L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre IX

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 135-143).


LIVRE II[1]. — CHAPITRE IX.

Où se conclut et termine l’épouvantable bataille que se livrèrent le gaillard Biscayen et le vaillant Manchois.



Nous avons laissé, dans la première partie de cette histoire, le valeureux Biscayen et le fameux Don Quichotte, les épées nues et hautes, prêts à se décharger deux furieux coups de tranchant, tels que, s’ils eussent frappé en plein, ils ne se fussent pourfendus de haut en bas, et ouverts en deux comme une grenade ; mais justement, à cet endroit critique, on a vu cette savoureuse histoire rester en l’air et démembrée, sans que l’auteur nous fît connaître où l’on pourrait en trouver la suite. Cela me causa beaucoup de dépit, car le plaisir d’en avoir lu si peu se changeait en déplaisir, quand je songeais quelle faible chance s’offrait de trouver tout ce qui me semblait manquer d’un conte si délectable. Toutefois, il me parut vraiment impossible, et hors de toute bonne coutume, qu’un si bon chevalier eût manqué de quelque sage qui prît à son compte le soin d’écrire ses prouesses inouïes : chose qui n’avait manqué à aucun des chevaliers errants, desquels les gens disent qu’ils vont à leurs aventures ; car chacun d’eux avait toujours à point nommé un ou deux sages, qui non-seulement écrivaient leurs faits et gestes, mais qui enregistraient leurs plus petites et plus enfantines pensées, si cachées qu’elles pussent être[2]. Et vraiment, un si bon chevalier ne méritait pas d’être à ce point malheureux qu’il manquât tout à fait de ce qu’un Platir et d’autres semblables avaient eu de reste. Aussi ne pouvais-je me décider à croire qu’une histoire si piquante fût restée incomplète et estropiée ; j’en attribuais la faute à la malignité du temps, qui dévore et consume toutes choses, supposant qu’il la tenait cachée, s’il ne l’avait détruite. D’un autre côté, je me disais : « Puisque, parmi les livres de notre héros, il s’en est trouvé d’aussi modernes que les Remèdes à la jalousie et les Nymphes de Hénarès, son histoire ne peut pas être fort ancienne, et si elle n’a point été écrite, elle doit se retrouver encore dans la mémoire des gens de son village et des pays circonvoisins. »

Cette imagination m’échauffait la tête et me donnait un grand désir de connaître d’un bout à l’autre la vie et les miracles de notre fameux Espagnol Don Quichotte de la Manche, lumière et miroir de la chevalerie manchoise, et le premier qui, dans les temps calamiteux de notre âge, ait embrassé la profession des armes errantes ; le premier qui se soit mis à la besogne de défaire les torts, de secourir les veuves, de protéger les demoiselles, pauvres filles qui s’en allaient, le fouet à la main, sur leur palefrois, par monts et par vaux, portant la charge et l’embarras de leur virginité, avec si peu de souci, que si quelque chevalier félon, quelque vilain armé en guerre, ou quelque démesuré géant ne leur faisait violence, il s’est trouvé telle de ces demoiselles, dans les temps passés, qui, au bout de quatre-vingts ans, durant lesquels elle n’avait pas couché une nuit sous toiture de maison, s’en est allée à la sépulture aussi vierge que la mère qui l’avait mise au monde[3]. Je dis donc que, sous ce rapport et sous bien d’autres, notre Don Quichotte est digne de perpétuelles et mémorables louanges ; et vraiment, on ne doit pas me les refuser à moi-même pour la peine que j’ai prise et la diligence que j’ai faite dans le but de trouver la fin de cette histoire. Cependant je sais bien que si le ciel, le hasard et la fortune ne m’eussent aidé, le monde restait privé du passe-temps exquis que pourra goûter, presque deux heures durant, celui qui mettra quelque attention à la lire. Voici donc de quelle manière j’en fis la découverte :

Me trouvant un jour à Tolède, dans la rue d’Alcana, je vis un jeune garçon qui venait vendre à un marchand de soieries de vieux cahiers de papiers. Comme je me plais beaucoup à lire, et jusqu’aux bribes de papier qu’on jette à la rue, poussé par mon inclination naturelle, je pris un des cahiers que vendait l’enfant, et je vis que les caractères en étaient arabes. Et comme, bien que je les reconnusse, je ne les savais pas lire, je me mis à regarder si je n’apercevrais point quelque Morisque espagnolisé qui pût les lire pour moi, et je n’eus pas grand’peine à trouver un tel interprète ; car si je l’eusse cherché pour une langue plus sainte et plus ancienne, je l’aurais également trouvé[4]. Enfin, le hasard m’en ayant amené un, je lui expliquai mon désir, et lui remis le livre entre les mains. Il l’ouvrit au milieu, et n’eut pas plus tôt lu quelques lignes qu’il se mit à rire. Je lui demandai pourquoi il riait : « C’est, me dit-il, d’une annotation qu’on a mise en marge de ce livre. » Je le priai de me la faire connaître, et lui, sans cesser de rire : « Voilà, reprit-il, ce qui se trouve écrit en marge : Cette Dulcinée du Toboso, dont il est si souvent fait mention dans la présente histoire, eut, dit-on, pour saler des porcs, meilleure main qu’aucune autre femme de la Manche. » Quand j’entendis prononcer le nom de Dulcinée du Toboso, je demeurai surpris et stupéfait, parce qu’aussitôt je m’imaginai que ces paperasses contenaient l’histoire de Don Quichotte. Dans cette pensée, je le pressai de lire l’intitulé, et le Morisque, traduisant aussitôt l’arabe en castillan, me dit qu’il était ainsi conçu : Histoire de Don Quichotte de la Manche, écrite par Cid Hamet Ben-Engéli, historien arabe. Il ne me fallut pas peu de discrétion pour dissimuler la joie que j’éprouvai, quand le titre du livre frappa mon oreille. L’arrachant des mains du marchand de soie, j’achetai au jeune garçon tous ces vieux cahiers pour un demi-réal ; mais s’il eût eu l’esprit de deviner quelle envie j’en avais, il pouvait bien se promettre d’emporter plus de six réaux du marché.

M’éloignant bien vite avec le Morisque, je l’emmenai dans le cloître de la cathédrale et le priai de me traduire en castillan tous ces cahiers, du moins ceux qui traitaient de Don Quichotte, sans mettre ou omettre un seul mot, lui offrant d’avance le prix qu’il exigerait. Il se contenta de cinquante livres de raisin sec et de quatre boisseaux de froment, et me promit de les traduire avec autant de promptitude que de fidélité. Mais moi, pour faciliter encore l’affaire, et ne pas me dessaisir d’une si belle trouvaille, j’emmenai le Morisque chez moi, où, dans l’espace d’un peu plus de six semaines, il traduisit toute l’histoire de la manière dont elle est ici rapportée[5].

Dans le premier cahier, on voyait peinte au naturel, la bataille de Don Quichotte avec le Biscayen ; tous deux dans la posture où l’histoire les avait laissés, les épées hautes, l’un couvert de sa redoutable rondache, l’autre de son coussin. La mule du Biscayen était si frappante, qu’on reconnaissait qu’elle était de louage à une portée de mousquet. Le Biscayen avait à ses pieds un écriteau où on lisait : Don Sancho de Azpeitia : c’était sans doute son nom ; et aux pieds de Rossinante il y en avait un autre qui disait : Don Quichotte. Rossinante était merveilleusement représenté, si long et si raide, si mince et si maigre, avec une échine si saillante, et un corps si étique, qu’il témoignait bien hautement avec quelle justesse et quel à-propos on lui avait donné le nom de Rossinante. Près de lui était Sancho Panza, qui tenait son âne par le licou, et au pied duquel on lisait sur un autre écriteau : Sancho Zancas. Ce nom venait sans doute de ce qu’il avait, comme le montrait la peinture, le ventre gros, la taille courte, les jambes grêles et cagneuses. C’est de là que durent lui venir les surnoms de Panza et de Zancas, que l’histoire lui donne indifféremment, tantôt l’un, tantôt l’autre[6].

Il y avait bien encore quelques menus détails à remarquer ; mais ils sont de peu d’importance, et n’ajoutent rien à la vérité de cette histoire, œuvre de laquelle on peut dire que nulle œuvre n’est mauvaise, pourvu qu’elle soit véritable. Si l’on pouvait élever quelque objection contre la sincérité de celle-ci ce serait uniquement que son auteur fut de race arabe, et qu’il est fort commun aux gens de cette nation d’être menteurs. Mais, d’une autre part, ils sont tellement nos ennemis, qu’on pourrait plutôt l’accuser d’être resté en-deçà du vrai que d’avoir été au-delà. C’est mon opinion, car lorsqu’il pourrait et devrait s’étendre en louanges sur le compte d’un si bon chevalier, on dirait qu’il les passe exprès sous silence, chose mal faite et plus mal pensée, puisque les historiens doivent être véridiques, ponctuels, jamais passionnés, sans que l’intérêt ni la crainte, la rancune ni l’affection, les fassent écarter du chemin de la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions humaines, témoin du passé, exemple du présent, enseignement de l’avenir. Dans celle-ci, je sais qu’on trouvera tout ce que peut offrir la plus attrayante ; et s’il y manque quelque bonne chose, je crois, à part moi, que ce fut plutôt la faute du chien de l’auteur que celle du sujet[7]. Enfin, suivant la traduction, la seconde partie commençait de la sorte :

À voir lever en l’air les tranchantes épées des deux braves et courroucés combattants, à voir leur contenance et leur résolution, on eût dit qu’ils menaçaient le ciel, la terre et l’abîme. Le premier qui déchargea son coup fut le colérique Biscayen, et ce fut avec tant de force et de fureur que, si l’épée en tombant ne lui eût tourné dans la main, ce seul coup suffisait pour mettre fin au terrible combat et à toutes les aventures de notre chevalier. Mais sa bonne étoile, qui le réservait pour de plus grandes choses, fit tourner l’épée de son ennemi de manière que, bien qu’elle lui frappât en plein sur l’épaule gauche, elle ne fit d’autre mal que de lui désarmer tout ce côté-là, lui emportant de compagnie la moitié de la salade et la moitié de l’oreille ; et tout cela s’écroula par terre avec un épouvantable fracas. Vive Dieu ! qui pourrait à cette heure bonnement raconter de quelle rage fut saisi le cœur de notre Manchois, quand il se vit traiter de la sorte ! On ne peut rien dire de plus, sinon qu’il se hissa de nouveau sur ses étriers, et, serrant son épée dans ses deux mains, il la déchargea sur le Biscayen avec une telle furie, en l’attrapant en plein sur le coussin et sur la tête, que, malgré cette bonne défense, et comme si une montagne se fût écroulée sur lui, celui-ci commença à jeter le sang par le nez, par la bouche et par les oreilles, faisant mine de tomber de la mule en bas, ce qui était infaillible, s’il ne se fût accroché par les bras à son cou. Mais cependant ses pieds quittèrent les étriers, bientôt après ses bras s’étendirent, et la mule, épouvantée de ce terrible coup, se mettant à courir à travers les champs, en trois ou quatre bonds jeta son cavalier par terre.

Don Quichotte le regardait avec un merveilleux sang-froid ; dès qu’il le vit tomber, il sauta de cheval, accourut légèrement, et, lui mettant la pointe de l’épée entre les deux yeux, il lui cria de se rendre ou qu’il lui couperait la tête. Le Biscayen était trop étourdi pour pouvoir répondre un seul mot ; et son affaire était faite, tant la colère aveuglait Don Quichotte, si les dames du carrosse, qui jusqu’alors avaient regardé le combat tout éperdues, ne fussent accourues auprès de lui, et ne l’eussent supplié de faire, par faveur insigne, grâce de la vie à leur écuyer. À cela, Don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et de hauteur : « Assurément, mes belles dames, je suis ravi de faire ce que vous me demandez ; mais c’est à une condition, et moyennant l’arrangement que voici : que ce chevalier me promette d’aller au village du Toboso, et de se présenter de ma part devant la sans pareille Dulcinée, pour qu’elle dispose de lui tout à sa guise. » Tremblantes et larmoyantes, ces dames promirent bien vite, sans se faire expliquer ce que demandait Don Quichotte, et sans s’informer même de ce qu’était Dulcinée, que leur écuyer ferait ponctuellement tout ce qui lui serait ordonné. « Eh bien ! reprit Don Quichotte, sur la foi de cette parole, je consens à lui laisser la vie, bien qu’il ait mérité la mort. »


  1. Cervantès divisa la première partie du Don Quichotte en quatre livres, fort inégaux entre eux, car le troisième est plus long que les deux premiers, et le quatrième plus long que les trois autres. Il abandonna cette division dans la seconde partie, pour s’en tenir à celle des chapitres.
  2. Ainsi ce fut le sage Alquife qui écrivit la chronique d’Amadis de Grèce ; le sage Friston, l’histoire de Don Bélianis ; les sages Artémidore et Lirgandéo, celle du chevalier de Phœbus ; le sage Galténor, celle de Platir, etc.
  3. Ou cette plaisanterie, fort heureusement placée par Cervantès en cet endroit, avait cours de son temps, même hors de l’Espagne, ou Shakspeare et lui l’ont imaginée à la fois. On lit, dans les Joyeuses bourgeoises de Windsor (acte II, scène II) :
    falstaf

    « Bonjour, ma bonne femme.

    quickly

    Plaise à votre seigneurie, ce nom ne m’appartient pas.

    falstaf

    Ma bonne fille, donc.

    quickly

    J’en puis jurer, comme l’était ma mère quand je suis venue au monde. »

  4. Cervantès veut parler de l’hébreu, et dire qu’il aurait bien trouvé quelque Juif à Tolède.

    On a donné le nom de Morisques aux descendants des Arabes et des Mores restés en Espagne après la prise de Grenade, et convertis par force au christianisme. Voir, à ce sujet, l’Essai que j’ai publié sur l’Histoire des Arabes et des Mores d’Espagne, Appendice, tome II.

  5. Pour accommoder son livre à la mode des romans de chevalerie, Cervantès suppose qu’il fut écrit par un More, et ne se réserve à lui-même que le titre d’éditeur. Avant lui, le licencié Pedro de Lujan avait fait passer son histoire du chevalier de la Croix pour l’œuvre du More Xarton, traduite par un captif de Tunis.

    L’orientaliste don José Conde a récemment découvert la signification du nom de ce More, auteur supposé du Don Quichotte. Ben-Engéli est un composé arabe, dont la racine, iggel ou eggel, veut dire cerf, comme Cervantes est un composé espagnol dont la racine est ciervo. Engéli est l’adjectif arabe correspondant aux adjectifs espagnols, cerval ou cervanteño. Cervantès, longtemps captif parmi les Mores d’Alger, dont il avait appris quelque peu la langue, a donc caché son nom sous un homonyme arabe.

    Une des académies de France, celle de Troyes en Champagne, prit au sérieux la plaisanterie du prétendu Ben-Angéli ; elle envoya, dans le milieu du dix-septième siècle, un commissaire à Madrid pour vérifier si la traduction de Cervantès était conforme au manuscrit arabe qui devait se trouver dans la bibliothèque de l’Escorial, ajoutant, dans ses instructions, que la publication de l’original serait d’un prix inestimable pour la littérature de l’Orient.

  6. Au contraire, c’est la seule fois que Sancho soit nommé Zancas. Il est presque superflu de dire que Panza signifie panse, et Zancas, jambes longues et cagneuses.
  7. Cervantès fait sans doute allusion au nom de chien que se donnaient réciproquement les chrétiens et les Mores. On disait en Espagne, perro moro.