L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre V

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 97-102).


CHAPITRE V.

Où se continue le récit de la disgrâce de notre chevalier.



Voyant donc qu’en effet il ne pouvait remuer, Don Quichotte prit le parti de recourir à son remède ordinaire, qui était de songer à quelque passage de ses livres ; et sa folie lui remit aussitôt en mémoire l’aventure de Baudouin et du marquis de Mantoue, lorsque Charlot abandonna le premier, blessé dans la montagne : histoire sue des enfants, connue des jeunes gens, vantée et même crue des vieillards, et véritable, avec tout cela, comme les miracles de Mahomet. Celle-là donc lui sembla venir tout exprès pour sa situation ; et, donnant les signes de la plus vive douleur, il commença à se rouler par terre, et à dire, d’une voix affaiblie, justement ce que l’auteur fait dire au chevalier blessé : « Ô ma dame, où es-tu, que mon mal te touche si peu ? ou tu ne le sais pas, ou tu es fausse et déloyale. » De la même manière, il continua de réciter le romance, et quand il fut aux vers qui disent : « Ô noble marquis de Mantoue, mon oncle et seigneur, » le hasard fit passer par là un laboureur de son propre village, et demeurant tout près de sa maison, lequel venait de conduire une charge de blé au moulin. Voyant cet homme étendu, il s’approcha, et lui demanda qui il était, et quel mal il ressentait pour se plaindre si tristement. Don Quichotte crut sans doute que c’était son oncle le marquis de Mantoue ; aussi ne lui répondit-il pas autre chose que de continuer son romance, où Baudouin lui rendait compte de sa disgrâce, et des amours du fils de l’empereur avec sa femme, tout cela mot pour mot comme on le chante dans le romance[1]. Le laboureur écoutait tout surpris ces sottises, et lui ayant ôté la visière, que les coups de bâton avaient mise en pièces, il lui essuya le visage qu’il avait plein de poussière ; et dès qu’il l’eut un peu débarbouillé, il le reconnut. « Eh, bon Dieu ! s’écria-t-il, seigneur Quijada (tel devait être son nom quand il était dans son bon sens, et ne s’était pas encore transformé en chevalier errant), qui vous a mis en cet état ? » Mais l’autre continuait son romance à toutes les questions qui lui étaient faites.

Le pauvre homme, voyant cela, lui ôta du mieux qu’il put le corselet et l’épaulière, pour voir s’il n’avait pas quelque blessure, mais il n’aperçut pas trace de sang. Alors il essaya de le lever de terre, et, non sans grande peine, il le hissa sur son âne, qui lui sembla une plus douce monture. Ensuite il ramassa les armes, jusqu’aux éclats de la lance, et les mit en paquet sur Rossinante. Puis, prenant celui-ci par la bride et l’âne par le licou, il s’achemina du côté de son village, tout préoccupé des mille extravagances que débitait Don Quichotte. Et Don Quichotte ne l’était pas moins, lui qui, brisé et moulu, ne pouvait se tenir sur la bourrique, et poussait de temps en temps des soupirs jusqu’au ciel. Si bien que le laboureur se vit obligé de lui demander encore quel mal il éprouvait. Mais le diable, à ce qu’il paraît, lui rappelait à la mémoire toutes les histoires accommodées à la sienne ; car, en cet instant, oubliant tout à coup Baudouin, il se souvint du More Aben-Darraez, quand le gouverneur d’Antéquéra, Rodrigo de Narvaez, le fit prisonnier et l’emmena dans son château-fort. De sorte que, le laboureur lui ayant redemandé comment il se trouvait et ce qu’il avait, il lui répondit les mêmes paroles et les mêmes propos que l’Abencerrage captif à Rodrigo de Narvaez, tout comme il en avait lu l’histoire dans la Diane de Montemayor, se l’appliquant si bien à propos que le laboureur se donnait au diable d’entendre un tel fatras d’extravagances. Par là, il reconnut que son voisin était décidément fou ; et il avait hâte d’arriver au village pour se délivrer du dépit que lui donnait Don Quichotte avec son interminable harangue. Mais celui-ci ne l’eut pas achevée qu’il ajouta : « Il faut que vous sachiez, Don Rodrigo de Narvaez, que cette Xarifa, dont je viens de parler, est maintenant la charmante Dulcinée du Toboso, pour qui j’ai fait, je fais et je ferai les plus fameux exploits de chevalerie qu’on ait vus, qu’on voie et qu’on verra dans le monde. — Ah ! pécheur que je suis ! répondit le paysan ; mais voyez donc, seigneur, que je ne suis ni Rodrigo de Narvaez, ni le marquis de Mantoue, mais bien Pierre Alonzo, votre voisin ; et que votre grâce n’est pas davantage Baudouin, ni Aben-Darraez, mais bien le brave hidalgo, seigneur Quijada. — Je sais qui je suis, reprit Don Quichotte, et je sais que je puis être, non-seulement ceux que j’ai dit, mais encore les douze pairs de France, et les neuf chevaliers de la Renommée[2], puisque les exploits qu’ils ont faits, tous ensemble et chacun en particulier, n’approcheront jamais des miens. » Ce dialogue et d’autres semblables les menèrent jusqu’au pays, où ils arrivèrent à la chute du jour. Mais le laboureur attendit que la nuit fût close, pour qu’on ne vît pas le disloqué gentilhomme dans ce piteux état.

L’heure venue, il entra au village et gagna la maison de Don Quichotte, qu’il trouva pleine de trouble et de confusion. Le curé et le barbier du lieu, tous deux grands amis de Don Quichotte, s’y étaient réunis, et la gouvernante leur disait, en se lamentant : « Que vous en semble, seigneur licencié Pero Perez (ainsi s’appelait le curé), et que pensez-vous de la disgrâce de mon seigneur ? Voilà six jours qu’il ne paraît plus, ni lui, ni le bidet, ni la rondache, ni la lance, ni les armes. Ah ! malheureuse que je suis ! je gagerais ma tête, et c’est aussi vrai que je suis née pour mourir, que ces maudits livres de chevalerie, qu’il a ramassés et qu’il lit du matin au soir, lui ont tourné l’esprit. Je me souviens maintenant de lui avoir entendu dire bien des fois, se parlant à lui-même, qu’il voulait se faire chevalier errant, et s’en aller par le monde chercher les aventures. Que Satan et Barabbas emportent tous ces livres, qui ont ainsi gâté le plus délicat entendement qui fût dans toute la Manche ! » La nièce, de son côté, disait la même chose, et plus encore : « Sachez, seigneur maître Nicolas, car c’était le nom du barbier, qu’il est souvent arrivé à mon seigneur oncle de passer à lire dans ces abominables livres de malheur deux jours avec leurs nuits, au bout desquels il jetait le livre tout à coup, empoignait son épée, et se mettait à escrimer contre les murailles. Et quand il était rendu de fatigue, il disait qu’il avait tué quatre géants grands comme quatre tours, et la sueur qui lui coulait de lassitude, il disait que c’était le sang des blessures qu’il avait reçues dans la bataille. Puis ensuite, il buvait un grand pot d’eau froide, et il se trouvait guéri et reposé, disant que cette eau était un précieux breuvage que lui avait apporté le sage Esquife[3], un grand enchanteur, son ami. Mais c’est à moi qu’en est toute la faute, à moi, qui ne vous ai pas avisés des extravagances de mon seigneur oncle, pour que vous y portiez remède avant que le mal arrivât jusqu’où il est arrivé, pour que vous brûliez tous ces excommuniés de livres ; et il en a beaucoup, qui méritent bien d’être grillés comme autant d’hérétiques. — Ma foi, j’en dis autant, reprit le curé, et le jour de demain ne se passera pas sans qu’on en fasse un auto-da-fé et qu’ils soient condamnés au feu, pour qu’ils ne donnent plus envie à ceux qui les liraient de faire ce qu’a fait mon pauvre ami. »

Tous ces propos, Don Quichotte et le laboureur les entendaient hors de la porte, si bien que celui-ci acheva de connaître la maladie de son voisin. Et il se mit à crier à tue-tête : « Ouvrez, s’il vous plaît, au seigneur Baudouin, et au seigneur marquis de Mantoue qui vient grièvement blessé, et au seigneur More Aben-Darraez qu’amène prisonnier le valeureux Rodrigo de Narvaez, gouverneur d’Antéquéra. » Ils sortirent tous à ces cris, et, reconnaissant aussitôt, les uns leur ami, les autres leur oncle et leur maître, qui n’était pas encore descendu de l’âne, faute de le pouvoir, ils coururent à l’envi l’embrasser. Mais il leur dit : « Arrêtez-vous tous. Je viens grièvement blessé par la faute de mon cheval ; qu’on me porte à mon lit, et qu’on appelle, si c’est possible, la sage Urgande pour qu’elle vienne panser mes blessures. — Hein ! s’écria aussitôt la gouvernante, qu’est-ce que j’ai dit ? est-ce que le cœur ne me disait pas bien de quel pied boitait mon maître ? Allons, montez, seigneur, et soyez le bien-venu, et sans qu’on appelle cette Urgade, nous saurons bien ici vous panser. Maudits soient-ils, dis-je une autre et cent autres fois, ces livres de chevalerie qui ont mis votre grâce en ce bel état ! » On porta bien vite Don Quichotte dans son lit ; mais quand on examina ses blessures, on n’en trouva aucune. Il leur dit alors : « Je n’ai que les contusions d’une chute, parce que Rossinante, mon cheval, s’est abattu sous moi, tandis que je combattais contre dix géants, les plus démesurés et les plus formidables qui se puissent rencontrer sur la moitié de la terre. — Bah, bah ! dit le curé, voici des géants en danse ! Par le saint dont je porte le nom, la nuit ne viendra pas demain que je ne les aie brûlés. » Ils firent ensuite mille questions à Don Quichotte ; mais celui-ci ne voulut rien répondre, sinon qu’on lui donnât à manger, et qu’on le laissât dormir, deux choses dont il avait le plus besoin. On lui obéit. Le curé s’informa tout au long, près du paysan, de quelle manière il avait rencontré Don Quichotte. L’autre raconta toute l’histoire, sans omettre les extravagances qu’en le trouvant et en le ramenant il lui avait entendu dire. C’était donner au licencié plus de désir encore de faire ce qu’en effet il fit le lendemain, à savoir, d’aller appeler son ami le barbier maître Nicolas, et de s’en venir avec lui à la maison de Don Quichotte…


  1. Ce romance, en trois parties, dont l’auteur est inconnu, se trouve dans le Cancionero, imprimé à Anvers, en 1555. On y rapporte que Charlot (Carloto), fils de Charlemagne, attira Baudouin dans le bocage de malheur (la fioresta sin ventura), avec le dessein de lui ôter la vie et d’épouser sa veuve. Il lui fit, en effet, vingt-deux blessures mortelles, et le laissa sur la place. Le marquis de Mantoue, son oncle, qui chassait dans les environs, entendit les plaintes du blessé, et le reconnut. Il envoya une ambassade à Paris pour demander justice à l’empereur, et Charlemagne fit exécuter son fils.
  2. Les Neuf de la Renommée (los Nueve de la Fama) sont trois Hébreux, Josué, David et Judas Macchabée ; trois gentils, Hector, Alexandre et César ; et trois chrétiens, Artus, Charlemagne et Godefroy de Bouillon.
  3. C’est Alquife qui écrivit la Chronique d’Amadis de Grèce. La nièce de Don Quichotte estropie son nom.