrétiens, dont le nombre s’élevait presqu’à deux mille, qu’à ses sujets musulmans. Cervantès dit, à ce propos, dans l’histoire du Capitaine captif : «…Rien ne nous causait autant de tourment que d’être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu’un. On empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu’il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier du genre humain. »
Cervantès fut acheté par Hassan-Aga vers la fin de 1577. Malgré la rigueur de sa captivité, malgré le péril imminent qui le menaçait à chaque tentative d’évasion, il ne cessa de mettre en pratique toutes les ressources que lui offraient les circonstances et son adresse. Dans le cours de l’année 1578, il trouva moyen d’expédier un More pour Oran, avec des lettres adressées au général Don Martin de Cordova, gouverneur de la place. Mais cet émissaire fut arrêté au moment d’atteindre le but de son voyage, et ramené avec ses dépêches au dey d’Alger. Hassan-Aga fit empaler le malheureux messager, et condamna Cervantès, le signataire des lettres, à recevoir deux mille coups de fouet. Quelques amis, qu’il s’était faits dans l’entourage du dey, interposèrent leurs bons offices, et cette fois encore l’impitoyable Hassan lui pardonna : clémence d’autant plus étrange, qu’à la même époque, ce barbare faisait périr sous le bâton, en sa présence, trois captifs espagnols qui avaient tenté de fuir par le même chemin, et que les naturels du pays avaient ramenés au bagne.
Tant d’insuccès, tant de désastres répétés, ne purent abattre la résolution de Cervantès, qui rêvait toujours sa délivrance et celle de ses plus chers compagnons. Il fit connaissance, vers le mois de septembre 1579, d’un renégat espagnol, né à Grenade, où il s’appelait le licencié Giron, et qui avait pris, avec le turban, le nom d’Abd-al-Rhamen. Ce renégat montrait du repentir et l’intention de retourner dans sa patrie se réconcilier avec l’église. Cervantès prépara, d’accord avec lui, un nouveau plan d’évasion. Ils s’adressèrent à deux marchands valenciens, établis à Alger, dont l’un s’appelait Onofre Exarque, et l’autre Baltazar de Torrès. Ceux-ci prêtèrent les mains au complot, et le premier donna jusqu’à quinze cents doublons pour le prix d’une frégate armée, de douze bancs de rameurs, qu’acheta le renégat Abd-al-Rhamen, sous le prétexte d’aller en course. L’équipage était prêt, et plusieurs captifs de distinction, avertis par Cervantès, n’attendaient plus que l’avis du départ. Un misérable les vendit tous : le docteur Juan Blanco de Paz, moine dominicain, alla, comme un autre Judas, pour le vil appât d’une récompense, dénoncer au dey le projet de ses compatriotes.
Hassan-Aga préféra d’abord dissimuler ; il voulait, en saisissant les captifs sur le fait, acquérir le droit de se les approprier comme gens condamnés à mort. Toutefois, le bruit de cette délation transpira, et les marchands valenciens surent que le dey connaissait la trame dont ils étaient les complices et les instruments. Tremblant pour sa fortune et pour sa vie, Onofre Exarque voulut faire éloigner Cervantès, dont il avait à redouter le témoignage, si la torture lui arrachait des aveux. Il lui offrit de le racheter à tout prix, et de l’embarquer immédiatement pour l’Espagne. Mais Cervantès, incapable de fuir quand le péril devait retomber sur ses compagnons, rejeta cette offre, et rassura le marchand, en lui jurant que, ni les tourments, ni la mort, ne lui feraient accuser personne.
À cette époque, et prêt à partir sur la frégate du renégat, Cervantès s’était enfui du bagne ; il était caché dans la maison d’un de ses anciens compagnons d’armes, l’enseigne Diego Castellano. Bientôt on publia dans les rues un ordre du dey qui réclamait son esclave Cervantès, et menaçait de mort quiconque lui donnerait asile. Toujours généreux, Cervantès délivra son ami d’une telle responsabilité : il alla volontairement se présenter au dey, sous l’intercession d’un renégat de Murcie, nommé Morato Raez Maltrapillo, qui s’était acquis les bonnes grâces d’Hassan-Aga. Celui-ci exigea de Cervantès la déclaration de tous ses complices, et, pour l’intimider davantage, il lui fit attacher les mains derrière le dos et passer une corde au cou, comme s’il n’eût plus fallu que le hisser à la potence. Cervantès garda la même fermeté d’âme ; il n’accusa que lui, et n’avoua pour complices que quatre gentilshommes espagnols qui avaient tout récemment recouvré la liberté. Ses réponses furent si nobles et si ingénieuses, qu’Hassan-Aga se laissa toucher encore. Il se contenta d’exiler le licencié Giron au royaume de Fez, et d’envoyer Cervantès dans un cachot de la prison des Mores, où l’infortuné languit cinq mois entiers, traînant des menottes et des entraves. Tel fut le prix de cette noble action, qui lui valut, suivant l’expression d’un témoin oculaire, l’enseigne Luis de Pedrosa, renom, honneur et couronne parmi les chrétiens.
Ces diverses aventures, dont Cervantès disait lui-même « qu’elles resteraient de longues années dans la mémoire des gens du pays », et dont le P. Haedo dit également « qu’on en pourrait écrire une histoire particuliére », avaient, en effet, donné tant de crédit à leur auteur, parmi les chrétiens et les Mores, qu’Hassan-Aga eut l’appréhension de quelque entreprise plus importante et plus générale. Déjà, précédemment, deux braves Espagnols avaient tenté d’opérer un soulèvement dans Alger. Cervantès, soutenu par vingt-cinq mille captifs agglomérés alors dans la capitale de la régence, pouvait bien concevoir la même pensée. Un de ses récents historiens, Fernandez-Navarrete, la lui prête, et affirme même qu’il aurait pu réussir sans la malveillance et l’ingratitude qui le trahirent si souvent. Quoi qu’il en soit, Hassan-Aga craignait tellement son courage, son adresse et l’empire qu’il avait pris sur ses compagnons de captivité, qu’il disait de lui : « Quand je tiens sous bonne garde l’Espagnol estropié, je tiens en sûreté ma capitale, mes esclaves et mes galères. » Et cependant, (tant la vraie grandeur a de puissance !) ce méchant homme n’avait que pour Cervantès des égards et de la modération. C’est ce que révèle celui-ci, parlant de lui-même, dans le récit du Capitaine captif : « Un seul s’en tira bien avec lui. C’était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fit des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant, jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse ; tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignions tous qu’il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d’une fois. »
Cervantès, enchaîné dans son cachot, n’était guère plus à plaindre que les esclaves appelés libres, dont la condition devenait insupportable. En s’emparant du commerce exclusif des grains et des provisions de toute nature, Hassan-Aga fit naître une telle disette, que les rues de la ville étaient jonchées de cadavres des gens du pays que moissonnaient la faim et les maladies. Les chrétiens, nourris par avarice plus que par compassion, ne recevaient des Turcs, leurs patrons, que le strict nécessaire ; et cependant ils étaient sans relâche accablés des plus rudes travaux, car les grands préparatifs que faisait Philippe II contre le Portugal, en annonçant une expédition contre Alger, avaient jeté l’effroi dans la Régence, et l’on y employait jour et nuit les captifs à réparer les fortifications et à radouber la flotte.
Tandis que Cervantès faisait tant d’inutiles efforts pour conquérir sa liberté, ses parents mettaient tout en œuvre, à Madrid, pour la lui rendre par le moyen ordinaire du rachat. Ayant épuisé toutes leurs ressources, en 1577, pour la rançon du frère aîné, ils firent dresser une enquête devant l’un des alcaldes de corte, sous la date du 17 mars 1578, dans laquelle plusieurs témoins constatèrent les services honorables de Cervantès dans les campagnes du Levant, et la détresse absolue de sa famille, qui ne pouvait le racheter par ses propres moyens. À cette pièce, qui fut transmise au roi, le duc de Sesa, précédent vice-roi de Sicile, joignit une espèce de certificat, où il recommandait vivement son ancien soldat à la bienveillance du monarque.
La mort du père de Cervantès vint interrompre ces démarches, et livrer la triste famille à de plus pressants soucis. L’année suivante, Philippe II résolut d’envoyer à Alger des commissaires de rachat. Le P. Fray Juan Gil, procureur-général de l’ordre de la Sainte-Trinité, et qui portait en outre le titre de Rédempteur pour la couronne de Castille, fut chargé de cette mission, pour laquelle on lui adjoignit un autre moine du même ordre, appelé Fray Antonio de la Bella. Ce fut devant ces religieux que se présentèrent, le 31 juillet 1579, Doña Léonor de Cortinas, et sa fille Doña Andréa de Cervantès, qui venaient leur apporter trois cents ducats pour aider au rachat de Miguel de Cervantès, leur fils et frère. Deux cent cinquante ducats étaient offerts par la pauvre veuve, et cinquante par la pauvre fille.
Les Pères rédempteurs se mirent en route, et abordèrent à Alger le 29 mai 1580. Ils commencèrent aussitôt les opérations de leur respectable office. Mais de grandes difficultés retardèrent longtemps le rachat de Cervantès. Le dey, son maître, demandait mille écus de rançon, pour doubler le prix qu’il lui avait coûté, et menaçait, si la somme ne lui était pas immédiatement remise, d’emmener son esclave à Constantinople. En effet, un firman du Grand-Seigneur venait de lui donner un successeur dans le gouvernement de la régence, et Hassan-Aga, prêt à emporter toutes ses richesses, tenait déjà Cervantès enchaîné sur une de ses galères. Le P. Juan Gil, ému de compassion, et craignant que cet intéressant prisonnier ne perdît à jamais l’occasion de sa délivrance, mit en œuvre tant de prières et d’intercessions qu’il obtint de le racheter moyennant cinq cents écus en or d’Espagne. Pour trouver cette somme, il fallut emprunter à plusieurs marchands européens, et prendre une large part dans le fonds commun des aumônes de rédemption. Enfin, après avoir encore donné neuf doubles de gratification aux officiers de la galère où il allait ramer, Cervantès fut mis à terre, le 19 septembre 1580, à l’instant même où Hassan-Aga mettait à la voile pour Constantinople. Ainsi fut conservé Cervantès à sa patrie et au monde.
Le premier usage qu’il fit de sa liberté, ce fut de repousser, par la voie la plus authentique et la plus éclatante, les calomnies dont il avait été récemment la victime. Son infâme délateur, le moine Juan Blanco de Paz, qui se disait faussement commissaire du saint-office, avait profité de l’étroit emprisonnement de Cervantès pour lui attribuer l’exil du renégat Giron, et l’insuccès de leur dernière tentative. Cervantès, une fois libre, supplia le P. Juan Gil de faire établir une enquête. En effet, le notaire apostolique Pedro de Ribera reçut les déclarations de onze gentilshommes espagnols, les plus distingués d’entre les captifs, en réponse à vingt-cinq questions qui leur furent posées. Cette enquête, où se trouvent minutieusement racontés tous les faits relatifs à la captivité de Cervantès, donne en outre d’intéressants détails sur son esprit, son caractère, la pureté de ses mœurs, et ce noble dévouement aux malheureux qui lui gagna tant d’amis. On peut citer, parmi ces dépositions, celle de Don Diego de Benavidès. S’étant informé, dit-il, à son arrivée dans Alger, des principaux captifs chrétiens, on lui cita Cervantès au premier rang, parce qu’il était loyal, noble, vertueux, d’excellent caractère, et chéri des autres gentilshommes. Ce Benavidès rechercha son amitié, et fut traité si cordialement qu’il trouva auprès de lui père et mère. Le moine carmelite Fray Feliciano Enriquez déclare également qu’après avoir reconnu la fausseté d’une accusation calomnieuse portée contre Cervantès, il était devenu son ami, comme tous les autres captifs, auxquels donnait envie sa conduite noble, chrétienne, honnête et vertueuse. Enfin, l’enseigne Luis de Pedrosa déclare que, de tous les gentilshommes résidant à Alger, il n’en a vu aucun faire plus de bien que Cervantès aux autres captifs, et montrer plus de point-d’honneur ; qu’il a surtout une grâce particulière en toute chose, parce qu’il est si spirituel, si prudent, si avisé, que peu de gens approchent de lui.
Est-il étonnant, quand on se reporte aux étranges événements de sa captivité, que Cervantès en ait conservé toute sa vie la mémoire, qu’il ait pris ses propres aventures pour sujets de drames ou de nouvelles, et qu’il ait fait, dans presque tous ses ouvrages, des allusions qui n’étaient point comprises avant qu’on eût reconstruit l’histoire de sa vie ? Il n’oublia pas non plus de quelle manière lui fut rendue la liberté, et sa reconnaissance lui dicta, dans la nouvelle de l’Espagnole-Anglaise, un juste éloge des pères de la Rédemption. Muni de l’enquête dressée devant le notaire Pedro de Ribera, et des certificats particuliers du P. Juan Gil, il mit à la voile vers la fin d’octobre 1580, et jouit enfin, selon son expression, de l’une des plus grandes joies qu’on puisse goûter dans ce monde, qui est de revenir, après un long esclavage, sain et sauf dans sa patrie… car, sur la terre, ajoute-t-il ailleurs, il n’y a pas de bien qui égale celui de recouvrer la liberté perdue.
La misère le chassa bientôt du sein de sa famille. À l’époque de son retour, Philippe II était encore convalescent à Badajoz, après la mort de sa seconde femme, Anne d’Autriche. Ce monarque entra, le 5 décembre, dans le Portugal, que le duc d’Albe venait de lui conquérir et de pacifier. L’armée espagnole occupait toutefois le pays, tant pour en assurer la soumission, que pour préparer celle des îles Açores où continuaient de lutter les partisans du prieur d’Ocrato. Rodrigo de Cervantès, après son rachat, avait repris du service, probablement dans son ancien corps, le tercio du mestre-de-camp général Don Lope de Figueroa. Son frère alla le rejoindre, et cet homme que redoutait le dey d’Alger, quoique enchaîné dans son bagne, reprit de sa main mutilée le mousquet de simple soldat. Cervantès s’embarqua, dans l’été de 1581, sur l’escadre de Don Pedro Valdès, chargée de préparer l’attaque des Açores et de protéger le commerce des Indes. Il fit la campagne de l’année suivante, sous les ordres du marquis de Santa-Cruz, et assista au combat naval que gagna cet amiral, le 25 juillet, en vue de l’île Terceire, sur la flotte française qui protégeait les insurgés du Portugal. Le galion San-Mateo, que montaient les vétérans de Figueroa, parmi lesquels se trouvait sans doute Cervantès, prit la plus grande part à cette victoire. Enfin, les deux frères firent encore la campagne de 1583, et se trouvèrent à la prise de Terceire, qui fut emportée d’assaut. Rodrigo de Cervantès se distingua dans cette affaire, en s’élançant l’un des premiers sur le rivage, et reçut le grade d’enseigne, au retour de la flotte.
Malgré l’humilité de sa position militaire, que son mérite seul pouvait relever, à défaut de la fortune, Cervantès se loue de son séjour en Portugal, où, pendant les quartiers d’hiver, il était admis dans les cercles les plus distingués. Il eut alors, d’une dame de Lisbonne, une fille naturelle, nommée Doña Isabel de Saavedra, qu’il garda auprès de lui tout le reste de sa vie, même après s’être marié, n’ayant jamais eu d’autre enfant.
Ce fut l’amour qui rendit Cervantès au culte des lettres. Dans un intervalle de ses campagnes, il fit la connaissance d’une demoiselle noble de la petite ville d’Esquivias, en Castille, appelée Doña Catalina de Palacios Salazar y Vozmediano. Il s’enflamma pour elle, et trouva moyen, au milieu de la vie agitée d’un soldat, de composer en son honneur le poëme de Galatée. Ce poëme, qu’il appelle églogue, est une nouvelle pastorale, tout à fait à la manière de l’époque, dans laquelle il sut, sous des noms imaginaires, raconter une partie de ses propres aventures, louer les beaux esprits du temps, et surtout faire agréer à la dame, objet de sa tendresse, un hommage délicat et passionné. On ne saurait douter, d’après l’exemple de Rodrigo de Cota, auteur de la Célestine, de Jorge de Montemayor, auteur de la Diane, et d’après le témoignage formel de Lope de Vega, que Cervantès, caché sous le nom d’Elicio, berger des rives du Tage, n’ait peint ses amours avec Galatée, bergère née sur les bords de ce fleuve. On ne saurait douter non plus que les autres bergers qu’il introduit dans la fable, Tircis, Damon, Meliso, Siralvo, Lauso, Larsileo, Artidoro, ne soient Francisco de Figueroa, Pedro Lainez, Don Diego Hurtado de Mendoza, Luis Galvez de Montalvo, Luis Barahona de Soto, Don Alonzo de Ercilla, Andrès Rey de Artieda, tous ses amis, tous écrivains plus ou moins célèbres du temps. La Galatée, dont on n’a que la première partie, est remarquable par la pureté du style, la beauté des descriptions, la délicatesse des peintures de l’amour. Mais les bergers de Cervantès sont trop érudits, trop philosophes, trop beaux parleurs, et la fécondité un peu déréglée de son esprit lui fait entasser les épisodes avec trop peu d’ordre et de goût. Ce sont des défauts dont Cervantès s’accuse lui-même dans le prologue de sa pastorale, et qu’il aurait sans doute évités dans la seconde partie, qu’il promit souvent et n’acheva jamais.
La Galatée, dédiée à l’abbé de Sainte-Sophie, Ascanio Colona, fils de Marc-Antoine Colona, son ancien amiral, fut publiée à la fin de 1584, et, le 14 décembre de la même année, Cervantès, alors âgé de trente-sept ans, épousa l’héroïne de son poëme. Le père de Doña Catalina de Palacios Salazar était mort, et la veuve promit, aux fiançailles de sa fille, de lui donner une dot raisonnable en biens meubles et immeubles. Cette promesse fut remplie deux ans après, et dans le contrat de mariage (carta dotal), passé le 9 août 1586, devant le notaire Alonzo de Aguilera, Cervantès dota également sa femme de cent ducats, qu’il dit être le dixième de ses biens.
Sorti de l’armée, après tant de brillants services, simple soldat comme il y était entré, et devenu bourgeois d’Esquivias, dont le séjour monotone ne pouvait suffire à l’activité de son esprit, Cervantès, obligé d’ailleurs d’augmenter par son travail un revenu trop modique, revint aux premiers rêves, aux premières occupations de sa jeunesse. La proximité de Madrid lui permettait d’y faire de fréquents voyages, et presque d’y résider. Ce fut alors qu’il fit ou renouvela connaissance avec plusieurs écrivains de cette époque, entre autres, Juan Rufo, Lopez Maldonado, et surtout Vicente Espinel, l’auteur du roman de Marcos de Obregon, que Le Sage a si bien mis à profit dans la composition du Gil Blas. Il est même probable que Cervantès fut admis à une espèce d’académie que venait d’ouvrir dans sa maison de Madrid un grand seigneur, qui faisait ainsi, à la cour de Philippe II, ce qu’avait fait l’illustre Fernand Cortès à celle de Charles-Quint. Du moins Cervantès, parlant, dans une de ses nouvelles, des académies italiennes, nomme celle-ci academia imitatoria de Madrid.
Pendant les quatre années qui suivirent immédiatement son mariage, de 1584 à 1588, Cervantès, redevenu homme de lettres, en même temps que citadin d’Esquivias, abandonna la poésie pastorale, qui ne rapportait rien, pour s’adonner exclusivement au théâtre, seule carrière lucrative qu’offrissent alors les lettres. C’était pendant son enfance que le théâtre espagnol, échappé de l’église, et sécularisé, si l’on peut ainsi dire, avait commencé de se montrer en place publique sur les tréteaux de Lope de Rueda, cet Eschyle ambulant, auteur et acteur, humble mais véritable fondateur de la scène où devaient s’illustrer Lope de Vega, Calderon, Moreto, Tirso de Molina, Solis, où devaient s’inspirer Corneille et Molière[1]. La cour d’Espagne, qui avait toujours voyagé d’une capitale de province à l’autre, se fixa tout-à-fait à Madrid en 1561, et, vers 1580, on éleva dans cette ville les deux théâtres, encore subsistants, de la Cruz et del Principe. Alors, quelques esprits supérieurs ne dédaignèrent point de travailler pour la scène, abandonnée jusque-là à ces chefs de troupes ambulantes (autores) qui composaient eux-mêmes les farces de leur répertoire. Cervantès entra l’un des premiers dans cette carrière nouvelle, où son début fut une comédie en six actes, composée sur ses propres aventures, et portant le titre de Los Tratos de Argel. Cette pièce fut suivie de plus de vingt autres, parmi lesquelles il cite lui-même avec complaisance, avec éloge, la Numancia, la Batalla naval, la Gran-Turquesca, la Entretenida, la Casa de los zelos, la Jerusalen, la Amaranta o la del Mayo, el Bosque amoroso, la Unica y bizarra Arsinda, et surtout la Confusa, qui parut, à l’en croire, admirable sur les théâtres. « J’osai, dit-il, réduire les comédies à trois actes, de cinq qu’elles avaient auparavant. Je fus le premier qui représentai les imaginations et les pensées secrètes de l’âme, en mettant des figures morales sur la scène, au vif et général applaudissement du public. Je composai dans ce temps jusqu’à vingt et trente comédies, qui toutes furent jouées (que todas se recitaron), sans qu’on leur adressât des offrandes de concombres ou d’autres projectiles, et coururent leur carrière sans sifflets, cris ni tapage… »
Toutes ces pièces, comme une partie de ses autres ouvrages, ne furent longtemps connues que de nom, et l’on en déplorait vivement la perte. On pensait qu’avec une imagination si riche, un esprit si gai, une raison si élevée, un goût si pur ; qu’avec sa connaissance des règles du théâtre, dont il a fait en plusieurs endroits du Don Quichotte une judicieuse poétique, qu’après les louanges qu’il se donne avec tant d’ingénuité, comme auteur comique, et le singulier talent qu’il a réellement déployé dans ses intermèdes ; on pensait, dis-je, que ses grandes compositions étaient autant de chefs-d’œuvre. Malheureusement pour sa renommée dramatique, trois ou quatre d’entre elles furent retrouvées, entre autres la Numancia, la Entretenida, et los tratos de Argel. Ces pièces sont loin de répondre aux regrets qu’elles avaient excités, et la réputation de leur auteur aurait assurément gagné à ce qu’on ne les connût que par le jugement tout paternel qu’il en porte. C’est un curieux exemple (et non le seul qu’il donnera) de l’impuissance où l’on est, même avec un beau génie, d’être juge de soi-même.
Des pièces retrouvées, la meilleure est à coup sûr sa tragédie de Numancia. Bien que fort éloignée de la perfection, elle vaut incomparablement mieux que les tragédies de Lupercio de Argensola, auxquelles Cervantès prodigue des éloges qui surprennent sous une plume si peu flatteuse (Don Quichotte, partie 1re, chap.48). Dans les sentiments héroïques d’un peuple qui se dévoue à la mort pour conserver sa liberté, dans les touchants épisodes que fait naître, au milieu de cette immense catastrophe, l’enthousiame de l’amitié, de l’amour, de la tendresse maternelle, se déploie tout le génie de cette âme si fière et si tendre. Mais l’ensemble du drame est défectueux, le plan vague et décousu, les détails incohérents ; l’intérêt, trop divisé, se fatigue et s’éteint. À tout prendre, les meilleures productions que Cervantès ait données au théâtre sont ses intermèdes, petites pièces appelées saïnétès aujourd’hui, et qu’on jouait alors, non point après la grande pièce, mais dans les entr’actes de ses trois jornadas. On a retrouvé neuf intermèdes de Cervantès : el Juez de los divorcios, el Rufian viudo, la Eleccion de los alcaldes, etc., qui sont, pour la plupart, des modèles de verve bouffonne.
Le pauvre Cervantès ne trouva pas long temps dans ses succès de théâtre la gloire et le profit qu’il en attendait. Cette source fut bientôt tarie. « Les comédies, comme il le dit lui-même dans son Prologue, ont leur temps et leurs saisons. Alors vint régner sur le théâtre ce prodige de nature, ce grand Lope de Vega, qui s’empara de la monarchie comique, (alzóse con la monarquia cómica), soumit à sa juridiction tous les acteurs, et remplit le monde de ses comédies. » Chassé du théâtre, comme tant d’autres, par la fabuleuse fécondité de Lope de Vega, Cervantès fut contraint de chercher un autre métier, moins de son goût assurément, moins brillant et moins noble, mais qui pût lui donner du pain. Arrivé à plus de quarante ans, sans patrimoine, sans récompense pour ses vingt années de services et de misères, il avait à supporter le fardeau d’une famille augmentée de ses deux sœurs et de sa fille naturelle. Un conseiller des finances, Antonio de Guevara, fut nommé, au commencement de 1588, munitionnaire des escadres et flottes des Indes, à Séville, avec le droit de s’adjoindre quatre commissaires pour l’aider dans le détail de ses fonctions ; il s’agissait de déterminer l’équipement de cette flotte invicible que détruisirent les Anglais et les tempêtes. Guevara offrit une de ces places à Cervantès, qui partit pour l’Andalousie avec toute sa famille, sauf son frère Rodrigo, encore au service dans les armées de Flandre.
Voilà donc l’auteur de Galatée, le poëte dramatique vingt fois applaudi, devenu commis aux vivres ! Ce n’était pas tout ; il demanda au roi, par une requête datée du mois de mai 1590, quelque emploi de payeur dans la Nouvelle-Grenade, ou de corrégidor dans une petite ville du Goetemala ; il voulait enfin passer en Amérique, qu’il appelle lui-même refuge ordinaire des désespérés d’Espagne. Heureusement que sa requête s’arrêta dans les cartons du conseil des Indes.
Le séjour de Cervantès à Séville fut de longue durée. Sauf quelques excursions dans l’Andalousie, et un seul voyage à Madrid, il y resta au moins dix années consécutives. Après avoir été commis du munitionnaire (proveedor) Guevara, jusqu’en 1591, il le fut encore deux années de son successeur, Pedro de Isunza ; puis, quand cet emploi subalterne vint à lui manquer par la suppression de la place principale, il se fit agent d’affaires, et vécut plusieurs années de commissions que lui confièrent des municipalités, des corporations et de riches particuliers, entre autres Don Hernando de Toledo, seigneur de Cigalès, dont il administra les biens, et qui devint son ami.
Au milieu d’occupations si peu dignes de lui, Cervantès cependant n’avait pas dit aux muses le dernier adieu ; il leur conservait un culte secret, et entretenait soigneusement le feu sacré de son génie. La maison du célèbre peintre Francisco Pacheco, maître et beau-père du grand Velazquez, s’ouvrait alors à tous les genres de mérites ; l’atelier de ce peintre, qui cultivait aussi la poésie, était, au dire de Rodrigo Caro, l’académie ordinaire de tous les beaux-esprits de Séville. Cervantès comptait parmi les plus assidus visiteurs, et son portrait figura dans cette précieuse galerie de plus de cent personnages distingués qu’avait tracés et réunis le pinceau du maître. Il se lia d’amitié, dans cette académie, avec l’illustre poëte lyrique Fernando de Herrera, dont ses compatriotes ont presque laissé périr la mémoire, puisqu’on ne connaît ni la date de sa naissance, ni celle de sa mort, ni aucune particularité de sa vie, et dont les œuvres, ou plutôt celles qui restent, furent trouvées par fragments dans les portefeuilles de ses amis. Cervantès, qui fit un sonnet sur la mort d’Herrera, était également l’ami d’un autre poëte, Juan de Jauregui, l’élégant traducteur de l’Aminta du Tasse, dont la copie, égalant l’original, a le rare privilége d’être aussi comptée parmi les œuvres classiques. Le peintre Pacheco cultivait la poésie ; le poëte Jauregui cultivait la peinture, et fit également le portrait de son ami Cervantès.
Ce fut pendant son séjour à Séville que Cervantès écrivit la plupart de ses Nouvelles, dont le recueil, successivement grossi, ne parut que beaucoup plus tard, entre les deux parties du Don Quichotte. Ainsi, les aventures de deux célèbres voleurs, qui furent arrêtés à Séville en 1569, et dont l’histoire y était encore populaire, lui fournirent la matière de Rinconete y Cortadillo. Le sac de Cadix, où débarqua, le 1er juillet 1596, la flotte anglaise commandée par l’amiral Howard et le comte d’Essex, lui suggéra l’idée de l’Espagnole-Anglaise (la Española Inglesa). Il écrivit également à Seville le Curieux malavisé (el Curioso impertinente), qu’il inséra dans la première partie du Don Quichotte ; le Jaloux Estrémadurien (el Zeloso Estremeño), et la Tante supposée (la Tia fingida), souvenir de son séjour à Salamanque, dont longtemps le titre seul fut connu, et qu’on a retrouvée dernièrement en manuscrit.
Jusqu’à Cervantès, et depuis les guerres de Charles-Quint, qui leur ouvrirent la connaissance de la littérature italienne, les Espagnols s’étaient bornés à traduire les contes licencieux du Décaméron et des imitateurs de Boccace. Cervantès put dire, dans son Prologue :… « Et je me donne pour le premier qui ait écrit des nouvelles en espagnol, car celles en grand nombre qui circulent imprimées dans notre langue sont toutes empruntées aux langues étrangères. Celles-ci sont à moi, non imitées, ni volées ; mon esprit les engendra, ma plume les mit au jour… » Il les nomma Nouvelles exemplaires (Novelas ejemplares), pour les distinguer des contes italiens, et parce qu’il n’en est aucune, comme il le dit lui-même, dont on ne puisse tirer quelque utile exemple. Elles sont en outre divisées en sérieuses (serias) et badines (jocosas). On en compte sept de la première espèce, et huit de la seconde.
M. de Florian, qui veut bien trouver les nouvelles de Cervantès agréables, lui a fait l’honneur d’en arranger deux en français, celle qu’il nomme Léocadie (la Fuerza de la sangre) et le Dialogue des chiens. Il les a traitées précisément comme la Galatée et le Don Quichotte ; et c’est vraiment une pitié que de voir les œuvres d’un si grand génie audacieusement maniées, écourtées et mutilées par un si petit bel-esprit. Comment retrouver, dans les dix pages prétentieuses et décolorées de Léocadie, le récit nerveux et pathétique de la Force du sang ? Comment retrouver, dans la plate conversation de Scipion et de Bergance, vrais roquets de boudoir, ces fines railleries des ridicules humains, et ces leçons de haute moralité qu’échangent entre eux les deux gardiens de l’hôpital de la Résurrection ? Les Nouvelles sont, après le Don Quichotte, le plus beau titre de Cervantès à l’Immortalité. Là se révèlent aussi, sous mille formes variées, la fécondité de son imagination, la bonté de son cœur aimant, la verve de son esprit railleur sans causticité, les ressources d’un style qui se plie à tous les sujets, enfin toutes ces qualités diverses qui brillent au même degré dans la touchante histoire de la tendre Cornelia, et dans cet admirable tableau de mœurs infâmes qu’on appelle Rinconete y Cortadillo, dont l’unique défaut, peut-être, est de ne pouvoir passer dans aucune autre langue.
À la mort de Philippe II, arrivée-le 13 septembre 1598, on éleva, dans la cathédrale de Séville, un magnifique catafalque, le plus merveilleux monument tumulaire, dit un chroniqueur de la cérémonie, qu’yeux humains eussent eu le bonheur de voir. Ce fut à cette occasion que Cervantès composa ce fameux sonnet burlesque, où il se moque avec tant de grâce de la forfanterie des Andalous, les Gascons de l’Espagne, et qu’il appelle (dans le Voyage au Parnasse) l’honneur principal de ses écrits[2]. La date de ce sonnet sert à fixer le terme de son séjour à Séville, qu’il quitta bientôt après pour n’y plus revenir. Voici à quelle occasion :
Cervantès, qui ressemble par tant de traits à Camoëns, éprouva la plus cruelle des infortunes dont fut abreuvé ce grand homme, lorsque accusé de malversation dans sa charge de munitionnaire des vivres à Macao, il fut jeté en prison et traduit devant le tribunal des comptes ; comme le chantre des Lusiades, Cervantès, resté pauvre, prouva facilement son innocence. Vers la fin de 1594, lorsqu’il établissait, à Séville, les comptes de son commissariat, et faisait rentrer avec peine quelques recouvrements arriérés, Cervantès envoya successivement des fonds à la Contaduria-mayor de Madrid, en lettres de change tirées de Séville. Une de ces sommes, provenant de la perception du district de Velez-Malaga, et montant à 7, 400 réaux, fut remise par lui, en espèces, à un négociant de Séville, nommé Simon Freire de Lima, qui se chargea de la verser à la trésorerie de Madrid. Cervantes fit alors le voyage de cette capitale, et n’y trouvant pas son dépositaire, il lui réclama la somme avancée ; mais, dans l’intervalle, Freire avait fait faillite, et s’était enfui d’Espagne. Cervantès retourna aussitôt à Séville, où il trouva tous les biens de son débiteur saisis par d’autres créanciers. Il adressa requête au roi, et un décret du 7 août 1595 ordonna au docteur Bernardo de Olmedilla, juge de los grados à Séville, de prendre par privilège, sur les biens de Freire, la somme que lui avait remise Cervantès. Ce juge en opéra effectivement la rentrée, et adressa cette somme au trésorier-général Don Pedro Mesia de Tobar, par une lettre de change tirée le 22 novembre 1596.
Le tribunal de la Contaduria mettait alors la plus grande sévérité dans l’apurement des comptes de tous les employés du trésor, dont les caisses s’étaient entièrement épuisées par la conquête du Portugal et de Terceire, par les campagnes de Flandre, la destruction de la flotte invincible, et les essais ruineux qu’on avait laissé faire à plusieurs de ces charlatans financiers appelés alors arbitristas. Le percepteur principal, dont Cervantès n’avait été que l’agent, fut mandé à Madrid pour rendre ses comptes. Il représenta que tous les documents sur lesquels il pouvait les établir étaient à Séville entre les mains de Cervantès. Une cédule royale, du 6 septembre 1597, ordonna, sans autre forme de procès, au juge Gaspar de Vallejo, de faire arrêter celui-ci, et de l’envoyer sous escorte à la prison de la capitale, où il serait à la disposition du tribunal des comptes. Cervantès, en effet, fut immédiatement mis en prison ; mais ayant offert des garanties pour le paiement de 2, 641 réaux (environ 670 francs), à quoi se réduisait le déficit dont il était accusé, il fut relâché en vertu d’une seconde cédule datée du 1er décembre de la même année, sous la condition qu’il se présenterait à la Contaduria dans le terme de trente jours, et paierait le solde de ses comptes.
On ne sait comment se termina cette première poursuite dirigée contre Cervantès ; mais, quelques années après, il fut inquiété de nouveau pour la même misérable somme de 2, 641 réaux. Le percepteur de Baza, Gaspar Osorio de Tejada, présenta dans ses comptes, à la fin de 1602, un récépissé de Cervantès constatant que cette somme lui avait été remise lorsqu’il était commissionné, en 1594, pour le recouvrement des rentes arriérées de cette ville et de son district. Consultés sur ce point, les membres de la Contaduria-mayor adressèrent un rapport, daté de Valladolid, le 24 janvier 1603, où ils rendaient compte de l’arrestation de Cervantès en 1597, à propos de la même somme, et de son élargissement sous caution, ajoutant que, depuis lors, il n’avait point paru devant le tribunal. Ce fut à cette occasion que Cervantès se rendit, avec toute sa famille, à Valladolid, où, depuis deux ans, Philippe III avait porté la cour. On a effectivement retrouvé la preuve que, le 8 février 1603, sa sœur Doña Andrea s’occupait à réparer l’équipage et la garde-robe d’un certain Don Pedro de Toledo Osorio, marquis de Villafranca, qui revenait de l’expédition d’Alger. Il y a, dans ces comptes de ménage, qui prouvent la détresse de sa famille, plusieurs notes et mémoires écrits de la main de Cervantès. Il régla ses affaires avec le tribunal des comptes, soit en justifiant d’un paiement antérieur, soit en s’acquittant à cette époque ; car les poursuites cessèrent, et il passa paisiblement le reste de sa vie auprès de ce tribunal qui l’avait si durement traité. L’honneur de Cervantès exigeait ces minutieux détails ; mais s’il fallait prouver, d’ailleurs, que sa probité fut à l’abri de tout soupçon, il suffirait de rappeler qu’il mentionne lui-même avec une gaîté spirituelle ses emprisonnements nombreux. C’eût été, certes, trop d’effronterie, s’ils avaient eu pour cause quelque vilaine action, et ses ennemis, ses envieux, ses détracteurs de tous genres, qui lui reprochèrent jusqu’à sa main brisée, ne se fussent pas fait faute de le blesser dans un endroit bien autrement sensible que l’amour-propre de l’écrivain.
Les renseignements recueillis sur la vie de Cervantès présentent ici une grande lacune. On ne sait rien de lui avec certitude, depuis 1598, lorsqu’il écrivait à Séville le sonnet sur le tombeau de Philippe II, jusqu’en 1603, lorsqu’il eut rejoint la cour à Valladolid. C’est pourtant dans cet intervalle de cinq années qu’il conçut, commença et termina presque la première partie du Don Quichotte. Plusieurs probabilités se réunissent pour faire supposer qu’il quitta Séville, avec sa famille, vers 1599, et qu’il vint se fixer dans quelque bourgade de la Manche, province où il avait des parents, et où il exerça plusieurs commissions. La promptitude avec laquelle il se présenta au tribunal des comptes, à Valladolid, en 1603, ne permet pas de douter qu’il n’habitât alors un pays plus rapproché de cette ville que l’Andalousie ; et la connaissance parfaite qu’il montre, dans son roman, des localités et des mœurs de la Manche prouve également qu’il y fit un long séjour. Il est probable qu’il avait fixé sa résidence au bourg d’Argamasilla, de Alba, et qu’en y plaçant la patrie de son gentilhomme en démence, il eut la pensée de ridiculiser les hobereaux de ce village, qui, précisément à cette époque, eurent entre eux, pour certains droits de prééminence, des querelles si scandaleuses et des procès si obstinés, qu’au dire des chroniqueurs du temps, la population du pays en diminua de beaucoup.
Quand on voit Cervantès annoncer, dans son prologue du Don Quichotte, que le fils de son intelligence, ce fils sec, maigre, jauni, fantasque… s’est engendré dans une prison, où toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure, on se demande avec curiosité à quel sujet, à quelle époque, en quel pays, lui fut donné ce triste loisir d’esprit et de corps d’où sortit l’une des plus belles œuvres de l’esprit humain. L’opinion commune, hors de l’Espagne, a longtemps été qu’il conçut et commença son ouvrage dans les cachots du saint-office. Il faut, selon le mot de Voltaire, être bien maladroit pour calomnier l’inquisition. Au milieu de toutes ses disgrâces, Cervantès eut du moins le bonheur de n’avoir rien à démêler avec elle. On a fait, sur son emprisonnement dans la Manche, mille conjectures, encore incertaines. Quelques-uns croient que cette avanie lui arriva au village du Toboso, à propos d’une parole piquante qu’il avait dite à une femme, dont les parents offensés se vengèrent ainsi. Mais l’on admet presque généralement que ce furent les habitants du bourg d’Argamasilla de Alba qui jetèrent Cervantès en prison, révoltes contre lui, soit parce qu’il leur réclamait des dîmes arriérées pour le grand-prieuré de San-Juan, soit parce qu’il enlevait à leurs irrigations les eaux de la Guadiana, pour y préparer des salpêtres. Il est certain qu’on montre encore aujourd’hui dans ce bourg une antique maison, appelée casa de Medrano, où la tradition immémoriale du pays place la prison de Cervantès. Il est également certain que le pauvre commissaire des dîmes ou des poudres y languit fort longtemps, et dans un état si misérable, qu’il fut obligé de recourir à son oncle, Don Juan Barnabé de Saavedra, bourgeois d’Alcazar de San-Juan, pour lui demander sa protection et ses secours. On conserve le souvenir d’une lettre écrite alors par Cervantès à cet oncle, et qui commençait par ces mots : « De longs jours et de courtes nuits (des insomnies) me fatiguent dans cette prison, ou pour mieux dire, caverne… » C’est en mémoire de ces mauvais traitements qu’il commença le Don Quichotte par ces mots de bien douce vengeance : « Dans un endroit de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom… »
Revenu, après treize ans d’absence, à ce qu’on appelait la cour (la corte), c’est-à-dire, à la résidence du monarque, Cervantès se trouva comme en pays étranger. Un autre prince et d’autres favoris gouvernaient l’état ; ses anciens amis étaient morts ou dispersés. Si le soldat de Lépante, si l’auteur de Galatée et de Numance n’avait trouvé ni justice ni protection, quand ses titres étaient récents, que pouvait-il espérer du successeur de Philippe II, après quinze années d’oubli ? Néanmoins, pressé par la situation de sa famille, Cervantès fit une dernière tentative. Il se présenta à l’audience du duc de Lerme, Atlas du poids de cette monarchie, comme il l’appelle, c’est-à-dire, tout puissant dispensateur des grâces. L’orgueilleux favori le reçut avec dédain, et Cervantès, blessé jusqu’au fond de son âme fière et sensible, renonça pour jamais au rôle de solliciteur. Depuis lors, partageant sa vie entre quelques agences d’affaires et le travail de sa plume, il vécut avec résignation, dans la retraite et la médiocrité, du produit de ses veilles et des secours qu’y ajoutèrent ses deux protecteurs, le comte de Lemos et l’archevêque de Tolède.
La situation pénible où se trouvait Cervantès, pauvre et dédaigné, lui fit hâter la publication du Don Quichotte, ou du moins de la première partie, qui était déjà très-avancée. Il obtint le privilège du roi, pour l’impression de son livre, à la date du 26 septembre 1604. Mais il fallait trouver un Mécène qui en acceptât la dédicace, et le prît à l’ombre de son nom. Obéir à cet usage, était une sorte de nécessité pour Cervantès, obscur et pauvre, et pour un livre de la nature du sien. Si ce livre, dont le titre pouvait tromper, était pris pour un simple roman de chevalerie, il tombait aux mains de gens qui, n’y trouvant pas ce qu’ils y cherchaient, n’y auraient pas trouvé davantage la délicate satire de leur goût dépravé. Au contraire, s’il était sur-le-champ reconnu et compris, trop de fines et hardies critiques s’y mêlaient, sous mille allusions, à la critique principale, pour qu’une haute protection ne lui fût pas nécessaire. Le patronage d’un grand seigneur défendait le livre contre ce double écueil. Cervantès fit choix de Don Alonzo Lopez de Zuñiga y Sotomayor, septième duc de Béjar, l’un de ces désœuvrés de noble sang qui daignaient dispenser aux lettres et aux arts le sourire d’encouragement de leur ignorance titrée. On raconte que le duc, en apprenant que l’objet du Don Quichotte était une raillerie, crut sa dignité compromise, et refusa la dédicace. Cervantès, feignant de céder à sa répugnance, lui demanda seulement la faveur d’en lire un chapitre devant lui. Mais tels furent la surprise et le plaisir que causa cette lecture sur tout l’auditoire, que, de chapitre en chapitre, on alla jusqu’à la fin du livre. L’auteur fut comblé d’éloges, et le duc, cédant à la prière générale, se laissa de la sorte immortaliser. On raconte également qu’un religieux, directeur du duc de Béjar, et qui gouvernait sa maison comme sa conscience, choqué du succès de Cervantès, censura le livre et l’auteur avec une égale amertume, et reprocha vivement au duc le bon accueil qu’il leur faisait. Ce moine morose avait sans doute un grand empire sur son pénitent, car le duc oublia Cervantès, qui, de son côté, ne lui dédia plus rien. Il se vengea même à sa manière, en peignant la scène et les personnages dans la seconde partie du Don Quichotte.
La première partie fut publiée au commencement de 1605. Il faut, avant de passer outre et de continuer ce récit, dire quel était, quant à l’objet spécial du livre, l’état des choses à son apparition.
L’époque où l’on suppose que fleurit la chevalerie errante, et où l’on place les aventures des paladins, membres de cet institut imaginaire, est comprise entre l’extinction de la civilisation antique et la renaissance de la civilisation moderne. C’est cette époque de ténèbres et de barbarie où la force était le droit, où la justice se rendait sur l’épreuve du duel, où l’anarchie féodale désolait incessamment la terre, où la puissance religieuse, appelée au secours de l’autorité civile, ne trouvait que la trève de Dieu pour donner aux nations quelques jours de paix. Certes, à une telle époque, il eût été beau de se dévouer à la défense des malheureux, à la protection des opprimés. Un guerrier de haut parage, qui, la lance à la main, et couvert de son armure, s’en serait allé par le monde, cherchant les occasions d’exercer à ce noble métier la générosité de son cœur et la valeur de son bras, eût été un être bienfaisant, glorieux, qui devait attirer sur ses pas la reconnaissance et l’admiration. Quand il aurait détruit quelques-uns des bandits qui désolaient les grands chemins, ou chassé de leurs repaires ces autres brigands à écussons, qui, de leurs châteaux bâtis à la cime des rochers, fondaient, comme un aigle de son aire, sur la proie facile qu’offraient des passants désarmés ; quand il aurait délivré des captifs de leurs chaînes, arraché un innocent au supplice, puni un meurtrier, renversé un usurpateur du trône ; quand il aurait, enfin, renouvelé, dans ce premier âge des sociétés modernes, les travaux des Hercule, des Thésée, des demi-dieux d’un précédent monde aussi dans l’enfance ; alors son nom, répété de bouche en bouche, se serait conservé dans la mémoire des hommes, avec tous les ornements d’une histoire traditionnelle. D’une autre part, les femmes, dont les mœurs publiques ne défendaient pas encore la faiblesse, auraient été le principal objet de la généreuse protection du chevalier errant ; la galanterie, ce nouvel amour inconnu de l’antiquité, auquel le christianisme a donné naissance en mêlant aux plaisirs sensuels les respects et la foi d’une espèce de culte religieux, aurait réuni ses doux passe-temps aux sanglantes aventures du justicier bardé de fer, dont la vie se serait ainsi partagée entre la guerre et l’amour.
Il y avait assurément dans ce sujet, convenablement traité, la matière, non d’un livre, mais d’une littérature entière. Il était facile de rattacher à l’histoire des chevaliers errants celle des coutumes de l’époque, la description des tournois et des fêtes, la justice galante des cours d’amour, les chants des troubadours et les danses des jongleurs, les pèlerinages religieux ou guerriers à la terre sainte, et l’Orient s’ouvrait avec toutes ses merveilles à l’imagination du romancier. Ce ne fut point là que se dirigèrent, ou du moins que s’arrêtèrent les auteurs des livres de chevalerie. Sans respect pour la vérité, ni même pour la vraisemblance, ils entassèrent à plaisir les fautes les plus grossières en histoire, en géographie, en physique, et même les plus dangereuses erreurs en morale ; ils ne surent trouver que coups de lance et coups d’épée, batailles perpétuelles, exploits incroyables, aventures cousues bout à bout, sans plan, sans connexion, sans intelligence ; ils mêlèrent la tendresse à la férocité, et le vice à la superstition ; ils appelèrent à leur aide les géants, les monstres, les enchanteurs, et ne songèrent enfin qu’à se surpasser l’un l’autre par l’exagération de l’impossible et du merveilleux.
Cependant, et par leurs défauts mêmes, ces sortes de livres ne pouvaient manquer de plaire. À l’époque où ils parurent, quelques érudits commençaient bien, il est vrai, à retrouver l’antiquité parmi ses ruines ; mais la multitude, ignorante et désœuvrée, était encore sans aliment pour remplir le vide de son esprit et de ses loisirs ; elle se jeta sur cette proie avec avidité. D’ailleurs, depuis les croisades, un goût général d’expéditions aventureuses avait merveilleusement préparé la voie aux romans de chevalerie, et s’ils eurent, en Espagne, un succès plus populaire et plus durable que partout ailleurs, c’est qu’en Espagne plus qu’ailleurs s’était enraciné ce goût de la vie chevaleresque. Aux huit siècles de guerre incessante contre les Arabes et les Mores, avaient succédé la découverte et les conquêtes du Nouveau-Monde, puis les guerres d’Italie, de Flandre et d’Afrique. Comment s’étonner que l’on se fût pris de passion pour les livres de chevalerie dans un pays où leurs exemples avaient été sérieusement mis en pratique ? Don Quichotte n’était pas le premier fou de son espèce, et l’imaginaire héros de la Manche avait eu des précurseurs vivants, des modèles en chair et en os. Qu’on ouvre les Hommes illustres de Castille d’Hernando del Pulgar ; on y verra citer avec éloge la fameuse extravagance de Don Suéro de Quiñonès, fils du grand bailly des Asturies, lequel, étant convenu d’une rançon de trois cents lances brisées pour se racheter des chaînes de sa dame, défendit pendant trente jours le passage de l’Orbigo, comme Rodomont le pont de Montpellier. Le même chroniqueur, sans quitter le règne de Jean II, (de 1407 à 1454), cite une foule de guerriers, de lui personellement connus, tels que Gonzalo de Guzman, Juan de Merlo, Gutierre Quejada, Juan de Polanco, Pero Vazquez de Sayavedra, Diego Varela, qui s’en allèrent, non-seulement visiter leurs voisins, les Mores de Grenade, mais parcourir, en vrais chevaliers errants, les pays étrangers, la France, l’Allemagne, l’Italie, offrant à quiconque acceptait leur défi de rompre une lance en l’honneur des dames[3].
Le goût immodéré des romans de chevalerie porta bientôt ses fruits. Les jeunes gens, éloignés de l’étude de l’histoire, qui n’offrait pas assez d’aliment à leur curiosité déréglée, prirent modèle, dans le langage et dans les actions, sur les livres de leur choix. Obéissance aux caprices des femmes, amours adultères, faux point d’honneur, sanglantes vengeances des plus petites injures, luxe effréné, mépris de tout ordre social, tout cela fut mis en pratique, et les livres de chevalerie devinrent ainsi non moins funestes aux bonnes mœurs qu’au bon goût.
Ces conséquences fatales excitèrent d’abord le zèle des moralistes. Luis Vivos, Alexo Venegas, Diego Gracian, Melchor Cano, Fray Luis de Granada, Malon de Chaïde, Arias-Montano, et d’autres écrivains sensés ou pieux, élevèrent à l’envi les cris de leur indignation contre les maux que produisait la lecture de ces livres. Les lois vinrent ensuite à leur aide. Un décret de Charles-Quint, rendu en 1543, donna l’ordre aux vice-rois et aux audiences du Nouveau-Monde de ne laisser ni imprimer, ni vendre, ni lire aucun roman de chevalerie à aucun Espagnol ou Indien. En 1555, les cortès de Valladolid réclamèrent, dans une pétition très-énergique, la même prohibition pour la Péninsule, demandant de plus qu’on recueillît et qu’on brûlât tous ceux qui existaient. La reine Jeanne promit une loi, qui ne fut point rendue[4].
Mais ni les déclamations des rhéteurs et des moralistes, ni les anathèmes des législateurs ne purent arrêter la contagion. Tous ces remèdes furent impuissants contre le goût du merveilleux, contre ce goût dont le raisonnement, la science, la philosophie, ne peuvent complétement nous faire triompher. On continuait à faire et à lire les romans de chevalerie. Des princes, des grands, des prélats en acceptaient la dédicace. Une sainte Thérèse, très-affectionnée, dans sa jeunesse, à cette lecture, composait un roman chevaleresque, avant d’écrire le Chateau intérieur et ses autres ouvrages mystiques. Un Charles-Quint dévorait en cachette le Don Belianis de Grèce, l’une des plus monstrueuses productions de cette littérature en démence, pendant qu’il rendait contre elle des décrets de proscription ; et lorsque sa sœur, la reine de Hongrie, voulut fêter son retour en Flandre, elle ne trouva rien de mieux à lui offrir, dans les fameuses fêtes de Bins (1549), que la représentation vivante des aventures d’un livre de chevalerie, dans laquelle prirent des rôles tous les seigneurs de la cour, y compris l’austère Philippe II. Ce goût avait pénétré jusque dans les cloîtres ; on y lisait, on y composait des romans. Un moine franciscain, appelé Fray Gabriel de Mata, fit imprimer, non pas au treizième siècle, mais en 1589, un poëme chevaleresque dont le héros était saint François, le patron de son ordre, et qui avait pour titre, le chevalier d’Assise (el caballero Asisio). Sur le frontispice était gravé le portrait du saint, à cheval et armé de toutes pièces, à la manière des images qui décoraient les Amadis et les Eplandian. Son cheval était caparaçonné et paré de magnifiques panaches. Il portait sur le cimier du casque une croix avec les clous et la couronne d’épines, sur son écu, l’image des cinq plaies, et sur le guidon de la lance, celle de la Foi tenant la croix et le calice, avec cette légende : En esta no faltaré, qu’on pourrait traduire ainsi, à l’aide du vieux français : En celle-ci point ne faudrai. Ce livre singulier était dédié au connétable de Castille.
Voilà quel était l’état des choses quand Cervantès, emprisonné dans son village de la Manche, conçut le projet de renverser de fond en comble la littérature chevaleresque. C’était au milieu de sa vogue, de ses succès, de son triomphe, qu’il pensa, lui, pauvre, obscur, sans nom, sans protecteur, n’ayant d’autres ressources que son esprit et sa plume, s’attaquer à cette hydre qui bravait la raison et les lois. Mais il prit une arme bien plus efficace pour servir le bon sens, que les arguments, les sermons et les prohibitions législatives : le ridicule. Son succès fut complet. Les moralistes et les législateurs qui s’étaient précédemment élevés contre les livres de chevalerie purent dire de Cervantès, comme Buffon de J.-J. Rousseau, à propos des mères nourrices : « Nous avions tous conseillé la même chose ; lui seul l’a ordonnée, et s’est fait obéir. » Un gentilhomme de la cour de Philippe III, Don Juan de Silva y Toledo, seigneur de Cañada-Hermosa, avait publié, en 1602, la Chronique du prince Don Policisne de Boecia. Ce livre, l’un des plus extravagants de son espèce, fut le dernier roman de chevalerie que vit naître l’Espagne. Depuis l’apparition du Don Quichotte, non-seulement aucun roman nouveau ne fut publié, mais on cessa complètement de réimprimer les anciens, qui, devenus très-rares, ne sont plus que des curiosités bibliographiques. Il y en a plusieurs dont il ne reste que le souvenir, et beaucoup d’autres, sans doute, dont les noms mêmes ont péri. Enfin, le succès du Don Quichotte fut tel, en ce sens, que des esprits sévères lui ont reproché d’avoir, par l’énergie du remède, causé le mal contraire, et n’ont pas craint d’affirmer que l’ironie de cette satire, dépassant son but, avait atteint et affaibli les maximes jusque-là respectées du vieux point d’honneur castillan.
Après avoir expliqué l’objet primitif du Don Quichotte, il est temps de revenir à l’histoire du livre et de son auteur. Suivant une tradition généralement admise, et qui ne manque pas d’une certaine vraisemblance, la première partie fut reçue d’abord avec l’indifférence la plus complète. Comme le devait craindre Cervantès, elle fut lue des gens qui ne pouvaient l’entendre, et dédaignée de ceux qui l’auraient comprise. Alors il imagina de faire courir, sous le titre du Buscapié (nom de ces petites fusées ou serpenteaux qu’on jette en avant pour éclairer sa marche) un pamphlet anonyme, dans lequel, faisant une apparente critique de son livre, il en exposait le véritable but, et laissait même entendre que, tout imaginaires qu’ils fussent, ses personnages et leurs actions pouvaient bien avoir quelque rapport avec les hommes et les choses du temps. Cette petite ruse eut un plein succès. Excités par les demi-révélations du Buscapié, les gens d’esprit lurent le livre, et dès lors Cervantès vit promptement changer l’indifférence du public en insatiable curiosité. La première partie du Don Quichotte fut réimprimée quatre fois en Espagne dans la même année 1605, et presque immédiatement répandue à l’étranger par d’autres éditions faites en France, en Italie, en Portugal et en Flandre.
L’éclatant succès de son livre devait avoir pour Cervantès un résultat plus certain que celui de le tirer de l’obscurité et de la misère ; c’était de lui susciter des envieux et des ennemis. Je ne parle pas seulement de ces basses vanités que tout mérite offusque, et que toute gloire indigne ; il y avait, dans le Don Quichotte, assez de satires littéraires, assez de traits décochés contre les auteurs ou les admirateurs des livres et des pièces du temps pour mettre en rumeur tout le peuple lettré. Comme de coutume, les grandes réputations reçurent, sans se fâcher, les coups qui les atteignaient, et Lope de Vega, le plus maltraité peut-être, ne montra nulle rancune contre l’écrivain nouveau venu qui osait mêler quelques gouttes d’absinthe à ce nectar nommé louange dont tout le monde l’enivrait. Sa renommée et ses richesses lui permettaient d’être généreux. Il eut même la courtoisie d’avouer que Cervantès ne manquait ni de grâce ni de style. Mais il n’en fut pas de même des auteurs de seconde volée qui avaient à défendre leur mince bagage de réputation et de bénéfice. Ce fut un déchaînement contre le pauvre Cervantès, un concert de censures publiques et de diatribes secrètes. L’un, du haut de son érudition pédantesque, le traitait d’esprit de frère lai (ingenio lego), privé de culture et de science ; l’autre, croyant bien l’injurier, l’appelait Quichottiste ; celui-ci le dénigrait dans de petits pamphlets, les journaux du temps ; celui-là lui adressait, sous enveloppe, un sonnet bien méchant, que Cervantès, pour se venger, prenait soin de publier lui-même. Parmi les hommes de quelque valeur qui se montrèrent le plus ardents à lui faire la guerre, il faut citer le poëte Don Luis de Gongora, fondateur de la secte des cultos, aussi envieux par caractère que frondeur par tournure d’esprit ; le docteur Cristoval Suarez de Figueroa, autre écrivain railleur et jaloux, et jusqu’à cet étourdi d’Esteban Villegas, qui donnait le titre de Délices à des poésies datées du collége, et se faisait modestement représenter, sur le frontispice, comme un soleil levant qui fait pâlir les étoiles, ajoutant à cet emblème, trop obscur peut-être, une devise qui levât tous les doutes : sicut sol matutinus me surgente, quid istæ ? Cervantès, qui n’avait pas plus de fiel que de vanité, dut rire de ces attaques d’amours-propres en révolte contre sa gloire naissante ; mais ce qui dut blesser son cœur aimant, ce fut l’abandon de quelques amis, de ceux au moins qui le sont à la condition qu’on ne dépassera jamais leur niveau, et qui ne pardonnent point à leurs amis le crime de s’élever au-dessus d’eux. J’ai regret de citer dans ce nombre Vicente Espinel, romancier, poëte et musicien, qui fit Marcos de Obregon, qui inventa la strophe appelée espinela avant de se nommer décime, et qui mit la cinquième corde à la guitare. Au reste, Cervantès eût été trop privilégié, s’il n’avait éprouvé ces déboires qui mêlent leur amertume à la douceur de tout succès. Il m’a suffi de les indiquer une fois pour toutes, et, comme de toute chose inévitable, je puis me dispenser d’en faire mention dorénavant.
L’époque de la publication du Don Quichotte est celle de la naissance de Philippe IV, qui eut lieu à Valladolid le 8 avril 1605. L’année précédente, on avait envoyé en Angleterre le connétable de Castille, Don Juan Fernandez de Velasco, pour négocier de la paix. Jacques Ier, en échange de cette déférence, fit partir l’amiral Charles Howard, comte de Hontingham, pour présenter le traité de paix à la ratification du roi d’Espagne, et le complimenter sur la naissance de son fils. Howard, débarqué à la Corogne, avec six cents Anglais, entra à Valladolid le 26 mai 1605. Il y fut traité avec toute la magnificence que pouvait déployer la cour d’Espagne. Parmi les solennités religieuses, les courses de taureaux, les bals masqués, les parades militaires, les joutes où le roi lui-même courut la bague, et toutes les fêtes qui furent prodiguées à l’amiral, on cite un dîner que lui donna le connétable de Castille, où l’on servit jusqu’à douze cents plats de viande et de poisson, sans compter le dessert et les mets qui ne purent trouver place. Le duc de Lerme fit écrire une Relation de ces cérémonies, qui fut imprimée à Valladolid cette même année. On croit que Cervantès en est l’auteur ; du moins, un sonnet épigrammatique de Gongora, témoin oculaire, semble en donner la preuve[5].
Ce fut à la suite de ces réjouissances qu’un événement funeste vint troubler la famille de Cervantès, et le conduire pour la troisième fois en prison. Un chevalier de Saint-Jacques, appelé Don Gaspar de Ezpeleta, voulant passer, pendant la nuit du 27 juin 1605, sur un pont de bois de la rivière Esgueva, en fut empêché par un inconnu. La querelle s’engagea, et les deux champions ayant mis l’épée à la main, Don Gaspar fut percé de plusieurs coups. Appelant au secours, il se réfugia, tout sanglant, dans l’une des maisons voisines. L’un des deux appartements du premier étage de cette maison était occupé par Doña Luisa de Montoya, veuve du chroniqueur Esteban de Garibay, avec ses deux fils, et l’autre par Cervantès avec sa famille. Aux cris du blessé, Cervantès accourut avec l’un des fils de sa voisine. Ils trouvèrent Don Gaspar étendu sous le porche, son épée dans une main et son bouclier dans l’autre, et le portèrent chez la veuve de Garibay où il expira le surlendemain. Une enquête fut aussitôt commencée par l’alcalde de casa y corte Cristobal de Villaroel. On reçut les dépositions de Cervantès, de sa femme Doña Catalina de Palacios Salazar, de sa fille naturelle Doña Isabel de Saavedra, âgée de vingt ans, de sa sœur Doña Andrea de Cervantès, veuve, ayant une fille de vingt-huit ans, appelée Doña Constanza de Ovando ; d’une religieuse, Doña Magdalena de Sotomayor, qui se donne également pour sœur de Cervantès, de sa servante Maria de Cevallos, et enfin de deux amis qui se trouvaient dans sa maison, le seigneur de Cigalès et un Portugais nommé Simon Mendez. Supposant, à tort ou à raison, que Don Gaspar de Ezpeleta avait été tué dans une intrigue d’amour avec la fille ou la nièce de Cervantès, le juge fit arrêter ces dames, ainsi que Cervantès lui-même et sa sœur, la veuve de Ovando. Ce ne fut qu’au bout de huit à dix jours, après des interrogatoires et des auditions de témoins, et même en fournissant caution, que les quatre prévenus furent relachés. Les dépositions auxquelles donna lieu ce désagréable incident prouvent qu’à cette époque, et pour soutenir ce fardeau de cinq femmes, dont il était l’unique soutien, Cervantès s’occupait encore d’agences, et mêlait à la culture des lettres la sotte, mais un peu moins stérile occupation des affaires.
Il est à croire que Cervantès suivit la cour à Madrid, en 1606, et qu’il se fixa dorénavant dans cette capitale, où il était près de ses parents à Alcala, près des parents de sa femme à Esquivias, et bien placé tout à la fois pour ses travaux littéraires et ses agences de négoce. On est parvenu à constater qu’au mois de juin 1609 il demeurait dans la rue de la Magdalena ; un peu après, derrière le collége de Notre-Dame-de-Lorette ; en juin 1610, dans la rue del Leon, no 9 ; en 1614, dans la rue de Las Huerias ; ensuite, dans la rue du duc d’Albe, au coin de San-Isidoro, d’où on lui donna congé ; enfin, en 1616, dans la rue del Leon, no 20, au coin de celle de Francos, où il mourut.
Depuis son retour à Madrid, Cervantès, touchant à la vieillesse, sans fortune et chargé d’une nombreuse famille, rencontrant la même ingratitude pour ses talents que pour ses services, dans un temps où, si les dédicaces rapportaient des pensions, les livres ne rapportaient rien, négligé de ses amis et déchiré de ses rivaux, parvenu enfin, par sa longue expérience du monde, à cette perte de toute illusion que les Espagnols nomment desengaño, Cervantès se voua complétement à la retraite. Il vécut en philosophe, sans murmurer, sans se plaindre, non dans cette médiocrité d’or qu’Horace souhaite aux disciples des Muses, mais dans la détresse, dans la pauvreté. Il rencontra pourtant deux protecteurs, Don Bernardo de Sandoval y Rojas, archevêque de Tolède, et un grand seigneur éclairé, Don Pedro Fernandez de Castro, comte de Lemos, auteur de la comédie intitulée la Casa confusa, lequel emmena, en 1610, une petite cour littéraire dans sa vice-royauté de Naples, et n’oublia pas, de si haut et de si loin, le vieux soldat mutilé qui n’avait pu le suivre.
Une chose vraiment inexplicable, et qui fait, du reste, autant d’honneur à l’âme indépendante de Cervantès que de honte aux ministres des faveurs royales, c’est l’oubli où fut laissé cet homme illustre, tandis qu’une foule d’obscurs beaux-esprits touchaient les pensions qu’ils avaient mendiées en prose et en vers. On raconte qu’un jour Philippe III, étant au balcon de son palais, aperçut un étudiant qui se promenait, un livre à la main, sur les bords du Manzanarès. L’homme au manteau noir s’arrêtait à toute minute, gesticulait, se frappait le front avec le poing et laissait échapper de longs éclats de rire. Philippe observait de loin sa pantomime : « Ou cet étudiant est fou, s’écria-t-il, où il lit Don Quichotte. » Des courtisans coururent aussitôt vérifier si la pénétration royale avait deviné juste, et revinrent annoncer à Philippe qu’en effet c’était bien le Don Quichotte que lisait l’étudiant en délire ; mais aucun d’eux ne s’avisa de rappeler au prince l’abandon où vivait l’auteur de ce livre si populaire et si goûté.
Une autre anecdote, un peu postérieure, mais qu’il convient de placer ici, fera mieux connaître encore l’estime dont jouissait Cervantès, en même temps que la détresse où il était réduit. Je laisse parler celui qui a recueilli cette anecdote, le licencié Francisco Marquez de Torrès, chapelain de l’archevêque de Tolède, qui fut chargé de faire la censure de la seconde partie du Don Quichotte. « Je certifie en vérité, dit-il, que, le 25 février de cette année 1615, l’illustrissime seigneur cardinal, archevêque, mon seigneur, ayant été rendre visite à l’ambassadeur de France,… plusieurs gentilshommes français, de ceux qui avaient accompagné l’ambassadeur, aussi courtois qu’éclairés et amis des belles-lettres, s’approchèrent de moi et d’autres chapelains du cardinal, mon seigneur, désireux de savoir quels livres d’imagination avaient alors la vogue. Je citai par hasard celui-ci (le Don Quichotte), dont je fais l’examen. À peine eurent-ils entendu le nom de Miguel de Cervantès qu’ils commencèrent à chuchoter entre eux, et vantèrent hautement l’estime qu’on faisait, en France et dans les royaumes limitrophes, de ses divers ouvrages, la Galatée, que l’un d’eux savait presque par cœur, la première partie du Don Quichotte et les Nouvelles. Leurs éloges furent si grands que je m’offris à les mener voir l’auteur de ces œuvres, offre qu’ils reçurent avec mille démonstrations de vif désir. Ils me questionnèrent très en détail sur son âge, sa profession, sa qualité et sa fortune. Je fus obligé de répondre qu’il était vieux, soldat, gentilhomme et pauvre ; à cela l’un d’eux répliqua ces paroles formelles : « Eh quoi ! l’Espagne n’a pas fait riche un tel homme ! On ne le nourrit pas aux frais du trésor public ! » Alors un de ces gentilshommes, relevant cette pensée, reprit avec beaucoup de finesse : « Si c’est la nécessité qui l’oblige à écrire, Dieu veuille qu’il n’ait jamais l’abondance, afin que, par ses œuvres, lui restant pauvre, il fasse riche le monde entier. »
La première édition du Don Quichotte, celle de 1605, avait été faite loin des yeux de l’auteur, et sur un manuscrit de sa main, c’est-à-dire, fort difficile à déchiffrer. Aussi fourmillait-elle de fautes. Un des premiers soins de Cervantès, fixé à Madrid, fut de publier une seconde édition de son livre, qu’il revit et corrigea soigneusement. Cette seconde édition, de 1608, bien préférable à la précédente, a servi de modèle à toutes celles qui l’ont suivie.
Deux ans plus tard, en 1612, Cervantès publia les douze Nouvelles, qui forment, avec les deux intercalées dans le Don Quichotte, et celle qu’on a retrouvée depuis, le recueil des quinze Nouvelles qu’il avait successivement composées depuis son séjour à Séville. J’en ai parlé précédemment, à cette époque de sa vie. Ce livre, qu’on qualifiait, dans le Privilége, de « très-honnête passe-temps, où se montre la hauteur et la fécondité de la langue castillanne », fut reçu, en Espagne et à l’étranger, avec autant de faveur que le Don Quichotte. Lope de Vega l’imita de deux façons, en composant à son tour des nouvelles, très-inférieures à celles de Cervantès, et en mettant sur la scène plusieurs des sujets traités par celui-ci. D’autres grands auteurs dramatiques puisèrent à la même source, entre autres le moine Fray Gabriel Tellez, connu sous le nom de Tirso de Molina, qui appelait Cervantès le Boccace espagnol, Don Agustino Moreto, Don Diego de Figueroa, et Don Antonio Solis.
Après les Nouvelles, Cervantès publia, en 1614, son poëme intitulé Voyage au Parnasse (viage al Parnaso) et le petit dialogue en prose qu’il y joignit ensuite sous le nom de Adjunta al Parnaso. Dans le poëme, fait à l’imitation de celui de Cesare Caporali, de Pérouse, il louait les bons écrivains de son temps, et déchirait sans pitié ces adeptes de la nouvelle école, qui faisaient périr, sous de ridicules et délirantes innovations, la belle langue du siècle d’or[6]. Dans le dialogue, il se plaignait des comédiens qui ne voulaient jouer ni ses anciennes pièces, ni celles qu’il avait composées depuis. Pour tirer quelque parti de ces travaux dramatiques, Cervantès résolut de faire imprimer son théâtre. Il s’adressa au libraire Villaroel, l’un des plus accrédités de Madrid, qui répondit ingénûment : « Un auteur de renom, que j’ai consulté, m’a dit qu’on pouvait beaucoup attendre de votre prose, mais de vos vers absolument rien. » L’arrêt était juste, quoique un peu sévere, et dut être bien sensible à Cervantès, qui rima malgré Minerve, et qui tenait comme un enfant à sa renommée de poëte. Villaroel imprima cependant, au mois de septembre 1615, huit comédies et autant d’intermèdes, avec une dédicace au comte de Lemos, et un prologue, non-seulement très-spirituel, mais très-intéressant pour l’histoire de la scène espagnole. Lope de Vega régnait encore, et le rival qui devait le détrôner, Calderon, débutait dans la carrière. Le public reçut avec indifférence les pièces choisies de Cervantès, et les comédiens ne daignèrent pas en représenter une seule. Le public et les comédiens furent ingrats peut-être, mais non pas injustes. Comment les blâmer d’avoir laissé dans l’oubli des comédies dont Blas de Nasarre ne trouvait rien de mieux à dire, en les réimprimant un siècle plus tard, sinon que Cervantès les avait faites exprès mauvaises (artificiosamente malas) pour se moquer des pièces extravagantes auxquelles s’attachait la vogue ?
On publia, dans cette même année 1615, un autre opuscule de Cervantès, qui se rattache à une circonstance intéressante. L’Espagne conservait encore la coutume des joutes poétiques (justas poeticas), aussi à la mode sous le roi Jean II que les joutes guerrières, et qui se sont conservées, dans le midi de la France, sous le nom de Jeux floraux. Paul V ayant canonisé, en 1614, la fameuse sainte Thérèse de Jésus, le triomphe de cette héroïne des cloîtres fut donné pour sujet du concours, dont Lope de Vega était l’un des juges. Il fallait chanter les extases de la sainte, dans la forme de l’ode appelée cancion castellana et sur le mètre de la première églogue de Garcilaso de la Vega, El dulce lamentar de los pastores. Tous les écrivains de quelque renom prirent part au concours, et Cervantès, devenu poëte lyrique à soixante-sept ans, envoya aussi son ode, qui, sans avoir le prix, fut du moins imprimée parmi les meilleures, dans la Relation des fêtes que célébra l’Espagne entière à la gloire de son illustre fille.
Ce fut encore la même année 1615 qui vit paraître la seconde partie du Don Quichotte.
Elle était très-avancée, et Cervantès, qui l’avait annoncée dans le prologue de ses Nouvelles, y travaillait assidûment, lorsqu’au milieu de l’année 1614, une continuation de la première partie parut à Tarragone comme l’œuvre du licencié Alonzo Fernandez de Avellaneda, natif de Tordesillas. C’était un nom supposé sous lequel s’était caché cet insolent plagiaire qui, du vivant de l’auteur primitif, lui dérobait le titre et le sujet de son livre. Il n’a pas été possible de découvrir quel était son nom véritable ; seulement on croit être certain, d’après les recherches de Mayans, du P. Murillo et de Pellicer, que c’était un Aragonais, moine de l’ordre des prédicateurs, et l’un des auteurs de comédies dont Cervantès s’était moqué si gracieusement dans la première partie du Don Quichotte. Semblable aux voleurs de grands chemins, qui injurient les gens qu’ils détroussent, le prétendu Avellaneda commençait son livre en vomissant tout le fiel d’un cœur haineux et jaloux, en accablant Cervantès des plus grossières injures. Il l’appelait manchot, vieux, bourru, envieux, calomniateur ; il lui reprochait ses disgrâces, son emprisonnement, sa pauvreté ; il l’accusait enfin d’être sans talent, sans esprit, et se vantait de le priver du débit de sa seconde partie. Quand ce livre tomba aux mains de Cervantès, quand il vit tant d’outrages en tête d’une œuvre insipide, pédantesque et obscène, piqué d’une telle insolence, il prépara une vengeance digne de lui : il se hâta d’achever son livre, tellement que les derniers chapitres portent quelques traces de cette précipitation. Mais il voulut que rien ne manquât à la comparaison des deux ouvrages. En adressant ses comédies au comte de Lemos, à l’entrée de l’année 1615, il lui disait « Don Quichotte a les éperons chaussés pour aller baiser les pieds de votre Excellence. Je crois qu’il arrivera un peu maussade, parce qu’à Tarragone on l’a égaré et maltraité ; toutefois il a fait constater par enquête que ce n’est pas lui qui est contenu dans cette histoire, mais un autre supposé, qui voulut être lui, et ne put y parvenir. » Cervantès fit mieux encore : dans le texte même du Don Quichotte (prologue, et chap. 59) il répondit aux grossières insultes de son plagiaire, sans daigner toutefois en prononcer le vrai nom, par les railleries les plus fines, les plus délicates et les plus attiques, se montrant aussi supérieur par la noblesse et la dignité de sa conduite que par l’accablante perfection de son ouvrage. Mais pour ôter aux Avellaneda futurs toute envie de nouvelles profanations, il conduisit cette fois son héros jusqu’au lit de mort ; il reçut son testament, sa confession, et son dernier soupir ; il l’enterra, fit son épitaphe, et put s’écrier ensuite, dans un juste et sublime orgueil : « Ici Cid Hamet Ben-Engeli a déposé sa plume ; mais il l’a attachée si haut, que personne désormais ne s’avisera de la reprendre. » J’ai regret, j’ai honte d’avoir à dire que cette plate et misérable continuation du prétendu licencié de Tordesillas fut traduite en français par l’auteur du Gil Blas, par Le Sage, et que la plupart des lecteurs de notre pays l’ont confondue, jusqu’à ces derniers temps, avec l’œuvre de Cervantès.
Il faut encore s’arrêter ici pour examiner le Don Quichotte, non plus dans ses antécédents et son origine, mais en lui-même ; pour considérer enfin sous son principal aspect ce livre immortel, œuvre capitale de son auteur et de son pays.
Montesquieu fait dire à Rica (Lettres Persanes, no 78) : « Les Espagnols n’ont qu’un bon livre, celui qui a montré le ridicule de tous les autres. » C’est là une de ces charmantes railleries qui plaisent par leur exagération même, et que nos voisins ont eu grand tort de prendre au sérieux. S’est-on-fâché en France parce que Rica dit, en terminant la même lettre : « À Paris, il y a une maison où l’on met les fous… Sans doute que les Français, extrêmement décriés chez leurs voisins, enferment quelques fous dans une maison pour persuader que ceux qui sont dehors ne le sont pas. » Les deux railleries se valent, j’imagine. Toutefois, la définition que donne Montesquieu du Don Quichotte pèche aussi bien par l’éloge de ce livre que par la réprobation de tous les autres. S’il n’avait d’autre mérite que de parodier les romans de chevalerie, il ne leur eût pas longtemps survécu. Son œuvre faite, on eût, après les vaincus, enterré le vainqueur. Est-ce la critique des Amadis, des Esplandian, des Platir et des Kyrié-Eléison que nous y cherchons maintenant ? Sans doute Cervantès compta, parmi ses mérites, celui d’avoir ruiné de fond en comble cette extravagante et dangereuse littérature. Son livre, en ce sens, est une œuvre morale, qui réunit au plus haut degré les deux vertus de la comédie véritable, corriger en amusant. Néanmoins le Don Quichotte est bien autre chose qu’une satire des vieux romans, et je vais essayer d’indiquer les transformations que ce sujet a subies dans la pensée de son auteur.
Je crois bien qu’en commençant son livre Cervantès n’eut d’autre objet en vue que d’attaquer avec les armes du ridicule toute la littérature chevaleresque. C’est ce qu’il dit formellement dans son Prologue. D’ailleurs, il suffit d’observer les négligences étranges, les contradictions, les étourderies, dont fourmille la première partie du Don Quichotte, pour trouver dans ce défaut (si toutefois c’en est un) la preuve manifeste qu’il le commença dans un moment d’humeur, dans une boutade, sans plan arrêté d’avance, laissant courir sa plume au gré de son imagination, se trouvant romancier de nature, comme La Fontaine était fablier, n’attachant enfin aucune importance préméditée à cette œuvre, dont il ne semble pas avoir jamais compris toute la grandeur. Don Quichotte n’est d’abord qu’un fou, un fou complet, un fou à lier, et surtout à batônner, car le pauvre gentilhomme reçoit plus de coups des bêtes et des gens que n’en pourrait supporter l’échine même de Rossinante. Sancho Panza n’est aussi qu’un gros lourdaud de paysan, donnant en plein, par intérêt et par simplicité, dans le travers de son maître. Mais cela dure peu. Cervantès pourrait-il rester long temps entre la folie et la bêtise ? Il s’affectionne d’ailleurs à ses héros, à ceux qu’il appelle les enfants de son intelligence ; bientôt il leur prête son jugement, son esprit, faisant entre eux une part égale et bien réglée. Au maître, il donne la raison élevée et étendue que peuvent enfanter dans un esprit sain l’étude et la réflexion ; au valet, l’instinct borné, mais sûr, le bon sens inné, la droiture naturelle, quand l’intérêt ne la trouble pas, que tout homme peut recevoir en naissant, et que la commune expérience suffit à cultiver. Don Quichotte n’a plus qu’une case du cerveau malade ; sa monomanie est celle d’un homme de bien que révolte l’injustice, qu’exalte la vertu. Il rêve encore à se faire le consolateur de l’affligé, le champion du faible, l’effroi du superbe et du pervers. Sur tout le reste, il raisonne à merveille, il disserte avec éloquence ; il est plus fait, comme lui dit Sancho, pour être prédicateur que chevalier errant. De son côté, Sancho a dépouillé le vieil homme ; il est fin quoique grossier, il est malin quoique naïf. Comme Don Quichotte n’a plus qu’un grain de folie, lui n’a plus qu’un grain de crédulité, que justifient d’ailleurs l’intelligence supérieure de son maître et l’attachement qu’il lui porte.
Alors commence un spectacle admirable. On voit ces deux hommes, devenus inséparables comme l’âme et le corps, s’expliquant, se complétant l’un par l’autre ; réunis pour un but à la fois noble et insensé ; faisant des actions folles et parlant avec sagesse ; exposés à la risée des gens quand ce n’est pas à leur brutalité, et mettant en lumière les vices et les sottises de ceux qui les raillent ou les maltraitent ; excitant d’abord la moquerie du lecteur, puis sa pitié, puis sa sympathie la plus vive ; sachant l’attendrir presque autant que l’égayer, lui donnant à la fois l’amusement et la leçon, et formant enfin, par le contraste perpétuel de l’un avec l’autre, et de tous deux avec le reste du monde, l’immuable fond d’un drame immense et toujours nouveau.
C’est surtout dans la seconde partie du Don Quichotte que se montre bien à découvert la nouvelle pensée de son auteur, mûri par l’âge et l’expérience du monde. Il n’y est question de chevalerie errante que justement assez pour continuer la première partie, pour que le même plan général les réunisse et les embrasse. Mais ce n’est plus une simple parodie des romans chevaleresques ; c’est un livre de philosophie pratique, un recueil de maximes, ou plutôt de paraboles, une douce et judicieuse critique de l’humanité tout entière. Ce nouveau personnage introduit dans la familiarité du héros de la Manche, le bachelier Samson Carrasco, n’est-il pas l’incrédulité sceptique qui se raille de toute chose, sans retenue, sans respect ? Et, pour donner un autre exemple, qui n’a pensé, en lisant pour la première fois cette seconde partie, que Sancho, revêtu du gouvernement de l’île Barataria, allait lui apprêter à rire ? qui n’a cru que ce monarque improvisé ferait plus de folies sur son lit de justice que Don Quichotte dans sa pénitence de la Sierra-Morena ? On s’était trompé, et le génie de Cervantès pensait beaucoup plus loin que le divertissement du lecteur, sans l’oublier pourtant. Il voulait prouver que cette science si vantée du gouvernement des hommes n’est pas le secret d’une famille ou d’une caste, qu’elle est accessible à tous, et qu’il faut, pour la bien exercer, d’autres qualités plus précieuses que la connaissance des lois et l’étude de la politique, le bon sens et de bonnes intentions. Sans sortir de son caractère, sans dépasser la sphère de son esprit, Sancho Panza juge et règne comme Salomon.
La seconde partie du Don Quichotte ne parut que dix années après la première, et Cervantès, en publiant celle-ci, ne pensait pas à lui donner une suite. C’était la mode alors de ne point achever les ouvrages d’imagination. L’on finissait un livre, comme Arioste les chants de son poëme, au milieu des aventures les plus compliquées, dans le plus intéressant de l’action. Le Lazarille de Tormès et le Diable Boiteux n’ont pas de denoûment ; la Galatée pas davantage. Chez nous même, Gil Blas fut fait en trois fragments. Enfin, ce n’est pas la continuation d’Avellaneda qui décida Cervantès à composer la sienne, puisque celle-ci était presque terminée quand l’autre parut. Le Don Quichotte, s’il n’eût été qu’une satire littéraire, devait rester inachevé. C’est avec le projet évident que je lui attribue que Cervantès reprit et continua ce sujet. Voilà pourquoi les deux moitiés de l’ouvrage offrent une exception unique dans les annales de la littérature : une seconde partie, faite après coup, qui, non-seulement égale, mais surpasse la première. C’est que l’exécution n’est pas inférieure, et que l’idée mère est plus grande et plus féconde ; c’est que l’ouvrage s’adresse ainsi à tous les pays, à tous les temps ; c’est qu’il parle à l’humanité dans sa langue universelle ; c’est qu’enfin il est peut-être, de tous les livres, celui qui élève à sa plus haute expression cette qualité rare et précieuse par-dessus toutes celles dont fut doué l’esprit humain, le sens commun, qui l’est si peu ; le bon sens, si bon, en effet, que rien n’est meilleur.
J’ai voulu seulement donner une explication, en quelque sorte historique, du livre de Cervantès ; car, à quoi bon faire son éloge ? qui ne l’a lu ? qui ne le sait par cœur ? qui n’a dit avec Walter Scott, le plus grand admirateur de Cervantès, comme son plus digne rival, que c’est un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain ? Y a-t-il un conte plus populaire, une histoire qui sache mieux plaire à tous les âges, à tous les goûts, à tous les caractères, à toutes les conditions ? N’a-t-on pas toujours devant les yeux ce Don Quichotte, long, mince et grave ; ce Sancho, gros, court et plaisant ; et la gouvernante de celui-là, et la femme de celui-ci, et le curé, et le barbier maître Nicolas, et la servante Maritornes, et le bachelier Carrasco, que sais-je ? et tous les personnages de cette histoire, y compris Rossinante et le Grison, autre paire d’inséparables amis ? Peut-on avoir oublié comment ce livre est conçu, comment il est exécuté ? Peut-on n’avoir pas admiré la parfaite unité du plan, et la prodigieuse diversité des détails ? — Cette imagination si féconde, si prodigue, qu’elle rassasie la curiosité du plus insatiable lecteur ? — L’art infini avec lequel se succèdent et s’enlacent les épisodes, qu’anime un intérêt toujours varié, toujours croissant, et que l’on quitte pourtant sans regret pour le plaisir plus vif encore de se retrouver tête à tête avec les deux héros ? — Leur assortiment et leur contraste à la fois, les sentences du maître, les saillies du valet, une gravité jamais lourde, un badinage jamais futile, une alliance intime et naturelle entre le burlesque et le sublime, le rire et l’émotion, l’amusement et la moralité ? Peut-on enfin n’avoir pas senti les charmes et les beautés de ce langage magnifique, harmonieux, facile, prenant toutes les nuances et tous les tons ; de ce style où sont tous les styles, depuis le plus familier comique jusqu’à la plus majestueuse éloquence, et qui a fait dire du livre qu’il était « divinement écrit dans une langue divine ? »
Hélas ! cette dernière satisfaction n’appartient complétement qu’à ceux qui ont le bonheur de le lire dans l’original. Ils sont rares en-deçà des Pyrénées. Nous ne sommes plus au temps où l’espagnol se parlait à Paris, à Bruxelles, à Munich, à Vienne, à Milan, à Naples, où il était la langue des cours, de la politique et du bon ton ; le français l’a détrôné. En revanche, il est facile à chacun de s’imaginer qu’il lit le Don Quichotte, le trouvant transporté dans son propre idiome. Si aucun livre ne compte autant de lecteurs que celui-là, aucun non plus ne compte autant de traducteurs. Il en a trouvé en Hollande, en Danemarck, en Suède, en Russie. Ce sont, en Allemagne, des écrivains comme Tieck et Soltau, qui ont fait passer dans la langue du pays l’œuvre de Cervantès. Elle a eu dix traducteurs en Angleterre : Shelton, Gayton, Ward, Jarvis, Smollett, Ozell, Motteux, Wilmont, Durfey, J. Philips, outre un commentateur intelligent comme le docteur John Bowle ; et peut-être autant en Italie, depuis Franciosini jusqu’au traducteur anonyme de 1815, pour qui Novelli dessina des gravures. En France, le nombre en est plus grand encore, si l’on réunit toutes les versions qui parurent, depuis les premières ébauches de César Oudin et de Rosset, contemporains du livre, jusqu’aux deux traductions publiées dans le présent siècle. Celle que donna Filleau de Saint-Martin, vers le milieu du siècle dernier, est, sinon la meilleure, au moins la plus répandue. Dans une introduction qu’y ajouta M. Auger, en 1819, il faisait remarquer que le nombre des éditions de cette seule traduction, publiées en France, s’élevait déjà, le croira-t-on ? à cinquante et une. Depuis, on en a publié une cinquante-deuxième édition. Ce succès, qui n’a peut-être pas d’autre exemple, prouve avec éclat le mérite immense de l’œuvre originale, et la curiosité toujours nouvelle, toujours croissante, qu’elle entretient de génération en génération. Il faut, en effet, que le Don Quichotte soit doué d’un principe de vie bien puissant, ou plutôt qu’il porte le sceau de l’immortalité, pour avoir si glorieusement résisté aux mutilations forcées de ses traducteurs. Ce livre fut écrit avec trop d’esprit et d’adresse pour avoir été compris de tout le monde : il fallait dépayser jusqu’aux limiers du saint-office. De là ces adroits propos à double entente, ces fines allusions, ces délicates ironies, voiles ingénieux qu’employait Cervantès pour déguiser, sous l’œil de l’inquisition, des pensées trop hardies, trop moqueuses, trop profondes pour qu’elles se montrassent à front découvert. Il fallait déjà, il y a deux cents ans, lire le Don Quichotte comme l’épitaphe du licencié Pedro Garcias, et faire comme l’étudiant du prologue de Gil Blas, lever la pierre du tombeau pour savoir quelle âme s’y trouvait enterrée. Maintenant surtout que les allusions contemporaines nous échappent, le sens devient plus difficile à saisir. Les mots seuls se montrent, l’idée se cache, et les Espagnols eux-mêmes n’entendent plus tout leur livre. Il faut une clef ; or, cette clef ne se trouve que dans les commentaires tout récents de Bowle, de Pellicer, de l’académie espagnole, de Fernandez Navarrette, de Los Rios, de Arrieta, de Clémencin. Nul traducteur n’avait encore pu profiter de leurs annotations pour comprendre Cervantès et le faire comprendre. Un tel secours était nécessaire, indispensable. C’est, d’une part, avec l’aide de ces précieux travaux, de l’autre, avec la conscience des fautes et des imperfections de mes devanciers, que j’ose à mon tour lutter contre un si rude jouteur, et, joignant pour la première fois le commentaire au texte, rendre à l’auteur du Don Quichotte l’hommage auquel se préparait dès longtemps mon admiration passionnée.
Travaillant, à soixante ans passés, avec toute l’ardeur et toute la verve d’un jeune homme, Cervantès menait de front plusieurs écrits de longue haleine. Dans cette dédicace si noble et si digne qu’il adressait, au mois d’octobre 1615, avec la seconde partie du Don Quichotte, à son protecteur le comte de Lemos, il lui annonçait l’envoi prochain de son autre roman, Persilès et Sigismonde (Los trabajos de Persiles y Sigismunda). Il avait également promis, en d’autres occasions, la seconde partie de la Galatée et deux ouvrages nouveaux dont on ignore l’espèce, le Bernardo et les Semaines du Jardin (Las Semanas del Jardin). De ces trois derniers il n’est pas resté même un fragment. Quant au Persilès, il fut publié par sa veuve, en 1617. Chose étrange ! Dans l’instant même où Cervantès tuait le roman chevaleresque sous les traits de sa raillerie, et de la même plume qui lançait ces traits meurtriers, il écrivait un roman presque aussi extravagant que ceux qui avaient brouillé la cervelle de son Hidalgo. Il faisait à la fois la censure et l’apologie, imitant ceux qu’il blâmait, et tombant tout le premier dans le péché qu’il frappait d’anathème. Chose non moins étrange ! C’est à cette œuvre informe qu’il réservait ses éloges et sa prédilection ; semblable à ces pères auxquels une tendresse aveugle fait préférer le fruit maladif de leur vieillesse à ses robustes aînés. Parlant du Don Quichotte avec modestie, presque avec embarras, il annonçait pompeusement au monde la merveille du Persilès. C’était Corneille mettant Nicomède plus haut que Cinna. Ce roman de Persilès et Sigismonde, qu’on ne sait à quoi comparer, ni dans quel genre classer, car il réunit tous les genres sans appartenir à aucun, est un tissu d’épisodes entrelacés comme ceux d’une intrigue de Calderon, d’aventures bizarres, de rencontres inouïes, de prodiges invraisemblables, de caractères faux, de sentiments alambiqués. Cervantès, peintre si exact, si judicieux, de la nature physique et morale, a bien fait d’en reléguer la scène aux régions hyperboréennes, car c’est un monde imaginaire, sans nul rapport avec celui qu’il avait sous les yeux. Du reste, à la lecture de cette débauche d’un grand esprit, où se trouverait aisément la matière de vingt drames et de cent contes, on ne peut trop admirer cette imagination presque septuagénaire, aussi riche encore, aussi féconde que celle de l’Arioste ; on ne peut trop admirer cette plume toujours noble, élégante, hardie, couvrant les absurdités du récit sous la magnifique parure du langage. Le Persilès est plus correct et plus châtié que le Don Quichotte ; c’est, en plusieurs parties, un modèle achevé de style, et peut-être le livre le plus classique de l’Espagne. On pourrait le comparer à un palais tout bâti de marbre et de bois de cèdre, mais sans ordonnance, sans proportions, sans figue, et n’offrant à vrai dire, au lieu d’une œuvre architecturale, qu’un amas de précieux matériaux. Quand on voit le sujet du livre et le nom de l’auteur, la préférence qu’il lui donnait sur tous ses ouvrages, et les éminentes qualités qu’il y a si follement dépensées, on est en droit de dire que le Persilès est une des grandes aberrations de l’esprit humain.
Cervantès ne put jouir ni du succès qu’il se promettait complaisamment de ce dernier ouvrage de sa plume, de ce Benjamin des enfants de son intelligence, ni du succès bien autrement durable et légitime de son véritable titre à l’immortalité. Toujours malheureux, il ne lui fut pas même permis de discerner, à travers les éloges de ses contemporains, quelle gloire immense lui réservait la postérité. Lorsqu’il publia, vers la fin de 1615, la seconde partie du Don Quichotte, ayant alors soixante-huit ans, il était attaqué sans remède de la maladie qui l’emporta bientôt après. Espérant, à l’entrée de la belle saison, trouver quelque soulagement dans l’air de la campagne, il partit, le 2 avril suivant, pour le bourg d’Esquivias, où demeuraient les parents de sa femme. Mais, au bout de quelques jours, son mal empirant, il fut contraint de revenir à Madrid, accompagné de deux amis qui le soignaient en chemin. Ce fut à ce retour d’Esquivias que lui arriva une petite aventure dont il composa le prologue du Persilès, et à laquelle nous devons l’unique relation un peu détaillée qu’on ait conservée de sa maladie.
Les trois amis cheminaient paisiblement sur la route de traverse, quand un étudiant, qui venait derrière eux, monté sur un âne, leur cria de s’arrêter, et se plaignit, en les rejoignant, de ce qu’il n’avait pu les atteindre plus tôt pour jouir de leur compagnie. L’un des bourgeois d’Esquivias répondit que la faute en était au cheval du seigneur Miguel de Cervantès, qui avait le pas très-allongé. À ce nom de Cervantès, pour lequel il était passionné sans le connaître, l’étudiant sauta à bas de sa monture, et, lui saisissant la main entre les siennes : « Oui, oui, s’écria-t-il, voilà le manchot sain, le fameux tout, l’écrivain joyeux, et finalement le boute-en-train des muses. » Cervantès, qui se vit si à l’improviste comblé de caresses et d’éloges, répondit avec sa modestie ordinaire, et engagea l’étudiant à remonter sur sa bourrique pour achever à ses côtés le reste de la route. « Nous retînmes un peu la bride, continue Cervantès, et, chemin faisant, on parla de ma maladie. Le bon étudiant m’eut bientôt condamné. « Ce mal, dit-il, est une hydropisie que ne pourra guérir toute l’eau de l’océan, quand vous la boiriez goutte à goutte. Que votre grâce, seigneur Cervantès, se mette à la ration pour boire, et n’oublie pas de bien manger ; avec cela vous guérirez, sans autre médecine. — C’est ce que bien des gens m’ont déjà dit, répondis-je. Mais je ne puis pas plus m’empêcher de boire à toute mon envie que si je n’étais pas né pour autre chose. Ma vie va s’éteignant, et au pas des éphémérides de mon pouls, qui finiront au plus tard leur carrière dimanche prochain, je finirai celle de ma vie. Votre grâce est arrivée en un rude moment à faire ma connaissance, puisqu’il ne me reste pas assez de temps pour me montrer reconnaissant de l’intérêt que vous me témoignez. » En disant cela, nous arrivâmes au pont de Tolède, que je traversai, et l’étudiant s’éloigna pour gagner celui de Ségovie… »
Ce prologue, sans suite et sans liaison, mais où du moins Cervantès montrait encore toute la gaieté de son esprit dans le portrait burlesque de l’étudiant, avant de dire adieu à ses joyeux amis, fut le dernier effort de sa plume. Son mal fit d’effrayants progrès ; il s’alita, et reçut l’extrême-onction le 18 avril. On annonçait alors le retour prochain du comte de Lemos, qui passait de la vice-royauté de Naples à la présidence du conseil. La dernière pensée de Cervantès fut un sentiment de gratitude, un tendre souvenir à son protecteur. Presque mourant, il dicta la lettre suivante, que je traduis mot pour mot :
« Ces anciens couplets, qui furent célèbres en leur temps, et qui commencent ainsi, Le pied déjà dans l’étrier, je voudrais qu’ils ne vinssent pas si à propos dans cette mienne épître. Car, presque avec les mêmes paroles, je puis commencer en disant :
» Le pied déjà dans l’étrier, avec les angoisses de la mort, grand seigneur, je t’écris celle-ci[7]…
» Hier on m’a donné l’extrême-onction, et aujourd’hui je vous écris ce billet. Le temps est court, l’angoisse s’accroît, l’espérance diminue, et avec tout cela je porte la vie sur le désir que j’ai de vivre ; et je voudrais y mettre une borne jusqu’à ce que je baise les pieds de votre excellence. Peut-être que la joie de vous revoir bien portant en Espagne serait si grande qu’elle me rendrait la vie. Mais s’il est décrété que je dois la perdre, que la volonté des cieux s’accomplisse. Que du moins votre excellence connaisse ce mien désir, et sache qu’elle eut en moi un serviteur si désireux de la servir qu’il voulut aller même au-delà de la mort pour montrer son attachement. Avec tout cela, comme en prophétie, je m’applaudis du retour de votre excellence ; je me réjouis de vous voir partout montrer au doigt, et me réjouis plus encore de ce que se sont accomplies mes espérances, établies sur la renommée de vos vertus… »
Cette lettre, qui devrait, au dire de Los Rios, être toujours sous les yeux des grands et des écrivains, pour apprendre, aux uns la générosité, aux autres la reconnaissance, prouve au moins quelle parfaite sérénité d’âme Cervantès conserva jusqu’au dernier moment. Atteint bientôt d’une longue défailliance, il expira le samedi 23 avril 1616.
Le docteur John Bowle a fait la remarque piquante que les deux plus beaux génies de cette grande époque, tous deux méconnus de leurs contemporains et vengés tous deux par la postérité, Miguel de Cervantès et William Shakspeare, étaient morts précisément le même jour. On trouve, en effet, dans les biographies de Shakspeare, qu’il décéda le 23 avril 1616. Mais il faut prendre garde que les Anglais n’adoptèrent le calendrier grégorien qu’en 1754, et qu’ils furent jusque-là en retard des Espagnols pour les dates, comme les Russes le sont aujourd’hui du reste de l’Europe. Shakspeare a donc survécu douze jours à Cervantès.
Par son testament, où il nommait pour exécuteurs de ses volontés (albaceas) sa femme Doña Catalina de Palacios Salazar, et son voisin le licencié Francisco Nuñez, Cervantès avait ordonné qu’on l’enterrât dans un couvent de religieuses trinitaires fondé depuis quatre ans dans la rue del Humilladero, et où sa fille, Doña Isabel de Saavedra, chassée peut-être par la pauvreté de la maison paternelle, avait récemment fait ses vœux. Il est probable que ce dernier désir de Cervantès fut respecté ; mais, en 1633, les religieuses del Humilladero passèrent à un nouveau couvent de la rue de Cantaranas, et l’on ignore ce que devinrent les cendres de Cervantès, dont nul tombeau, nulle pierre, nulle inscription, n’ont pu faire découvrir la place.
Une négligence semblable a laissé périr les deux portraits qu’avaient faits de lui Jauregui et Pacheco. Seulement une copie de l’un d’eux s’est conservée jusqu’à nos jours. Elle est du règne de Philippe IV, la grande époque de la peinture espagnole, et les uns l’attribuent à Alonzo del Arco, les autres à l’école de Vicencio Carducho, ou de Eugenio Cajès. Au reste, quel qu’en soit l’auteur, elle répond parfaitement à la peinture que Cervantès a tracée de lui-même dans le prologue de ses Nouvelles. Il suppose qu’un de ses amis devait graver son portrait en tête du livre, et qu’on aurait mis au-dessous cette inscription : « Celui que vous voyez ici avec un visage aquilin, les cheveux châtains, le front lisse et découvert, les yeux vifs, le nez courbe, quoique bien proportionné, la barbe d’argent (il n’y a pas vingt ans qu’elle était d’or), les moustaches grandes, la bouche petite, les dents peu nombreuses, car il n’en a que six sur le devant, encore sont-elles mal conditionnées et plus mal rangées, puisqu’elles ne correspondent pas les unes aux autres, le corps entre deux extrêmes, ni grand ni petit, le teint clair, plutôt blanc que brun, un peu chargé des épaules, et non fort léger des pieds ; celui-là est l’auteur de la Galatée, du Don Quichotte de la Manche… et d’autres œuvres qui courent les rues, égarées de leur chemin, et peut-être sans le nom de leur maître. On l’appelle communément Miguel de Cervantès Saavedra. » Il parle ensuite de sa main gauche brisée à Lépante, et termine ainsi son portrait : « Enfin, puisque cette occasion m’a manqué, et que je reste en blanc, sans figure, force me sera de me faire valoir par ma langue, laquelle, quoique bègue, ne le sera pas pour dire des vérités qui se font bien entendre par signes. »
Voilà tout ce qu’on a pu recueillir sur l’histoire de cet homme illustre, l’un de ceux qui payèrent par le malheur de toute la vie les tardifs honneurs d’une gloire posthume. Né dans une famille honorable, mais pauvre ; recevant d’abord une éducation libérale, puis jeté dans la domesticité par la misère ; page, valet de chambre, enfin soldat ; estropié à la bataille de Lépante ; distingué à la prise de Tunis ; pris par un corsaire barbaresque ; captif cinq années dans les bagnes d’Alger ; racheté par la charité publique, après de vains efforts d’industrie et d’audace ; encore soldat dans le Portugal et les Açores ; épris d’une femme noble et pauvre autant que lui ; ramené un moment aux lettres par l’amour, et bientôt éloigné d’elles par la détresse ; récompensé de ses services et de ses talents par un magnifique emploi de commis aux vivres ; accusé de détournement de deniers publics ; jeté en prison par les gens du roi, relâché après preuve d’innocence, puis encore emprisonné par des paysans mutins ; devenu poëte et agent d’affaires ; faisant, pour gagner son pain, du négoce par procuration, et des pièces de théâtre ; découvrant, à cinquante ans passés, sa véritable vocation ; ne sachant à quel protecteur faire agréer la dédicace de ses œuvres ; trouvant un public indifférent, qui daigne rire, mais non l’apprécier ni le comprendre ; des rivaux jaloux qui le ridiculisent et le diffament ; des amis envieux qui le trahissent ; poursuivi par le besoin jusqu’en sa vieillesse ; oublié de la plupart, méconnu de tous, et mourant enfin dans la solitude et la pauvreté : tel fut, durant sa vie, Miguel de Cervantès Saavédra. C’est après deux siècles qu’on s’avise de chercher son berceau et sa tombe, qu’on pare d’un médaillon de marbre la dernière maison qu’il habita, qu’on lui élève une statue sur la place publique, et qu’effaçant le nom de quelque obscur bienheureux, on grave au coin d’une petite rue de Madrid ce grand nom qui remplit le monde.
Il me reste à dire un mot sur la manière dont j’ai compris et envisagé ma tâche.
À mes yeux, la traduction d’un livre justement célèbre, d’un de ces ouvrages qui appartiennent moins à une littérature en particulier qu’à l’humanité tout entière, n’est pas seulement une affaire de goût et de style ; c’est une affaire de conscience, et j’oserais presque dire de probité. Je crois que le traducteur a pour devoir strict d’appliquer incessamment ses efforts, non-seulement à rendre le sens dans toute sa vérité, dans toute sa rigueur, mais encore à reproduire l’effet de chaque période, de chaque phrase et presque de chaque mot. Je crois que, tout en respectant les règles et les exigences de sa propre langue, il doit se plier assez aux formes du modèle, dans l’ensemble et dans le détail, pour qu’on sente perpétuellement l’original sous la copie ; qu’il doit parvenir, non point à tracer, comme on l’a dit souvent, la gravure d’un tableau, c’est-à-dire une imitation décolorée, mais à peindre une seconde fois le tableau avec sa couleur générale et ses nuances particulières. Je crois encore que le traducteur doit rejeter comme une pensée coupable, en quelque sorte comme une tentation de vol ou de sacrilège, toute envie de supprimer le moindre fragment du texte, ou d’ajouter la moindre chose de son propre fonds ; il ne doit, suivant le mot de Cervantès, rien omettre et rien mettre. Je crois, enfin, que le respect pour son modèle doit être porté si loin qu’il ne se croie pas même permis de corriger une faute, non de celles de goût, dont il n’est pas juge, mais une faute matérielle, une erreur de fait. Qu’il la signale, bien ; mais qu’il la laisse. Les défauts saillants ou les taches légères qui se rencontrent dans une œuvre importante et durable, soit qu’ils proviennent de l’époque, soit qu’ils proviennent de l’écrivain, ont toujours leur sens et leur prix. Ils appartiennent, sous divers points de vue, à l’historien, à l’artiste, au critique littéraire ; ils servent de leçon presque autant que les beautés mêmes. Qu’on les respecte donc à l’égal des beautés.
La plus grande difficulté qui se rencontre pour arriver à cette fidèle et complète reproduction de l’original, c’est la différence des idiomes, ou plutôt la différence que les temps, les mœurs, le goût, impriment aux idiomes de deux nations, à deux époques. J’ai dû hasarder quelquefois des tours et des expressions qui peut-être ne sont plus dans l’usage courant. On les appellera des espagnolicismes ; ce ne serait pas juste. Notre langue du seizième siècle se rapprochait assez de celle de l’Espagne, dont elle était tributaire à la même époque, pour m’offrir des analogies et des ressources que me refuse notre langue émancipée du dix-neuvième. Il faudrait donc seulement m’accuser d’archaïsme. Au fait, je n’ai fait qu’une seule étude préparatoire pour traduire Cervantès : j’ai relu Montaigne.
- ↑ On peut consulter, pour connaître l’origine et les développements du théâtre espagnol, les Études que j’ai publiées sur l’histoire des institutions, de la littérature, du théâtre et des beaux-arts en Espagne.
- ↑ Ce sonnet est de l’espèce appelée estrambote, qui a un tercet de plus que l’autre, dix-sept vers au lieu de quatorze. Je vais le citer, mais en avertissant que ma version est détestable. Le denier trait, froid et presque ridicule en français, fait pâmer d’aise les Espagnols, qui savent tous par cœur l’estrambote de Cervantès.
« Vive Dieu ! cette grandeur m’épouvante, et je donnerais un doublon pour la decrire. Car, qui ne s’étonne et ne s’émerveille devant tant de pompe, devant ce monument insigne ?
» Par la vie de Jésus-Christ ! chaque pièce vaut plus d’un million, et c’est une honte que cela ne dure un siècle. Ô grande Séville ! Rome triomphante en courage et en richesses !
» Je gagerais que l’âme du défunt, pour jouir de ce séjour, a laissé aujourd’hui le ciel dont elle jouit éternellement.
» Entendant cela, un bravache s’écria : « Rien de plus vrai que ce qu’a dit votre grâce, seigneur soldat, et qui dirait le contraire en a menti. »
» Et tout aussitôt il enfonce son chapeau, cherche la garde de son épée, regarde de travers, s’en va, et il n’y eut rien. »
- ↑ On trouvera des détails sur ces chevaliers dans les notes du chapitre 49, première partie.
- ↑ Voici quelques passages de cette curieuse pétition :
« … Nous disons, en outre, qu’est très-notoire le dommage qu’a fait et que fait dans ces royaumes, aux jeunes gens et aux jeunes filles, la lecture des livres de mensonges et de vanités, comme sont Amadis et tous les livres du même genre composés depuis celui-là… Car, comme les jeunes gens et les jeunes filles, par leur oisiveté, s’occupent principalement à cela, ils prennent goût à ces rêveries et aux événements qu’ils lisent être arrivés dans ces livres, aussi bien d’amour que de guerre, et autres vanités ; et, une fois qu’ils en ont pris le goût, si quelque événement vient à s’offrir, ils s’y jettent à bride abattue, bien plus que s’ils ne l’avaient pas lu. Et bien souvent la mère laisse sa fille enfermée dans la maison, croyant la laisser dans la retraite, et celle-ci reste à lire de semblables livres, si bien qu’il vaudrait mieux que la mère l’eût emmenée avec elle. Et cela ne tourne pas seulement au préjudice et à l’irrévérence des personnes, mais au grand détriment des consciences ; car, plus on s’affectionne à ces vanités, plus on s’éloigne de la doctrine sainte, véritable et chrétienne… Et pour remède au mal susdit, nous supplions votre majesté d’ordonner, sous de graves peines, qu’aucun livre de ceux-là ni d’autres semblables ne se lise ni ne s’imprime, et que ceux qui existent aujourd’hui soient recueillis et brûlés… car, faisant cela, votre majesté fera grand service à Dieu, en ôtant aux gens la lecture de ces livres de vanités, et en les réduisant à lire des livres religieux qui édifient les âmes et réforment les corps, et votre majesté fera à ces royaumes grand bien et faveur. »
- ↑ Voici le sens du sonnet de Gongora :
« La reine est accouchée ; le luthérien est venu avec cents hérétiques et autant d’hérésies ; nous avons dépensé un million en quinze jours pour lui donner des joyaux, des repas et du vin.
» Nous avons fait une parade, ou une extravagance, et donné des fêtes qui furent des confusions, au légat anglais et aux espions de celui qui jura la paix sur Calvin.
» Nous avons baptisé l’enfant du Seigneur, qui est né pour être celui de l’Espagne, et fait un sarao d’enchantements.
» Nous sommes restés pauvres, Luther est devenu riche, et l’on a fait écrire ces beaux exploits à Don Quichotte, à Sancho et à son âne. »
- ↑ On trouvera des détails sur la secte des cultos et la décadence précoce de la littérature espagnole, dans les Études que j’ai précédemment citées.
- ↑
Puesto ya el pie en el estribo,
Con las ansias de la muerte,
Gran señor, esta te escribo.