Ch. Vimont (p. 33-38).



CHAPITRE V.


L’équipage relâcha à Sainte-Hélène. Anna avait si souvent entendu parler de l’empereur Napoléon, durant sa captivité, et il avait tellement alors excité la curiosité des Indes, qu’elle demanda à Julien de visiter l’île et le tombeau. Ce qu’on dit en Europe sur la solitude de ce tombeau, n’approche pas de la vérité. Une solitude entourée par l’Océan, par des solitudes sans bornes, et n’offrant qu’un tel tombeau, est d’une tristesse inexprimable. Ce n’est plus l’île habitée par l’Empereur et par ce petit nombre de Français fidèles qui avaient des enfans, des affections, qui peuplaient le pays de vertus et de sentimens. L’Empereur est mort, et tous les Français sont partis ; le plus profond silence règne où l’on entendait la voix de l’amitié, la joie des enfans, le mouvement de la famille. L’Empereur est là, seul, devant l’Océan, abandonné après sa mort comme il le fut après sa chute, et portant jusque dans l’éternité ce grand poids des revers qui pèse même sur sa cendre.

Quand le vaisseau, arrivé en Europe, s’approcha du nord, l’Indienne trouva le jour sans éclat et le ciel resserré ; mais que devint-elle quand elle débarqua en Angleterre ! M. Warwich la conduisit tout de suite à Londres. On était au mois d’août, et c’était un bel été d’Angleterre, c’est-à-dire que le brouillard était épais et étouffant. L’Indienne demandait de l’air et ces brises de mer qui rafraîchissaient Bombay ; le matin elle errait tristement dans la campagne avec Julien au milieu de cette chaude vapeur, lui demandant si c’était là l’Angleterre, si c’était là le pays qui avait soumis les Indes. Le soir si Anna cherchait une atmosphère moins chaude, elle rentrait malade, et on lui disait que c’était imprudent de se promener le soir sans être bien couverte. La chaleur est excessive dans les Indes, mais le ciel pur et l’espace rassurent : Anna se trouvait à Londres étouffée dans le brouillard ; jamais elle n’avait senti une impression si désagréable. Cependant la tendresse de Julien, qui riait de sa douleur et de son étonnement, lui rendait la gaîté : cette plante, arrachée à son climat, se consola par l’affection. Elle ne pouvait s’empêcher de soupirer, quand au mois d’août elle voyait quelquefois le soleil sans rayons, comme la lune, et qu’elle fixait les yeux dessus sans que ses yeux en fussent offensés. Elle n’avait pas l’idée d’un pareil phénomène. Elle parcourait Londres, demandant des fleurs, des fruits, et trouvant les fruits sans saveur et les fleurs sans parfum. Le silence du pays répondait à l’obscurité du jour : il semble qu’il y ait du bruit dans la lumière ; l’Angleterre est morne ; ce n’est pas la vivacité, la mobilité des Indiens ; l’aspect du peuple anglais est glacial : nulle sympathie ne se trouvait entre l’Indienne et ses maîtres. Une nation terne avait soumis les plus belles contrées de la terre ; l’Indostan humilié dépendait d’un peuple privé du feu sacré. Les petites églises d’Angleterre, ce Dieu des chrétiens, qu’elle a dépouillé, remplaçait mal pour l’Indienne les fictions de sa foi première. Comment le peuple anglais eût-il songé à rendre hommage au jour, à bénir la chaleur, à faire un symbole de la lumière et du feu, à glorifier la vie ? Qui eût imaginé la coupe d’ivresse du mont Cailasa ?