L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre LII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 722-740).


CHAPITRE LII.

Du démêlé qu’eut Don Quichotte avec le chevrier, et de la surprenante aventure des pénitents blancs, qu’il termina glorieusement à la sueur de son front.



L’histoire du chevrier fit grand plaisir à ceux qui l’avaient entendue. Le chanoine surtout en parut ravi. Il avait curieusement remarqué la manière dont s’était exprimé le conteur, beaucoup plus loin de paraître en son récit un rustique chevrier, que près de s’y montrer un élégant homme de cour. Aussi s’écria-t-il que le curé avait dit à bon droit que les bois et les montagnes nourrissent aussi des gens lettrés. Tout le monde fit compliment à Eugénio. Mais celui qui se montra le plus libéral en offres de service, ce fut Don Quichotte : « Certes, lui dit-il, frère chevrier, si je me trouvais en position de pouvoir entreprendre quelque aventure, je me mettrais bien vite à l’œuvre pour vous en donner une bonne. J’irais tirer du couvent (où sans doute elle est contre son gré) votre belle Léandra, en dépit de l’abbesse et de tous ceux qui voudraient s’y opposer ; puis, je la remettrais en vos mains, pour que vous fissiez d’elle tout ce qui vous semblerait bon, en gardant toutefois les lois de la chevalerie, qui ordonnent qu’à aucune damoiselle il ne soit fait aucune violence. Mais j’espère, avec l’aide de Dieu notre Seigneur, que la force d’un enchanteur malicieux ne prévaudra pas toujours contre celle d’un autre enchanteur mieux intentionné. Je vous promets pour lors ma faveur et mon appui, comme l’exige ma profession, qui n’est autre que de prêter secours aux nécessiteux et aux abandonnés. »

Le chevrier regarda Don Quichotte, et, comme il le vit de si pauvre pelage et de si triste carrure, il se tourna, tout surpris, vers le barbier qui était à son côté : « Seigneur, lui dit-il, quel est cet homme qui a une si étrange mine, et qui parle d’une si étrange façon ? — Qui pourrait-ce être, répondit le barbier, sinon le fameux Don Quichotte de la Manche, le défaiseur de griefs, le redresseur de torts, le soutien des damoiselles, l’effroi des géants et le vainqueur des batailles ? — Cela ressemble fort, repartit le chevrier, à ce qu’on lit dans les livres des chevaliers errants, qui faisaient, ma foi, tout ce que vous me dites que fait celui-ci ; mais cependant j’imagine, à part moi, ou que votre grâce s’amuse et raille, ou que ce galant homme a des chambres vides dans la tête. — Vous êtes un grandissime faquin ! s’écria Don Quichotte ; c’est vous qui êtes le vide et le timbré ; et j’ai la tête plus pleine que ne fut jamais le ventre de la carogne qui vous a mis au monde. » Puis, sans plus de façon, il sauta sur un pain qui se trouvait auprès de lui, et le lança au visage du chevrier avec tant de furie qu’il lui aplatit le nez sous le coup. Le chevrier, qui n’entendait rien à la plaisanterie, voyant avec quel sérieux on le maltraitait, sans respecter ni le tapis, ni la nappe, ni tous ceux qui dînaient à l’entour, se jeta sur Don Quichotte, et le saisit à la gorge avec les deux mains. Il l’étranglait, sans aucun doute, si Sancho Panza, arrivant sur ces entrefaites, n’eût pris le chevrier par les épaules et ne l’eût jeté à la renverse sur la table, cassant les assiettes, brisant les verres, et bouleversant tout ce qui s’y trouvait. Don Quichotte, se voyant libre, accourut grimper sur l’estomac du chevrier, qui, le visage plein de sang, et moulu de coups par Sancho, cherchait à tâtons un couteau sur la table pour tirer quelque sanglante vengeance. Mais le chanoine et le curé l’en empêchèrent. Pour le barbier, il fit en sorte que le chevrier mît à son tour sous lui Don Quichotte, sur lequel il fit pleuvoir un tel déluge de coups de poing que le visage du pauvre chevalier n’était pas moins baigné de sang que le sien. Le chanoine et le curé riaient à se tenir les côtes, les archers dansaient de joie, et les uns comme les autres criaient xi, xi, comme on fait aux chiens qui se battent[1]. Le seul Sancho Panza se désespérait, parce qu’il ne pouvait se débarrasser d’un valet du chanoine qui l’empêchait d’aller secourir son maître.

Enfin, pendant qu’ils étaient tous dans ces ravissements de joie, hormis les deux athlètes qui se gourmaient, ils entendirent tout à coup le son d’une trompette, si triste et si lugubre qu’il leur fit tourner la tête du côté d’où venait le bruit. Mais celui qui s’émut le plus en l’entendant, ce fut Don Quichotte, lequel, bien qu’il fût encore gisant sous le chevrier, fort contre son gré et plus qu’à demi moulu, lui dit aussitôt : « Frère démon, car il n’est pas possible que tu sois autre chose, puisque tu as eu assez de forces pour dompter les miennes, je t’en prie, faisons trêve, seulement pour une heure ; il me semble que le son douloureux de cette trompette qui vient de frapper mes oreilles m’appelle à quelque aventure. » Le chevrier, qui se lassait de battre et d’être battu, le lâcha bien vite, et Don Quichotte, se remettant sur pied, tourna les yeux vers l’endroit où le bruit s’entendait. Il vit descendre sur la pente d’une colline un grand nombre d’hommes vêtus de robes blanches à la manière des pénitents[2]. Le cas est

que, cette année, les nuages avaient refusé leur rosée à la terre, et dans tous les villages de la banlieue on faisait des processions et des rogations, pour demander à Dieu qu’il ouvrît les mains de sa miséricorde et les trésors de ses pluies. Dans cet objet, les habitants d’un hameau voisin venaient en procession à un saint ermitage qu’il y avait au sommet de l’un des coteaux de ce vallon.

Don Quichotte, qui vit les étranges costumes des pénitents, sans se rappeler les mille et une fois qu’il devait en avoir vu de semblables, s’imagina que c’était matière d’aventure, et qu’à lui seul, comme chevalier errant, il appartenait de l’entreprendre. Ce qui le confirma dans cette rêverie, ce fut de penser qu’une sainte image qu’on portait couverte de deuil était quelque haute et puissante dame qu’emmenaient par force ces félons discourtois. Dès que cette idée lui fut tombée dans l’esprit, il courut à toutes jambes rattraper Rossinante qui était à paître, et, détachant de l’arçon le mors et la rondache, il le brida en un clin d’œil ; puis, ayant demandé son épée à Sancho, il sauta sur Rossinante, embrassa son écu, et dit d’une voix haute à tous ceux qui le regardaient faire : « À présent, vaillante compagnie, vous allez voir combien il importe qu’il y ait dans le monde des chevaliers professant l’ordre de la chevalerie errante ; à présent, dis-je, vous allez voir, par la délivrance de cette bonne dame que l’on emmène captive, si l’on doit faire estime des chevaliers errants. »

En disant ces mots, il serra les genoux aux flancs de Rossinante, puisqu’il n’avait pas d’éperons, et, prenant le grand trot (car, pour le galop, on ne voit pas, dans tout le cours de cette véridique histoire, que Rossinante l’ait pris une seule fois), il marcha à la rencontre des pénitents. Le curé, le chanoine, le barbier essayèrent bien de le retenir, mais ce fut en vain. Il ne s’arrêtait pas davantage à la voix de Sancho, qui lui criait de toutes ses forces : « Où allez-vous, seigneur Don Quichotte ? quels diables avez-vous donc dans le corps qui vous excitent à vous révolter contre notre foi catholique ? Prenez garde, malheur à moi ! que c’est une procession de pénitents, et que cette dame qu’on porte sur un piédestal est la très-sainte image de la Vierge sans tache. Voyez, seigneur, ce que vous allez faire ; car, pour cette fois, on peut bien dire que vous n’en savez rien. » Sancho se fatiguait vainement ; son maître s’était si bien mis dans la tête d’aborder les blancs fantômes et de délivrer la dame en deuil, qu’il n’entendit pas une parole, et, l’eût-il entendue, il n’en serait pas davantage retourné sur ses pas, même à l’ordre du roi. Il atteignit donc

la procession, retint Rossinante, qui avait déjà grand désir de se calmer un peu, et d’une voix rauque et tremblante il s’écria : « Ô vous qui, peut-être à cause de vos méfaits, vous couvrez le visage, faites halte, et écoutez ce que je veux vous dire. »

Les premiers qui s’arrêtèrent furent ceux qui portaient l’image, et l’un des quatre prêtres qui chantaient les litanies, voyant la mine étrange de Don Quichotte, la maigreur de Rossinante, et tant d’autres circonstances risibles qu’il découvrit dans le chevalier, lui répondit : « Seigneur frère, si vous voulez nous dire quelque chose, dites-le vite, car ces pauvres gens ont les épaules rompues, et nous ne pouvons nous arrêter pour rien entendre, à moins que ce ne soit si court qu’on puisse le dire en deux paroles. — En une seule je le dirai, répliqua Don Quichotte, et la voici : rendez à l’instant même la liberté à cette aimable dame, dont les larmes et le triste aspect font clairement connaître que vous l’emmenez contre son gré, et que vous lui avez fait quelque notable outrage. Et moi, qui suis venu au monde pour redresser de semblables torts, je ne souffrirai point que vous fassiez un pas de plus, avant de lui avoir rendu la liberté qu’elle désire et mérite. » À ces propos, tous ceux qui les entendirent conçurent l’idée que Don Quichotte devait être quelque fou échappé, et commencèrent à rire aux éclats. Mais ces rires mirent le feu à la colère de Don Quichotte, lequel, sans dire un mot, tira son épée, et assaillit le brancard de la Vierge. Un de ceux qui le portaient, laissant la charge à ses compagnons, vint à la rencontre de Don Quichotte, tenant à deux mains une fourche qui servait à soutenir le brancard dans les temps de repos. Il reçut sur le manche un grand coup d’estoc que lui porta Don Quichotte et qui trancha la fourche en deux ; mais avec le tronçon qui lui restait dans la main, il asséna un tel coup à Don Quichotte sur l’épaule du côté de l’épée, côté que la rondache ne pouvait couvrir contre la force du manant, que le pauvre gentilhomme roula par terre en fort mauvais état.

Sancho Panza, qui, tout haletant, lui courait sur les talons, le voyant tombé, cria à l’assommeur de ne pas relever son gourdin, parce que c’était un pauvre chevalier enchanté qui n’avait fait de mal à personne en tous les jours de sa vie. Mais ce qui retint la main du manant, ce ne furent pas les cris de Sancho ; ce fut de voir que Don Quichotte ne remuait plus ni pied ni patte. Croyant donc qu’il l’avait tué, il retroussa le pan de sa robe dans sa ceinture, et se mit à fuir à travers champs, aussi vite qu’un daim. En cet instant, tous les gens de la compagnie de Don Quichotte accouraient auprès de lui. Mais ceux de la procession, qui les virent approcher en courant, et derrière eux les archers avec leurs arbalètes, craignant quelque méchante affaire, formèrent tous le carré autour de la sainte image. Les chaperons bas, et empoignant, ceux-ci les disciplines, ceux-là les chandeliers, ils attendaient l’assaut, bien résolus à se défendre, et même, s’ils le pouvaient, à prendre l’offensive contre les assaillants. Mais la fortune arrangea mieux les affaires qu’on ne le pensait ; car Sancho ne fit autre chose que de se jeter sur le corps de son seigneur, et, le croyant mort, de commencer la plus douloureuse et la plus riante lamentation du monde. Le curé fut reconnu par un de ses confrères qui se trouvait dans la procession, et cette reconnaissance apaisa l’effroi réciproque des deux escadrons. Le premier curé fit en deux mots au second l’histoire de Don Quichotte, et aussitôt toute la foule des pénitents accourut pour voir si le pauvre gentilhomme était mort. Ils entendirent que Sancho, les larmes aux yeux, lui parlait ainsi :

« Ô fleur de la chevalerie, qui as vu trancher d’un seul coup de bâton

la carrière de tes ans si bien employés ! ô honneur de ton lignage, gloire de la Manche et même du monde entier, lequel, toi lui manquant, va rester plein de malfaiteurs qui ne craindront plus le châtiment de leurs méfaits ! ô libéral par-dessus tous les Alexandres, puisque, pour huit mois de service et pas davantage, tu m’avais donné la meilleure île que la mer entoure de ses flots ! ô toi, humble avec les superbes et arrogant avec les humbles, affronteur de périls, endureur d’outrages, amoureux sans objet, imitateur des bons, fléau des méchants, ennemi des pervers, enfin, chevalier errant, ce qui est tout ce qu’on peut dire !… »

Aux cris et aux gémissements de Sancho, Don Quichotte rouvrit les yeux, et la première parole qu’il prononça fut celle-ci : « Celui qui vit loin de vous, dulcissime Dulcinée, est sujet à de plus grandes misères. Aide-moi, ami Sancho, à me remettre sur le char enchanté ; je ne suis pas en état d’étreindre la selle de Rossinante, car j’ai cette épaule en morceaux. — C’est ce que je ferai bien volontiers, mon cher seigneur, répondit Sancho ; et retournons à notre village, en compagnie de ces messieurs, qui veulent votre bien ; là nous nous préparerons à faire une troisième sortie qui nous donne plus de profit et de réputation. — Tu parles d’or, Sancho, répliqua Don Quichotte : ce sera grande prudence à nous de laisser passer la méchante influence des étoiles qui court en ce moment. »

Le chanoine, le curé et le barbier lui répétèrent à l’envi qu’il ferait très-sagement d’exécuter ce qu’il disait. Quand ils se furent bien amusés des simplicités de Sancho, ils placèrent Don Quichotte sur la charrette, comme il y était auparavant. La procession se remit en ordre, et poursuivit sa marche à l’ermitage ; le chevrier prit congé de tout le monde ; les archers ne voulurent pas aller plus loin, et le curé leur paya ce qui leur était dû ; le chanoine pria le curé de lui faire savoir ce qu’il arriverait de Don Quichotte, s’il guérissait de sa folie, ou s’il y persistait ; et quand il en eut reçu la promesse, il demanda la permission de continuer son voyage. Enfin, toute la troupe se divisa, et chacun s’en alla de son côté, laissant seuls le curé et le barbier, Don Quichotte et Sancho Panza, ainsi que le bon Rossinante, qui gardait, à tout ce qu’il voyait faire, la même patience que son maître. Le bouvier attela ses bœufs, arrangea Don Quichotte sur une botte de foin, et suivit avec son flegme accoutumé la route que le curé désigna.

Au bout de six jours ils arrivèrent au village de Don Quichotte. C’était au beau milieu de la journée, qui se trouva justement un dimanche, et tous les habitants étaient réunis sur la place que devait traverser la charrette de Don Quichotte. Ils accoururent pour voir ce qu’elle renfermait, et, quand ils reconnurent leur compatriote, ils furent étrangement surpris. Un petit garçon courut à toutes jambes porter cette nouvelle à la gouvernante et à la nièce. Il leur dit que leur oncle et seigneur arrivait, maigre, jaune, exténué, étendu sur un tas de foin, dans une charrette à bœufs. Ce fut une pitié d’entendre les cris que jetèrent les deux bonnes dames, les soufflets qu’elles se donnèrent, et les malédictions qu’elles lancèrent de nouveau sur tous ces maudits livres de chevalerie, désespoir qui redoubla quand elles virent entrer Don Quichotte par les portes de sa maison.

À la nouvelle du retour de Don Quichotte, la femme de Sancho Panza accourut bien vite, car elle savait que son mari était parti pour lui servir
d’écuyer. Dès qu’elle vit Sancho, la première question qu’elle lui fit, ce fut si l’âne se portait bien. Sancho répondit que l’âne était mieux portant que le maître. « Grâces soient rendues à Dieu, s’écria-t-elle, qui m’a fait une si grande faveur ! Mais maintenant, ami, contez-moi quelle bonne fortune vous avez tirée de vos fonctions écuyères ; quelle jupe à la savoyarde m’apportez-vous ? et quels souliers mignons à vos enfants ? — Je n’apporte rien de tout cela, femme, répondit Sancho ; mais j’apporte d’autres choses de plus de poids et de considération. — J’en suis toute ravie, répliqua la femme ; montrez-moi vite, cher ami, ces choses de plus de considération et de poids ; je les veux voir pour qu’elles réjouissent ce pauvre cœur, qui est resté si triste et si inconsolable tous les siècles de votre absence. — Vous les verrez à la maison, femme, reprit Panza, et quant à présent soyez contente, car, si Dieu permet que nous nous mettions une autre fois en voyage pour chercher des aventures, vous me verrez bientôt revenir comte, ou gouverneur d’une île, et non de la première venue, mais de la meilleure qui se puisse rencontrer. — Que le Ciel y consente, mari, répondit la femme, car nous en avons grand besoin. Mais, dites-moi, qu’est-ce que c’est que ça, des îles ? Je n’y entends rien. — Le miel n’est pas pour la bouche de l’âne, répliqua Sancho ; au temps venu, tu le verras, femme, et même tu seras bien étonnée de t’entendre appeler votre seigneurie par tous tes vassaux. — Que dites-vous là, Sancho, de vassaux, d’îles et de seigneuries ? reprit Juana Panza (ainsi s’appelait la femme de Sancho, non qu’ils fussent parents, mais parce qu’il est d’usage dans la Manche que les femmes prennent le nom de leurs maris[3]). — Ne te presse pas tant, Juana, de savoir tout cela d’un seul coup. Il suffit que je te dise la vérité, et bouche close. Seulement je veux bien te dire, comme en passant, qu’il n’y a rien pour un homme de plus délectable au monde que d’être l’honnête écuyer d’un chevalier errant chercheur d’aventures. Il est bien vrai que la plupart de celles qu’on trouve ne tournent pas si plaisamment que l’homme voudrait, car, sur un cent que l’on rencontre en chemin, il y en a régulièrement quatre-vingt-dix-neuf qui tournent tout de travers. Je le sais par expérience, puisque, de quelques-unes, je me suis tiré berné, et d’autres, moulu ; mais avec tout cela, c’est une jolie chose que d’attendre les aventures, en traversant les montagnes, en fouillant les forêts, en grimpant sur les rochers, en visitant les châteaux, et en s’hébergeant dans les hôtelleries, à discrétion, sans payer un maravédi d’écot, pas seulement l’aumône du diable. »

Pendant que ces entretiens occupaient Sancho Panza et Juana Panza, sa femme, la gouvernante et la nièce de Don Quichotte reçurent le chevalier, le déshabillèrent et l’étendirent dans son antique lit à ramages. Il les regardait avec des yeux hagards, et ne pouvait parvenir à se

reconnaître. Le curé chargea la nièce d’avoir grand soin de choyer son oncle ; et, lui recommandant d’être sur le qui-vive, de peur qu’il ne leur échappât une autre fois, il lui conta tout ce qu’il avait fallu faire pour le ramener à la maison. Ce fut alors une nouvelle scène. Les deux femmes se remirent à jeter les hauts cris, à répéter leurs malédictions contre les livres de chevalerie, à prier le ciel de confondre au fond de l’abîme les auteurs de tant de mensonges et d’impertinences. Finalement, elles demeurèrent fort inquiètes et fort troublées par la crainte de se voir encore privées de leur oncle et seigneur dès que sa santé serait un peu rétablie ; et c’est ce qui arriva justement comme elles l’avaient imaginé.

Mais l’auteur de cette histoire, malgré toute la diligence qu’il a mise à rechercher curieusement les exploits que fit Don Quichotte à sa troisième sortie, n’a pu en trouver nulle part le moindre vestige, du moins en des écritures authentiques. Seulement la renommée a conservé dans la mémoire des habitants de la Manche une tradition qui rapporte que, la troisième fois qu’il quitta sa maison, Don Quichotte se rendit à Saragosse, où il assista aux fêtes d’un célèbre tournoi qui eut lieu dans cette ville[4], et qu’il lui arriva, en cette occasion, des choses dignes de sa haute valeur et de sa parfaite intelligence. Quant à la manière dont il termina sa vie, l’historien n’en put rien découvrir, et jamais il n’en aurait rien su si le plus heureux hasard ne lui eût fait rencontrer un vieux médecin qui avait en son pouvoir une caisse de plomb, trouvée, à ce qu’il disait, sous les fondations d’un antique ermitage qu’on abattait pour le rebâtir[5]. Dans cette caisse on avait trouvé quelques parchemins écrits en lettres gothiques, mais en vers castillans, qui rapportaient plusieurs des prouesses de notre chevalier, qui rendaient témoignage de la beauté de Dulcinée du Toboso, de la tournure de Rossinante, de la fidélité de Sancho Panza, et qui faisaient connaître la sépulture de Don Quichotte lui-même, avec diverses épitaphes et plusieurs éloges de sa vie et ses mœurs. Les vers qu’on put lire et mettre au net sont ceux que rapporte ici le véridique auteur de cette nouvelle et surprenante histoire. Cet auteur ne demande à ceux qui la liront, en dédommagement de l’immense travail qu’il lui a fallu prendre pour compulser toutes les archives de la Manche avant de la livrer au grand jour de la publicité, rien de plus que de lui accorder autant de crédit que les gens d’esprit en accordent d’habitude aux livres de chevalerie, qui circulent dans le monde avec tant de faveur. Moyennant ce prix, il se tiendra pour dûment payé et satisfait, tellement qu’il s’enhardira à chercher et à publier d’autres histoires, sinon aussi véritables, au moins d’égale invention et d’aussi gracieux passe-temps[6].

Voici les premières paroles écrites en tête du parchemin qui se trouva dans la caisse de plomb[7] :


LES ACADÉMICIENS D’ARGAMASILLA[8], BOURG DE LA

MANCHE, SUR LA VIE ET LA MORT DU VALEUREUX
DON QUICHOTTE DE LA MANCHE,

HOC SCRIPSERUNT.

LE MONICONGO[9], ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA,
SUR LA SÉPULTURE DE DON QUICHOTTE.

ÉPITAPHE

« Le cerveau brûlé qui para la Manche de plus de dépouilles que Jason de Crète ; le jugement qui eut la girouette pointue, quand elle aurait mieux fait d’être plate ;

» Le bras qui étendit sa force tellement au loin qu’il atteignit du Catay à Gaëte ; la muse la plus effroyable et la plus discrète qui grava jamais des vers sur une table d’airain ;

» Celui qui laissa les Amadis à l’arrière-garde, et se soucia fort peu des Galaors, appuyé sur les étriers de l’amour et de la valeur ;

» Celui qui fit taire tous les Bélianis, qui, sur Rossinante, erra à l’aventure, celui-là gît sous cette froide pierre. »
LE PANIAGUADO[10], ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA, IN LAUDEM DULCINAE DU TOBOSO.


SONNET.

« Celle que vous voyez au visage hommasse, aux fortes épaules, à la posture fière, c’est Dulcinée, reine du Toboso, dont le grand Don Quichotte fut épris.

» Pour elle, il foula l’un et l’autre flanc de la grande montagne Noire, et la fameuse campagne de Montiel, jusqu’à la plaine herbue d’Aranjuez, à pied et fatigué

» Par la faute de Rossinante. Oh ! quelle funeste étoile influa sur cette dame manchoise et cet invincible chevalier errant ! Dans ses jeunes années,

» Elle cessa en mourant d’être belle, et lui, bien qu’il reste gravé sur le marbre, il ne put échapper à l’amour, aux ressentiments, aux fourberies. »


LE CAPRICHOSO[11], TRÈS-SPIRITUEL ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA, À LA LOUANGE DE ROSSINANTE, CHEVAL DE DON QUICHOTTE DE LA MANCHE


SONNET.

« Sur le superbe tronc diamanté que Mars foule de ses pieds sanglants, le frénétique Manchois arbore son étendard avec une vaillance inouïe.

» Il suspend les armes et le fin acier avec lequel il taille, il tranche, il éventre, il décapite. Nouvelles prouesses ! mais l’art invente un nouveau style pour le nouveau paladin.

» Si la Gaule vante son Amadis, dont les braves descendants firent mille fois triompher la Grèce, et étendirent sa gloire,

» Aujourd’hui, la cour où Bellone préside couronne Don Quichotte, et la Manche insigne se glorifie plus de lui que la Grèce et la Gaule.

» Jamais l’oubli ne souillera ses gloires, car Rossinante même excède en gaillardise Brillador et Bayard. »

LE BURLADOR[12], ACADÉMICIEN ARGAMASILLESQUE, À SANCHO PANZA.

SONNET.

« Voilà Sancho Panza, petit de corps, mais grand en valeur. Miracle étrange ! ce fut bien l’écuyer le plus simple et sans artifice que vit le monde, je vous le jure et certifie.

» Il fut à deux doigts d’être comte, et il l’aurait été, si, pour sa ruine, ne se fussent conjurées les impertinences du siècle vaurien, qui ne pardonnent pas même à un âne.

» C’est sur un âne (parlant par respect), que marchait ce doux écuyer, derrière le doux cheval Rossinante et derrière son maître.

» Ô vaines espérances des humains ! vous passez en promettant le repos, et vous vous perdez à la fin en ombre, en fumée, en songe. »


LE CACHIDIABLO[13], ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA, SUR LA SÉPULTURE DE DON QUICHOTTE.


ÉPITAPHE.


« Ci-gît le chevalier bien moulu et mal errant que porta Rossinante par voies et par chemins.

» Gît également près de lui Sancho Panza le nigaud, écuyer le plus fidèle que vit le métier d’écuyer. »


DU TIQUITOC, ACADÉMICIEN D’ARGAMASILLA, SUR LA SÉPULTURE DE DULCINÉE DU TOBOSO.

ÉPITAPHE.

« Ici repose Dulcinée, que, bien que fraîche et dodue, la laide et épouvantable mort a changée en poussière et en cendre.

» Elle naquit de chaste race et se donna quelques airs de dame ; elle fut la flamme du grand Don Quichotte, et la gloire de son village. »



Ces vers étaient les seuls qu’on pût lire. Les autres, dont l’écriture était rongée des vers, furent remis à un académicien pour qu’il les expliquât par conjectures. On croit savoir qu’il y est parvenu à force de veilles et de travail, et qu’il a l’intention de publier ces vers, dans l’espoir de la troisième sortie de Don Quichotte.

Forse altri canterà con miglior plettro[14].

  1. Voilà un passage tout à-fait indigne de Cervantès, qui se montre toujours si doux et si humain ; il y fait jouer au curé et au chanoine un rôle malséant à leur caractère, et il tombe justement dans le défaut qu’il a reproché depuis à son plagiaire Fernandez de Avellaneda.
  2. Les processions de pénitents (disciplinantes), qui donnaient lieu à toutes sortes d’excès, furent défendues, en Espagne, à la fin du règne de Charles III.
  3. Dans le reste de l’Espagne, les femmes mariées conservaient et conservent encore leurs noms de filles.

    Cervantès, dans le cours du Don Quichotte, donne plusieurs noms à la femme de Sancho. Il l’appelle, au commencement de la première partie, Mari-Gutierrez, à présent, Juana Panza ; dans la seconde partie, il l’appellera Teresa Cascajo, puis, une autre fois, Mari-Gutierrez, puis Teresa Panza. C’est, en définitive, ce dernier nom qu’il lui donne le plus souvent.

  4. Il y avait alors à Saragosse une confrérie, sous le patronage de saint Georges, qui célébrait, trois fois par an, des joutes qu’on appelait justas del arnes.(Ger. de Urrea, Dialogo de la verdadera honra militar.)
  5. Garcia Ordoñez de Montalvo, l’auteur de Las sergas de Esplandian, dit, en parlant de son livre : « Par grand bonheur il se retrouva dans une tombe de pierre, qu’on trouva sous la terre dans un ermitage près de Constantinople, et fut apporté en Espagne par un marchand hongrois, dans une écriture et un parchemin si vieux, que ce fut à grand’peine que purent le lire ceux qui entendaient la langue grecque. » — La chronique d’Amadis de Grèce fut également trouvée « dans une caverne qu’on appelle les palais d’Hercule, enfermée dans une caisse d’un bois qui ne se corrompt point, parce que, quand l’Espagne fut prise par les Mores, on l’avait cachée en cet endroit ».
  6. Cervantès ne pensait point alors à publier une seconde partie du Don Quichotte.
  7. Je demande pardon pour la traduction des sonnets et des épitaphes qui suivent. Que pouvait-on faire d’une poésie ridicule à dessein ?
  8. Au temps de Cervantès, on commençait à peine à instituer des académies dans les plus grandes villes d’Espagne, Madrid, Séville, Valence. En placer une à Argamasilla, c’était une autre moquerie contre ce pauvre village dont il ne voulait pas se rappeler le nom. Cervantès donne aux académiciens d’Argamasilla des surnoms ou sobriquets, comme c’était l’usage dans les académies italiennes.
  9. Issu du Congo.
  10. Mot formé de pan y agua, pain et eau : c’est de ce nom qu’on appelle les commensaux, les gens auxquels on fait l’aumône de la nourriture.
  11. Le capricieux.
  12. Le moqueur.
  13. Nom de guerre d’un fameux renégat, corsaire d’Alger et l’un des officiers de Barberousse, qui, sous le règne de Charles-Quint, fit plusieurs descentes sur les côtes de Valence.
  14. Orlando furioso, canto 30.

    Cervantès répète et traduit ce vers à la fin du premier chapitre de la seconde partie :

    Y como del Catay recibió el cetro,
    Quizá otro cantará con mejor plectro.