L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XXXI

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 324-335).


CHAPITRE XXXI.

Qui traite d’une foule de grandes choses.



Sancho ne se sentait pas d’aise de se voir ainsi en privauté avec la duchesse, se figurant qu’il allait trouver dans son château ce qu’il avait déjà trouvé chez Don Diégo et chez Basile, et toujours enclin aux douceurs d’une bonne vie, il prenait par les cheveux chaque fois qu’elle s’offrait, l’occasion de faire bombance. L’histoire raconte qu’avant qu’ils arrivassent au château ou maison de plaisance, le duc prit les devants, et donna des ordres à tous ses domestiques sur la manière dont ils devaient traiter Don Quichotte. Dès que celui-ci parut avec la duchesse aux portes du château, deux laquais ou palefreniers en sortirent, couverts jusqu’aux pieds d’espèces de robes de chambre en satin cramoisi, lesquels, ayant pris Don Quichotte entre leurs bras, l’enlevèrent de la selle, et lui dirent : « Que votre grandeur aille maintenant descendre de son palefroi madame la duchesse. » Don Quichotte obéit ; mais après force compliments et cérémonies, après force prières et refus, la duchesse l’emporta dans sa résistance. Elle ne voulut descendre du palefroi que dans les bras du duc, disant qu’elle ne se trouvait pas digne de charger un si grand chevalier d’un si inutile fardeau. Enfin, le duc vint lui faire mettre pied à terre, et, quand ils entrèrent tous dans une vaste cour d’honneur, deux jolies damoiselles s’approchèrent, et jetèrent sur les épaules de Don Quichotte un long manteau de fine écarlate. Aussitôt toutes les galeries de la cour se couronnèrent des valets de la maison, qui disaient à grands cris : « Bienvenue soit la fleur et la crème des chevaliers errants, » et qui versaient à l’envi des flacons d’eau de senteur sur Don Quichotte et ses illustres hôtes. Tout cela ravissait Don Quichotte, et ce jour fut le premier de sa vie où il se crut et se reconnut chevalier errant véritable et non fantastique, en se voyant traiter de la même manière qu’il avait lu qu’on traitait les chevaliers errants dans les siècles passés.

Sancho, laissant là le grison, s’était cousu aux jupons de la duchesse ; et il entra avec elle dans le château. Mais bientôt, se sentant un remords de conscience de laisser son âne tout seul, il s’approcha d’une vénérable duègne, qui était venue avec d’autres recevoir la duchesse, et lui dit à voix basse : « Madame Gonzalez, ou comme on appelle votre grâce… — Je m’appelle Doña Rodriguez de Grijalva[1], répondit la duègne : qu’y a-t-il pour votre service, frère ? — Je voudrais, répliqua Sancho, que votre grâce me fît celle de sortir devant la porte du château, où vous trouverez un âne qui est à moi. Ensuite votre grâce aura la bonté de le faire mettre ou de le mettre elle-même dans l’écurie, car le pauvre petit est un peu timide, et s’il se voit seul, il ne saura plus que devenir. — Si le maître est aussi galant homme que le valet, repartit la duègne, nous avons fait là une belle trouvaille. Allez, frère, à la malheure pour vous et pour qui vous amène, et chargez-vous de votre âne ; nous autres duègnes de cette maison ne sommes pas faites à semblables besognes. — Eh bien, en vérité, répondit Sancho, j’ai ouï dire à mon seigneur, qui est au fait des histoires, lorsqu’il racontait celle de Lancelot, quand il vint de Bretagne, que les dames prenaient soin de lui et les duègnes de son bidet[2]. Et certes, pour ce qui est de mon âne, je ne le troquerais pas contre le bidet du seigneur Lancelot. — Frère, répliqua la duègne, si vous êtes bouffon de votre métier, gardez vos bons mots pour une autre occasion ; attendez qu’ils semblent tels et qu’on vous les paie, car de moi vous ne tirerez rien qu’une figue.

— Elle sera du moins bien mûre, repartit Sancho, pour peu qu’en fait d’années elle gagne le point sur votre grâce. — Fils de coquine ! s’écria la duègne, tout enflammée de colère, si je suis vieille ou non, c’est à Dieu que j’en rendrai compte, et non pas à vous, rustre, manant, mangeur d’ail ! » Cela fut dit d’une voix si haute que la duchesse l’entendit ; elle tourna la tête, et, voyant la duègne tout agitée, avec les yeux rouges de fureur, elle lui demanda contre qui elle en avait. « J’en ai, répondit la duègne, contre ce brave homme qui m’a demandé très-instamment d’aller mettre à l’écurie un sien âne qui est à la porte du château, me citant pour exemple que cela s’était fait je ne sais où, que des dames pansaient un certain Lancelot et des duègnes son bidet, puis, pour finir et par-dessus le marché, il m’a appelé vieille. — Oh ! voilà ce que j’aurais pris pour affront, s’écria la duchesse, plus que tout ce qu’on aurait pu me dire ; » et, se tournant vers Sancho : « Prenez garde, ami Sancho, lui dit-elle, que Doña Rodriguez est encore toute jeune, et que ses longues coiffes que vous lui voyez, elle les porte plutôt à cause de l’autorité de sa charge et de l’usage qui le veut ainsi, qu’à cause des années. — Qu’il ne m’en reste pas une à vivre, répondit Sancho, si je l’ai dit dans cette intention ; oh ! non ; si j’ai parlé de la sorte, c’est que ma tendresse est si grande pour mon âne, que je ne croyais pas pouvoir le recommander à une personne plus charitable que madame Doña Rodriguez. » Don Quichotte, qui entendait tout cela, ne put s’empêcher de dire : « Sont-ce là, Sancho, des sujets de conversation pour un lieu tel que celui-ci ? — Seigneur, répondit Sancho, chacun parle de la nécessité où il se trouve quand il la sent. Ici je me suis souvenu du grison, et ici j’ai parlé de lui ; et si je m’en fusse souvenu à l’écurie, c’est là que j’en aurais parlé. — Sancho est dans le vrai et le certain, ajouta le duc, et je ne vois rien à lui reprocher. Quant au grison, il aura sa ration à bouche que veux-tu, et que Sancho perde tout souci ; on traitera son âne comme lui-même. »

Au milieu de ces propos, qui divertissaient tout le monde, hors Don Quichotte, on arriva aux appartements du haut, et l’on fit entrer Don Quichotte dans une salle ornée de riches tentures d’or et de brocart. Six demoiselles vinrent le désarmer et lui servir de pages, toutes bien averties par le duc et la duchesse de ce qu’elles devaient faire, et bien instruites sur la manière dont il fallait traiter Don Quichotte, pour qu’il s’imaginât et reconnût qu’on le traitait en chevalier errant.

Une fois désarmé, Don Quichotte resta avec ses étroits hauts-de-chausses et son pourpoint de chamois, sec, maigre, allongé, avec les mâchoires serrées et les joues si creuses qu’elles se baisaient l’une l’autre dans la bouche : figure telle que, si les demoiselles qui le servaient n’eussent pas eu grand soin de retenir leur gaieté, suivant les ordres exprès qu’elles en avaient reçus de leurs seigneurs, elles seraient mortes de rire. Elles le prièrent de se laisser déshabiller pour qu’on lui passât une chemise, mais il ne voulut jamais y consentir, disant que la décence ne seyait pas moins que la valeur aux chevaliers errants. Toutefois il demanda qu’on donnât la chemise à Sancho, et, s’étant enfermé avec lui dans une chambre où se trouvait un lit magnifique, il se déshabilla, et passa la chemise. Dès qu’il se vit seul avec Sancho : « Dis-moi, lui dit-il, bouffon nouveau et imbécile de vieille date, trouves-tu bien d’outrager et de déshonorer une duègne aussi vénérable, aussi digne de respect que l’est celle-là ? Était-ce bien le moment de te souvenir du grison ? Ou sont-ce des seigneurs capables de laisser manquer les bêtes, quand ils traitent les maîtres avec tant de magnificence ? Au nom de Dieu, Sancho, corrige-toi, et ne montre pas la corde à ce point qu’on vienne à s’apercevoir que tu n’es tissu que d’une toile rude et grossière. Prends donc garde, pécheur endurci, que le seigneur est tenu d’autant plus en estime qu’il a des serviteurs plus honorables et mieux nés, et qu’un des plus grands avantages qu’ont les princes sur les autres hommes, c’est d’avoir à leur service des gens qui valent autant qu’eux. N’aperçois-tu point, esprit étroit et désespérant, qu’en voyant que tu es un rustre grossier ou un méchant diseur de balivernes, on pensera que je suis quelque hobereau de colombier, ou quelque chevalier d’industrie ? Non, non, ami Sancho ; fuis ces écueils, fuis ces dangers ; celui qui se fait beau parleur et mauvais plaisant trébuche au premier choc, et tombe au rôle de misérable bouffon. Retiens ta langue, épluche et rumine tes paroles avant qu’elles te sortent de la bouche, et fais attention que nous sommes arrivés en lieu tel, qu’avec l’aide de Dieu et la valeur de mon bras, nous devons en sortir avantagés, comme on dit, du tiers et du quart en renommée et en fortune. »

Sancho promit très-sincèrement à son maître de se coudre la bouche, ou de se mordre la langue, plutôt que de dire un mot qui ne fût pas à propos et mûrement considéré comme il le lui ordonnait. « Vous pouvez, ajouta-t-il, perdre à cet égard tout souci ; ce ne sera jamais par moi qu’on découvrira qui nous sommes. » Don Quichotte, cependant, acheva de s’habiller ; il mit son baudrier et son épée, jeta sur ses épaules le manteau d’écarlate, ajusta sur sa tête une montera de satin vert que lui avaient donnée les demoiselles, et, paré de ce costume, il entra dans la grande salle, où il trouva les mêmes demoiselles rangées sur deux files, autant d’un côté que de l’autre, et toutes portant des flacons d’eau de senteur, qu’elles lui versèrent sur les mains avec force révérences et cérémonies. Bientôt arrivèrent douze pages, ayant à leur tête le maître d’hôtel, pour le conduire à la table, où l’attendaient les maîtres du logis. Ils le prirent au milieu d’eux, et le menèrent, plein de pompe et de majesté, dans une autre salle, où l’on avait dressé une table somptueuse, avec quatre couverts seulement. Le duc et la duchesse s’avancèrent jusqu’à la porte de la salle pour le recevoir ; ils étaient accompagnés d’un grave ecclésiastique, de ceux qui gouvernent les maisons des grands seigneurs ; de ceux qui, n’étant pas nés grands seigneurs, ne sauraient apprendre à ceux qui le sont comment ils doivent l’être ; de ceux qui veulent que la grandeur des grands se mesure à la petitesse de leur esprit ; de ceux enfin qui, voulant instruire ceux qu’ils gouvernent à réduire leurs libéralités, les font paraître mesquins et misérables[3]. De ces gens-là sans doute était le grave religieux qui vint avec le duc et la duchesse à la rencontre de Don Quichotte. Ils se firent mille courtoisies mutuelles, et finalement, ayant placé Don Quichotte entre eux, ils allèrent s’asseoir à la table. Le duc offrit le haut bout à Don Quichotte, et, bien que celui-ci le refusât d’abord, les instances du duc furent telles qu’il dut à la fin l’accepter. L’ecclésiastique s’assit en face du chevalier, le duc et la duchesse aux deux côtés de la table. À tout cela Sancho se trouvait présent, stupéfait, ébahi des honneurs que ces princes rendaient à son maître. Quand il vit les cérémonies et les prières qu’adressait le duc à Don Quichotte pour le faire asseoir au haut bout de la table, il prit la parole : « Si vos grâces, dit-il, veulent bien m’en donner la permission, je leur conterai une histoire qui est arrivée dans mon village à propos des places à table. »

À peine Sancho eut-il ainsi parlé, que Don Quichotte trembla de tout son corps, persuadé qu’il allait dire quelque sottise. Sancho le regarda, le comprit, et lui dit : « Ne craignez pas que je m’oublie, mon seigneur, ni que je dise une chose qui ne vienne pas juste à point. Je n’ai pas encore perdu la mémoire des conseils que votre grâce me donnait tout à l’heure sur ce qui est de parler peu ou prou, bien ou mal. — Je ne me souviens de rien, Sancho, répondit Don Quichotte ; dis ce que tu voudras, pourvu que tu le dises vite. — Ce que je veux dire, reprit Sancho, est si bien la vérité pure, que mon seigneur Don Quichotte ici présent ne me laissera pas mentir. — Que m’importe ? répliqua Don Quichotte ; mens, Sancho, tant qu’il te plaira, ce n’est pas moi qui t’en empêcherai ; seulement prends garde à ce que tu vas dire. — J’y ai si bien pris garde et si bien regardé, repartit Sancho, qu’on peut dire cette fois que celui qui sonne les cloches est en sûreté ; et c’est ce qu’on va voir à l’œuvre. — Il me semble, interrompit Don Quichotte, que vos seigneuries feraient bien de faire chasser d’ici cet imbécile, qui dira mille stupidités. — Par la vie du duc, dit la duchesse, Sancho ne me quittera pas d’un pas. Je l’aime beaucoup, car je sais qu’il est très-spirituel. — Spirituels soient aussi les jours de votre sainteté ! s’écria Sancho, pour la bonne estime que vous faites de moi, bien que je n’en sois pas digne. Mais voici le conte que je veux conter : Un jour, il arriva qu’un hidalgo de mon village, très-riche et de grande qualité, car il descendait des Alamos de Medina-del-Campo, lequel avait épousé Doña Mencia de Quiñonès, fille de don Alonzo de Marañon, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques, qui se noya à l’île de la Herradura[4], pour qui s’éleva cette grande querelle qu’il y eut, il y a quelques années, dans notre village, où se trouva, si je ne me trompe, mon seigneur Don Quichotte, et où fut blessé Tomasillo le garnement, fils de Balbastro le maréchal… N’est-ce pas vrai, tout cela, seigneur notre maître ? dites-le, par votre vie, afin que ces seigneurs ne me prennent pas pour quelque menteur bavard. — Jusqu’à présent, dit l’ecclésiastique, je vous tiendrai plutôt pour bavard que pour menteur ; plus tard, je ne sais trop ce que je penserai de vous. — Tu prends tant de gens à témoin, Sancho, répondit Don Quichotte, et tu cites tant d’enseignes, que je ne puis m’empêcher de convenir que tu dis sans doute la vérité. Mais continue et abrège l’histoire, car tu prends le chemin de ne pas finir en deux jours. — Qu’il n’abrège pas, s’écria la duchesse, s’il veut me faire plaisir, mais qu’il conte son histoire comme il la sait, dût-il ne pas finir de six jours, car s’il en met autant à la conter, ce seront les meilleurs que j’aurai passés de ma vie. — Je dis donc, mes bons seigneurs, continua Sancho, que cet hidalgo, que je connais comme mes mains, puisqu’il n’y a pas de ma maison à la sienne une portée de mousquet, invita à dîner un laboureur pauvre, mais honnête. — Au fait, frère, au fait, s’écria le religieux, vous prenez la route de ne pas arriver au bout de votre histoire d’ici à l’autre monde. — J’y arriverai bien à mi-chemin, s’il plaît à Dieu, répondit Sancho. Je dis donc que ce laboureur étant arrivé chez cet hidalgo qui l’avait invité, que Dieu veuille avoir recueilli son âme, car il est mort à présent, et à telles enseignes qu’il fit, dit-on, une vraie mort d’ange ; mais je ne m’y trouvai pas présent, car alors j’avais été faire la moisson à Temblèque. — Par votre vie, frère, s’écria de nouveau le religieux, revenez vite de Temblèque, et, sans enterrer votre hidalgo, si vous ne voulez nous enterrer aussi, dépêchez votre histoire. — Le cas est, reprit Sancho, qu’étant tous deux sur le point de se mettre à table…, il me semble que je les vois à présent mieux que jamais… » Le duc et la duchesse prenaient grand plaisir au déplaisir que montrait le bon religieux des pauses et des interruptions que mettait Sancho à conter son histoire, et Don Quichotte se consumait dans une rage concentrée. « Je dis donc, reprit Sancho, qu’étant tous deux, comme je l’ai dit, prêts à s’attabler, le laboureur s’opiniâtrait à ce que l’hidalgo prît le haut de la table, et l’hidalgo s’opiniâtrait également à ce que le laboureur le prît, disant qu’il fallait faire chez lui ce qu’il ordonnait. Mais le laboureur, qui se piquait d’être courtois et bien élevé, ne voulut jamais y consentir, jusqu’à ce qu’enfin l’hidalgo impatienté, lui mettant les deux mains sur les épaules, le fit asseoir par force, en lui disant : « Asseyez-vous, lourdaud, quelque part que je me place je tiendrai toujours votre haut bout. » Voilà mon histoire, et je crois, en vérité, qu’elle ne vient pas si mal à propos. »

Don Quichotte rougit, pâlit, prit toutes sortes de couleurs, qui, sur son teint brun, semblaient lui jasper le visage. Le duc et la duchesse continrent leur envie de rire, pour que Don Quichotte n’achevât point d’éclater, car ils avaient compris la malice de Sancho ; et, pour changer d’entretien, afin que Sancho ne se lançât point dans d’autres sottises, la duchesse demanda à Don Quichotte quelles nouvelles il avait de madame Dulcinée, et s’il lui avait envoyé ces jours passés quelque présent de géants ou de malandrins[5], car il ne pouvait manquer d’en avoir vaincu plusieurs. « Madame, répondit Don Quichotte, mes disgrâces, bien qu’elles aient eu un commencement, n’auront jamais de fin. Des géants, j’en ai vaincu, des félons et des malandrins, je lui en ai envoyé ; mais où pouvaient-ils la trouver, puisqu’elle est enchantée et changée en la plus laide paysanne qui se puisse imaginer ? — Je n’y comprends rien, interrompit Sancho Panza ; à moi elle me sembla la plus belle créature du monde. Au moins, pour la légèreté et la cabriole, je sais bien qu’elle en revendrait à un danseur de corde. En bonne foi de Dieu, madame la duchesse, elle vous saute de terre sur une bourrique, comme le ferait un chat. — L’avez-vous vue enchantée, Sancho ? demanda le duc. — Comment, si je l’ai vue ! répondit Sancho, et qui diable, si ce n’est moi, a donné le premier dans l’histoire de l’enchantement ? elle est, pardieu, aussi enchantée que mon père. »

L’ecclésiastique, qui entendait parler de géants, de malandrins, d’enchantements, finit par se douter que ce nouveau venu pourrait bien être ce Don Quichotte de la Manche, dont le duc lisait habituellement l’histoire, chose qu’il lui avait plusieurs fois reprochée, disant qu’il était extravagant de lire de telles extravagances. Quand il se fut assuré que ce qu’il soupçonnait était la vérité, il se tourna, plein de colère, vers le duc : « Votre excellence, mon seigneur, lui dit-il, aura un jour à rendre compte à notre Seigneur de ce que fait ce pauvre homme. Ce Don Quichotte, ou Don Nigaud, ou comme il s’appelle, ne doit pas être, à ce que j’imagine, aussi fou que votre excellence veut qu’il le soit, en lui fournissant des occasions de lâcher la bride à ses impertinences et à ses lubies. » Puis, adressant la parole à Don Quichotte, il ajouta : « Et vous, tête à l’envers, qui vous a fourré dans la cervelle que vous êtes chevalier errant, que vous vainquez des géants et arrêtez des malandrins ? allez, et que Dieu vous conduise ; retournez à votre maison, élevez vos enfants, si vous en avez, prenez soin de votre bien, et cessez de courir le monde comme un vagabond, bayant aux corneilles, et prêtant à rire à tous ceux qui vous connaissent et ne vous connaissent pas. Où diable avez-vous donc trouvé qu’il y eut, ou qu’il y ait à cette heure des chevaliers errants ? Où donc y a-t-il des géants en Espagne, ou des malandrins dans la Manche ? Où donc y a-t-il des Dulcinées enchantées, et tout ce ramas de simplicités qu’on raconte de vous ? »

Don Quichotte avait écouté dans une silencieuse attention les propos de ce vénérable personnage. Mais voyant qu’enfin il se taisait, sans respect pour ses illustres hôtes, l’air menaçant et le visage enflammé de colère, il se leva tout debout, et s’écria… Mais cette réponse mérite bien un chapitre à part.


  1. Le Don ou Doña, comme le Sir des Anglais, ne se place jamais que devant un nom de baptême. L’usage avait introduit une exception pour les duègnes, auxquelles on donnait le titre de Doña devant leur nom de famille.
  2. Allusion aux vers du romance de Lancelot cités dans la première partie.
  3. Au temps de Cervantès, c’était un usage presque général parmi les grands seigneurs d’avoir des confesseurs publics et attitrés qui remplissaient comme une charge domestique auprès d’eux. Ces favoris en soutane ou en capuchon se bornaient rarement à diriger la conscience de leurs pénitents ; ils se mêlaient aussi de diriger leurs affaires, et se faisaient surtout les intermédiaires de leurs libéralités, au grand préjudice des malheureux et de la réputation des maîtres qu’ils servaient. — Tout en censurant ce vice général, Cervantès exerce une petite vengeance particulière. On a pu voir, dans sa Vie, qu’un religieux de cette espèce s’était violemment opposé à ce que le duc de Béjar acceptât la dédicace de la première partie du Don Quichotte. C’est ce religieux qu’il peint ici.
  4. Cet Alonzo de Marañon se noya effectivement à l’Île de la Herradura, sur la côte de Grenade, avec une foule d’autres militaires, lorsqu’une escadre envoyée par Philippe II, pour secourir Oran qu’assiégeait Hassan-Aga, fils de Barberousse, fut jetée par la tempête sur cette île, en 1562.
  5. On avait appelé malandrins, au temps des croisades, les brigands arabes qui infestaient la Syrie et l’Égypte. Ce mot est resté dans les langues du midi pour signifier un voleur de grand chemin ou un écumeur de mer, et il est très-fréquemment employé dans les romans de chevalerie.