L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XXVI

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 278-290).


CHAPITRE XXVI.

Où se continue la gracieuse aventure du joueur de marionnettes, avec d’autres choses fort bonnes en vérité.



Tous se turent, Tyriens et Troyens[1] ; je veux dire, tous les gens qui avaient les yeux fixés sur le théâtre étaient, comme on dit, pendus à la bouche de l’explicateur de ses merveilles, quand on entendit tout à coup derrière la scène battre des timbales, sonner des trompettes, et jouer de l’artillerie, dont le bruit fut bientôt passé. Alors le petit garçon éleva sa voix grêle, et dit : « Cette histoire véritable, qu’on représente ici devant vos grâces, est tirée mot pour mot des chroniques françaises et des romances espagnols, qui passent de bouche en bouche, et que répètent les enfants au milieu des rues. Elle traite de la liberté que rendit le seigneur Don Gaïferos à son épouse Mélisandre, qui était captive en Espagne, au pouvoir des Mores, dans la ville de Sansueña ; ainsi s’appelait alors celle qui s’appelle aujourd’hui Saragosse. Voyez maintenant ici comment Don Gaïferos est à jouer au trictrac, suivant ce que dit la chanson : « Au trictrac joue Don Gaïferos oubliant déjà Mélisandre[2]. » Ce personnage qui paraît par là, avec la couronne sur la tête et le sceptre à la main, c’est l’empereur Charlemagne, père putatif de cette Mélisandre, lequel, fort courroucé de voir la négligence et l’oisiveté de son gendre, vient lui en faire des reproches. Remarquez avec quelle véhémence et quelle vivacité il le gronde ; on dirait qu’il veut lui donner avec son sceptre une demi-douzaine de horions ; il y a même des auteurs qui rapportent qu’il les lui donna, et bien appliqués. Et, après lui avoir dit toutes sortes de choses au sujet du péril que courait son honneur s’il n’essayait de délivrer son épouse, il lui dit, dit-on : « Je vous en ai dit assez, prenez-y garde[3]. » Maintenant, voyez comment l’empereur tourne le dos, et laisse Don Gaïferos tout dépité, et comment celui-ci, bouillant de colère, renverse la table et le trictrac, demande ses armes en toute hâte, et prie Don Roland, son cousin, de lui prêter sa bonne épée Durandal. Roland ne veut pas la lui prêter, et s’offre à lui tenir compagnie dans la difficile entreprise où il se jette ; mais le vaillant et courroucé Gaïferos ne veut point accepter son offre ; au contraire, il dit que seul il est capable de délivrer sa femme, fût-elle enfouie au centre des profondeurs de la terre ; et là-dessus, il va revêtir ses armes pour se mettre en route sur-le-champ.

« Maintenant, que vos grâces tournent les yeux du côté de cette tour qui paraît là-bas. On suppose que c’est une des tours de l’alcazar de Saragosse, qui s’appelle aujourd’hui l’Aljaféria. Cette dame, qui se montre à ce balcon, habillée à la moresque, est la sans pareille Mélisandre, laquelle venait mainte et mainte fois regarder par là le chemin de France, et, tournant l’imagination vers Paris et son époux, se consolait ainsi de son esclavage. À présent, vous allez voir arriver une nouvelle aventure, que vous n’avez peut-être jamais vue arriver. Ne voyez-vous pas ce More, qui, silencieux et le doigt sur la bouche, s’avance à pas de loup derrière Mélisandre ? Eh bien ! voyez comment il lui donne un baiser sur les lèvres, et comment elle se dépêche de cracher et de les essuyer avec la manche de sa blanche chemise, comment elle se lamente, et de désespoir s’arrache ses beaux cheveux, comme s’ils avaient à se reprocher la faute du maléfice. Voyez aussi comment ce grave personnage à turban, qui se promène dans ces corridors, est le roi Marsilio de Sansueña, lequel a vu l’insolence du More, et bien que ce More soit un de ses parents et son grand favori, il ordonne aussitôt qu’on l’arrête, et qu’on lui donne deux cents coups de fouet, en le conduisant par les rues de la ville, avec le crieur devant et les alguazils derrière. Voyez par ici comment on sort pour exécuter la sentence, bien que la faute ait à peine été mise à exécution ; car, parmi les Mores, il n’y a point de confrontation de parties, de témoignages et d’appel, comme parmi nous. — Enfant, enfant, s’écria Don Quichotte à cet endroit, suivez votre histoire en ligne droite, et ne vous égarez pas dans les courbes et les transversales ; pour tirer au clair une vérité, il faut bien des preuves et des contre-preuves. » Alors maître Pierre ajouta du dedans : « Petit garçon, ne te mêle point de ce qui ne te regarde pas ; mais fais ce que te commande ce bon seigneur ; ce sera le plus prudent de beaucoup ; et continue à chanter en plain-chant, sans te mettre dans le contre-point, car le fil casse par le plus menu. — Je ferai comme vous dites, répondit le jeune garçon, » et il continua de la sorte :

« Cette figure, qui paraît à cheval de ce côté, enveloppée d’un grand manteau gascon, est celle de Don Gaïferos lui-même, qu’attendait son épouse, laquelle, déjà vengée de l’audace du More amoureux, s’est remise avec un visage plus serein au balcon de la tour. Elle parle à son époux, croyant que c’est quelque voyageur ; et lui tient tous les propos de ce romance qui dit : « Chevalier, si vous allez en France, informez-vous de Gaïferos, » et je n’en cite rien de plus, parce que c’est de la prolixité que s’engendre l’ennui. Il suffit de voir comment Don Gaïferos se découvre, et par les transports de joie auxquels se livre Mélisandre, elle nous fait comprendre qu’elle l’a reconnu, surtout maintenant que nous la voyons se glisser du balcon pour se mettre en croupe sur le cheval de son époux. Mais, ô l’infortunée ! voilà que le pan de sa jupe s’est accroché à l’un des fers du balcon, et la voilà suspendue en l’air, sans pouvoir atteindre le sol. Mais voyez comment le ciel miséricordieux nous envoie son secours dans les plus pressants besoins ! Don Gaïferos s’approche, et, sans s’occuper s’il déchirera le riche jupon, il la prend, la tire, et la fait par force descendre à terre ; puis, d’un tour de main, il la pose sur la croupe de son cheval, jambe de-ci, jambe de-là, comme un homme, et lui recommande de le tenir fortement pour ne pas tomber, en lui passant les bras derrière le dos, de manière à les croiser sur sa poitrine, car madame Mélisandre n’était pas fort habituée à semblable façon de cavalcader. Voyez aussi comment le cheval témoigne par ses hennissements qu’il est ravi d’avoir sur le dos la charge de vaillance et de beauté qu’il porte en son maître et en sa maîtresse. Voyez comment ils tournent bride pour s’éloigner de la ville, et avec quelle joie empressée ils prennent la route de Paris. Allez en paix, ô paire sans pair de véritables amants ! arrivez sains et saufs dans votre patrie bien-aimée, sans que la fortune mette aucun obstacle à votre heureux voyage ! Que les yeux de vos amis et de vos parents vous voient jouir, dans la paix du bonheur, des jours, longs comme ceux de Nestor, qui vous restent à vivre ! » En cet endroit, maître Pierre éleva de nouveau la voix : « Terre à terre, mon garçon, dit-il, ne te perds pas dans les nues, toute affectation est vicieuse. » L’interprète continua sans rien répondre : « Il ne manqua pas d’yeux oisifs, car il y en a pour tout voir, qui virent la descente et la montée de Mélisandre, et qui en donnèrent connaissance au roi Marsilio, lequel ordonna sur-le-champ de battre la générale. Voyez avec quel empressement on obéit, et comment toute la ville semble s’écrouler sous le bruit des cloches qui sonnent dans toutes les tours des mosquées. — Oh ! pour cela non, s’écria Don Quichotte ; quant aux cloches, maître Pierre se trompe lourdement, car, chez les Mores, on ne fait pas usage de cloches, mais de timbales, et d’une espèce de dulzaïna qui ressemble beaucoup à nos clairons[4]. Faire sonner les cloches à Sansueña, c’est à coup sûr une grande étourderie. » Maître Pierre, entendant cela, cessa de sonner, et dit : « Que votre grâce, seigneur Don Quichotte, ne fasse point attention à ces enfantillages, et n’exige pas qu’on mène les choses si bien par le bout du fil, qu’on ne puisse le trouver. Est-ce qu’on ne représente point par ici mille comédies pleines de sottises et d’extravagances, qui fournissent pourtant une heureuse carrière, et sont écoutées avec applaudissements, avec admiration, avec transports ? Continue, petit garçon, et laisse dire ; pourvu que je remplisse ma poche, que m’importe de représenter plus de sottises que le soleil n’a d’atomes ! — Il a pardieu raison, répliqua Don Quichotte ; » et l’enfant continua : « Voyez maintenant quelle nombreuse et brillante cavalerie sort de la ville à la poursuite des deux catholiques amants. Voyez combien de trompettes sonnent, combien de dulzaïnas frappent l’air, combien de timbales et de tambours résonnent. J’ai grand’peur qu’on ne les rattrape, et qu’on ne les ramène attachés à la queue de leur propre cheval, ce qui serait un spectacle horrible. »

Quand Don Quichotte vit toute cette cohue de Mores, et entendit tout ce tapage de fanfares, il lui sembla qu’il ferait bien de prêter secours à ceux qui fuyaient. Il se leva tout debout, et s’écria d’une voix de tonnerre : « Je ne permettrai jamais que, de ma vie et en ma présence, on joue un mauvais tour à un aussi fameux chevalier, à un aussi hardi amoureux que Don Gaïferos. Arrêtez, canaille, gens de rien, ne le suivez ni le poursuivez, ou sinon je vous livre bataille. » Tout en parlant, il dégaina son épée, d’un saut s’approcha du théâtre, et avec une fureur inouïe, se mit à faire pleuvoir des coups d’estoc et de taille sur l’armée moresque des marionnettes, renversant les uns, pourfendant les autres, emportant la jambe à celui-là et la tête à celui-ci. Il déchargea entre autres un fendant du haut en bas si formidable, que, si maître Pierre ne se fût baissé, jeté à terre et blotti sous ses planches, il lui fendait la tête en deux, comme si elle eût été de pâte à massepains. Maître Pierre criait de toutes ses forces : « Arrêtez, seigneur Don Quichotte, arrêtez ; prenez garde que ceux que vous renversez, tuez et mettez en pièces ne sont pas de véritables Mores, mais des poupées de carton ; prenez garde, pécheur que je suis ! que vous détruisez et ravagez tout mon bien. » Malgré cela, Don Quichotte ne cessait de faire tomber des estocades, des fendants, des revers, drus et serrés comme s’il en pleuvait. Finalement, en moins de deux credo, il jeta le théâtre par terre, ayant mis en pièces menues tous ses décors et toutes ses figures, le roi Marsilio grièvement blessé et l’empereur Charlemagne avec la couronne et la tête en deux morceaux. À cette vue, le sénat des spectateurs se troubla, le singe s’enfuit sur le toit de l’hôtellerie, le cousin s’effraya, le page eut peur, et Sancho Panza lui-même ressentit une terreur affreuse, car, ainsi qu’il le jura après la tempête passée, jamais il n’avait vu son seigneur dans un tel accès de colère.

Après avoir achevé le bouleversement général du théâtre, Don Quichotte se calma un peu. « Je voudrais bien, dit-il, tenir maintenant devant moi tous ceux qui ne croient pas et ne veulent pas croire de quelle utilité sont dans le monde les chevaliers errants. Voyez un peu ; si je ne me fusse trouvé présent ici, que serait-il arrivé du brave Don Gaïferos et de la belle Mélisandre ? à coup sûr, l’heure est déjà venue où ces chiens les auraient rattrapés et leur auraient joué quelque vilain tour. Enfin, vive la chevalerie errante par-dessus toutes les choses qui vivent sur la terre ! — Qu’elle vive, à la bonne heure, dit en ce moment d’une voix dolente maître Pierre, qu’elle vive et que je meure, moi, puisque je suis malheureux à ce point, que je puis dire comme le roi Don Rodéric : « Hier j’étais seigneur de l’Espagne, et aujourd’hui je n’ai pas un créneau que je puisse dire à moi[5] ; » il n’y a pas une demi-heure, pas cinq minutes, que je me suis vu seigneur de rois et d’empereurs, avec mes écuries pleines de chevaux en nombre infini, et mes coffres pleins d’innombrables parures. Maintenant me voilà désolé, abattu, pauvre et mendiant ; et surtout sans mon singe, car, avant que je le rattrape, il me faudra suer jusqu’aux dents. Et tout cela, par la furie inconsidérée de ce seigneur chevalier, duquel on dit qu’il secourt les pupilles, qu’il redresse les torts, et fait d’autres bonnes œuvres. C’est pour moi seul que sa généreuse intention est venue à manquer : bénis et loués soient les cieux dans leurs plus hautes demeures ! Enfin, c’était le chevalier de la Triste-Figure qui devait défigurer les miennes. »

Sancho se sentit attendrir par les propos de maître Pierre. « Ne pleure pas, maître Pierre, lui dit-il, ne te lamente pas ; tu me fends le cœur ; et sache que mon seigneur Don Quichotte est si bon catholique, si scrupuleux chrétien, que, pour peu qu’il s’aperçoive qu’il t’a fait quelque tort, il saura et voudra te le payer au double. — Que le seigneur Don Quichotte, répondit maître Pierre, me paie seulement une partie des figures qu’il m’a défigurées, et je serai content, et sa grâce mettra sa conscience en repos ; car il n’y a point de salut pour celui qui retient le bien d’autrui contre la volonté de son possesseur, et ne veut pas le lui restituer. — Cela est vrai, dit alors Don Quichotte ; mais jusqu’à présent je ne sais pas avoir rien à vous, maître Pierre. — Comment non ! s’écria maître Pierre ; et ces restes, ces débris gisant sur le sol dur et stérile, qui les a éparpillés et réduits au néant, si ce n’est la force invincible de ce bras formidable ? à qui étaient leurs corps, si ce n’est à moi ? avec quoi gagnais-je ma vie, si ce n’est avec eux ? — À présent je finis par croire, s’écria Don Quichotte, ce que j’ai déjà cru bien des fois, que ces enchanteurs qui me poursuivent ne font autre chose que me mettre devant les yeux les figures telles qu’elles sont, pour me les changer et transformer ensuite en celles qu’il leur plaît. Je vous assure, vous tous seigneurs qui m’écoutez, qu’il m’a semblé réellement, et en toute vérité, que ce qui se passait là se passait au pied de la lettre, que Mélisandre était Mélisandre, Don Gaïferos, Don Gaïferos, Marsilio, Marsilio, et Charlemagne, Charlemagne. C’est pour cela que la colère m’est montée à la tête, et, pour remplir les devoirs de ma profession de chevalier errant, j’ai voulu donner aide et faveur à ceux qui fuyaient. C’est dans cette bonne intention que j’ai fait ce que vous avez vu. Si la chose a tourné tout au rebours, ce n’est pas ma faute, mais celle des méchants qui me persécutent. Au reste, quoi qu’il en soit de ma faute, et bien qu’elle n’ait pas procédé de malice, je veux moi-même me condamner aux dépens. Que maître Pierre voie ce qu’il veut demander pour les figures détruites ; je m’offre à lui en payer aussitôt le prix en bonne monnaie courante de Castille. »

Maître Pierre s’inclina profondément. « Je n’attendais pas moins, dit-il, de l’inouïe charité chrétienne du valeureux Don Quichotte de la Manche, véritable défenseur et soutien de tous les nécessiteux vagabonds. Voici le seigneur hôtelier et le grand Sancho, qui seront médiateurs et jurés priseurs entre votre grâce et moi, pour décider ce que valent ou pouvaient valoir les figures anéanties. » L’hôtelier et Sancho dirent qu’ils acceptaient. Aussitôt maître Pierre ramassa par terre le roi Marsilio avec la tête de moins, et dit : « Vous voyez combien il est impossible de rendre à ce roi son premier être. Il me semble donc, sauf meilleur avis des juges, qu’il faut me donner pour sa mort, fin et trépas, quatre réaux et demi. — Accordé, dit Don Quichotte ; continuez. — Pour cette ouverture de haut en bas, poursuivit maître Pierre, prenant à la main les deux moitiés de l’empereur Charlemagne, il ne sera pas exorbitant de demander cinq réaux et un quart. — Ce n’est pas peu, dit Sancho. — Ni beaucoup, répliqua l’hôtelier ; mais prenons un moyen terme, et accordons-lui cinq réaux. — Qu’on lui donne les cinq réaux et le quart, s’écria Don Quichotte ; ce n’est pas à un quart de réal de plus ou de moins qu’il faut évaluer le montant de cette notable disgrâce. Mais que maître Pierre se dépêche un peu, car voici l’heure du souper, et je me sens quelques frissons d’appétit. — Pour cette figure, dit maître Pierre, sans nez et avec un œil de moins, qui est celle de la belle Mélisandre, je demande, sans surfaire, deux réaux et douze maravédis. — Holà ! s’écria Don Quichotte, ce serait bien le diable si Mélisandre n’était pas avec son époux tout au moins à la frontière de France, car le cheval qu’ils montaient m’avait plus l’air de voler que de courir. Il ne s’agit donc pas de me vendre un chat pour un lièvre, en me présentant ici Mélisandre borgne et camuse, tandis qu’elle est maintenant en France à se divertir avec son époux, entre deux draps. Que Dieu laisse à chacun le sien, seigneur maître Pierre, et cheminons tous de pied ferme et d’intention droite. Vous pouvez continuer. » Maître Pierre, qui vit que Don Quichotte gauchissait et retournait à son premier thème, ne voulut pas le laisser échapper. « Cette figure, en effet, dit-il, ne doit pas être Mélisandre, mais quelqu’une des femmes qui la servaient. Ainsi, avec soixante maravédis[6] qu’on me donnera pour elle, je serai content et bien payé. » Il continua de la même manière à fixer, pour toutes les figures mutilées, un prix que les deux juges-arbitres modérèrent ensuite à la satisfaction réciproque des parties, et dont le total monta à quarante réaux trois quarts. Sancho les déboursa sur-le-champ, et maître Pierre demanda de plus deux réaux pour la peine de reprendre le singe. « Donne-les, Sancho, dit Don Quichotte, non pour prendre le singe, mais pour prendre la guenon[7] ; et j’en donnerais volontiers deux cents d’étrennes à qui me dirait avec certitude que la belle Doña Mélisandre et le seigneur Don Gaïferos sont arrivés en France, et parmi leurs proches. — Personne ne pourra mieux le dire que mon singe, dit maître Pierre. Mais il n’y a point de diable qui pourrait maintenant le rattraper. J’imagine pourtant que sa tendresse et la faim le forceront bien à me chercher cette nuit. Dieu ramènera le jour, et nous nous verrons. »

Finalement, la tempête passa, et tous soupèrent en paix et en bonne harmonie aux dépens de Don Quichotte, qui était libéral au dernier point. L’homme aux lances et aux hallebardes s’en fut avant l’aube ; et, quand le jour fut levé, le cousin et le page vinrent prendre congé de Don Quichotte, l’un pour retourner à son pays, l’autre pour suivre son chemin ; à celui-ci Don Quichotte donna, pour frais de route, une douzaine de réaux. Quant à maître Pierre, il ne voulut plus rien avoir à démêler avec Don Quichotte, qu’il connaissait parfaitement. Il se leva donc avant le soleil, ramassa les débris de son théâtre, reprit son singe, et s’en alla chercher aussi ses aventures. L’hôtelier, qui ne connaissait point Don Quichotte, n’était pas moins surpris de ses folies que de sa libéralité. Finalement, Sancho le paya largement par ordre de son seigneur, et tous deux, prenant congé de lui, vers les huit heures du matin, sortirent de l’hôtellerie, et se mirent en route, où nous les laisserons aller, car cela est nécessaire pour trouver le temps de conter d’autres choses relatives à l’intelligence de cette fameuse histoire.


  1. Imitation burlesque du premier vers du second livre de l’Énéide, Conticuere omnes, etc.
  2. Ces vers, et ceux qui seront cités ensuite, sont empruntés aux romances du Cancionero et de la Silva de romances, où se trouve racontée l’histoire de Gaïferos et de Mélisandre.
  3. Ce vers est répété dans un romance comique composé sur l’aventure de Gaïferos, par Miguel Sanchez, poëte du dix-septième siècle.

    Melisendra esta en Sansueña,
    Vos en Paris descuidado ;
    Vos ausente, ella muger ;
    Harto os he dicho, miradio.

  4. La dulzaïna, dont on fait encore usage dans le pays de Valence, est un instrument recourbé, d’un son très-aigu. La chirimia (que je traduis par clairon), autre instrument d’origine arabe, est une espèce de long hautbois, à douze trous, d’un son grave et retentissant.
  5. Vers de l’ancien romance Como perdió à España el rey Don Rodrigo. (Cancionero general.)
  6. Il y a trente-quatre maravédis dans le réal.
  7. En style familier, prendre la guenon (tomar ou coger la mona), veut dire s’enivrer.