L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre LXVII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 688-695).


CHAPITRE LXVII.

De la résolution que prit Don Quichotte de se faire berger et de mener la vie champêtre, tandis que passerait l’année de sa pénitence ; avec d’autres événements curieux et divertissants en vérité.



Si toujours une foule de pensées avaient tourmenté Don Quichotte, avant qu’il fût abattu, un bien plus grand nombre le tourmentaient depuis sa chute. Il était donc à l’ombre d’un arbre, et là, comme des mouches à la curée du miel, mille pensées accouraient le harceler. Les unes avaient trait au désenchantement de Dulcinée, les autres à la vie qu’il mènerait pendant sa retraite forcée. Sancho arriva, et lui vanta l’humeur libérale du laquais Tosilos. « Est-il possible, s’écria Don Quichotte, que tu penses encore, ô Sancho, que ce garçon soit un véritable laquais ! As-tu donc oublié que tu as vu Dulcinée convertie en une paysanne, et le chevalier des Miroirs transformé en bachelier Carrasco ? Voilà les œuvres des enchanteurs qui me persécutent. Mais, dis-moi maintenant, as-tu demandé à ce Tosilos ce que Dieu a fait d’Altisidore ; si elle a pleuré mon absence, ou si déjà elle a versé dans le sein de l’oubli les pensées amoureuses qui la tourmentaient en ma présence ? — Les miennes, repondit Sancho, ne me laissent guère songer à m’enquérir de fadaises. Mais, jour de Dieu ! seigneur, quelle mouche vous pique à présent, pour vous informer des pensées d’autrui, et surtout de pensées amoureuses ? — Écoute, Sancho, reprit Don Quichotte, il y a bien de la différence entre les actions qu’on fait par amour, et celles qu’on fait par reconnaissance. Il peut arriver qu’un chevalier reste froid et insensible ; mais, à la rigueur, il est impossible qu’il soit ingrat. Selon toute apparence, Altisidore m’aima tendrement ; elle m’a donné les trois mouchoirs de tête que tu sais bien ; elle a pleuré à mon départ, elle m’a fait des reproches, elle m’a maudit, elle s’est plainte publiquement, en dépit de toute pudeur. Ce sont là des preuves qu’elle m’adorait ; car les colères des amants éclatent toujours en malédictions. Moi, je n’ai pas eu d’espérances à lui donner, puisque les miennes appartiennent toutes à Dulcinée, ni de trésors à lui offrir, car les trésors des chevaliers errants sont, comme ceux des esprits follets, apparents et menteurs. Je ne puis donc lui donner que ces souvenirs qui me restent d’elle, sans préjudice toutefois de ceux que m’a laissés Dulcinée, Dulcinée, à qui tu fais injure par les retards que tu mets à te fouetter, à châtier ces masses de chair, que je voudrais voir mangées des loups, puisqu’elles aiment mieux se réserver pour les vers de terre, que de s’employer à la guérison de cette pauvre dame. — Ma foi, seigneur, répondit Sancho, s’il faut dire la vérité, je ne puis me persuader que les claques à me donner sur le derrière aient rien à voir avec le désenchantement des enchantés. C’est comme si nous disions : La tête vous fait mal, graissez-vous le talon. Du moins, j’oserais bien jurer qu’en toutes les histoires que votre grâce a lues, traitant de la chevalerie errante, vous n’avez pas vu un seul désenchantement à coups de fouet. Mais enfin, pour oui ou pour non, je me les donnerai quand l’envie m’en prendra, et que le temps m’offrira toute commodité pour cette besogne. — Dieu le veuille, reprit Don Quichotte, et que les cieux te donnent assez de leur grâce, pour que tu reconnaisses l’obligation où tu es de secourir ma dame et maîtresse, qui est la tienne, puisque tu es à moi. »

Ils suivaient leur chemin en devisant de la sorte, quand ils arrivèrent à la place même où les taureaux les avaient culbutés et foulés. Don Quichotte reconnut l’endroit, et dit à Sancho : « Voici la prairie où nous avons rencontré les charmantes bergères et les élégants bergers qui voulaient y renouveler la pastorale Arcadie. C’est une pensée aussi neuve que discrète, et, si tu es du même avis que moi, je voudrais, ô Sancho, qu’à leur imitation, nous nous transformassions en bergers, ne fût-ce que le temps où je dois être reclus[1]. J’achèterai quelques brebis, et toutes les choses nécessaires à la profession pastorale ; puis, nous appelant, moi le pasteur Quichottiz, toi le pasteur Panzino, nous errerons par les montagnes, les forêts et les prairies, chantant par-ci des chansons, par-là des complaintes, buvant au liquide cristal des fontaines, ou dans les ruisseaux limpides, ou dans les fleuves au lit profond. Les chênes nous offriront d’une main libérale leurs fruits doux et savoureux, et les troncs des liéges un siège et un abri. Les saules nous donneront de l’ombre, la rose des parfums, les vastes prairies des tapis émaillés de mille couleurs, l’air sa pure haleine, la lune et les étoiles une douce lumière malgré l’obscurité de la nuit, le chant du plaisir, les pleurs de la joie, Apollon des vers et l’amour des pensées sentimentales, qui pourront nous rendre fameux et immortels, non-seulement dans le présent âge, mais dans les siècles à venir. — Pardieu ! s’écria Sancho, voilà une vie qui me va et qui m’enchante ; d’autant plus qu’avant même de l’avoir bien envisagée, le bachelier Samson Carrasco et maître Nicolas, le barbier, voudront la mener également, et se faire bergers comme nous. Encore, Dieu veuille qu’il ne prenne pas envie au curé de se fourrer aussi dans la bergerie, tant il est de bonne humeur et curieux de se divertir. — Ce que tu dis est parfait, reprit Don Quichotte ; et si le bachelier Samson Carrasco entre dans la communauté pastorale, comme je n’en fais aucun doute, il pourra s’appeler le pasteur Sansonnet, ou le pasteur Carrascon. Le barbier Nicolas pourra s’appeler aussi Nicoloso, comme l’ancien Boscan s’appela Nemoroso[2]. Quant au curé, je ne sais trop quel nom nous lui donnerons, à moins que ce ne soit un dérivatif du sien, et que nous ne l’appelions le pasteur Curiambro. Pour les bergères de qui nous devons être les amants, nous pourrons leur choisir des noms comme dans un cent de poires ; et, puisque le nom de ma dame convient aussi bien à l’état de bergère qu’à celui de princesse, je n’ai pas besoin de me creuser la cervelle à lui en chercher un qui lui aille mieux. Toi, Sancho, tu donneras à la tienne celui qui te plaira. — Je ne pense pas, répondit Sancho, lui donner un autre

nom que celui de Térésona[3] ; il ira bien avec sa grosse taille et avec le sien propre, puisqu’elle s’appelle Thérèse. D’ailleurs, en la célébrant dans mes vers, je découvrirai combien mes désirs sont chastes, puisque je ne vais pas moudre au moulin d’autrui. Il ne faut pas que le curé ait de bergère, ce serait donner mauvais exemple. Quant au bachelier, s’il veut en avoir une, il a son âme dans sa main. — Miséricorde ! s’écria Don Quichotte, quelle vie nous allons nous donner, ami Sancho ! que de cornemuses vont résonner à nos oreilles ! que de flageolets, de tambourins, de violes et de serinettes ! Si, parmi toutes ces espèces de musiques, vient à se faire entendre celle des albogues[4], nous aurons là presque tous les instruments pastoraux. — Qu’est-ce que cela, des albogues ? demanda Sancho. Je ne les ai vus, ni ouï nommer en toute ma vie. — Des albogues, répondit Don Quichotte, sont des plaques de métal, semblables à des pieds de chandeliers, qui, frappées l’une contre l’autre par le côté creux, rendent un son, sinon très-harmonieux et très-agréable, au moins sans discordance et bien d’accord avec la rusticité de la cornemuse et du tambourin. Ce nom d’albogues est arabe, comme le sont tous ceux qui, dans notre langue espagnole, commencent par al, à savoir : almohaza[5], almorzar[6], alfombra[7], alguazil[8], almacen[9], alcancia[10], et quelques autres semblables. Notre langue n’a que trois mots arabes qui finissent en i : borcegui[11], zaquizami[12] et maravedi[13] ; car alheli[14] et alfaqui[15], aussi bien par l’al du commencement que par l’i final, sont reconnus pour arabes. Je te fais cette observation en passant, parce qu’elle m’est venue à la mémoire en nommant les albogues. Ce qui doit nous aider beaucoup à faire notre état de bergers dans la perfection, c’est que je me mêle un peu de poésie, comme tu sais, et que le bachelier Samson Carrasco est un poëte achevé. Du curé, je n’ai rien à dire ; mais je gagerais qu’il a aussi ses prétentions à tourner le vers ; et, quant à maître Nicolas, je n’en fais pas l’ombre d’un doute, car tous les barbiers sont joueurs de guitares et faiseurs de couplets. Moi, je me plaindrai de l’absence ; toi, tu te vanteras d’un amour fidèle ; le pasteur Carrascon fera le dédaigné, et le curé Curiambro ce qui lui plaira ; de cette façon, la chose ira à merveille. — Pour moi, seigneur, répondit Sancho, j’ai tant de guignon que je crains de ne pas voir arriver le jour où je me verrai menant une telle vie. Oh ! que de jolies cuillères de bois je vais faire, quand je serai berger ! combien de salades, de crèmes fouettées ! combien de guirlandes et de babioles pastorales ! Si elles ne me donnent pas la réputation de bel esprit, elles me donneront du moins celle d’ingénieux et d’adroit. Sanchica, ma fille, nous apportera le dîner à la bergerie. Mais, gare ! elle a bonne façon ; et il y a des bergers plus malicieux que simples. Je ne voudrais pas qu’elle vînt chercher de la laine, et s’en retournât tondue. Les amourettes et les méchants désirs vont aussi bien par les champs que par la ville, et se fourrent dans les cabanes des bergers comme dans les palais des rois. Mais, en ôtant la cause, on ôte le péché ; et, si les yeux ne voient pas, le cœur ne se fend pas ; et mieux vaut le saut de la haie que les prières des honnêtes gens. — Trêve de proverbes, Sancho, s’écria Don Quichotte ; chacun de ceux que tu as dits suffisait pour exprimer ta pensée. Bien des fois je t’ai conseillé de ne pas être si prodigue de proverbes, et de te tenir en bride quand tu les dis. Mais il paraît que c’est prêcher dans le désert, et que, ma mère me châtie, et je fouette ma toupie. — Il paraît aussi, repartit Sancho, que votre grâce fait comme on dit : « La poêle a dit au chaudron : Ôte-toi de là, noir par le fond. » Vous me reprenez de dire des proverbes, et vous les enfilez deux à deux. — Écoute, Sancho, reprit Don Quichotte, moi, j’amène les proverbes à propos ; et, quand j’en dis, ils viennent comme une bague au doigt ; mais toi, tu les tires si bien par les cheveux, que tu les traînes au lieu de les amener. Si j’ai bonne mémoire, je t’ai déjà dit une autre fois que les proverbes sont de courtes maximes tirées d’une longue expérience et des observations de nos anciens sages. Mais le proverbe qui vient hors de propos est plutôt une sottise qu’une sentence. Au surplus, laissons cela, et, puisque la nuit vient, retirons-nous de la grand’route à quelque gîte où nous la passerons. Dieu sait ce qui nous arrivera demain. »

Ils s’éloignèrent tous deux, soupèrent tard et mal, bien contre le gré de Sancho, lequel se représentait les misères qui attendent la chevalerie errante dans les forêts et les montagnes, si, de temps en temps, l’abondance se montre dans les châteaux et les bonnes maisons, comme chez Don Diégo de Miranda, aux noces de Camache et au logis de Don Antonio Moréno. Mais, considérant aussi qu’il ne pouvait être toujours jour ni toujours nuit, il s’endormit pour passer cette nuit-là, tandis que son maître veillait à ses côtés.


  1. Cervantès imite ici un passage de l’Amadis de Grèce, (seconde partie, chapitre cxxxii). « Au milieu de ses nombreux soucis, Don Florisel de Niquéa résolut de prendre l’habit de pasteur et de vivre dans un village. Cela décidé, il partit, découvrit son dessein à un bon homme, et lui fit acheter quelques brebis pour les conduire aux champs, etc. »
  2. On croit que Garcilaso de la Véga a désigné dans ses églogues, sous le nom de Nemoroso, son ami le poëte Boscan, à cause de l’identité entre le mot italien bosco et le mot latin nemus d’où s’est formé le nom de Nemoroso.
  3. Terminaison qui indique l’augmentatif en espagnol.
  4. Espèces de cymbales.
  5. Étrille.
  6. Déjeuner.
  7. Tapis.
  8. Officier de justice.
  9. Magasin.
  10. Petite boule creuse, remplie de fleurs, ou de parfums, ou de cendres, qu’on se jetait aux tournois des Arabes, dans les danses à cheval.
  11. Brodequin.
  12. Galetas.
  13. Petite monnaie valant la trente-quatrième partie du réal.
  14. Giroflier.
  15. Faquir, prêtre ou moine musulman. Cervantès oublie alfoli magasin de sel, et aljonjoli, sésame, plante.