L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XXXVII
CHAPITRE XXXVII.
Où se poursuit l’histoire de la fameuse infante Micomicona, avec d’autres gracieuses aventures.
Sancho écoutait tous ces propos, non sans avoir l’âme navrée, car il voyait s’en aller en fumée les espérances de sa dignité, depuis que la charmante princesse Micomicona s’était changée en Dorothée et le géant Pantafilando en Don Fernand ; et cela, tandis que son maître dormait comme un bienheureux sans se douter de tout ce qui se passait. Dorothée ne pouvait se persuader que son bonheur ne fût pas un songe ; Cardénio avait la même pensée, que Luscinde partageait aussi. Pour Don Fernand, il rendait grâce au Ciel de la faveur qu’il lui avait faite, en le tirant de ce labyrinthe inextricable, où il courait si grand risque de son honneur et de son salut. Finalement, tous ceux qui se trouvaient dans l’hôtellerie faisaient éclater leur joie de l’heureux dénoûment qu’avaient eu à la fois tant d’aventures enlacées ensemble, et qui paraissaient désespérées. Le curé, en homme d’esprit, faisait ressortir ce miraculeux enchaînement, et félicitait chacun de la part qu’il avait acquise dans ce bonheur général. Mais c’était encore l’hôtesse qui se réjouissait le plus haut, à cause de la promesse que lui avaient faite le curé et Cardénio de lui payer tous les dommages et intérêts auxquels Don Quichotte lui avait donné droit.
Seul, comme on l’a dit, Sancho s’affligeait ; seul il était triste et désolé. Aussi, avec un visage long d’une aune, il entra près de son maître, qui venait enfin de s’éveiller, et lui dit : « Votre grâce, seigneur de la Triste-Figure, peut bien dormir tant qu’il lui plaira, sans se mettre en peine de tuer le géant, ni de rendre à la princesse son royaume ; car tout est fait et conclu. — Je le crois pardieu bien, répondit Don Quichotte, car j’ai livré au géant la plus démesurée et la plus épouvantable bataille que je pense jamais avoir à soutenir en tous les jours de ma vie ; et d’un revers, crac, je lui ai fait voler la tête, et le sang a jailli en telle abondance que des ruisseaux en coulaient par terre comme si c’eût été de l’eau. — Vous feriez mieux de dire comme si c’eût été du vin, repartit Sancho ; car il faut que votre grâce apprenne, si elle ne le sait pas encore, que le géant mort est une outre crevée, que le sang répandu sont les trente pintes de vin rouge qu’elle avait dans le ventre, et que la tête coupée est la gueuse qui m’a mis au monde ; et maintenant que la machine s’en aille à tous les diables ! — Que dis-tu là, fou ! s’écria Don Quichotte ; as-tu perdu l’esprit ? — Levez-vous, seigneur, répondit Sancho, vous verrez la belle besogne que vous avez faite, et ce que nous avons à payer. Et vous verrez aussi la reine Micomicona changée en une simple dame qui s’appelle Dorothée, et d’autres aventures encore qui vous étonneront, si vous y comprenez quelque chose. — Rien de cela ne m’étonnerait, reprit Don Quichotte ; car, si tu as bonne mémoire, l’autre fois que nous nous sommes arrêtés dans ce logis, ne t’ai-je pas dit que tout ce qui s’y passait était chose de magie et d’enchantement ? Il pourrait bien en être de même cette fois. — Je pourrais croire à tout cela, répondit Sancho, si ma berne avait été de la même espèce ; mais elle fut, par ma foi, bien réelle et bien véritable. J’ai vu, de mes deux yeux, que l’hôtelier, le même qui est là au jour d’aujourd’hui, tenait un coin de la couverture, et qu’il me faisait sauter vers le ciel, riant et se gaussant de moi, avec autant de gaîté que de vigueur. Et je m’imagine, tout simple et pécheur que je suis, qu’où l’on reconnaît les gens il n’y a pas plus d’enchantement que sur ma main, mais seulement des coups à recevoir et des marques à garder. — Allons, mon enfant, dit Don Quichotte, Dieu saura bien y remédier ; mais donne que je m’habille, et laisse-moi sortir d’ici pour aller voir ces aventures et ces transformations dont tu parles. »
Sancho lui donna ses habits, et pendant qu’il lui aidait à les mettre, le curé conta à Don Fernand et à ses compagnons les folies de Don Quichotte, ainsi que la ruse qu’on avait employée pour le tirer de la Roche-Pauvre, où il s’imaginait avoir été conduit par les rigueurs de sa dame. Il leur conta aussi presque toutes les aventures qu’il avait apprises de Sancho, ce qui les surprit et les amusa beaucoup, car il leur sembla, comme il semblait à tout le monde, que c’était la plus étrange espèce de folie qui pût entrer dans une cervelle dérangée. Le curé ajouta que l’heureuse métamorphose de la princesse ne permettant plus de mener à bout leur dessein, il fallait chercher et inventer quelque autre artifice pour pouvoir ramener Don Quichotte jusque chez lui. Cardénio s’offrit à continuer la pièce commencée, dans laquelle Luscinde pourrait convenablement remplacer Dorothée. — Non, non, s’écria Don Fernand, il n’en sera point ainsi ; je veux que Dorothée continue son rôle ; et si le pays de ce bon gentilhomme n’est pas trop loin, je serai ravi de servir à sa guérison. — Il n’y a pas d’ici plus de deux journées de marche, dit le curé. — Quand même il y en aurait davantage, reprit Don Fernand, je les ferais volontiers en échange de cette bonne œuvre. »
En cet instant, Don Quichotte parut armé de toutes pièces, l’armet de Mambrin sur la tête, bien que tout bossué, sa rondache au bras, et dans la main sa pique de messier. Cette étrange apparition frappa de surprise Don Fernand et tous les nouveaux venus. Ils regardaient avec étonnement ce visage d’une demi-lieue de long, sec et jaune, l’assemblage de ces armes dépareillées, cette contenance calme et fière, et ils attendaient en silence ce qu’il allait leur dire. Don Quichotte, d’un air grave et d’une voix lente, fixant les yeux sur Dorothée, lui parla de la sorte :
« Je viens d’apprendre, belle et noble dame, par mon écuyer ici présent, que votre grandeur s’est annihilée, que votre être s’est anéanti, puisque, de reine et grande dame que vous aviez coutume d’être, vous vous êtes changée en une simple damoiselle. Si cela s’est fait par ordre du roi négromant, votre père, dans la crainte que je ne vous donnasse pas l’assistance convenable, je dis qu’il n’a jamais su et ne sait pas encore la moitié de la messe, et qu’il fut peu versé dans la connaissance des histoires de chevalerie : car, s’il les avait lues et relues avec autant d’attention et aussi souvent que j’ai eu soin de les lire et de les relire, il aurait vu, à chaque pas, comment des chevaliers, d’un renom moindre que le mien, avaient mis fin à des entreprises plus difficiles. Ce n’est pas grand’chose, en effet, que de tuer un petit géant, quelque arrogant qu’il soit ; il n’y a pas bien des heures que je me suis vu tête à tête avec lui, et…, Je ne veux rien dire de plus, pour qu’on ne dise pas que j’en ai menti ; mais le temps, qui découvre toutes choses, le dira pour moi, quand nous y penserons le moins. — C’est avec deux outres, et non un géant, que vous vous êtes vu tête à tête, » s’écria l’hôtelier ; auquel Don Fernand ordonna aussitôt de se taire et de ne plus interrompre le discours de Don Quichotte. Celui-ci se reprenant : « Je dis enfin, dit-il, haute dame déshéritée, que si c’est pour une telle raison que votre père a fait cette métamorphose en votre personne, vous ne devez lui prêter aucune croyance, car il n’y a nul péril sur la terre à travers lequel cette épée ne s’ouvre un chemin ; cette épée qui, mettant à vos pieds la tête de votre ennemi, vous remettra en même temps votre couronne sur la tête. »
Don Quichotte n’en dit pas davantage, et attendit la réponse de la princesse. Dorothée, qui savait la résolution qu’avait prise Don Fernand de continuer la ruse jusqu’à ce qu’on eût ramené Don Quichotte dans son pays, lui répondit avec beaucoup d’aisance, et non moins de gravité : « Qui que ce soit, valeureux chevalier de la Triste-Figure, qui vous ait dit que j’avais changé d’être, ne vous a pas dit la vérité ; car ce que j’étais hier, je le suis encore aujourd’hui. Il est vrai que quelque changement s’est fait en moi, à la faveur de certains événements d’heureuse conjoncture, qui m’ont donné tout le bonheur que je pouvais souhaiter. Mais, toutefois, je n’ai pas cessé d’être celle que j’étais auparavant, ni d’avoir la pensée que j’ai toujours eue de recourir à la valeur de votre invincible bras. Ainsi donc, mon seigneur, ayez la bonté de faire réparation d’honneur au père qui m’engendra, et tenez-le désormais pour un homme prudent et avisé, puisqu’il a trouvé, par sa science, un moyen si facile et si sûr de remédier à mes malheurs ; car je crois, en vérité, seigneur, qu’à moins d’avoir fait votre rencontre, jamais je n’aurais atteint le bonheur où je suis parvenue. Je dis si vrai, que je prends à témoin de mes paroles la plupart des seigneurs que voici présents. Ce qui reste à faire, c’est de nous mettre en route demain matin ; aujourd’hui l’étape serait trop courte ; et, pour l’heureuse issue de l’entreprise, je l’abandonne à Dieu et à la vaillance de votre noble cœur. »
La gentille Dorothée cessa de parler, et Don Quichotte, se tournant vers Sancho, avec un visage courroucé : « Maintenant, mon petit Sancho, lui dit-il, j’affirme que vous êtes le plus grand maraud qu’il y ait dans toute l’Espagne. Dis-moi, larron vagabond, ne viens-tu pas de me dire que cette princesse s’était changée en une damoiselle du nom de Dorothée, et que la tête que j’imagine bien avoir coupée au géant était la gueuse qui t’a mis au monde, avec cent autres extravagances qui m’ont jeté dans la plus horrible confusion où je me sois vu en tous les jours de ma vie ? Par le Dieu… ! (et il regardait le ciel en grinçant des dents) je ne sais qui me tient de faire sur toi un tel ravage que le souvenir en mette du plomb dans la tête à tout autant d’écuyers menteurs qu’il y en aura désormais par le monde au service des chevaliers errants. — Que votre grâce s’apaise, mon cher seigneur, répondit Sancho ; il se pourrait bien que je me fusse trompé quant à ce qui regarde la transformation de madame la princesse Micomicona ; mais quant à ce qui regarde la tête du géant, ou plutôt la décollation des outres, et à dire que le sang était du vin rouge, oh ! vive Dieu ! je ne me trompe pas, car les peaux de bouc sont encore au chevet de votre lit, percées de part en part, et la chambre est un lac de vin. Sinon, vous le verrez quand il faudra faire frire les œufs, je veux dire quand sa grâce le seigneur hôtelier viendra vous demander le paiement de tout le dégât. Du reste, je me réjouis au fond de l’âme de ce que madame la reine soit restée ce qu’elle était ; car j’ai ma part du profit comme chaque enfant de la commune. — Eh bien ! Sancho, reprit Don Quichotte, je dis seulement que tu es un imbécile : pardonne-moi, et n’en parlons plus. — C’est cela, s’écria Don Fernand ; qu’il n’en soit plus question ; et puisque madame la princesse veut qu’on ne se mette en marche que demain, parce qu’il est trop tard aujourd’hui, faisons ce qu’elle ordonne. Nous pourrons passer la nuit en agréable conversation, jusqu’à l’arrivée du jour. Alors nous accompagnerons tous le seigneur Don Quichotte, parce que nous voulons être témoins des exploits inouïs qu’accomplira sa valeur dans le cours de cette grande entreprise dont il a bien voulu accepter le fardeau. — C’est moi qui dois vous accompagner et vous servir, répondit Don Quichotte ; et je suis très-sensible à la grâce qui m’est faite, et très-obligé de la bonne opinion qu’on a de moi, laquelle je m’efforcerai de ne pas démentir, dût-il m’en coûter la vie, et plus encore, s’il est possible. »
Don Quichotte et Don Fernand continuaient à échanger des politesses et des offres de services, lorsqu’ils furent interrompus par l’arrivée d’un voyageur qui entra tout à coup dans l’hôtellerie, et dont la vue fit taire tout le monde. Son costume annonçait un chrétien nouvellement revenu du pays des Mores. Il portait un justaucorps de drap bleu, avec des pans très-courts et des demi-manches, mais sans collet ; les hauts-de-chausses étaient également de drap bleu, et le bonnet de la même étoffe. Il portait aussi des brodequins jaunes, et un cimeterre moresque pendu à un baudrier de cuir qui lui passait sur la poitrine. Derrière lui entra, assise sur un âne, une femme vêtue à la moresque, le visage voilé, et la tête enveloppée d’une large coiffe. Elle portait, par-dessous, une petite toque de brocart, et une longue robe arabe la couvrait des épaules jusqu’aux pieds. L’homme était d’une taille robuste et bien prise ; son âge semblait dépasser un peu quarante ans ; il avait le visage brun, la moustache longue et la barbe élégamment disposée. En somme, il montrait dans toute sa tenue qu’avec de meilleurs vêtements on l’eût pris pour un homme de qualité. Il demanda, en entrant, une chambre particulière, et parut fort contrarié quand on lui dit qu’il n’en restait aucune dans l’hôtellerie. S’approchant néanmoins de celle qui semblait à son costume une femme arabe, il la prit dans ses bras, et la mit à terre. Aussitôt Luscinde, Dorothée, l’hôtesse, sa fille et Maritornes, attirées par ce nouveau costume qu’elles n’avaient jamais vu, entourèrent la Moresque ; et Dorothée, qui était toujours aimable et prévenante, s’apercevant qu’elle semblait partager le déplaisir qu’avait son compagnon de ne point trouver une chambre, lui dit avec bonté : « Ne vous affligez point, madame, du peu de commodité qu’offre cette maison : c’est le propre des hôtelleries de n’en avoir aucune. Mais, cependant, s’il vous plaisait de partager notre gîte (montrant du doigt Luscinde), peut-être que, dans le cours de votre voyage, vous n’auriez pas souvent trouvé meilleur accueil. » L’étrangère, toujours voilée, ne répondit rien ; mais elle se leva du siége où on l’avait assise, et, croisant ses deux mains sur sa poitrine, elle baissa la tête et plia le corps, en signe de remerciement. Son silence acheva de faire croire qu’elle était Moresque, et qu’elle ne savait pas la langue des chrétiens. En ce moment, revint le captif, qui s’était jusqu’alors occupé d’autres choses. Voyant que toutes ces femmes entouraient celle qu’il avait amenée avec lui, et que celle-ci ne répondait mot à tout ce qu’on lui disait : « Mesdames, leur dit-il, cette jeune fille entend à peine notre langue, et ne sait parler que celle de son pays ; c’est pour cela qu’elle n’a pu répondre à ce que vous lui avez demandé. — Nous ne lui demandons rien autre chose, répondit Luscinde, que de vouloir bien accepter notre compagnie pour cette nuit, et de partager la chambre où nous la passerons. Elle y sera reçue aussi bien que le permet un tel lieu, et avec tous les égards qu’on doit à des étrangers, surtout lorsque c’est une femme qui en est l’objet. — Pour elle et pour moi, madame, répliqua le captif, je vous baise les mains, et j’estime à son prix la faveur que vous m’offrez ; dans une telle occasion, et de personnes telles que vous, elle ne peut manquer d’être grande. — Dites-moi, seigneur, interrompit Dorothée, cette dame est-elle chrétienne ou musulmane ? Son costume et son silence nous font penser qu’elle est ce que nous ne voudrions pas qu’elle fût. — Par le costume et par le corps, répondit le captif, elle est musulmane ; mais dans l’âme elle est grandement chrétienne, car elle a grand désir de l’être. — Elle n’est donc pas baptisée ? reprit Luscinde. — Pas encore, répliqua le captif ; elle n’a pas eu l’occasion de l’être depuis notre départ d’Alger, sa patrie ; et jusqu’à présent, elle ne s’est pas trouvée en péril de mort si imminent, qu’il ait fallu la baptiser avant qu’elle eût appris les cérémonies qu’exige notre sainte mère l’Église. Mais Dieu permettra qu’elle soit bientôt baptisée avec toute la décence que mérite la qualité de sa personne, plus grande que ne l’annoncent son costume et le mien. »
Ces propos donnèrent à tous ceux qui les avaient entendus le désir de savoir qui étaient la Moresque et le captif ; mais personne n’osa le demander pour l’instant, voyant bien qu’il était plutôt temps de leur procurer du repos que de les questionner sur leur histoire. Dorothée prit l’étrangère par la main, et, la faisant asseoir auprès d’elle, elle la pria d’ôter son voile. Celle-ci regarda le captif, comme pour lui demander ce qu’on venait de lui dire et ce qu’il fallait faire. Il répondit en langue arabe, qu’on la priait d’ôter son voile, et qu’elle ferait bien d’obéir. Aussitôt, elle le détacha, et découvrit un visage si ravissant, que Dorothée la trouva plus belle que Luscinde, et Luscinde plus belle que Dorothée ; et tous les assistants convinrent que, si quelque femme pouvait égaler l’une et l’autre par ses attraits, c’était la Moresque ; il y en eut même qui lui donnèrent sur quelques points la préférence. Et, comme la beauté a toujours le privilège de se concilier les esprits et de s’attirer les sympathies, tout le monde s’empressa de servir et de fêter la belle Arabe. Don Fernand demanda au captif comment elle s’appelait, et il répondit, Lella Zoraïda[1] ; mais, dès qu’elle entendit son nom, elle comprit ce qu’avait demandé le chrétien, et s’écria sur-le-champ, pleine à la fois de dépit et de grâce : « no, no Zoraïda ; Maria, Maria. » Voulant faire entendre qu’elle s’appelait Marie, et non Zoraïde. Ces paroles, et l’accent pénétré avec lequel la Moresque les prononça, firent répandre plus d’une larme à quelques-uns de ceux qui l’écoutaient, surtout parmi les femmes, qui sont de leur nature plus tendres et plus compatissantes. Luscinde l’embrassa avec transport, en lui disant : « Oui, oui, Marie, Marie ; » et la Moresque répondit : « Si, si, Maria. Zoraïda macangé[2] ; c’est-à-dire plus de Zoraïde. »
Cependant la nuit approchait, et, sur l’ordre des compagnons de Don Fernand, l’hôtelier avait mis tous ses soins et toute sa diligence à préparer le souper de ses hôtes du mieux qu’il lui fut possible. L’heure venue, ils s’assirent tous à l’entour d’une longue table étroite, faite comme pour un réfectoire, car il n’y en avait ni ronde, ni carrée, dans toute la maison. On offrit le haut bout à Don Quichotte, qui essaya vainement de refuser cet honneur, et voulut qu’on mît à ses côtés la princesse Micomicona, puisqu’il était son chevalier gardien. Ensuite s’assirent Luscinde et Zoraïde, et, en face d’elles, Don Fernand et Cardénio ; au-dessous d’eux, le captif et les autres gentilshommes ; puis, à la suite des dames, le curé et le barbier. Ils soupèrent ainsi avec appétit et gaieté, et leur joie s’accrut quand ils virent que Don Quichotte, cessant de manger, et poussé du même esprit qui lui fit autrefois adresser aux chevriers un si long discours, s’apprêtait à parler :
« En vérité, dit-il, mes seigneurs, il faut convenir que ceux qui ont fait profession dans l’ordre de la chevalerie errante voient des choses étranges, merveilleuses, inouïes. Sinon, dites-moi, quel être vivant y a-t-il au monde qui, entrant à l’heure qu’il est par la porte de ce château, et nous voyant attablés de la sorte, pourrait juger et croire que nous sommes qui nous sommes ? Qui dirait que cette dame assise à mes côtés est la grande reine que nous connaissons tous, et que je suis ce chevalier de la Triste-Figure, dont la bouche de la renommée répand le nom sur la terre ? À présent, il n’en faut plus douter, cet exercice, ou plutôt cette profession surpasse toutes celles qu’ont jamais inventées les hommes, et il faut lui porter d’autant plus d’estime qu’elle est sujette à plus de dangers. Qu’on ôte de ma présence ceux qui prétendraient que les lettres l’emportent sur les armes ; car je leur dirais, quels qu’ils fussent, qu’ils ne savent ce qu’ils disent[3]. En effet, la raison que ces gens ont coutume de donner, et dont ils ne sortent jamais, c’est que les travaux de l’esprit surpassent ceux du corps, et que, dans les armes, le corps seul fonctionne ; comme si cet exercice était un vrai métier de porte-faix qui n’exigeât que de bonnes épaules ; ou comme si, dans ce que nous appelons les armes, nous dont c’est la profession, n’étaient pas comprises les actions de l’art militaire, lesquelles demandent la plus haute intelligence ; ou comme si le guerrier qui commande une armée en campagne, et celui qui défend une place assiégée, ne travaillaient point de l’esprit comme du corps. Est-ce, par hasard, avec les forces corporelles qu’on parvient à pénétrer les intentions de l’ennemi, à deviner ses projets, ses stratagèmes, ses embarras, à prévenir le mal qu’on redoute, toutes choses qui sont du ressort de l’entendement, et où le corps n’a, certes, rien à voir ? Maintenant, s’il est vrai que les armes exigent, comme les lettres, la coopération de l’esprit, voyons lequel des deux esprits a le plus à faire, de celui de l’homme de lettres, ou celui de l’homme de guerre. Cela sera facile à connaître par la fin et le but que se proposent l’un et l’autre, car l’intention qui se doit le plus estimer est celle qui a le plus noble objet. La fin et le but des lettres (je ne parle point à présent des lettres divines dont la mission est de conduire et d’acheminer les âmes au ciel ; car, à une fin sans fin comme celle-là, nulle autre ne peut se comparer ; je parle des lettres humaines)[4], c’est, dis-je, de faire triompher la justice distributive, de rendre à chacun ce qui lui appartient, d’appliquer et de faire observer les bonnes lois. Cette fin, assurément, est grande, généreuse, et digne d’éloge ; mais non pas autant, toutefois, que celle des armes, lesquelles ont pour objet et pour but la paix, c’est-à-dire le plus grand bien que puissent désirer les hommes en cette vie. Ainsi, les premières bonnes nouvelles que reçut le monde furent celles que donnèrent les anges, dans cette nuit qui devint notre meilleur jour, lorsqu’ils chantaient au milieu des airs : Gloire soit à Dieu dans les hauteurs célestes, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! De même, le meilleur salut qu’enseigna à ses disciples bien-aimés le plus grand maître de la terre et du ciel, ce fut de dire, lorsqu’ils entreraient chez quelqu’un : Que la paix soit en cette maison ! Et maintes fois encore il leur a dit : Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix, que la paix soit avec vous[5], comme le plus précieux bijou que pût donner et laisser une telle main, bijou sans lequel, ni sur la terre, ni dans le ciel, il ne peut exister aucun bonheur. Or, cette paix est la véritable fin de la guerre, et la guerre est la même chose que les armes. Une fois cette vérité admise, que la fin de la guerre c’est la paix, et qu’en cela elle l’emporte sur la fin des lettres, venons maintenant aux travaux de corps du lettré et à ceux de l’homme qui fait profession des armes, et voyons quels sont les plus rudes. »
Don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et en si bons termes, qu’il forçait alors tous ceux qui l’entendaient à ne plus le prendre pour un fou ; au contraire, comme ils étaient, pour la plupart, des gentilshommes destinés par leur naissance à l’état des armes, ils l’écoutaient avec beaucoup de plaisir. « Je dis donc, continua-t-il, que voici les travaux et les peines de l’étudiant[6] : d’abord, et par-dessus tout, la pauvreté ; non pas que tous les étudiants soient pauvres, mais pour prendre leur condition dans tout ce qu’elle a de pire. Quand j’ai dit que l’étudiant souffre la pauvreté, il me semble que je n’ai rien de plus à dire de son triste sort, car qui est pauvre n’a rien de bon au monde. Cette pauvreté, il la souffre quelquefois par parties ; tantôt c’est la faim, tantôt le froid, tantôt la nudité, quelquefois aussi ces trois choses à la fois. Cependant il n’est jamais si pauvre qu’il ne trouve à la fin quelque chose à manger, bien que ce soit un peu plus tard que l’heure, bien que ce ne soient que les restes des riches ; et c’est là la plus grande misère de l’étudiant, ce qu’ils appellent entre eux aller à la soupe[7]. D’une autre part, ils ne manquent pas de quelque cheminée de cuisine, de quelque brasero dans la chambre d’autrui, où ils puissent, sinon se réchauffer, au moins se dégourdir un peu, et enfin, la nuit venue, ils dorment tous sous des toits de maisons. Je ne veux pas descendre jusqu’à d’autres menus détails, à savoir : le manque de chemises et la non abondance de souliers, la vétusté et la maigreur de l’habit, et ce goût pour s’empiffrer jusqu’à la gorge, quand la bonne fortune leur envoie quelque banquet. C’est par ce chemin que je viens de peindre, âpre et difficile, qu’en bronchant par-ci et tombant par-là, se relevant d’un côté pour retomber de l’autre, ils arrivent aux degrés qu’ils ambitionnent. Une fois ce but atteint, nous en avons vu beaucoup qui, après avoir passé à travers ces écueils, entre ces Charybde et ces Scylla, arrivent, comme emportés par le vol de la fortune favorable, à gouverner le monde du haut d’un fauteuil, ayant changé leur faim en satiété, leur froid en douce fraîcheur, leur nudité en habits de parade, et leur natte de joncs en draps de toile de Hollande et en rideaux de damas, prix justement mérité de leur science et de leur vertu. Mais si l’on compare et si l’on balance leurs travaux avec ceux du guerrier, de combien ils restent en arrière ! C’est ce que je vais facilement démontrer. »
- ↑ Lella, ou plutôt Élella, veut dire en arabe, d’après l’académie espagnole, l’adorable, la divine, la bienheureuse par excellence. Ce nom ne se donne qu’à Marie mère de Jésus. Zoraïda est un diminutif de zorath, fleur.
- ↑ Macangé est un mot turc corrompu (angé mac), qui veut dire nullement, en aucune façon.
- ↑ Ainsi, au dire de Don Quichotte, Cicéron, avec son adage cedant arma togœ, ne savait ce qu’il disait.
- ↑ Le mot letras, transporté de l’espagnol au français, produit une équivoque inévitable. Dans la pensée de Cervantès, les lettres divines sont la théologie, et les lettres humaines, la jurisprudence, ce qu’on apprend dans les universités. Le mot letrado, qu’il met toujours en opposition du mot guerrero, signifie, non point un homme de lettres, dans le sens actuel de cette expression, mais un homme de robe. En un mot, c’est la magistrature et ses dépendances qu’il oppose à l’armée.
- ↑ Don Quichotte, qui emprunte des textes à saint Luc, à saint Jean, à saint Matthieu, oublie ces paroles de l’Ecclésiaste (cap. 9)… et dicebam ego meliorem esse sapientiam fortitudine… Melior est sapientia quam arma bellica.
- ↑ Estudiante. C’est le nom qu’on donne indistinctement aux élèves des universités qui se destinent à l’église, à la magistrature, au barreau, et à toutes les professions lettrées.
- ↑ Aller à la soupe (andar a la sopa), se dit des mendiants qui allaient recevoir à heure fixe, aux portes des couvents dotés, du bouillon et des bribes de pain.
La condition des étudiants a peu changé en Espagne depuis Cervantès. On en voit un grand nombre, encore aujourd’hui, faire mieux que d’aller à la soupe ; à la faveur du chapeau à cornes et du long manteau noir, ils mendient dans les maisons, dans les cafés et dans les rues.