L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre L

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 701-711).


CHAPITRE L.

De la spirituelle altercation qu’eurent Don Quichotte et le chanoine, ainsi que d’autres événements[1].



« Voilà, parbleu, qui est bon ! répondit Don Quichotte. Comment ! les livres qui sont imprimés avec la licence des rois et l’approbation des examinateurs ; ces livres, qui, à la satisfaction générale, sont lus et vantés des grands et des petits, des riches et des pauvres, des lettrés et des ignorants, des vilains et des gentilshommes, enfin de toutes espèces de gens, de quelque état et condition que ce soit ; ces livres, dis-je, seraient pur mensonge, tandis qu’ils ont si bien le cachet de la vérité, qu’on y désigne le père, la mère, le pays, les parents, l’âge, le lieu et les exploits point pour point et jour par jour que firent tel ou tels chevaliers ? Allons donc, taisez-vous, seigneur ; ne dites pas un si grand blasphème, et croyez-moi, car je vous donne à cet égard le meilleur conseil que puisse suivre un homme d’esprit. Sinon, lisez-les, et vous verrez quel plaisir vous en donnera la lecture. Dites-moi donc un peu : y a-t-il un plus grand ravissement que de voir, comme qui dirait là, devant nous, un grand lac de poix-résine bouillant à gros bouillons, dans lequel nagent et s’agitent une infinité de serpents, de couleuvres, de lézards, et mille autres espèces d’animaux féroces et épouvantables ? Tout à coup, du fond de ce lac, sort une lamentable voix qui dit : « Toi, chevalier, qui que tu sois, qui es à regarder ce lac effroyable, si tu veux obtenir le trésor qu’il cache sous ses noires eaux, montre la valeur de ton cœur invincible, jette-toi au milieu de ce liquide enflammé. Si tu ne le fais pas, tu ne seras pas digne de voir les hautes et prodigieuses merveilles que renferment les sept châteaux des sept fées qui gisent sous cette noire épaisseur. » Le chevalier n’a pas encore achevé d’entendre la voix redoutable que déjà, sans entrer en calcul avec lui-même, sans considérer le péril qu’il affronte, sans même se dépouiller de ses armes pesantes, mais en se recommandant à Dieu et à sa dame, il se précipite tête baissée au milieu du lac bouillonnant ; et, quand il se doute le moins de ce qu’il va devenir, le voilà qui se trouve au milieu d’une campagne fleurie, à laquelle les Champs-Élysées n’ont rien de comparable. Là, il lui semble que l’air est plus transparent, que le soleil brille d’une clarté nouvelle[2]. Un bois paisible s’offre à sa vue ; il est planté d’arbres si verts et si touffus que leur feuillage réjouit les yeux, tandis que l’oreille est doucement frappée des chants suaves et naturels d’une infinité de petits oiselets aux nuances brillantes, qui voltigent gaiement sous les rameaux entrelacés. Ici, se découvre un ruisseau, dont les eaux fraîches, semblables à un liquide cristal, courent sur une fine arène et de blancs cailloux, qui paraissent un lit d’or criblé et de perles orientales. Là, il aperçoit une élégante fontaine artistement formée de jaspe aux mille couleurs et de marbre poli ; plus loin, il en voit une autre, élevée à la façon rustique, où les fins coquillages de la moule et les tortueuses maisons blanches et jaunes de l’escargot, ordonnés sans ordre et mêlés de brillants morceaux de cristal, forment un ouvrage varié, où l’art, imitant la nature, semble la vaincre cette fois. De ce côté, paraît tout à coup un formidable château-fort, ou un élégant palais, dont les murailles sont d’or massif, les créneaux de diamants, les portes de hyacinthes, et finalement dont l’architecture est si admirable, que, bien qu’il ne soit formé que d’or, de diamants, d’escarboucles, de rubis, de perles et d’émeraudes, la façon, toutefois, est plus précieuse que la matière. Et que peut-on désirer de plus, quand on a vu cela, que de voir sortir par la porte du château un grand nombre de damoiselles, dont les riches et galantes parures sont telles, que, si je me mettais à les décrire, comme font les histoires, je n’aurais jamais fini ? Aussitôt, celle qui paraît la principale de la troupe vient prendre par la

main l’audacieux chevalier qui s’est jeté dans les flots bouillants du lac, et le conduit, sans dire un mot, dans l’intérieur de la forteresse ou du palais. Après l’avoir déshabillé, nu comme sa mère l’a mis au monde, elle le baigne dans des eaux tièdes, le frotte d’onguents de senteur, et le revêt d’une chemise de fine percale, toute parfumée d’odeurs exquises ; puis, une autre damoiselle survient qui lui jette sur les épaules une tunique qui vaut au moins, à ce qu’on dit, une ville tout entière, et même davantage. Quoi de plus charmant, quand on nous conte ensuite qu’après cela ces dames le mènent dans une autre salle, où il trouve la table mise avec tant de magnificence qu’il en reste tout ébahi ! quand on lui verse sur les mains une eau toute distillée d’ambre et de fleurs odorantes !

quand on lui offre un fauteuil d’ivoire ! quand toutes les damoiselles le servent en gardant un merveilleux silence ! quand on lui apporte tant de mets variés et succulents que l’appétit ne sait où choisir et tendre la main ! quand on entend la musique qui joue tant qu’il mange, sans qu’on sache ni qui la fait, ni d’où elle vient ! et quand enfin, lorsque le repas est fini et le couvert enlevé, lorsque le chevalier, nonchalamment penché sur le dos de son fauteuil, est peut-être à se curer les dents, selon

l’usage, voilà que tout à coup la porte s’ouvre et laisse entrer une autre

damoiselle plus belle que toutes les autres, qui vient s’asseoir auprès du chevalier, et commence à lui raconter quel est ce château, et comment elle y est enchantée ; avec une foule d’autres choses qui étonnent le chevalier, et ravissent les lecteurs qui sont à lire son histoire ! Je ne veux pas m’étendre davantage sur ce sujet ; mais de ce que j’ai dit on peut inférer que, quelque page qu’on ouvre de quelque histoire de chevalier errant que ce soit, elle causera sûrement plaisir et surprise à quiconque la lira. Que votre grâce m’en croie : lisez ces livres, ainsi que je vous l’ai dit, et vous verrez comme ils chasseront la mélancolie que vous pourriez avoir, et comme ils guériront votre mauvaise humeur, si par hasard vous l’avez mauvaise. Quant à moi, je peux dire que, depuis que je suis chevalier errant, je me trouve valeureux, libéral, poli, bien élevé, généreux, affable, intrépide, doux, patient, souffrant avec résignation les fatigues, les douleurs, les prisons, les enchantements ; et, quoiqu’il y ait

si peu de temps que je me sois vu enfermé dans une cage comme un fou, je pense bien que, par la valeur de mon bras, si le ciel me favorise et que la fortune ne me soit pas contraire, je me verrai sous peu de jours roi de quelque royaume où je pourrai montrer la gratitude et la libéralité dont mon cœur est pourvu. Car, par ma foi, seigneur, le pauvre est hors d’état de faire voir sa vertu de libéralité, en quelque degré qu’il la possède ; et la reconnaissance qui ne consiste que dans le désir est chose morte, comme la foi sans les œuvres. Voilà pourquoi je voudrais que la fortune m’offrît bientôt quelque occasion de devenir empereur, pour que mon cœur se montrât tel qu’il est par le bien que je ferais à mes amis, surtout à ce pauvre Sancho Panza, mon écuyer, qui est le meilleur homme du monde ; oui, je voudrais lui donner un comté, que je lui ai promis il y a plusieurs jours ; mais je crains seulement qu’il n’ait pas toute l’habileté nécessaire pour bien gouverner ses états. »

Sancho entendit ces dernières paroles de son maître, et lui répondit sur-le-champ : « Travaillez, seigneur Don Quichotte, à me donner ce comté, autant promis par votre grâce qu’attendu par moi, et je vous promets que l’habileté ne me manquera pas pour le gouverner. Si elle me manque, j’ai ouï dire qu’il y a des gens qui prennent en fermage les seigneuries des seigneurs ; ils leur donnent tant par an de revenu, et se chargent des soins du gouvernement ; et le seigneur reste les bras croisés, touchant et dépensant la rente qu’on lui paie, sans prendre souci d’autre chose. C’est justement ce que je ferai : au lieu de me rompre la cervelle, je me désisterai de l’emploi, et je jouirai de mes rentes comme un duc, sans me soucier du qu’en dira-t-on. — Ceci, mon frère Sancho, dit le chanoine, s’entend fort bien quant à la jouissance du revenu, mais non quant à l’administration de la justice, qui n’appartient qu’au seigneur de la seigneurie. C’est là que sont nécessaires l’habileté et le droit jugement, et surtout la bonne intention de rencontrer juste ; car, si celle-là manque dans le principe, les moyens et la fin iront tout de travers. Aussi Dieu a-t-il coutume de donner son aide au bon désir de l’homme simple, et de la retirer au méchant désir de l’homme habile.

— Je n’entends rien à toutes ces philosophies, reprit Sancho ; mais ce que je sais, c’est que je voudrais avoir le comté aussitôt que je serais capable de le gouverner ; car enfin j’ai autant d’âme qu’un autre, et autant de corps que celui qui en a le plus ; et je serais aussi bien roi de mes états qu’un autre l’est des siens ; et l’étant, je ferais tout ce que je voudrais ; et faisant ce que je voudrais, je ferais à mon goût ; et faisant à mon goût, je

serais content ; et quand on est content, on n’a plus rien à désirer ; et quand on n’a plus rien à désirer, tout est fini. Ainsi donc, que le comté

vienne, et que Dieu vous bénisse, et au revoir, bonsoir, comme dit un aveugle à son camarade. — Ce ne sont pas là de mauvaises philosophies, comme vous dites, Sancho, reprit le chanoine ; mais cependant il y a bien des choses à dire sur ce chapitre des comtés. — Je ne sais trop ce qui reste à dire, interrompit Don Quichotte ; seulement je me guide sur l’exemple que m’a donné le grand Amadis de Gaule, lequel fit son écuyer comte de l’Île-Ferme ; ainsi je puis bien, sans scrupule de conscience, faire comte Sancho Panza, qui est un des meilleurs écuyers qu’ait jamais eus chevalier errant. »

Le chanoine resta confondu des extravagances raisonnables (si l’extravagance admet la raison) qu’avait dites Don Quichotte, de la manière dont il avait dépeint l’aventure du chevalier du Lac, de l’impression profonde qu’avaient faite sur son esprit les rêveries mensongères des livres qu’il avait lus, et finalement de la crédulité de Sancho, qui soupirait avec tant d’ardeur après le comté que son maître lui avait promis.

En ce moment, les valets du chanoine, revenant de l’hôtellerie, amenaient le mulet aux provisions. Ils dressèrent la table avec un tapis étendu

sur l’herbe de la prairie, et tous les convives, s’étant assis à l’ombre de quelques arbres, dînèrent en cet endroit, pour que le bouvier ne perdît pas, comme on l’a dit, la commodité du pâturage. Tandis qu’ils étaient paisiblement à manger, ils entendirent tout à coup le bruit aigu d’un sifflet qui partait d’un massif de ronces et de broussailles dont ils étaient proches ; et presqu’au même instant ils virent sortir de ces broussailles une jolie chèvre, qui avait toute la peau mouchetée de noir, de blanc et de

fauve. Derrière elle venait un chevrier qui l’appelait de loin, en lui disant les mots à leur usage, pour qu’elle s’arrêtât et rejoignît le troupeau. La

bête fugitive accourut tout effrayée vers les voyageurs, comme pour leur demander protection, et s’arrêta près d’eux. Le chevrier arriva, la prit par les cornes, et, comme si elle eût été douée d’intelligence et de réflexion, il lui dit : « Ah ! montagnarde ! ah ! bariolée ! et qu’avez-vous donc depuis quelques jours à ne plus marcher qu’à cloche-pied ? quelle mouche vous pique, ou quel loup vous fait peur, ma fille ? ne me direz-vous pas ce que c’est, mignonne ? mais qu’est-ce que ce peut être, sinon que vous êtes femelle, et que vous ne pouvez rester en repos ? Maudite soit votre humeur et l’humeur de toutes celles que vous imitez ! Revenez, revenez, ma mie ; si vous n’êtes pas aussi joyeuse, au moins vous serez

plus en sûreté dans la bergerie, et parmi vos compagnes : car si vous, qui devez les guider et les diriger, vous allez ainsi sans guide et sans direction, qu’est-ce qu’il arrivera d’elles ? »

Les paroles du chevrier réjouirent fort ceux qui les entendirent, notamment le chanoine qui lui dit : « Par votre vie, frère, calmez-vous un peu, et ne vous hâtez pas tant de ramener cette chèvre au troupeau. Puisqu’elle est femelle, comme vous dites, il faut bien qu’elle suive son instinct naturel, quelques efforts que vous fassiez pour l’en empêcher. Tenez, prenez ce morceau, et buvez un coup, vous apaiserez votre colère, et la chèvre s’en reposera d’autant. » En disant cela, il lui tendait avec la pointe du couteau un râble de lapin froid. Le chevrier prit, remercia, but, s’adoucit, et dit ensuite : « Je ne voudrais pas vraiment que, pour m’avoir entendu parler avec tant de sérieux à ce petit animal, vos grâces me prissent pour un imbécile ; car, en vérité, il y a bien quelque mystère sous les paroles que j’ai dites. Je suis un rustre, mais pas tant néanmoins que je ne sache comment il faut s’y prendre avec les gens et avec les bêtes. — Je le crois bien vraiment, répondit le curé ; car je sais déjà, par expérience, que les bois nourrissent des poëtes, et que les cabanes de bergers abritent des philosophes. — Du moins, seigneur, répliqua le chevrier, elles recueillent des hommes devenus sages à leurs dépens. Pour que vous croyiez à cette vérité, et que vous la touchiez du doigt, je veux, bien qu’il semble que je m’invite sans être prié, si cela toutefois ne vous ennuie pas et que vous consentiez à me prêter un moment d’attention, je veux, dis-je, vous conter une aventure véritable, qui viendra en preuve de ce qu’a dit ce seigneur (montrant le curé), et de ce que j’ai dit moi-même. »

Don Quichotte répondit sur-le-champ : « Comme ceci m’a l’air d’avoir je ne sais quelle ombre d’aventure de chevalerie, pour ma part, frère, je vous écouterai de grand cœur, et c’est ce que feront aussi ces messieurs, parce qu’ils sont gens d’esprit et fort amis des nouveautés curieuses qui étonnent, amusent et ravissent les sens, comme je ne doute pas que va faire votre histoire. Commencez donc, mon ami, nous vous écoutons tous. — Je retire mon enjeu, s’écria Sancho ; pour moi, je vais au ruisseau avec ce pâté, dont je pense me soûler pour trois jours, car j’ai ouï dire à mon seigneur Don Quichotte qu’un écuyer de chevalier errant doit manger, quand il en trouve l’occasion, jusqu’à n’en pouvoir plus, parce qu’il pourrait bien lui arriver d’entrer par hasard dans une forêt si inextricable qu’il ne puisse trouver de six jours à en sortir ; et, ma foi, si le pauvre homme ne va pas bien repu, ou le bissac bien rempli, il pourrait fort bien rester là, comme il lui arrive mainte et mainte fois, devenu chair de momie. — Tu es toujours pour le positif, Sancho, lui dit Don Quichotte ; va t’en où tu voudras, et mange ce que tu pourras ; moi, j’ai déjà l’estomac satisfait, et il ne me manque plus que de donner à l’âme sa collation, comme je me la donnerai en écoutant l’histoire de ce brave homme. — Nous la donnerons aussi à toutes nos âmes, ajouta le chanoine. » Et il pria sur-le-champ le chevrier de commencer le récit qu’il venait de leur promettre. Le chevrier donna deux petits coups de la main sur les flancs de la chèvre, qu’il tenait toujours par les cornes, en lui disant : « Couche-toi près de moi, bariolée, nous avons du temps de reste pour retourner à la bergerie. » On aurait dit que la chèvre l’eût entendu ; car, dès que son maître se fut assis, elle se coucha fort paisiblement à ses côtés, et, le regardant au visage, elle faisait croire qu’elle était attentive à ce que disait le chevrier, lequel commença son histoire de la sorte :


  1. L’altercation a commencé dans le chapitre précédent, de même que l’entretien entre Don Quichotte et Sancho, qui lui sert de titre, avait commencé dans le chapitre antérieur. Faut-il attribuer ces transpositions à la négligence du premier éditeur, ou bien à un caprice bizarre de Cervantès ? À voir la même faute tant de fois répétée, je serais volontiers de ce dernier avis.
  2. Virgile avait dit des Champs-Élysées :
    Largior hic campos aether et lumine vestit
    Purpureo.
    Æneid.. lib. 6.