L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre LX
CHAPITRE LX.
De ce qui arriva à Don Quichotte allant à Barcelone.
La matinée était fraîche et promettait une égale fraîcheur pour le jour, quand Don Quichotte quitta l’hôtellerie, après s’être bien informé d’abord du chemin qui conduisait directement à Barcelone, sans toucher à Saragosse, tant il avait envie de faire mentir ce nouvel historien qui, disait-on, le traitait si outrageusement. Or, il advint qu’en six jours entiers, il ne lui arriva rien qui mérite d’être couché par écrit. Au bout de ces six jours, s’étant écarté du grand chemin, la nuit le surprit dans un épais bosquet de chênes ou de lièges ; car, sur ce point, Cid Hamet ne garde pas la ponctualité qu’il met en toute chose. Maître et valet descendirent de leurs bêtes ; et Sancho, qui avait fait ce jour-là ses quatre repas, s’étant arrangé contre le tronc d’un arbre, entra d’emblée par la porte du sommeil. Mais Don Quichotte, que ses pensées, plus encore que la faim, tenaient éveillé, ne pouvait fermer les yeux. Au contraire, son imagination le promenait en mille endroits différents. Tantôt il croyait se retrouver dans la caverne de Montésinos, tantôt il voyait sauter et cabrioler sur sa bourrique Dulcinée transformée en paysanne ; tantôt il entendait résonner à ses oreilles les paroles du sage Merlin, qui lui rappelaient les conditions qu’il fallait accomplir et les diligences qu’il fallait faire pour le désenchantement de Dulcinée. Il se désespérait en voyant la tiédeur et le peu de charité de son écuyer Sancho, lequel, à ce qu’il croyait, ne s’était encore donné que cinq coups de fouet, nombre bien faible et bien chétif en comparaison de la multitude infinie qu’il lui restait à se donner. Ces réflexions lui causèrent tant de peine et de dépit, qu’il fit en lui-même ce discours : « Si le grand Alexandre défit le nœud gordien, en disant : Autant vaut couper que détacher, et s’il n’en devint pas moins seigneur universel de toute l’Asie, il n’en arriverait ni plus ni moins à présent, pour le désenchantement de Dulcinée, si je fouettais moi-même Sancho malgré lui. En effet, puisque le remède consiste en ce que Sancho reçoive trois mille et tant de coups de fouet, qu’importe qu’il se les donne lui-même, ou qu’un autre les lui donne ? toute la question est qu’il les reçoive, de quelque main qu’ils lui arrivent. »
Dans cette pensée, il s’approcha de Sancho, après avoir pris d’abord les rênes de Rossinante, qu’il ajusta de manière à s’en faire un fouet, et il se mit à lui détacher sa seule aiguillette, car l’opinion commune est que Sancho ne portait que celle de devant pour soutenir ses chausses. Mais à peine avait-il commencé cette besogne, que Sancho s’éveilla les yeux grands ouverts, et dit brusquement : « Qu’est-ce là ? qui me touche et me déchausse ? — C’est moi, répondit Don Quichotte, qui viens suppléer à ta négligence, et remédier à mes peines. Je viens te fouetter, Sancho, et acquitter en partie la dette que tu as contractée. Dulcinée périt ; tu vis sans te soucier de rien ; je meurs dans le désespoir ; ainsi, défais tes chausses de bonne volonté, car la mienne est de te donner dans cette solitude au moins deux mille coups de fouet. — Oh ! pour cela, non, s’écria Sancho ; que votre grâce se tienne tranquille, sinon, par le Dieu véritable, il y aura du tapage à nous faire entendre des sourds. Les coups de fouet auxquels je me suis obligé doivent être donnés volontairement, et non par force. Maintenant, je n’ai pas envie de me fouetter ; il suffit que je donne à votre grâce ma parole de me flageller et de me chasser les mouches quand l’envie m’en prendra. — Je ne puis m’en remettre à ta courtoisie, Sancho, reprit Don Quichotte, car tu es dur de cœur, et, quoique vilain, tendre de chair. » En parlant ainsi, il s’obstinait à vouloir lui délacer l’aiguillette. Voyant cela, Sancho se leva tout debout, sauta sur son seigneur, le prit à bras-le-corps, et, lui donnant un croc-en-jambe, le jeta par terre tout de son long ; puis il lui mit le genou droit sur la poitrine, et lui prit les mains avec ses mains, de façon qu’il ne le laissait ni remuer ni souffler. Don Quichotte lui criait d’une voix étouffée : « Comment, traître, tu te révoltes contre ton maître et seigneur naturel ! tu t’attaques à celui qui te donne son pain ! — Je ne fais ni ne défais de roi, répondit Sancho, mais je m’aide moi-même, moi qui suis mon seigneur[1]. Que votre grâce me promette de rester tranquille et qu’il ne sera pas question de me fouetter maintenant ; alors je vous lâche et vous laisse aller ; sinon, tu mourras ici, traître, ennemi de Doña Sancha[2]. »
Don Quichotte lui promit ce qu’il exigeait. Il jura, par la vie de ses pensées, qu’il ne le toucherait pas au poil du pourpoint, et laisserait désormais à sa merci et à sa volonté le soin de se fouetter quand il le jugerait à propos. Sancho se releva, et s’éloigna bien vite à quelque distance ; mais, comme il s’appuyait à un arbre, il sentit quelque chose lui toucher la tête ; il leva les mains, et rencontra deux pieds d’homme chaussés de souliers. Tremblant de peur, il courut se réfugier contre un autre arbre, où la même chose lui arriva. Alors il appela Don Quichotte, en criant au secours. Don Quichotte accourut, et lui demanda ce qui lui était arrivé, et ce qui lui faisait peur. Sancho répondit que tous ces arbres étaient pleins de pieds et de jambes d’hommes. Don Quichotte les toucha à tâtons, et comprit sur-le-champ ce que ce pouvait être. « Il n’y a pas de quoi te faire peur, Sancho, lui dit-il, car ces jambes et ces pieds que tu touches et ne vois pas sont sans doute ceux de quelques voleurs et bandits qui sont pendus à ces arbres ; car c’est ici que la justice, quand elle les prend, a coutume de les pendre par vingt et par trente. Cela m’indique que je dois être près de Barcelone. » Ce qui était vrai effectivement, comme il l’avait conjecturé. Au point du jour, ils levèrent les yeux, et virent les grappes dont ces arbres étaient chargés : c’étaient des corps de bandits.
Cependant le jour venait de paraître, et, si les morts les avaient épouvantés, ils ne furent pas moins alarmés à la vue d’une quarantaine de bandits vivants, qui, tout à coup, les entourèrent, leur disant en langue catalane de rester immobiles et de ne pas bouger jusqu’à l’arrivée de leur capitaine. Don Quichotte se trouvait à pied, son cheval sans bride, sa lance appuyée contre un arbre, et, finalement, sans aucune défense. Il fut réduit à croiser les mains et à baisser la tête, se réservant pour une meilleure occasion. Les bandits accoururent visiter le grison, et ne lui laissèrent pas un fétu de ce qu’il portait dans le bissac et la valise. Bien en prit à Sancho d’avoir mis dans une ceinture de cuir qu’il portait sur le ventre les écus du duc et ceux qu’il apportait du pays. Mais toutefois ces braves gens l’auraient bien fouillé jusqu’à trouver ce qu’il cachait entre cuir et chair, si leur capitaine ne fût arrivé dans ce moment. C’était un homme de trente-quatre ans environ, robuste, d’une taille élevée, au teint brun, au regard sérieux et assuré. Il montait un puissant cheval, et portait sur sa cotte de mailles quatre pistolets, de ceux qu’on appelle dans le pays pedreñales[3]. Il vit que ses écuyers (c’est le nom que se donnent les gens de cette profession) allaient dépouiller Sancho Panza. Il leur commanda de n’en rien faire, et fut aussitôt obéi ; ainsi échappa la ceinture. Il s’étonna de voir une lance contre un arbre, un écu par terre, et Don Quichotte, armé, avec la plus sombre et la plus lamentable figure qu’aurait pu composer la tristesse elle-même. Il s’approcha de lui : « Ne soyez pas si triste, bonhomme, lui dit-il ; vous n’êtes pas tombé dans les mains de quelque barbare Osiris, mais dans celles de Roque Guinart, plus compatissantes que cruelles[4]. — Ma tristesse, répondit Don Quichotte, ne vient point d’être tombé en ton pouvoir, ô vaillant Roque, dont la renommée n’a point de bornes sur la terre ; elle vient de ce que ma négligence a été telle que tes soldats m’aient surpris sans bride à mon cheval, tandis que je suis obligé, suivant l’ordre de la chevalerie errante, où j’ai fait profession, de vivre toujours en alerte, et d’être, à toute heure, la sentinelle de moi-même. Je dois t’apprendre, ô grand Guinart, que, s’ils m’eussent trouvé sur mon cheval, avec ma lance et mon écu, ils ne seraient pas venus facilement à bout de moi, car je suis Don Quichotte de la Manche, celui qui a rempli l’univers du bruit de ses exploits. »
Roque Guinart comprit aussitôt que la maladie de Don Quichotte tenait plus de la folie que de la vaillance ; et, bien qu’il l’eût quelquefois entendu nommer, il n’avait jamais cru à la vérité de son histoire, ni pu se persuader qu’une semblable fantaisie s’emparât du cœur d’un homme. Ce fut donc une grande joie pour lui de l’avoir rencontré, pour toucher de près ce qu’il avait ouï dire de loin. « Valeureux chevalier, lui dit-il, ne vous désespérez point, et ne tenez pas à mauvaise fortune celle qui vous amène ici. Il se pourrait, au contraire, qu’en ces rencontres épineuses, votre sort fourvoyé retrouvât sa droite ligne, car c’est par des chemins étranges, par des détours inouïs, hors de la prévoyance humaine, que le ciel a coutume de relever les abattus et d’enrichir les pauvres. »
Don Quichotte allait lui rendre grâce, quand ils entendirent derrière eux un grand bruit, comme celui d’une troupe de chevaux. Ce n’en était pourtant qu’un seul, sur lequel venait, à bride abattue, un jeune homme d’une vingtaine d’années, vêtu d’un pourpoint de damas vert orné de franges d’or, avec des chausses larges, un chapeau retroussé à la wallonne, des bottes justes et cirées, l’épée, la dague et les éperons dorés, un petit mousquet à la main et deux pistolets à la ceinture. Roque tourna la tête au bruit, et vit ce galant personnage, qui lui dit, dès qu’il se fut approché : « Je te cherchais, ô vaillant Roque, pour trouver en toi, sinon un remède, au moins un adoucissement à mes malheurs. Et, pour ne pas te tenir davantage en suspens, car je vois bien que tu ne me reconnais pas, je veux te dire qui je suis. Je suis Claudia Géronima, fille de Simon Forte, ton ami intime, et ennemi particulier de Clauquel Torrellas, qui est aussi le tien, puisqu’il est du parti contraire. Tu sais que ce Torrellas a un fils, qu’on appelle Don Vicente Torrellas, ou du moins qui portait ce nom il n’y a pas deux heures. Je te dirai en peu de mots, pour abréger le récit de mes infortunes, celle dont il est la cause. Il me vit, me fit la cour ; je l’écoutai et le payai de retour en secret de mon père ; car il n’y a point de femme, si retirée et si sage qu’elle vive, qui n’ait du temps de reste pour satisfaire ses désirs quand elle s’y laisse emporter. Finalement, il me fit la promesse d’être mon époux, et je lui engageai ma parole d’être à lui, sans toutefois que l’effet suivît nos mutuels serments. Hier, j’appris qu’oubliant ce qu’il me devait, il en épousait une autre, et que ce matin il allait se rendre aux fiançailles. Cette nouvelle me troubla l’esprit et mit ma patience à bout. Mon père n’étant point à la maison, il me fut facile de prendre cet équipage, et, pressant le pas de ce cheval, j’atteignis Don Vicente à une lieue environ d’ici. Là, sans perdre le temps à lui faire entendre des plaintes ni à recevoir ses excuses, je déchargeai sur lui cette carabine et de plus ces deux pistolets, lui mettant, à ce que je crois, plus de deux balles dans le corps, et ouvrant des issues par où mon honneur sortit avec son sang. Je l’ai laissé sur la place, entre les mains de ses valets, qui n’osèrent ou ne purent prendre sa défense. Je viens te chercher pour que tu me fasses passer en France, où j’ai des parents chez qui je pourrai vivre, et te prier aussi de protéger mon père, pour que la nombreuse famille de Don Vicente n’exerce pas sur lui une effroyable vengeance. »
Roque, tout surpris de la bonne mine, de l’énergie et de l’étrange aventure de la belle Claudia, lui répondit aussitôt : « Venez, madame ; allons voir si votre ennemi est mort. Nous verrons ensuite ce qu’il conviendra de faire. » Don Quichotte écoutait attentivement ce qu’avait dit Claudia, et ce que répondait Roque Guinart. « Personne, s’écria-t-il, n’a besoin de se mettre en peine pour défendre cette dame. Qu’on me donne mon cheval et mes armes, et qu’on m’attende ici. J’irai chercher ce chevalier, et, mort ou vif, je lui ferai tenir la parole qu’il a donnée à une si ravissante beauté. — Que personne n’en doute, ajouta Sancho, car mon seigneur a la main heureuse en fait de mariages. Il n’y a pas quinze jours qu’il a fait marier un autre homme qui refusait aussi à une autre demoiselle l’accomplissement de sa parole ; et si ce n’eût été que les enchanteurs qui le poursuivent changèrent la véritable figure du jeune homme en celle d’un laquais, à cette heure-ci ladite demoiselle aurait cessé de l’être. » Guinart, qui avait plus à faire de penser à l’aventure de la belle Claudia qu’aux propos de ses prisonniers, maître et valet, n’entendit ni l’un ni l’autre, et, après avoir donné l’ordre à ses écuyers de rendre à Sancho tout ce qu’ils lui avaient pris sur le grison, il leur commanda de se retirer dans le gîte où ils avaient passé la nuit ; puis il partit au galop avec Claudia pour chercher Don Vicente, blessé ou mort. Ils arrivèrent à l’endroit où Claudia avait rencontré son amant ; mais ils n’y trouvèrent que des taches de sang récemment versé. Étendant la vue de toutes parts, ils découvrirent un groupe d’hommes au sommet d’une colline, et imaginèrent, comme c’était vrai, que ce devait être Don Vicente que ses domestiques emportaient, ou mort ou vif, pour le panser ou pour l’enterrer. Ils pressèrent le pas dans le désir de les atteindre ; ce qui ne fut pas difficile, car les autres allaient lentement. Ils trouvèrent Don Vicente dans les bras de ses gens, qu’il suppliait, d’une voix éteinte, de le laisser mourir en cet endroit, car la douleur qu’il ressentait de ses blessures ne lui permettait pas d’aller plus loin. Roque et Claudia se jetèrent à bas de leurs chevaux, et s’approchèrent du moribond. Les valets s’effrayèrent à l’aspect de Guinart, et Claudia se troubla plus encore à la vue de Don Vicente. Moitié attendrie, moitié sévère, elle s’approcha de lui, et lui prit la main : « Si tu me l’avais donnée cette main, dit-elle, suivant notre convention, tu ne te serais jamais vu dans cette extrémité. » Le gentilhomme blessé ouvrit les yeux, que déjà la mort avait presque fermés, et, reconnaissant Claudia, il lui dit : « Je vois bien, belle et trompée Claudia, que c’est toi qui m’as donné la mort. C’est une peine que ne méritaient point mes désirs, qui jamais, pas plus que mes œuvres, n’ont voulu ni su t’offenser. — Comment ! s’écria Claudia, n’est-il pas vrai que tu allais ce matin épouser Léonora, la fille du riche Balbastro ? — Oh ! non certes, répondit Don Vicente. Ma mauvaise étoile t’a porté cette fausse nouvelle, pour que, dans un transport jaloux, tu m’ôtasses la vie ; mais puisque je la perds et la laisse en tes bras, je tiens mon sort pour fortuné. Afin que tu donnes croyance à mes paroles, serre ma main, et reçois-moi, si tu veux, pour époux. Je n’ai plus à te donner d’autre satisfaction de l’outrage que tu crois avoir reçu de moi. »
Claudia lui serra la main, mais son cœur aussi se serra de telle sorte, qu’elle tomba évanouie sur la poitrine sanglante de Don Vicente, auquel prit un paroxysme mortel. Roque, plein de trouble, ne savait que faire. Les domestiques coururent chercher de l’eau pour leur jeter au visage, et, l’ayant apportée, les en inondèrent aussitôt. Claudia revint de son évanouissement, mais non Don Vicente de son paroxysme ; il y avait laissé la vie. Lorsque Claudia le vit sans mouvement, et qu’elle se fut assurée que son époux avait cessé de vivre, elle frappa l’air de ses gémissements et le ciel de ses plaintes ; elle s’arracha les cheveux, qu’elle livra aux vents ; elle déchira son visage de ses propres mains, et donna enfin tous les témoignages de regret et de douleur qu’on pouvait attendre d’un cœur navré : « Ô femme cruelle et inconsidérée, disait-elle, avec quelle facilité tu as exécuté une si horrible pensée ! Ô rage de la jalousie, à quelle fin désespérée tu précipites quiconque te donne accès dans son âme ! Ô mon cher époux, c’est quand tu m’appartenais, que le sort impitoyable te mène du lit nuptial à la sépulture ! » Il y avait tant d’amertume et de désespoir dans les plaintes qu’exhalait Claudia, qu’elles tirèrent des larmes à Roque, dont les yeux n’avaient l’habitude d’en verser en aucune occasion. Les domestiques fondaient en pleurs ; Claudia s’évanouissait à chaque moment, et toute la colline paraissait un champ de tristesse et de malheur.
Enfin, Roque Guinart ordonna aux gens de Don Vicente de porter le corps de ce jeune homme à la maison de son père, qui n’était pas fort loin, pour qu’on lui donnât la sépulture. Claudia dit à Roque qu’elle voulait aller s’enfermer dans un monastère, dont l’une de ses tantes était abbesse, et qu’elle pensait y finir sa vie dans la compagnie d’un meilleur et plus éternel époux. Roque approuva sa sainte résolution. Il offrit de l’accompagner jusqu’où elle voudrait, et de défendre son père contre les parents de Don Vicente. Claudia ne voulut en aucune façon accepter son escorte, et, le remerciant du mieux qu’elle put de ses offres de service, elle s’éloigna tout éplorée. Les gens de Don Vicente emportèrent son corps, et Roque vint rejoindre ses gens. Telle fut la fin des amours de Claudia Géronima. Mais faut-il s’en étonner, quand ce fut la violence irrésistible d’une aveugle jalousie qui tissa la trame de sa lamentable histoire ?
Roque Guinart trouva ses écuyers dans l’endroit où il leur avait ordonné de se rendre, et, au milieu d’eux, Don Quichotte, qui, monté sur Rossinante, leur faisait un sermon pour leur persuader d’abandonner ce genre de vie, non moins dangereux pour l’âme que pour le corps. Mais la plupart étaient des Gascons, gens grossiers, gens de sac et de corde ; la harangue de Don Quichotte ne leur entrait pas fort avant. À son arrivée, Roque demanda à Sancho Panza si on lui avait restitué les bijoux et les joyaux que les siens avaient pris sur le grison. « Oui, répondit Sancho, il ne me manque plus que trois mouchoirs de tête qui valaient trois grandes villes. — Qu’est-ce que tu dis là, homme ? s’écria l’un des bandits présents : c’est moi qui les ai, et ils ne valent pas trois réaux. — C’est vrai, reprit Don Quichotte ; mais mon écuyer les estime autant qu’il l’a dit, en considération de la personne qui me les a donnés. » Roque Guinart ordonna aussitôt de les rendre ; et, faisant mettre tous ses gens sur une file, il fit apporter devant eux les habits, les joyaux, l’argent, enfin tout ce qu’on avait volé depuis la dernière répartition ; puis, ayant fait rapidement le calcul estimatif, et prisé en argent ce qui ne pouvait se diviser, il partagea le butin entre toute sa compagnie avec tant de prudence et d’équité, qu’il ne blessa pas en un seul point la justice distributive. Cela fait, et tous se montrant satisfaits et bien récompensés, Roque dit à Don Quichotte : « Si l’on ne gardait pas une telle ponctualité à l’égard de ces gens-là, il ne serait pas possible de vivre avec eux. » Sancho ajouta sur-le-champ : « À ce que je viens de voir ici, la justice est si bonne, qu’il est nécessaire de la pratiquer même parmi les voleurs. » Un des écuyers l’entendit, et leva la crosse de son arquebuse, avec laquelle il eût certainement ouvert la tête à Sancho, si Roque Guinart ne lui eût crié de s’arrêter. Sancho frissonna de tout son corps, et fit le ferme propos de ne pas desserrer les dents tant qu’il serait avec ces gens-là.
En ce moment arriva l’un des écuyers postés en sentinelle le long des chemins, pour épier les gens qui venaient à passer, et aviser son chef de tout ce qui s’offrait. « Seigneur, dit celui-là, non loin d’ici, sur le chemin qui mène à Barcelone, vient une grande troupe de monde. — As-tu pu reconnaître, répondit Roque, si ce sont de ceux qui nous cherchent, ou de ceux que nous cherchons ? — Ce sont de ceux que nous cherchons, répliqua l’écuyer. — En ce cas, partez tous, s’écria Roque, et amenez-les-moi bien vite ici, sans qu’il en échappe aucun. » On obéit, et Roque resta seul avec Don Quichotte et Sancho, attendant ce qu’amèneraient ses écuyers. Dans l’intervalle, il dit à Don Quichotte : « Le seigneur Don Quichotte doit trouver nouvelle notre manière de vivre, et nouvelles aussi nos aventures, qui sont en outre toutes périlleuses. Je ne m’étonne point qu’il en ait cette idée, car réellement, et j’en fais l’aveu, il n’y a pas de vie plus inquiète et plus agitée que la nôtre. Ce qui m’y a jeté, ce sont je ne sais quels désirs de vengeance assez puissants pour troubler les cœurs les plus calmes. Je suis, de ma nature, compatissant et bien intentionné ; mais, comme je l’ai dit, l’envie de me venger d’un outrage qui m’est fait renverse si bien toutes mes bonnes inclinations, que je persévère dans cet état, quoique j’en voie toutes les conséquences. Et comme un péché en appelle un autre, et un abîme un autre abîme, les vengeances se sont enchaînées, de manière que je prends à ma charge non-seulement les miennes, mais encore celles d’autrui. Cependant Dieu permet que, tout en me voyant égaré dans le labyrinthe de mes désordres, je ne perde pas l’espérance d’en sortir, et d’arriver au port de salut. »
Don Quichotte fut bien étonné d’entendre Guinart tenir des propos si sensés et si édifiants ; car il pensait que, parmi des gens dont tout l’emploi est de voler et d’assassiner sur la grand’route, il ne devait se trouver personne qui eût du bon sens et de bons sentiments. « Seigneur Roque, lui dit-il, le commencement de la santé, c’est, pour le malade, de connaître la maladie, et de vouloir prendre les remèdes qu’ordonne le médecin. Votre grâce est malade, elle connaît son mal, et le ciel, ou Dieu, pour mieux dire, qui est notre médecin, lui appliquera des remèdes qui l’en guériront. Mais ces remèdes, d’ordinaire, ne guérissent que peu à peu, non tout à coup et par miracle. D’ailleurs, les pécheurs doués d’esprit sont plus près de s’amender que les simples ; et, puisque votre grâce a montré dans ses propos toute sa prudence, il faut avoir bon courage, et espérer la guérison de la maladie de votre conscience. Si votre grâce veut abréger le chemin, et entrer facilement dans celui de son salut, venez avec moi, je vous apprendrai à devenir chevalier errant ; dans ce métier, il y a tant de fatigues, tant de privations et de mésaventures à souffrir, que vous n’avez qu’à le prendre pour pénitence, et vous voilà porté dans le ciel. » Roque se mit à rire du conseil de Don Quichotte, auquel, changeant d’entretien, il raconta la tragique aventure de Claudia Géronima. Sancho en fut touché au fond de l’âme ; car il avait trouvé fort de son goût la beauté et la pétulance de la jeune personne.
Sur ces entrefaites arrivèrent les écuyers de la prise, comme ils s’appellent. Ils ramenaient avec eux deux gentilshommes à cheval, deux pèlerins à pied, un carrosse rempli de femmes, avec six valets à pied et à cheval qui les accompagnaient, et deux garçons muletiers qui suivaient les gentilshommes. Les écuyers mirent cette troupe au milieu de leurs rangs, et vainqueurs et vaincus gardaient un profond silence, attendant que le grand Roque Guinart parlât. Celui-ci, s’adressant aux gentilshommes, leur demanda qui ils étaient, où ils allaient, et quel argent ils portaient sur eux. L’un d’eux répondit : « Seigneur, nous sommes deux capitaines d’infanterie espagnole ; nos compagnies sont à Naples, et nous allons nous embarquer sur quatre galères qu’on dit être à Barcelone, avec ordre de faire voile pour la Sicile. Nous portons environ deux à trois cents écus, ce qui suffit pour que nous soyons riches et cheminions contents, car la pauvreté ordinaire des soldats ne permet pas de plus grands trésors. » Roque fit aux pèlerins la même question qu’aux capitaines. Ils répondirent qu’ils allaient s’embarquer pour passer à Rome, et qu’entre eux deux ils pouvaient avoir une soixantaine de réaux. Roque voulut savoir aussi quelles étaient les dames du carrosse, où elles allaient, et quel argent elles portaient. L’un des valets à cheval répondit : « C’est madame Doña Guiomar de Quiñonès, femme du régent de l’intendance de Naples, qui vient dans ce carrosse avec une fille encore enfant, une femme de chambre et une duègne. Nous sommes six domestiques pour l’accompagner, et l’argent s’élève à six cents écus. — De façon, reprit Roque Guinart, que nous avons ici neuf cents écus et soixante réaux. Mes soldats doivent être une soixantaine ; voyez ce qui leur revient à chacun, car je suis mauvais calculateur. » À ces mots, les brigands élevèrent tous la voix, et se mirent à crier : « Vive Roque Guinart ! qu’il vive de longues années, en dépit des limiers de justice qui ont juré sa perte ! » Mais les capitaines s’affligèrent, madame la régente s’attrista, et les pèlerins ne se montrèrent pas fort joyeux, quand ils entendirent tous prononcer la confiscation de leurs biens. Roque les tint ainsi quelques minutes en suspens ; mais il ne voulut pas laisser plus longtemps durer leur tristesse, qu’on pouvait déjà reconnaître à une portée d’arquebuse. Il se tourna vers les officiers : « Que vos grâces, seigneurs capitaines, leur dit-il, veuillent bien, par courtoisie, me prêter soixante écus, et madame la régente quatre-vingts, pour contenter cette escouade qui m’accompagne ; car enfin, de ce qu’il chante le curé s’alimente. Ensuite vous pourrez continuer votre chemin librement et sans encombre, avec un sauf-conduit que je vous donnerai, afin que, si vous rencontrez quelques autres de mes escouades qui sont réparties dans ces environs, elles ne vous fassent aucun mal. Mon intention n’est point de faire tort aux gens de guerre, ni d’offenser aucune femme, surtout celles qui sont de qualité. » Les officiers se confondirent en actions de grâces pour remercier Roque de sa courtoisie et de sa libéralité ; car, à leurs yeux, c’en était une véritable que de leur laisser leur propre argent. Pour Doña Guiomar de Quiñonès, elle voulut se jeter à bas du carrosse pour baiser les pieds et les mains du grand Roque ; mais il ne voulut pas le permettre, et lui demanda pardon, au contraire, du tort qu’il lui avait fait, obligé de céder aux devoirs impérieux de son méchant état. Madame la régente donna ordre à l’un de ses domestiques de payer sur-le-champ les quatre-vingts écus mis à sa charge, et les capitaines avaient déjà déboursé leurs soixante. Les pèlerins allaient aussi livrer toute leur pauvre pacotille, mais Roque leur dit de n’en rien faire ; puis, se tournant vers les siens : « De ces cent quarante écus, dit-il, il en revient deux à chacun, et il en reste vingt : qu’on en donne dix à ces pèlerins, et les dix autres à ce bon écuyer, pour qu’il garde un bon souvenir de cette aventure. » On apporta une écritoire et un portefeuille, dont Roque était toujours pourvu, et il donna par écrit, aux voyageurs, un sauf-conduit pour les chefs de ses escouades. Il prit ensuite congé d’eux, et les laissa partir, dans l’admiration de sa noblesse d’âme, de sa bonne mine, de ses étranges procédés, et le tenant plutôt pour un Alexandre-le-Grand que pour un brigand reconnu. Un des écuyers dit alors, dans son jargon gascon et catalan : « Notre capitaine vaudrait mieux pour faire un moine qu’un bandit ; mais, s’il veut dorénavant se montrer libéral, qu’il le soit de son bien, et non du nôtre. » Ce peu de mots, le malheureux ne les dit pas si bas que Roque ne les entendît. Mettant l’épée à la main, il lui fendit la tête presque en deux parts, et dit froidement : « Voilà comme je châtie les insolents qui ne savent pas retenir leur langue. » Tout le monde trembla, et personne n’osa lui dire un mot, tant il leur imposait d’obéissance et de respect.
Roque se mit à l’écart, et écrivit une lettre à l’un de ses amis à Barcelone, pour l’informer qu’il avait auprès de lui le fameux Don Quichotte de la Manche, ce chevalier errant duquel on racontait tant de merveilles, et qu’il pouvait l’assurer que c’était bien l’homme du monde le plus divertissant et le plus entendu sur toutes matières. Il ajoutait que le quatrième jour à partir de là, qui serait celui de saint Jean-Baptiste, il le lui amènerait au milieu de la plage de Barcelone, armé de toutes pièces et monté sur Rossinante, ainsi que son écuyer Sancho monté sur son âne. « Ne manquez pas, disait-il enfin, d’en donner avis à nos amis les Niarros, pour qu’ils se divertissent du chevalier. J’aurais voulu priver de ce plaisir les Cadells, leurs ennemis ; mais c’est impossible, car les folies sensées de Don Quichotte et les saillies de son écuyer Sancho Panza ne peuvent manquer de donner un égal plaisir à tout le monde. » Roque expédia cette lettre par un de ses écuyers, lequel, changeant son costume de bandit en celui d’un laboureur, entra dans Barcelone, et remit la lettre à son adresse.
- ↑ Ces paroles sont celles que la tradition place dans la bouche du connétable Du Guesclin, lorsque, pendant la lutte de Pierre-le-Cruel et de son frère Henri de Transtamar, dans la plaine de Montiel, il aida celui-ci à monter sur le corps de Pierre, qu’Henri perça de sa dague.
- ↑ Sancho applique à son maître les deux derniers vers d’un ancien romance, composé sur la tradition des sept infants de Lara (Canc. de Amberes, p. 172). Gonzalo Gustos de Lara avait épousé Doña Sancha, sœur de Ruy-Velazquez. Ce dernier, pour venger une offense, livra au roi more de Cordoue son beau-frère et ses sept neveux. Le père fut jeté dans une prison perpétuelle après qu’on lui eut servi sur une table les têtes de ses sept enfants. Cependant l’amour d’une femme arabe, sœur du roi, le tira de prison, et le fils qu’il eut d’elle, appelé Mudarra Gonzalo, vengea le sang de ses frères dans celui de Ruy-Velazquez. L’ayant rencontré un jour à la chasse, il l’attaqua, et, bien que l’autre lui demandât le temps d’aller chercher ses armes, il le tua après avoir répondu les vers que cite Sancho :
Esperesme, Don Gonzalo,
Iré a tomar las mis armas —
— El espera que tu diste
A los infantes de Lara :
Aqui moriras, traidor,
Enemigo de Doña Sancha. - ↑ C’étaient de petits mousquetons, qui avaient pris ce nom de pedreñales de ce qu’on y mettait le feu, non point avec une mèche, comme aux arquebuses, mais avec une pierre à fusil (pedernal).
- ↑ Au temps de Cervantès, la Catalogne, plus qu’aucune autre province d’Espagne, était désolée par les inimitiés de familles, qui jetaient souvent parmi les bandits des jeunes gens de qualité, coupables de quelque meurtre par vengeance. Les Niarros et les Cadells divisaient alors Barcelone, comme les Capuletti et les Montecchi avaient divisé Ravenne. Un partisan des Niarros, obligé de prendre la fuite, se fit chef de voleurs. On l’appelait Roque Guinart ou Guiñart, ou Guiñarte ; mais son vrai nom était Pédro Rocha Guinarda. C’était un jeune homme brave et généreux, tel que le peint Cervantès, et qui eut dans son temps, en Catalogne, la réputation qu’eut dans le nôtre, en Andalousie, le fameux José-Maria. Il est cité dans les mémoires de Commines.