L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XXXV

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 499-511).


CHAPITRE XXXV.

Qui traite de l’effroyable bataille que livra Don Quichotte à des outres de vin rouge, et où se termine la nouvelle du Curieux malavisé.



Il ne restait que peu de pages à lire de la nouvelle, lorsque tout à coup, du galetas où couchait Don Quichotte, Sancho Panza sortit tout effaré, en criant à pleine gorge : « Au secours, seigneurs, au secours ! venez à l’aide de mon seigneur qui est engagé dans la plus formidable et la plus sanglante bataille que mes yeux aient jamais vue. Vive Dieu ! il a porté un tel revers au géant ennemi de madame la princesse Micomicona, qu’il lui a tranché la tête à rasibus des épaules, comme si c’eût été un navet. — Que dites-vous là, frère ? s’écria le curé, interrompant sa lecture. Avez-vous perdu l’esprit ? comment diable serait-ce possible, puisque le géant est à plus de deux mille lieues d’ici ? » En ce moment, un grand bruit se fit entendre dans le taudis de Don Quichotte, et sa voix par-dessus le bruit : « Arrête, larron ! s’écriait-il ; arrête, félon, bandit, détrousseur de passants ; je te tiens ici, et ton cimeterre ne te sera bon à rien. » Puis, on entendait résonner les coups d’épée qui tombaient sur les murailles. « Il ne s’agit pas, reprit Sancho, de rester là les bras croisés et l’oreille au guet ; entrez bien vite séparer les combattants ou secourir mon maître ; encore n’en est-il pas grand besoin, et sans doute le géant est mort à l’heure qu’il est, et rend compte à Dieu de sa mauvaise vie passée ; car j’ai vu le sang couler par terre, et la tête coupée qui roulait dans un coin, grosse, par ma foi, comme une grosse outre de vin. — Que je sois pendu, s’écria aussitôt l’hôtelier, si Don Quichotte ou Don Diable n’a donné quelque coup d’estoc au travers d’une des outres de vin rouge qui sont rangées toutes pleines à la tête de son lit ! et c’est le vin qui en coule que ce bon homme aura pris pour du sang. »

Tout en disant cela, l’hôte courait au galetas, où le suivit toute la compagnie ; et ils y trouvèrent Don Quichotte dans le plus étrange accoutrement du monde. Il n’avait que sa chemise, dont les pans n’étaient pas assez longs pour lui couvrir les cuisses plus qu’à la moitié par devant, tandis que, par derrière, elle avait six doigts de moins. Ses jambes étaient longues, sèches, velues, et de propreté plus que douteuse ; il portait sur la tête un petit bonnet de couleur rouge, qui avait longtemps ramassé la graisse sur celle de l’hôtelier ; à son bras gauche était roulée cette couverture de lit à laquelle Sancho gardait rancune, pour des raisons à lui connues, et de la main droite il tenait son épée nue, avec laquelle il s’en allait frappant de tous côtés d’estoc et de taille, tout en prononçant des paroles, comme s’il eût réellement combattu quelque géant ennemi. Le bon de l’affaire, c’est qu’il avait les yeux fermés, car il dormait, et c’était en songe qu’il livrait bataille au géant. Son imagination avait été tellement frappée de l’aventure qu’il allait entreprendre, qu’elle lui fit rêver qu’il était arrivé au royaume de Micomicon, et qu’il se mesurait avec son ennemi. Aussi avait-il donné tant de coups d’épée dans les outres, croyant frapper le géant, que toute la chambre était pleine de vin.

Quand l’hôtelier vit ce dégât, il entra dans une telle fureur, qu’il se jeta sur Don Quichotte, les poings fermés, et commença à son tour à lui donner tant de gourmades que si Cardénio et le curé ne le lui eussent ôté des mains, il mettait fin à la guerre du géant. Et cependant, malgré cette pluie de coups, le pauvre chevalier ne se réveillait pas. Il fallut que le barbier apportât du puits un grand chaudron d’eau froide, qu’il lui lança d’un seul jet sur le corps. Alors Don Quichotte s’éveilla, mais non toutefois si complètement qu’il s’aperçût de l’état où il était. Dorothée, qui le vit si légèrement et si court vêtu, ne voulut point entrer pour assister à la bataille entre son défenseur et son ennemi. Quant à Sancho, il marchait à quatre pattes, cherchant dans tous les coins la tête du géant ; et comme il ne la trouvait pas : « Je savais déjà bien, s’écria-t-il, que dans cette maudite maison tout est enchantement ; l’autre fois, au même endroit où je me trouve à présent, on m’a roué de coups de poing et de coups de pied, sans que j’aie su qui me les donnait, et sans que j’aie pu voir personne ; et voilà que maintenant cette tête ne paraît pas, moi qui l’ai vu couper de mes propres yeux, si bien que le sang coulait du corps comme d’une fontaine. — De quel sang et de quelle fontaine parles-tu, ennemi de Dieu et de ses saints ? s’écria l’hôtelier : ne vois-tu pas, larron, que le sang et la fontaine ne sont autre chose que ces outres criblées de trous et le vin rouge qui nage dans la chambre ? puissé-je voir nager dans l’enfer l’âme de celui qui les a crevées ! — Je n’y entends plus rien, répondit Sancho ; tout ce que je sais, c’est que, faute de trouver cette tête, mon comté va se fondre comme le sel dans l’eau. » Sancho était pire, éveillé, que son maître dormant, tant les promesses de Don Quichotte lui avaient troublé la cervelle.

L’hôtelier se désespérait en voyant le sang-froid de l’écuyer après les dégâts du seigneur ; il jurait bien qu’il n’en serait pas de cette fois-ci comme de l’autre, où ils étaient partis sans payer l’écot, et que maintenant les privilèges de leur chevalerie ne leur serviraient à rien pour se dispenser de payer le tout à la fois, même les coutures et les rapiéçages qu’il faudrait faire aux peaux de bouc. Le curé tenait par les mains Don Quichotte, lequel, croyant qu’il avait achevé l’aventure et qu’il se trouvait en présence de la princesse Micomicona, se mit à genoux devant le curé, et lui dit : « De ce jour, votre grandeur, haute et charmante dame, peut vivre en sécurité, sans craindre aucun mal de cette créature mal née ; et de ce jour aussi je suis quitte de la parole que je vous donnai, puisque avec l’aide de Dieu, et la faveur de celle pour qui je vis et respire, je l’ai si heureusement accomplie. — Ne l’avais-je pas dit ? s’écria Sancho, dès qu’il entendit ces paroles. Hein ! j’étais ivre peut-être ? Voyez : est-ce que mon maître n’a pas mis le géant dans le sel ? Pardieu, l’enfant est au monde, et mon comté dans son moule. » Qui n’aurait éclaté de rire à toutes les extravagances de cette paire de fous, maître et valet ? Aussi tout le monde riait, sauf l’hôtelier, qui se donnait au diable. À la fin, tant firent le barbier, le curé et Cardénio, qu’ils parvinrent, non sans grand travail, à remettre en son lit Don Quichotte, qui se rendormit aussitôt, comme un homme accablé de fatigue. Ils le laissèrent dormir, et revinrent sous le portail de l’hôtellerie consoler Sancho Panza de ce qu’il n’avait pas trouvé la tête du géant. Mais ils eurent plus de peine encore à calmer l’hôte, désespéré de la mort subite de ses outres. L’hôtesse disait aussi, criant et gesticulant : « À la male-heure est entré chez moi ce maudit chevalier errant, qui me coûte si cher. L’autre fois, il s’en est allé emportant la dépense d’une nuit, souper, lit, paille et orge, pour lui, son écuyer, un bidet et un âne, disant qu’il était chevalier aventurier, Dieu lui donne mauvaise aventure, à lui et à tous les aventuriers qui soient au monde ! qu’ainsi il n’était tenu de rien payer, parce que c’est écrit dans les tarifs de sa chevalerie errante. Et voilà maintenant qu’à propos de lui, cet autre beau monsieur vient, qui m’emporte ma queue, et me la rend diminuée de moitié, toute pelée qu’elle est, et qui ne peut plus servir à ce qu’en faisait mon mari. Puis, pour couronner l’œuvre, il me crève mes outres et me répand mon vin. Que ne vois-je aussi répandre son sang ! Mais, par les os de mon père et l’éternité de ma grand’mère ! qu’il ne pense pas s’en aller cette fois sans me payer tout ce qu’il doit, un denier sur l’autre, ou, pardieu, je ne m’appellerais pas comme je m’appelle, et ne serais pas fille de qui m’a mise au monde. » À ces propos, que débitait l’hôtesse avec emportement, sa bonne servante Maritornes faisait l’écho ; la fille seule ne disait rien, et souriait de temps en temps.

Enfin, le curé calma cette tempête en promettant de rembourser tout le dégât, tant des outres crevées que du vin répandu, et surtout le déchet de la queue, dont l’hôtesse faisait si grand bruit. Dorothée consola Sancho Panza, en lui disant que, puisqu’il paraissait vrai que son maître avait coupé la tête au géant, elle lui promettait de lui donner, dès qu’elle se verrait pacifiquement rétablie dans son royaume, le meilleur comté qui s’y trouvât. Cette promesse consola Sancho, qui supplia la princesse de tenir pour certain qu’il avait vu la tête du géant, à telles enseignes qu’elle avait une barbe qui lui descendait jusqu’à la ceinture, et que, si on ne la retrouvait pas, c’est que tout se faisait dans cette maison par voie d’enchantement, comme il en avait fait l’épreuve à ses dépens la dernière fois qu’il y avait logé. Dorothée répondit qu’elle n’avait pas de peine à le croire : qu’il cessât donc de s’affliger, et que tout s’arrangerait à bouche que veux-tu.

La paix rétablie et tout le monde content, le curé voulut achever le peu qui restait à lire de la nouvelle. C’est ce que lui demandèrent Cardénio, Dorothée, et le reste de la compagnie. Voulant donc leur faire plaisir, et satisfaire aussi celui qu’il trouvait à cette lecture, il continua l’histoire en ces termes :

Ce qui arriva de l’aventure, c’est qu’Anselme, rassuré désormais sur la vertu de sa femme, passait une vie heureuse et tranquille. Camille faisait avec intention mauvaise mine à Lothaire, afin qu’Anselme comprît au rebours les sentiments qu’elle lui portait ; et, pour accréditer la ruse de sa complice, Lothaire pria son ami de trouver bon qu’il ne revînt plus chez elle, parce qu’il voyait clairement le déplaisir qu’éprouvait Camille à sa vue. Mais, toujours dupe, Anselme ne voulut aucunement y consentir, se faisant ainsi de mille façons l’artisan de son déshonneur, tandis qu’il croyait l’être de sa félicité. Cependant Léonella, dans la joie que lui donnaient ses amours de qualité, s’y livrait chaque jour avec moins de mesure, confiante en sa maîtresse, qui fermait les yeux sur ses déportements, et prêtait même la main à cette intrigue. Une nuit enfin, Anselme entendit marcher dans la chambre de Léonella, et, voulant entrer pour savoir qui faisait ce bruit, il s’aperçut qu’on retenait la porte. Irrité de cette résistance, il fit tant d’efforts qu’il parvint à ouvrir, et il entra justement lorsqu’un homme sautait par la fenêtre dans la rue. Anselme s’élança pour le saisir, ou du moins le reconnaître ; mais il en fut empêché par Léonella, qui, se jetant au-devant de lui, le tenait embrassé. « Calmez-vous, mon seigneur, disait-elle ; ne faites pas de bruit, et ne suivez pas celui qui vient de s’échapper. Il me touche de près, et de si près que c’est mon époux. » Anselme ne voulut pas croire à cette défaite : au contraire, transporté de fureur, il tira sa dague, et fit mine d’en frapper Léonella, en lui disant que si elle ne déclarait la vérité il la tuait sur la place. L’autre, épouvantée, et ne sachant ce qu’elle disait : « Oh ! ne me tuez pas, seigneur, s’écria-t-elle ; je vous dirai des choses plus importantes que vous ne pouvez l’imaginer. — Dis-les sur-le-champ, répondit Anselme, ou sinon tu es morte. — À présent, ce serait impossible, reprit Léonella, tant je suis troublée. Mais laissez-moi jusqu’à demain, et je vous apprendrai des choses qui vous étonneront. Et soyez assuré que celui qui a sauté par la fenêtre est un jeune homme de la ville qui m’a donné sa parole d’être mon mari. » Ce peu de mots apaisèrent Anselme, qui voulut bien accorder le délai que demandait Léonella, ne pensant guère entendre des révélations contre Camille, dont il ne pouvait plus suspecter la vertu. Il quitta la chambre, où il laissa Léonella bien enfermée sous clef, après lui avoir dit qu’elle n’en sortirait plus qu’il n’eût reçu les confidences qu’elle avait à lui faire. Puis il se rendit, en toute hâte, auprès de Camille, pour lui conter tout ce qui venait de lui arriver avec sa camériste, ajoutant qu’elle lui avait donné sa parole de lui révéler des choses de grande importance. Si Camille fut ou non troublée à ce coup inattendu, il est superflu de le dire. L’épouvante qu’elle ressentit fut telle, en s’imaginant, comme c’était à croire, que Léonella découvrirait à Anselme tout ce qu’elle savait de sa trahison, qu’elle ne se sentit pas même assez de courage pour attendre que ce soupçon fût confirmé. Cette même nuit, dès qu’elle crut qu’Anselme dormait, elle rassembla ses bijoux les plus précieux, prit quelque argent, puis, sans être entendue de personne, elle sortit de la maison, et courut chez Lothaire. Arrivée là, elle lui conta ce qui venait de se passer, et lui demanda de la mettre en lieu sûr, ou de partir avec elle pour échapper tous deux au courroux d’Anselme. La confusion où la visite de Camille jeta Lothaire fut si grande qu’il ne savait que répondre, ni moins encore prendre un parti. Enfin il proposa de conduire Camille dans un couvent dont sa sœur était abbesse. Camille y consentit, et Lothaire, avec toute la célérité qu’exigeait la circonstance, conduisit sa complice à ce couvent, où il la laissa. Quant à lui, il s’éloigna sur-le-champ de la ville, sans avertir personne de son départ.

Dès que le jour parut, Anselme, sans s’apercevoir que Camille n’était plus à ses côtés, se leva, pressé par le désir d’apprendre ce qu’avait à lui confier Léonella, et courut à la chambre où il l’avait enfermée. Il ouvrit, entra, mais ne trouva plus la camériste ; seulement, des draps de lit noués à la fenêtre lui apprirent qu’elle s’était échappée par ce chemin. Il revint tristement raconter à Camille sa mésaventure ; mais, ne la trouvant plus, ni dans le lit, ni dans toute la maison, il resta stupéfait, anéanti. Vainement il questionna tous les gens de la maison, personne ne put lui donner de ses nouvelles. Tandis qu’il cherchait Camille de chambre en chambre, le hasard fit qu’il s’aperçut que ses coffres étaient ouverts, et que la plupart de ses bijoux ne s’y trouvaient plus. Alors la fatale vérité lui apparut tout entière, et ce ne fut plus Léonella qu’il accusa de son infortune. Sans achever même de se vêtir, il courut, triste et pensif, confier ses nouveaux chagrins à son ami Lothaire. Mais, ne le trouvant pas, et apprenant de ses domestiques qu’il était parti dans la nuit avec tout l’argent qu’il possédait, Anselme pensa perdre l’esprit. Pour achever de le rendre fou, lorsqu’il revint chez lui, il ne trouva plus aucun des valets et des servantes qu’il y avait laissés : la maison était abandonnée et déserte. Pour le coup, il ne sut plus que penser, ni que dire, ni que faire ; et peu à peu il sentait sa tête s’en aller. Il contemplait sa situation, et se voyait, en un instant, sans femme, sans ami, sans domestiques, abandonné du ciel et de la nature entière, et par-dessus tout déshonoré ; car, dans la fuite de Camille, il vit bien sa perdition. Enfin, après une longue incertitude, il résolut d’aller à la maison de campagne de cet ami chez lequel il avait passé le temps que lui-même avait donné pour la machination de son infortune. Il ferma les portes de sa maison, monta à cheval, et se mit en route, pouvant à peine respirer. Mais il n’eut pas fait la moitié du chemin qu’assailli et vaincu par ses tristes pensées, force lui fut de mettre pied à terre et d’attacher son cheval à un arbre, au pied duquel il se laissa tomber, en poussant de plaintifs et douloureux soupirs. Il resta là jusqu’à la chute du jour. Alors vint à passer un homme à cheval qui venait de la ville ; et, après l’avoir salué, Anselme lui demanda quelles nouvelles on disait à Florence. « Les plus étranges, répondit le passant, qu’on y ait depuis longtemps entendues. On dit publiquement que Lothaire, cet intime ami d’Anselme le riche, qui demeure auprès de Saint-Jean, a enlevé cette nuit Camille, la femme d’Anselme, et que celui-ci a également disparu. C’est ce qu’a raconté une servante de Camille, que le gouverneur a trouvée hier soir se glissant avec des draps de lit d’une fenêtre de la maison d’Anselme. Je ne sais pas exactement comment s’est passée l’affaire ; mais je sais bien que toute la ville est étonnée d’un tel événement, car on ne pouvait guère l’attendre de l’étroite amitié qui unissait Anselme et Lothaire, si grande qu’on les appelait, dit-on, les deux amis.

— Savez-vous, par hasard, demanda Anselme, quel chemin ont pris Lothaire et Camille ? — Pas le moins du monde, répondit le Florentin, bien que le gouverneur ait mis toute la diligence possible à découvrir leurs traces.

— Allez avec Dieu, seigneur, reprit Anselme. — Restez avec lui, » répliqua le passant ; et il piqua des deux.

À de si terribles nouvelles, le pauvre Anselme fut sur le point de perdre, non-seulement l’esprit, mais encore la vie. Il se leva comme il put, et se traîna jusqu’à la maison de son ami, qui ne savait point encore son malheur. Quand celui-ci le vit arriver pâle, effaré, tremblant, il le crut atteint de quelque mal dangereux. Anselme aussitôt pria qu’on le mît au lit, et qu’on lui donnât de quoi écrire. On s’empressa de faire ce qu’il demandait ; puis, on le laissa couché et seul en sa chambre, dont il avait même exigé qu’on fermât les portes. Dès qu’il se vit seul, la pensée de son infortune l’accabla de telle sorte qu’il reconnut clairement, aux angoisses mortelles qui brisaient son cœur, que la vie allait lui échapper. Voulant laisser une explication de sa mort prématurée, il se hâta de prendre la plume ; mais, avant d’avoir écrit tout ce qu’il voulait, le souffle lui manqua, et il expira sous les coups de la douleur que lui avait causée son imprudente curiosité.

Le lendemain, voyant qu’il était tard, et qu’Anselme n’appelait point, le maître de la maison se décida à entrer dans sa chambre, pour savoir si son indisposition continuait. Il le trouva étendu sans mouvement, la moitié du corps dans le lit, et l’autre moitié sur le bureau, ayant devant lui un papier ouvert, et tenant encore à la main la plume avec laquelle il avait écrit. Son hôte s’approcha, l’appela d’abord, et, ne recevant point de réponse, le prit par la main, qu’il trouva froide, et reconnut enfin qu’il était mort. Surpris et désespéré, il appela les gens de sa maison pour qu’ils fussent témoins de la catastrophe. Finalement, il lut le papier, qu’il reconnut bien être écrit de la main d’Anselme, et qui contenait ce peu de mots : « Un sot et impertinent désir m’ôte la vie. Si la nouvelle de ma mort arrive aux oreilles de Camille, qu’elle sache que je lui pardonne ; elle n’était pas tenue de faire un miracle, et je ne devais pas exiger qu’elle le fît. Ainsi, puisque j’ai été moi-même l’artisan de mon déshonneur, il ne serait pas juste… » Anselme n’en avait pas écrit davantage, ce qui fit voir qu’en cet endroit, sans pouvoir terminer sa phrase, il avait terminé sa vie. Le lendemain, son ami informa de sa mort les parents d’Anselme, lesquels savaient déjà son infortune ; ils connaissaient aussi le monastère où Camille était près de suivre son mari dans l’inévitable voyage, par suite des nouvelles qu’elle avait reçues, non de l’époux mort, mais de l’ami absent. On dit que, bien que veuve, elle ne voulut pas quitter le monastère, mais qu’elle ne voulut pas davantage y faire ses vœux, jusqu’à ce que, peu de temps après, elle eut appris que Lothaire avait été tué dans une bataille que livra M. de Lautrec au grand capitaine Gonzalve[1] de Cordoue, dans le royaume de Naples, où s’était rendu l’ami trop tard repentant. À cette nouvelle, Camille se fit religieuse, et termina bientôt sa vie dans les regrets et les larmes. Telle fut la fin déplorable qu’eut pour tous trois un commencement insensé.

« Cette nouvelle, dit le curé, ne me semble pas mal ; mais je ne puis me persuader qu’elle ait un fond véritable. Si c’est une invention, l’auteur a mal inventé, car on ne peut croire qu’il se trouve un mari assez sot pour faire une aussi périlleuse expérience que celle d’Anselme. Que l’aventure ait été supposée entre un galant et sa belle, passe encore ; mais entre mari et femme, elle a quelque chose d’impossible ; quant à la façon de la raconter, je n’en suis pas mécontent. »


  1. Cervantès commet un anachronisme. Le Grand Capitaine, après avoir quitté l’Italie en 1507, mourut à Grenade en 1515. Lautrec ne parut à la tête de l’armée française qu’en 1527, lorsque le prince d’Orange commandait celle de Charles-Quint.