L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XLIV

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 450-462).


CHAPITRE XLIV.

Comment Sancho Panza fut conduit à son gouvernement, et de l’étrange aventure qui arriva dans le château à Don Quichotte.



Cid Hamet, dans l’original de cette histoire, mit, dit-on, à ce chapitre un exorde que son interprète n’a pas traduit comme il l’avait composé. C’est une espèce de plainte que le More s’adresse à lui-même pour avoir entrepris d’écrire une histoire aussi sèche et aussi limitée que celle-ci, forcé qu’il est d’y parler toujours de Don Quichotte et de Sancho, sans oser s’étendre à d’autres digressions, ni entremêler des épisodes plus sérieux et plus intéressants. Il ajoute qu’avoir l’intelligence, la main et la plume toujours occupées à écrire sur un seul personnage, et ne parler que par la bouche de peu de gens, c’est un travail intolérable, dont le fruit ne répond point aux peines de l’auteur ; que, pour éviter cet inconvénient, il avait usé d’un artifice, dans la première partie, en y intercalant quelques nouvelles, comme celles du Curieux malavisé et du Capitaine captif, qui sont en dehors de l’histoire, tandis que les autres qu’on y raconte sont des événements où figure Don Quichotte lui-même, et qu’on ne pouvait dès lors passer sous silence. D’une autre part, il pensa, comme il le dit formellement, que bien des gens, absorbés par l’attention qu’exigent les prouesses de Don Quichotte, n’en donneraient point aux nouvelles, et les parcourraient, ou à la hâte, ou avec dépit, sans prendre garde à l’invention et à l’agrément qu’elles renferment, qualités qui se montreront bien à découvert quand ces nouvelles paraîtront au jour, abandonnées à elles seules, et ne s’appuyant plus sur les folies de Don Quichotte, et les impertinences de Sancho Panza[1]. C’est pour cela que, dans cette seconde partie, il ne voulut insérer ni coudre aucune nouvelle détachée, mais seulement quelques épisodes, nés des événements mêmes qu’offrait la vérité ; encore est-ce d’une manière restreinte, et avec aussi peu de paroles qu’il en fallait pour les exposer. Or donc, puisqu’il se contient et se renferme dans les étroites limites du récit, ayant assez d’entendement, d’habileté et de suffisance pour traiter des choses de l’univers entier, il prie qu’on veuille bien ne pas mépriser son travail, et lui accorder des louanges, non pour ce qu’il écrit, mais du moins pour ce qu’il se prive d’écrire. Après quoi, il continue l’histoire en ces termes :

Au sortir de table, le jour où il donna ses conseils à Sancho, Don Quichotte les lui remit le soir même par écrit, pour qu’il cherchât quelqu’un qui lui en fît la lecture. Mais ils furent aussitôt perdus que donnés, et tombèrent dans les mains du duc, qui les communiqua à la duchesse, et tous deux admirèrent de nouveau la folie et le grand sens de Don Quichotte. Pour donner suite aux plaisanteries qu’ils avaient entamées, ce même soir ils envoyèrent Sancho, accompagné d’un grand cortége, au bourg qui, pour lui, devait être une île. Or, il arriva que le guide auquel on l’avait confié était un majordome du duc, fort spirituel et fort enjoué, car il n’y a pas d’enjouement sans esprit, lequel avait fait le personnage de la comtesse Trifaldi de la façon gracieuse qu’on a vue. Avec son talent, et les instructions que lui avaient données ses maîtres sur la manière d’en agir avec Sancho, il se tira merveilleusement d’affaire.

Il arriva de même qu’aussitôt que Sancho vit ce majordome, il reconnut dans son visage celui de la Trifaldi, et, se tournant vers son maître : « Seigneur, dit-il, il faut, ou que le diable m’emporte d’ici, en juste et en croyant, ou que votre grâce avoue que la figure de ce majordome du duc que voilà est la même que celle de la Doloride. » Don Quichotte regarda attentivement le majordome, et, quand il l’eut bien regardé, il dit à Sancho : « Je ne vois pas, Sancho, qu’il y ait de quoi te donner au diable, ni en juste, ni en croyant, et je ne sais trop ce que tu veux dire par là[2]. De ce que le visage de la Doloride soit celui du majordome, ce n’est pas une raison pour que le majordome soit la Doloride ; s’il l’était, cela impliquerait une furieuse contradiction. Mais ce n’est pas le moment de faire à cette heure ces investigations, car ce serait nous enfoncer dans d’inextricables labyrinthes. Crois-moi, ami, nous avons besoin tous deux de prier Notre-Seigneur, du fond de l’âme, qu’il nous délivre des méchants sorciers et des méchants enchanteurs. — Ce n’est pas pour rire, seigneur, répliqua Sancho. Je l’ai tout à l’heure entendu parler, et il me semblait que la voix de la Trifaldi me cornait aux oreilles. C’est bon, je me tairai ; mais je ne laisserai pas d’être dorénavant sur mes gardes pour voir si je découvre quelque indice qui confirme ou détruise mes soupçons. — Voilà ce qu’il faut que tu fasses, Sancho, reprit Don Quichotte ; tu m’informeras de tout ce que tu pourras découvrir sur ce point, et de tout ce qui t’arrivera dans ton gouvernement. »

Enfin Sancho partit, accompagné d’une foule de gens. Il était vêtu en magistrat, portant par-dessus sa robe un large gaban de camelot fauve, et, sur la tête, une montera de même étoffe. Il montait un mulet, à l’écuyère, et, derrière lui, par ordre du duc, marchait le grison, paré de harnais en soie et tout flambants neufs. De temps en temps Sancho tournait la tête pour regarder son âne, et se plaisait tellement en sa compagnie, qu’il ne se fût pas troqué contre l’empereur d’Allemagne. Quand il prit congé du duc et de la duchesse, il leur baisa les mains ; puis il alla prendre la bénédiction de son seigneur, qui la lui donna les larmes aux yeux, et que Sancho reçut avec des soupirs étouffés, comme un enfant qui sanglote.

Maintenant, lecteur aimable, laisse le bon Sancho aller en paix et en bonne chance, et prends patience pour attendre les deux verres de bon sang que tu feras en apprenant comment il se conduisit dans sa magistrature. En attendant, contente-toi de savoir ce qui arriva cette nuit à son maître. Si tu n’en ris pas à gorge déployée, au moins tu en feras, comme on dit, grimace de singe, car les aventures de Don Quichotte excitent toujours ou l’admiration ou la gaieté.

On raconte donc qu’à peine Sancho s’en était allé, Don Quichotte sentit le regret de son départ et sa propre solitude, tellement que, s’il eût pu révoquer la mission de son écuyer et lui ôter le gouvernement, il n’y aurait pas manqué. La duchesse s’aperçut de sa mélancolie, et lui demanda le motif de cette tristesse. « Si c’est, dit-elle, l’absence de Sancho qui la cause, j’ai dans ma maison des écuyers, des duègnes et de jeunes filles qui vous serviront au gré de vos désirs. — Il est bien vrai, madame, répondit Don Quichotte, que je regrette l’absence de Sancho ; mais ce n’est point la cause principale de la tristesse qui se lit sur mon visage. Des politesses et des offres nombreuses que votre excellence veut bien me faire, je n’accepte et ne choisis que la bonne volonté qui les dicte. Pour le surplus, je supplie votre excellence de vouloir bien permettre que, dans mon appartement, ce soit moi seul qui me serve. — Oh ! pour le coup, seigneur Don Quichotte, s’écria la duchesse, il n’en sera pas ainsi ; je veux vous faire servir par quatre jeunes filles, choisies parmi mes femmes, toutes quatre belles comme des fleurs. — Pour moi, répondit Don Quichotte, elles ne seraient point comme des fleurs, mais comme des épines qui me piqueraient l’âme. Aussi elles n’entreront pas plus dans mon appartement, ni rien qui leur ressemble, que je n’ai des ailes pour voler. Si votre grandeur veut bien continuer à me combler, sans que je les mérite, de ses précieuses faveurs, qu’elle me laisse démêler mes flûtes comme j’y entendrai, et me servir tout seul à huis clos. Il m’importe de mettre une muraille entre mes désirs et ma chasteté, et je ne veux point perdre cette bonne habitude pour répondre à la libéralité dont votre altesse veut bien user à mon égard. En un mot, je me coucherai plutôt tout habillé, que de me laisser déshabiller par personne. — Assez, assez, seigneur Don Quichotte, repartit la duchesse. Pour mon compte, je donnerai l’ordre qu’on ne laisse entrer dans votre chambre, je ne dis pas une fille, mais une mouche. Oh ! je ne suis pas femme à permettre qu’on attente à la pudeur du seigneur Don Quichotte, car, à ce que j’ai pu voir, de ses nombreuses vertus celle qui brille avec le plus d’éclat, c’est la chasteté. Eh bien ! que votre grâce s’habille et se déshabille en cachette et à sa façon, quand et comme il lui plaira ; il n’y aura personne pour y trouver à redire, et dans votre appartement vous trouverez tous les vases nécessaires à celui qui dort porte close, afin qu’aucune nécessité naturelle ne vous oblige à l’ouvrir. Vive mille siècles la grande Dulcinée du Toboso, et que son nom s’étende sur toute la surface de la terre, puisqu’elle a mérité d’être aimée par un si vaillant et si chaste chevalier ! Que les cieux compatissants versent dans l’âme de Sancho Panza, notre gouverneur, un vif désir d’achever promptement sa pénitence, pour que le monde recouvre le bonheur de jouir des attraits d’une si grande dame ! »

Don Quichotte répondit alors : « Votre hautesse a parlé d’une façon digne d’elle, car de la bouche des dames de haut parage, aucune parole basse ou maligne ne peut sortir. Plus heureuse et plus connue sera Dulcinée dans le monde, pour avoir été louée de votre grandeur, que par toutes les louanges que pourraient lui décerner les plus éloquents orateurs de la terre. — Trêve de compliments, seigneur Don Quichotte, répliqua la duchesse ; voilà l’heure du souper qui approche, et le duc doit nous attendre. Que votre grâce m’accompagne à table ; puis, vous irez vous coucher de bonne heure, car le voyage que vous avez fait hier à Candaya n’était pas si court qu’il ne vous ait causé quelque fatigue. — Je n’en sens aucune, madame, repartit Don Quichotte, car j’oserais jurer à votre excellence que, de ma vie, je n’ai monté sur une bête plus douce d’allure que Clavilègne. Je ne sais vraiment ce qui a pu pousser Malambruno à se défaire d’une monture si agréable, si légère, et à la brûler sans plus de façon. — On peut imaginer, répondit la duchesse, que, repentant du mal qu’il avait fait à la Trifaldi et compagnie, ainsi qu’à d’autres personnes, et des méfaits qu’il devait avoir commis en qualité de sorcier et d’enchanteur, il voulut anéantir tous les instruments de son office, et qu’il brûla Clavilègne comme le principal, comme celui qui le tenait le plus dans l’inquiétude et l’agitation, en le promenant de pays en pays. Aussi les cendres de cette machine, et le trophée de l’écriteau, rendront-ils éternel témoignage à la valeur du grand Don Quichotte de la Manche. »

Don Quichotte adressa de nouveau de nouvelles grâces à la duchesse, et, dès qu’il eut soupé, il se retira tout seul dans son appartement, sans permettre que personne y entrât pour le servir, tant il redoutait de rencontrer des occasions qui l’engageassent ou le contraignissent à perdre la fidélité qu’il gardait à sa dame Dulcinée, ayant toujours l’imagination fixée sur la vertu d’Amadis, fleur et miroir des chevaliers errants. Il ferma la porte derrière lui, et, à la lueur de deux bougies, commença à se déshabiller. Mais, pendant qu’il se déchaussait (ô disgrâce indigne d’un tel personnage !) il lâcha, non des soupirs, ni aucune autre chose qui pût démentir sa propreté et la vigilance qu’il exerçait sur lui-même, mais jusqu’à deux douzaines de mailles dans un de ses bas, qui demeura taillé à jour comme une jalousie. Cet accident affligea le bon seigneur au fond de l’âme, et il aurait donné une once d’argent pour avoir là un demi-gros de soie verte, je dis de soie verte parce que les bas étaient verts.

Ici Ben-Engeli fit une exclamation, et, tout en écrivant, s’écria : « Ô pauvreté, pauvreté ! Je ne sais quelle raison put pousser ce grand poëte de Cordoue à t’appeler saint présent ingratement reçu[3]. Quant à moi, quoique More, je sais fort bien, par les communications que j’ai eues avec les chrétiens, que la sainteté consiste dans la charité, l’humilité, la foi, l’obéissance et la pauvreté. Toutefois, je dis que celui-là doit être comblé de la grâce de Dieu, qui vient à se réjouir d’être pauvre ; à moins que ce ne soit de cette manière de pauvreté dont l’un des plus grands saints a dit : « Possédez toutes choses comme si vous ne les possédiez pas.[4] » C’est là ce qu’on appelle pauvreté d’esprit. Mais toi, seconde pauvreté, qui es celle dont je parle, pourquoi veux-tu te heurter toujours aux hidalgos et aux gens bien nés, plutôt qu’à toute autre espèce de gens[5] ? Pourquoi les obliges-tu à mettre des pièces à leurs souliers, à porter à leurs pourpoints des boutons dont les uns sont de soie, les autres de crin, et les autres de verre ? Pourquoi leurs collets sont-ils, la plupart du temps, chiffonnés comme des feuilles de chicorée et percés autrement qu’au moule (ce qui fait voir que l’usage de l’amidon et des collets ouverts est fort ancien) ? » Puis il ajoute : « Malheureux l’hidalgo de notre sang, qui met son honneur au régime, mangeant mal et à porte close, et qui fait un hypocrite de son cure-dent, quand il sort de chez lui, n’ayant rien mangé qui l’oblige à se nettoyer les mâchoires. Malheureux celui-là, dis-je, qui a l’honneur ombrageux, qui s’imagine qu’on découvre d’une lieue le rapiéçage de son soulier, la sueur qui tache son chapeau, la corde du drap de son manteau, et la famine de son estomac. »

Toutes ces réflexions vinrent à l’esprit de Don Quichotte à propos de la rupture de ses mailles ; mais il se consola en voyant que Sancho lui avait laissé des bottes de voyage, qu’il pensa mettre le lendemain. Finalement, il se coucha, tout pensif et tout chagrin, tant du vide que lui faisait Sancho, que de l’irréparable disgrâce de ses bas, dont il aurait volontiers ravaudé les mailles emportées, fût-ce même avec de la soie d’une autre couleur, ce qui est bien l’une des plus grandes preuves de misère que puisse donner un hidalgo dans le cours de sa perpétuelle détresse. Il éteignit les lumières ; mais la chaleur était étouffante, et il ne pouvait dormir. Il se releva pour aller entr’ouvrir une fenêtre grillée qui donnait sur un beau jardin, et il entendit, en l’ouvrant, que des gens marchaient et parlaient sous sa croisée. Il se mit à écouter attentivement. Alors les promeneurs élevèrent la voix, assez pour qu’il pût entendre cette conversation : « N’exige pas, ô Émérancie, n’exige pas que je chante, puisque tu sais bien que, depuis l’heure où cet étranger est entré dans le château, depuis que mes yeux l’ont aperçu, je ne sais plus chanter, mais seulement pleurer. D’ailleurs, madame a le sommeil plus léger que pesant, et je ne voudrais pas qu’elle nous surprît ici pour tous les trésors du monde. Mais quand même elle dormirait et ne s’éveillerait point, à quoi servirait mon chant, s’il dort et ne s’éveille pas pour l’entendre, ce nouvel Énée, qui est arrivé dans nos climats pour me laisser le jouet de ses mépris ? — N’aie point ces scrupules, chère Altisidore, répondit-on. Sans doute la duchesse et tous ceux qui habitent cette maison sont ensevelis dans le sommeil, hors celui qui a éveillé ton âme et qui règne sur ton cœur. Je viens d’entendre ouvrir la fenêtre grillée de sa chambre, et sans doute il est éveillé. Chante, ma pauvre blessée, chante tout bas, sur un ton suave et doux, et au son de ta harpe. Si la duchesse nous entend, nous nous excuserons sur la chaleur qu’il fait. — Ce n’est point cela qui me retient, ô Émérancie, répondit Altisidore ; c’est que je ne voudrais pas que mon chant découvrît l’état de mon cœur, et que ceux qui ne connaissent pas la puissance irrésistible de l’amour me prissent pour une fille capricieuse et dévergondée. Mais je me rends, quoi qu’il arrive, car mieux vaut la honte sur le visage que la tache dans le cœur. » Aussitôt elle prit sa harpe et en tira de douces modulations.

Quand Don Quichotte entendit ces paroles et cette musique, il resta stupéfait ; car, au même instant, sa mémoire lui rappela les aventures infinies, dans le goût de celle-là, de fenêtres grillées, de jardins, de sérénades, de galanteries et d’évanouissements, qu’il avait lues dans ses livres creux de chevalerie errante. Il s’imagina bientôt que quelque femme de la duchesse s’était éprise d’amour pour lui, et que la pudeur la contraignait à tenir sa passion secrète. Il craignait qu’elle ne parvînt à le toucher, et il fit en son cœur un ferme propos de ne pas se laisser vaincre. Se recommandant avec ardeur et dévotion à sa dame Dulcinée du Toboso, il résolut pourtant d’écouter la musique, et, pour faire comprendre qu’il était là, il fit semblant d’éternuer ; ce qui réjouit fort les deux donzelles, qui ne désiraient autre chose que d’être entendues de Don Quichotte. La harpe d’accord et la ritournelle jouée, Altisidore chanta ce romance :


« Ô toi, qui es dans ton lit, entre des draps de toile de Hollande, dormant tout de ton long, du soir jusqu’au matin ;

» Chevalier le plus vaillant qu’ait produit la Manche, plus chaste et plus pur que l’or fin d’Arabie,

» Écoute une jeune fille bien éprise et mal payée de retour, qui à la lumière de tes deux soleils se sent embraser l’âme.

» Tu cherches tes aventures, et tu causes les mésaventures d’autrui ; tu fais les blessures et tu refuses le remède pour les guérir.

» Dis-moi, valeureux jeune homme (que Dieu te délivre de toute angoisse !) es-tu né dans les déserts de la Libye, ou sur les montagnes de Jaca ?

» Des serpents t’ont-ils donné le lait ? As-tu, par hasard, eu pour gouvernantes l’horreur des forêts et l’âpreté des montagnes ?

» Dulcinée, fille fraîche et bien portante, peut se vanter d’avoir apprivoisé un tigre, une bête féroce.

» Pour cet exploit, elle sera fameuse depuis le Hénarès jusqu’au Jarama, depuis le Tage jusqu’au Manzanarès, depuis la Pisuerga jusqu’à l’Arlanza.

» Je me troquerais volontiers pour elle, et je donnerais en retour une robe, la plus bariolée des miennes, celle qu’ornent des franges d’or.

» Oh ! quel bonheur de se voir dans tes bras, ou du moins près de ton lit, te grattant la tête, et t’enlevant la crasse.

» Je demande beaucoup et ne suis pas digne d’une faveur tellement signalée ; je voudrais seulement te chatouiller les pieds : cela suffit à une humble amante.

» Oh ! combien de redésilles je te donnerais ! combien d’escarpins garnis d’argent, de chausses en damas, de manteaux en toile de Hollande !

» Combien de fines perles, grosses chacune comme une noix de Galles, qui, pour n’avoir point de pareilles, seraient appelées les uniques[6] !

» Ne regarde point, du haut de ta roche tarpéienne, l’incendie qui me dévore, ô Manchois, Néron du monde, et ne l’excite point par ta rigueur !

» Je suis jeune, je suis vierge tendre ; mon âge ne passe pas quinze ans, car je n’en ai que quatorze et trois mois, je le jure en mon âme et conscience.

» Je ne suis ni bossue, ni boiteuse, et j’ai le plein usage de mes mains ; de plus, des cheveux comme des lis, qui traînent par terre à mes pieds.

» Quoique j’aie la bouche en bec d’aigle et le nez un peu camard, comme mes dents sont des topazes, elles élèvent au ciel ma beauté.

» Pour ma voix, si tu m’écoutes, tu vois qu’elle égale les plus douces, et je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne.

» Ces grâces et toutes celles que je possède encore, sont des dépouilles réservées à ton carquois ; je suis dans cette maison demoiselle de compagnie, et l’on m’appelle Altisidore. »


Là se termina le chant de l’amoureuse Altisidore, et commença l’épouvante du courtisé Don Quichotte ; lequel, jetant un grand soupir, se dit à lui-même : « Faut-il que je sois si malheureux errant qu’il n’y ait pas une fille, pour peu qu’elle me voie, qui ne s’amourache de moi ! Faut-il que la sans pareille Dulcinée soit si peu chanceuse, qu’on ne la laisse pas jouir en paix et à l’aise de mon incomparable fidélité ! Que lui voulez-vous, reines ? Que lui demandez-vous, impératrices ? Qu’avez-vous à la poursuivre, jeunes filles de quatorze à quinze ans ? Laissez, laissez-la, misérables ; souffrez qu’elle triomphe et s’enorgueillisse du destin que lui fit l’amour, en rendant mon cœur son vassal et en lui livrant les clefs de mon âme. Prenez garde, ô troupe amoureuse, que je suis pour la seule Dulcinée de cire et de pâte molle ; pour toutes les autres, de pierre et de bronze. Pour elle, je suis doux comme miel ; pour vous, amer comme chicotin. Pour moi, Dulcinée est la seule belle, la seule discrète, la seule pudique et la seule bien née ; toutes les autres sont laides, sottes, dévergondées et de basse origine. C’est pour être à elle, et non à nulle autre, que la nature m’a jeté dans ce monde. Qu’Altisidore pleure ou chante, que Madame se désespère, j’entends celle pour qui l’on me gourma si bien dans le château du More enchanté ; c’est à Dulcinée que je dois appartenir, bouilli ou rôti ; c’est pour elle que je dois rester pur, honnête et courtois, en dépit de toutes les sorcelleries de la terre. »

À ces mots, il ferma brusquement la fenêtre, puis, plein de dépit et d’affliction, comme s’il lui fût arrivé quelque grand malheur, il retourna se mettre au lit, où nous le laisserons, quant à présent, car ailleurs nous appelle le grand Sancho Panza, qui veut débuter avec éclat dans son gouvernement.


  1. Cervantès veut dire qu’il aurait mieux fait d’enlever ces deux nouvelles au Don Quichotte, et de les réunir à son recueil de Nouvelles exemplaires ; ce qu’ont fait depuis quelques éditeurs de ses œuvres.
  2. Ces expressions signifient, d’après Covarrubias (Tesoro de la lengua castellana), à l’improviste, sur-le-champ.
  3. Ce poëte est Juan de Ména, mort en 1456. Il dit, dans la deux cent vingt-septième strophe du Labyrinthe, ou poëme des Trescientas coplas :

     
    ¡ O vida segura la manza pobreza !
    ¡ O dadiva sancta, desagradecida !

    Hésiode, dans son poëme des Heures et des Jours, avait aussi appelé la pauvreté présent des dieux immortels.

  4. Saint Paul.
  5. Cervantès dit également, dans sa comédie La gran sultana Doña Catalina de Oviedo (Jornada 3°) :

    « … Hidalgo, mais non riche ; c’est une malédiction de notre siècle, où il semble que la pauvreté soit une annexe de la noblesse. »

  6. Cervantès fait sans doute allusion à une perle magnifique qui existait alors parmi les joyaux de la couronne d’Espagne, et qu’on appelait l’orpheline ou l’unique (la huerfana ou la sola). Cette perle périt, avec une foule d’autres bijoux, dans l’incendie du palais de Madrid, en 1734.